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La fabrique administrative des lois et règlements

Enquête au ministère de l’environnement après la catastrophe d’AZF

de Emmanuel Martinais (Auteur)
©2024 Monographies 388 Pages
Série: La Fabrique du politique, Volume 8

Résumé

De façon surprenante, la sociologie de l’État et de l’administration a tendance à ignorer les corps intermédiaires de fonctionnaires qui représentent pourtant le gros des effectifs ministériels et des rouages essentiels de l’action étatique. En France notamment, les analyses se limitent le plus souvent aux deux extrémités des structures bureaucratiques, laissant systématiquement dans l’ombre tous les acteurs administratifs du milieu, qui ne sont ni des hauts-fonctionnaires ni des street level bureaucrats. Qui sont ces fonctionnaires du milieu ? A quoi servent-ils exactement ? Que font-ils concrètement ? Dans quels espaces évoluent-ils ? Comment travaillent-ils ? De quoi décident-ils ? C’est à ces différentes questions que ce livre propose de répondre, en suivant pas à pas le processus de réforme de la politique publique de prévention des risques industriels engagé il y a presque vingt ans suite à la catastrophe d’AZF de septembre 2001.

Table des matières

  • Couverture
  • Demi-titre
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Introduction
  • Partie 1 La conversion probabiliste de la prévention des risques industriels
  • Chapitre 1 Une réforme portée par un petit groupe de représentants sectoriels
  • 1.1. Un débat animé par les grands groupes industriels
  • 1.1.1. Le développement de politiques industrielles probabilistes
  • 1.1.2. L’inflexion déterminisme de la politique de prévention
  • 1.1.3. Croyance contre croyance : la cohabitation conflictuelle des deux approches
  • 1.2. Des fonctionnaires progressivement convertis au probabilisme
  • 1.2.1. Des apprentissages qui changent le point de vue de l’administration
  • 1.2.2. L’intervention opportuniste des grands groupes industriels
  • 1.2.3. Cap sur les « gisements » inexploités de réduction des risques à la source
  • 1.3. Un tournant probabiliste engagé par voie réglementaire
  • 1.3.1. La mise en réseau d’un petit groupe de représentants sectoriels
  • 1.3.2. Un groupe d’ingénieurs spécialisés
  • 1.3.3. La création du GT méthodologie des études de dangers ou GT EDD
  • Chapitre 2 Un acteur collectif travaillé par des conflits internes
  • 2.1. La découverte d’un désaccord de principe
  • 2.1.1. Le retour du débat sur les potentiels de dangers
  • 2.1.2. Un guide méthodologique finalement réduit à sa plus simple expression
  • 2.2. Les divergences de vue sur la nécessité du recours à la loi
  • 2.2.1. La construction d’un désaccord sur le véhicule de la réforme
  • 2.2.2. Le combat en cinq rounds du Parlement
  • 2.3. Le débat sur les méthodes quantitatives et les bases de données génériques
  • 2.3.1. Deux options méthodologiques en compétition
  • 2.3.2. La territorialisation comme modalité d’arbitrage
  • 2.3.3. La contribution décisive des services d’inspection
  • Chapitre 3 Une coalition réformatrice au cœur de la mise en œuvre
  • 3.1. Un monde de conventions locales à réinventer
  • 3.1.1. L’acclimatation discrète de la nouvelle réglementation
  • 3.1.2. Une charge de travail difficile à absorber par les acteurs de terrain
  • 3.1.3. L’affirmation du caractère lacunaire de la réglementation principale
  • 3.2. La mise à contribution des GT sectoriels
  • 3.2.1. Des espaces de coordination associant le centre et la périphérie
  • 3.2.2. Des espaces de conciliations croisées
  • 3.3. La finalisation de la réforme de l’étude de dangers
