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La propriété, la terre, les communs

Essai d’histoire environnementale de la pensée juridique

by Fabien Girard (Author)
©2024 Monographs 660 Pages

Summary

Comment comprendre les phénomènes contemporains d’épuisement des ressources et d’accès à certains biens vitaux ? Comment expliquer l’apparente impuissance du droit de l’environnement ? L’ouvrage apporte des réponses à partir d’une histoire environnementale de la pensée juridique qui trace dans cette dernière les forms de subsistance, les enjeux de territorialité et de connaissance écologique. Démarche novatrice qui redonne à l’histoire de la pensée sa dimension matérielle et permet de réinterroger un large spectre de thématiques : « prises de terre », précapitalisme agraire, communaux, fermage, droits d’usage sur les forêts, pollutions industrielles et servitudes. Dans ce qui est au fond une approche « géo-centrique », l’ouvrage propose de relire la pensée juridique au prisme de la terre, acceptant ainsi de remettre sur le métier la philosophie de la propriété moderne en explorant les rapports du droit à la terre, à l’environnement, à la nature, aux enjeux de liberté et d’abondance.

Table Of Contents

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Abréviations
  • Remerciements
  • Introduction
  • Chapitre 1. Du désenchantement de la nature à la naissance du sujet de droit
  • Chapitre 2. La propriété et le nouvel ordre du monde
  • Chapitre 3. Propriété-jouissance à la veille de la Révolution: l’œuvre des physiocrates
  • Chapitre 4. La propriété à l’ère des révolutions
  • Chapitre 5. Le règne propriétaire à l’ombre du Code civil
  • Chapitre 6. Les communs face à la propriété privée et à la souveraineté
  • Postface
  • Bibliographie
  • Index

Remerciements

Commencées il y a presque dix ans, les recherches au cœur de cet ouvrage m’ont conduit à accumuler un nombre incalculable de dettes auprès de collègues et d’amis qui m’ont accompagné dans ce cheminement intellectuel au long cours ou ont consenti à relire tout ou partie du résultat final.

Albane Geslin