  • 3.3.1. La production de doctrine à l’intersection du secteur et du territoire
  • 3.3.2. La mise en forme d’un corpus réglementaire pléthorique
  • Conclusion de la première partie
  • Partie 2 La territorialisation de la prévention des risques industriels
  • Chapitre 4 Une coalition réformatrice ouverte à de nouveaux acteurs
  • 4.1. Le secteur à l’épreuve du territoire
  • 4.1.1. La logique territoriale du PPRT
  • 4.1.2. Des services d’inspection peu réceptifs à l’approche territoriale du PPRT
  • 4.1.3. Le réseau national des services instructeurs comme facteur d’acclimatation du PPRT
  • 4.2. La légitimation des acteurs communaux et intercommunaux
  • 4.2.1. Une procédure qui renforce nettement le rôle des collectivités locales
  • 4.2.2. Des prises de rôle plus ou moins conformes aux prescriptions du PPRT
  • 4.2.3. L’intégration des collectivités locales au « centre de décision » ministériel
  • 4.3. La reconfiguration de la coalition réformatrice
  • 4.3.1. La création d’une instance de suivi quadripartite
  • 4.3.2. La réorganisation des espaces de travail en commun
  • Chapitre 5 La coalition réformatrice comme espace de socialisation
  • 5.1. Un resserrement du groupe favorable à la socialisation par le groupe
  • 5.1.1. Le pari initial du carré magique
  • 5.1.2. L’instance de suivi comme espace de socialisation
  • 5.2. L’épreuve fédératrice du crédit d’impôt
  • 5.2.1. La mise en cause collective du principe « pollué-payeur » instauré par le PPRT
  • 5.2.2. L’ajustement chaotique de la règle de financement
  • 5.2.3. L’accord complémentaire AMARIS-UFIP-UIC
  • 5.3. La logique collective aux prises avec les intérêts corporatistes
  • 5.3.1. La modification avortée de la règle applicable aux zones Fai surpression
  • 5.3.2. La modification partielle de la règle applicable aux zones grisées
  • Chapitre 6 Une coalition réformatrice réfractaire à la participation riveraine
  • 6.1. La difficile association des riverains à l’élaboration des PPRT
  • 6.1.1. Des services instructeurs en difficulté avec la participation des riverains
  • 6.1.2. Des injonctions à faire participer peu ou mal suivies
  • 6.1.3. Des riverains non concertés désireux de se faire entendre malgré tout
  • 6.2. Une coalition riveraine délégitimée et peu entendue
  • 6.2.1. Des mobilisations éparses portées par des revendications communes
  • 6.2.2. L’unification de la mobilisation riveraine
  • 6.2.3. Un programme de changement mal perçu et largement disqualifié
  • 6.3. Des riverains entrepreneurs davantage entendus, mais peu suivis
  • 6.3.1. La mise en problème des activités riveraines
  • 6.3.2. La création d’un régime dérogatoire pour les activités riveraines
  • 6.3.3. Un régime dérogatoire qui peine à s’appliquer
  • Conclusion de la seconde partie
  • Conclusion générale
  • Une politique publique sur le chemin de la territorialisation
  • Des logiques sectorielles qui résistent fortement
  • Pour une analyse dialectique du secteur et du territoire
  • Références citées
  • Liste des sigles
  • Tableau récapitulatif des sources
  • Table des matières
  • Titres de la collection

Introduction

Cet ouvrage propose de valoriser un ensemble de travaux consacrés aux suites législatives et réglementaires de la catastrophe d’AZF survenue à Toulouse en septembre 20011. Menées à partir de 2004, ces enquêtes successives ont permis d’accumuler un important matériau empirique qui, tel un puzzle assemblé pièce après pièce, finit par révéler une représentation originale de l’objet étudié. C’est ce « tableau », patiemment constitué au cours des dernières années, que je propose de partager et discuter dans cet ouvrage.

Le suivi longitudinal d’une réforme de politique publique

Une fois rassemblé et envisagé selon la même perspective analytique, le matériau issu de cette longue enquête sur le « post-AZF » retrace les différents épisodes d’une réforme législative et réglementaire destinée à refonder certains piliers de la politique française de prévention des risques industriels. Une première recherche, réalisée en tandem avec ma collègue sociologue Laure Bonnaud, expose ainsi les prémices de cette histoire en se focalisant sur les suites immédiates de la catastrophe, c’est-à-dire la crise médiatique et politique suscitée par l’événement, les enquêtes administratives, rapports d’expertise et débats qui ont contribué à la mise en problème de la situation post-accidentelle, puis l’élaboration du projet de loi voulu par le gouvernement de l’époque pour solutionner une partie de ces problèmes et enfin, le processus parlementaire qui a conduit à l’adoption de la loi du 30 juillet 20032, notamment ses deux articles principaux visant le renouvellement de l’étude de dangers d’une part, le renforcement de la maîtrise de l’urbanisation via la création de plans de prévention des risques technologiques (PPRT) d’autre part3. Ce premier travail, qui a permis de retracer la genèse de ces deux orientations de réforme jusqu’à leur traduction législative, a été immédiatement suivi d’un deuxième, en solo cette fois, consacré à la mise en règlement de ces deux dispositions, c’est-à-dire l’écriture des textes d’application, arrêtés ministériels, circulaires et autres guides méthodologiques, nécessaires à leur mise en œuvre concrète. La troisième recherche, qui démarre fin 2008, est la suite logique des deux précédentes : toujours en solo, elle consiste à suivre la réception de ce nouveau corpus réglementaire par les acteurs de la mise en œuvre à partir d’un cas principal (la vallée de la chimie au sud de l’agglomération lyonnaise) et plusieurs terrains annexes investigués en parallèle, mais de façon moins fouillée (Bollène dans le Vaucluse, Caen-Hérouville dans le Calvados, Donges en Loire-Atlantique, Gaillon dans l’Eure, La Mède dans les Bouches-du-Rhône, La Rochelle en Charente- Maritime, Saint-Pierre-des-Corps en Indre-et-Loire et Tersanne dans la Drôme). Centrée sur les acteurs locaux, cette troisième enquête s’est principalement intéressée à la révision des études de dangers selon les dispositions de la loi de 2003, puis une fois ces documents techniques correctement mis à jour, à leur exploitation dans le cadre des procédures d’élaboration des PPRT qui, dans les cas les plus compliqués, ont mis pas loin de dix ans pour aller jusqu’à leur terme.

Cette observation attentive de la mise en œuvre, qui m’a occupé jusqu’à l’approbation du PPRT de la vallée de la chimie lyonnaise en 2016, a également permis de documenter une partie des mobilisations riveraines suscitées par ces nouvelles procédures, puis de s’intéresser à la façon dont cette contestation sociale a pesé sur le processus de réforme en infléchissant, pour les rediriger, certaines règles édictées par la loi de 2003 et/ou ses textes d’application. Ayant vérifié à cette occasion que la mise en œuvre ne se joue pas uniquement au niveau local mais également au niveau central, une dernière enquête m’a finalement ramené du côté des bureaux ministériels et des lieux où se fabriquent les décisions gouvernementales pour observer de près ces effets de rétroaction sur la réglementation principale. Plusieurs dossiers ont alors été décortiqués, notamment l’écriture de l’ordonnance du 22 octobre 2015 qui constitue l’un des derniers épisodes de la réforme initiée près de quinze ans plus tôt (cf. encadré 1).

Ainsi reconstituée, cette histoire de réforme invite à trois remarques préliminaires qui concernent directement la définition de l’objet de recherche. La première est que le processus en question, qui couvre à peu près toutes les étapes d’un cycle normal de politique publique4, s’inscrit dans le temps long de l’action publique (presque deux décennies). De ce point de vue, il importe donc de l’envisager comme une activité structurante, voire constituante, des services administratifs qui en ont la charge (Bezes, Join-Lambert, 2010). La deuxième remarque est que cette activité structurante vise principalement la production de textes normatifs. A chacune des étapes du processus, l’action réformatrice consiste en effet à écrire des articles de loi, des règlements, des guides méthodologiques, des notes de doctrine ou des instructions techniques, puis d’en assurer la diffusion en veillant à leur bonne réception par les metteurs en œuvre chargés de les appliquer sur le terrain. La troisième remarque, enfin, est que ce travail de production normative repose en grande partie sur les agents de bureau, c’est-à-dire les personnels des unités de base des directions d’administration centrale concernées. Telle que nous l’envisageons ici, la réforme n’est donc pas une affaire de hauts-fonctionnaires ou de décideurs politiques. Elle correspond davantage à une activité bureaucratique routinière portée par la « moyenne administration », autrement qualifiée d’administration du milieu (Baruch, 2007).

Un point de vue original sur l’administration du milieu

Si l’on déroule à nouveau le fil de cette réforme, on voit évidemment passer un très grand nombre d’acteurs dans des configurations variables, mais à chacun des épisodes évoqués plus haut, on retrouve au cœur de l’action le même petit groupe de fonctionnaires issus des services ministériels en charge des risques industriels. Au tout début de l’histoire, dans les jours et les semaines qui suivent la catastrophe d’AZF, ce sont déjà ces personnels de bureau qui sont en première ligne, principalement occupés à gérer les urgences de la crise : répondre aux médias, coordonner les actions de sécurisation du site sinistré, organiser une opération « coup de poing » de contrôle de tous les stockages d’ammonitrate répertoriés en France, etc. Dans cette période d’extrême activité, cette petite équipe est également mise à contribution pour réfléchir à des propositions d’amélioration des différents dispositifs de prévention qu’elle administre, répondre aux sollicitations des experts diligentés pour faire la lumière sur l’événement, préparer des contributions pour le débat national sur les risques industriels et alimenter le projet gouvernemental de réforme de la politique publique. Dans la phase suivante, ce petit groupe est toujours à la manœuvre. Il constitue la main d’œuvre principale de l’équipe ministérielle chargée de mettre en forme le projet de loi commandé par le gouvernement, d’en négocier les dispositions avec les autres ministères concernés puis d’accompagner la ministre tout au long du processus parlementaire. Une fois la loi votée, la même petite équipe investit cette fois le pilotage des différents chantiers de la mise en règlement : c’est elle qui s’occupe de constituer et d’animer les groupes de travail dédiés aux deux principales orientations de réforme (étude de dangers et PPRT), de coordonner les expérimentations locales censées aider à la formalisation des règles visant à détailler les articles 4 et 5 de la loi, de mettre en forme les méthodes et outils à la base des nouvelles procédures et puis surtout, d’écrire l’ensemble des textes d’application destinés aux acteurs de terrain (décrets, arrêtés, circulaires, guides méthodologiques).

Très présents dans la phase amont du processus, ces personnels d’administration centrale le sont encore aux étapes suivantes de mise en œuvre et ce, jusque vers la fin du processus réformateur. Même si le rôle des acteurs locaux prend à ce moment-là plus d’importance, les acteurs centraux chargés de la production normative continuent malgré tout d’occuper le devant de la scène. Une fois les textes d’application parus au Journal Officiel, ils doivent en effet veiller à leur bonne diffusion vers les terrains d’application, fournir des modes d’emploi pour expliciter les parties les plus techniques et, le cas échéant, monter des formations spécifiques pour favoriser leur appropriation. Dans cette partie aval du processus, le travail des agents de bureau consiste également à piloter les réseaux d’échange avec les services déconcentrés pour suivre de près la révision des études de dangers et l’élaboration des PPRT, repérer par ce biais les problèmes d’application qui surgissent de façon générique, installer des groupes de travail pour produire des solutions adaptées à ces problèmes et puis, là encore, écrire des guides, des éléments de doctrine, des instructions techniques visant à détailler plus avant la réglementation principale, voire des correctifs législatifs et/ou réglementaires lorsque les problèmes à résoudre imposent de revoir certains des grands principes fixés par la loi et ses textes d’application.

On le voit bien à travers ce rapide aperçu des actions engagées à chaque étape du processus, la réforme dans son ensemble peut facilement s’envisager comme une fenêtre grande ouverte sur le travail des services ministériels chargés de la prévention des risques industriels. Dans la mesure où elle implique les mêmes personnels de bureau sur un temps assez long (une décennie et demi), elle constitue en elle-même un point de vue original sur les activités ordinaires de cette administration du milieu, qu’il s’agisse de coordonner des réseaux de pairs, de mettre en place et d’animer des groupes de travail, de produire de la doctrine, d’écrire des textes réglementaires ou d’assister les acteurs de terrain dans leurs actions de mise en œuvre. Le suivi longitudinal de la réforme post-AZF conduit donc logiquement à centrer le regard sur les fonctionnaires de cette moyenne administration qui sont ici des ingénieurs de catégorie A, cadres de premier niveau (chef et chef-adjoint de bureau) ou chargés de mission au sein des unités directement impliquées dans le suivi et le pilotage des éléments de politique publique considérés. L’objet de recherche s’impose ainsi quasi de lui-même, sachant par ailleurs que les activités concrètes de ces fonctionnaires intermédiaires n’ont jamais vraiment été documentées et qu’elles restent à ce jour très mal connues. En focalisant l’analyse sur ce petit groupe d’ingénieurs spécialisés du Ministère de l’environnement, on se donne donc la possibilité de faire coup double en apportant d’une part de nouveaux éclairages sur la production normative qui constitue un point aveugle des travaux consacrés aux activités bureaucratiques, en redonnant d’autre part toute son épaisseur à l’administration des risques industriels qui, jusqu’à maintenant, a davantage été saisie par ses extrémités que par son milieu.

L’administration des risques industriels entre ombres et lumières

L’administration des risques industriels, en tant que structure bureaucratique spécifiquement dédiée à la lutte contre les risques et les pollutions d’origine industrielle, existe maintenant depuis une cinquantaine d’années. Issue du Ministère de l’industrie où elle prend forme à la fin des années 1960, elle est rattachée au Ministère de l’environnement en 1972, peu de temps après sa création (Bécot, 2021). Depuis, elle s’incarne dans une organisation verticale formée d’une direction d’administration centrale ad hoc5, connectée à des services d’exécution situés aux niveaux régional et départemental. Ses origines marquées du sceau de l’industrie et sa participation active à la construction du Ministère concurrent de l’environnement en font, dès les années 1970, un objet particulièrement prisé des sociologues et politistes intéressés par la question de l’État. La « jeune » bureaucratie des risques et pollutions industriels fait alors l’objet de nombreux travaux, dans le sillage du programme fondateur que le centre de sociologie des organisations consacre, à partir du milieu des années 1960, aux transformations de l’administration française (Borraz, Ruiz, 2020). L’observation de ses rouages internes permet ainsi de mettre en évidence le pouvoir grandissant des grands corps techniques au sein de l’appareil d’État (Friedberg, Desjeux, 1972), d’exposer au grand jour les principes de l’action réglementaire et les rapports induits avec les assujettis industriels (Padioleau, 1982b) ou de discuter du caractère plus ou moins démocratique des mécanismes de régulation des activités économiques concernées (Pollak, 1982). Dans la décennie suivante, plusieurs chercheurs se saisissent également de cet objet pour souligner l’emprise du néo-corporatisme sur l’action étatique (Brénac, 1988) ou, de façon plus ciblée, décrire les mécanismes d’institutionnalisation de l’environnement comme secteur d’action publique (Lascoumes, 1994). Plus près de nous encore, des analyses plus sociologiques ont exploré d’autres facettes de cette administration spécialisée en l’envisageant cette fois sous l’angle de la professionnalisation de ses agents, notamment les inspecteurs des installations classées qui, sur le terrain, s’occupent du suivi administratif et du contrôle des assujettis industriels (Bonnaud, 2002). Régulièrement actualisés, ces travaux contribuent dans leur ensemble à dresser un tableau assez précis de l’objet. Mais comme la plupart des recherches relatives à l’administration publique en France, ces éclairages portent principalement sur le haut de la structure bureaucratique et sur sa base, laissant dans l’ombre le corps intermédiaire des acteurs administratifs qui ne sont ni des hauts-fonctionnaires, ni des street level bureaucrats6.

Vue du haut : une administration réglementaire tenue par des ingénieurs spécialisés

Dans les approches « par le haut », cette administration se singularise par au moins trois caractéristiques : sa destination principale qui est de produire du droit et de veiller à son application, son orientation technocratique qui favorise les approches d’ingénieurs et justifie la production de règles fondées sur une rationalité scientifique et technique, et enfin, son ouverture aux assujettis industriels avec lesquels elle entretient des relations très étroites.

Souvent prise en exemple pour illustrer le phénomène technocratique, l’administration des risques industriels fait partie des secteurs de la puissance publique qui ont été constitués en « biens collectifs » par les corps techniques de l’État (Thoenig, 1996). Depuis sa création à la fin des années 1960, cet appareil administratif est en effet tenu par les ingénieurs du corps des Mines. Cette emprise, qui s’établit de façon progressive, se traduit notamment par un cumul de pouvoirs assez inhabituel dans l’administration : profitant d’un statut d’expert sur les questions de sécurité industrielle, ces ingénieurs sont en effet à la fois chargés de produire le cadre normatif, de veiller à son exécution, de juger des infractions, de définir les sanctions et le cas échéant, d’assister les industriels dans le choix des meilleures techniques préventives. Par ce cumul, ils contrôlent donc le chaînage de l’essentiel de leurs cadres d’action et la totalité du cycle de définition des politiques publiques qu’ils administrent : la formulation des règlements, leur mise en œuvre, leur évaluation critique (au regard notamment des niveaux d’infraction) et leur réajustement ou renouvellement. L’emprise de ces ingénieurs sur le secteur se signale également par les stratégies de diversification qui leur assurent une maîtrise sans cesse renouvelée de leur domaine d’intervention (Lascoumes, 1999). Cet effort, qui vise à la consolidation permanente de leur position, se lit notamment dans l’extension croissante des terrains sur lesquels s’exerce leur autorité technique : celui de la production des savoirs via la généralisation des analyses de risques et le développement des instruments de connaissance des accidents industriels, celui de la maîtrise de l’urbanisation via la promulgation d’outils réglementaires permettant de contraindre l’usage des sols et la construction dans le voisinage des installations les plus dangereuses, celui de la gestion de crise via le développement des plans des secours, celui enfin de l’information du public via la multiplication des dispositifs destinés à favoriser les échanges entre parties prenantes et renforcer l’adhésion du public aux enjeux de prévention. En renouvelant ainsi constamment leurs moyens d’action, les ingénieurs du corps des Mines conservent une capacité sans égale d’influer sur les évolutions du secteur dans un sens qui préserve, voire étend, leurs prérogatives.

La deuxième caractéristique, qui ressort assez bien des approches « par le haut », concerne le rapport au droit. Plusieurs recherches, notamment dans la première période, ont montré comment la petite bureaucratie des risques industriels de la fin des années 1960 a progressivement fait sa place dans l’appareil d’État en s’appuyant sur ses capacités de production normative (Padioleau, 1982a). D’abord orientée vers l’assistance technique et le conseil aux industriels, elle tend par la suite à nettement privilégier l’action réglementaire, c’est-à-dire la production de normes formelles visant la réduction des risques et pollutions (Bonnaud, 2005). Dès la fin des années 1970, sa mission principale consiste à définir ces normes et obtenir des agents économiques concernés qu’ils s’y conforment7. Le règlement ainsi produit et régulièrement mis à jour n’est cependant pas l’expression d’un pouvoir commandeur invitant à une surveillance stricte des activités menaçantes et à l’éradication totale des risques et pollutions engendrés par ces activités. Il procède davantage d’une logique processuelle qui favorise la production d’accords négociés entre les représentants de l’administration et les assujettis industriels, concernant notamment les buts à atteindre en matière de prévention et de sécurisation des installations. Dans ce secteur, l’action de l’administration repose donc principalement sur des règles d’organisation visant à cadrer les relations entre les acteurs concernés, beaucoup moins sur des normes de contenu fixant des objectifs quantifiés en termes de réduction des risques (Lascoumes, 1989)8.

Le troisième trait distinctif, enfin, est l’expression de cette forme de gouvernement qui privilégie, en toutes circonstances, le dialogue à huis-clos (c’est-à-dire en dehors des autres parties prenantes) avec les agents économiques visés par les obligations réglementaires. Emblématique du néo-corporatisme à la française (Szarka, 2000), la prévention des risques industriels s’est en effet institutionnalisée comme un secteur « cogéré », où chaque décision fait l’objet de discussions préalables entre les détenteurs du pouvoir réglementaire et les représentants des entreprises directement concernées. Envisagée tour à tour sur un mode critique ou plus compréhensif, cette intégration systématique des intérêts industriels dans le processus de décision s’observe aux deux niveaux d’élaboration et de mise en œuvre de la politique de prévention. Au niveau central, elle caractérise surtout le processus de production réglementaire auquel les représentants industriels contribuent activement par le biais de différents canaux (groupes de travail ministériels, tours de tables informels, consultations officielles, avis formels sur les projets de texte). Au niveau local, ce dialogue bilatéral conditionne également l’action des services d’inspection chargés de veiller à l’application de ces textes, notamment dans le cadre de la procédure d’autorisation qui contribue à définir les objectifs de réduction des risques s’imposant à chaque industriel. Ce mode de faire, déjà décrit dans les années 1980 (Brénac, 1985), perdure encore aujourd’hui sans être véritablement remis en cause par les autres parties prenantes du domaine (Bonnaud, Martinais, 2010).

Vue du bas : une administration coopérative au service du développement industriel

Dans la littérature sur les risques industriels, les éclairages « par le haut » ont été régulièrement complétés par des analyses davantage focalisées sur les conditions de mise en œuvre de la réglementation principale et les situations de travail des agents de terrain chargés de suivre l’exécution des programmes d’action publique correspondants. Ces approches « par le bas » ont notamment permis d’entrer plus avant dans le fonctionnement du tandem que les services d’inspection ont l’habitude de former avec leurs partenaires industriels lorsqu’il s’agit de procéder à la révision des études de dangers, d’actualiser les arrêtés d’autorisation des établissements à risques, ou bien encore de définir les mesures de maîtrise de l’urbanisation visant à contraindre l’urbanisation dans le voisinage immédiat de ces établissements. L’exploration de ces « huis-clos technicistes » si caractéristiques de la prévention des risques industriels a alors favorisé la compréhension de ces conduites de coopération et finalement conduit à moins les envisager sur le mode de la « capture réglementaire9 » que comme une pratique administrative visant à atténuer les phénomènes d’incertitude liés à l’application du droit. Défini en termes de « stratégie de l’accommodation » ou de « régulation négociée », ce principe d’action permet en effet la prise d’information sur les milieux assujettis et la constitution de connaissances qui s’avèrent souvent nécessaires à l’application de la réglementation (Padioleau, 1982b). En faisant prévaloir là encore le compromis négocié et les procédures contractuelles sur l’exercice autoritaire de la contrainte, il crée en même temps la possibilité pour les industriels de contrôler et de canaliser, en fonction de leurs contraintes propres, les exigences de l’administration et d’en réguler les effets sur la concurrence, d’en étaler l’incidence dans le temps, d’en assurer la compatibilité avec leurs propres stratégies de développement. En retour, cette stratégie offre à l’administration une meilleure garantie d’efficacité de son intervention, en minimisant les réactions de rejet, les risques de conflit ouvert et les tactiques défensives des industriels.

Centrées sur les interactions avec les assujettis, ces analyses permettent également de mieux saisir les finalités de l’action administrative. Bien que rattachés au Ministère de l’environnement, les services chargés de la prévention des risques industriels sont en général plus industrialistes qu’environnementalistes, dans le sens où leur but ultime est moins de protéger l’environnement en tant que tel que de créer les conditions les plus favorables au déploiement des activités industrielles. Leur action correspond ainsi à une problématisation spécifique de l’environnement qui priorise le développement sur la prévention, ou plus exactement, qui fait de la prévention un facteur décisif du développement (Vlassopoulou, 2007). La logique profonde de cette administration est de soutenir l’activité industrielle en incitant les agents économiques concernés à faire constamment le maximum sur le plan environnemental, sur la base d’un principe qui consiste à considérer que l’on peut leur imposer beaucoup si on leur garantit en retour qu’ils feront l’objet d’un traitement équitable vis-à-vis des entreprises concurrentes, qu’ils auront le temps de s’adapter pour aboutir à telle norme idéale en matière de réduction des risques et enfin, que les règles du jeu resteront relativement stables dans la durée (Lascoumes, 1994). L’action administrative consiste alors à placer les assujettis industriels dans une dynamique de progrès continus, à élever pas à pas le niveau de la prévention en veillant à ce que ces efforts répétés dans le temps restent en permanence dans le domaine du techniquement possible et de l’économiquement acceptable, de façon à ne compromettre la pérennité des établissements concernés. Cette logique industrialiste, que le droit des installations classées perpétue depuis le début du XIXe siècle (Le Roux, 2016 ; Fressoz, 2012), fixe le cap des agents administratifs dans la plupart de leurs interventions (Bonnaud, 2007). Elle s’incarne également dans les différents instruments auxquels ils recourent pour maintenir les industriels sur la voie du progrès permanent : l’étude de dangers, la procédure d’autorisation, les zonages de maîtrise de l’urbanisation, les plans de secours, sans oublier les multiples dispositifs d’information préventive créés ces deux dernières décennies (Suraud et al., 2009). La diversité de cet arsenal juridique, qui multiplie les moyens de pression et les leviers d’action à disposition des services d’inspection, montre finalement qu’il n’y a pas de contradiction fondamentale entre une vision libérale du développement industriel et la possibilité d’un contrôle public contraignant. Comme l’a bien montré David Greaber par ailleurs, le libéralisme n’existe pas sans un minimum d’encadrement réglementaire, sans sécurité juridique, sans une bureaucratie susceptible de lui garantir la préservation d’un contexte favorable à son emprise sur le corps social (Graeber, 2015). Dans cette perspective, le bon gouvernement des risques industriels suppose donc de produire des règles qui incitent l’industrie à se protéger d’elle-même, qui l’aide à lutter contre sa tendance naturelle à privilégier le profit plutôt que les investissements de sécurité jugés non productifs, afin de lui permettre au bout du compte de produire ses effets les plus utiles (Lascoumes, 2011).

Résumé des informations

Pages
388
Année
2024
ISBN (PDF)
9782875749147
ISBN (ePUB)
9782875749154
ISBN (Broché)
9782875749130
DOI
10.3726/b21213
Langue
français
Date de parution
2024 (Janvier)
Mots clés
Prévention des risques industriels étude de dangers PPRT réforme de politique publique fabrique du droit administration réseaux d’action publique coalitions de cause acteurs programmatiques territorialisation de l’action publique
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2024. 388 p.

Notes biographiques

Emmanuel Martinais (Auteur)

Emmanuel Martinais est chercheur à l’École Nationale des Travaux Publics de l’État (ENTPE) et membre de l’UMR CNRS Environnement, ville, Société (EVS). Ses travaux portent sur la conception et la mise en œuvre des politiques de prévention des risques, de sûreté nucléaire et de transition énergétique.

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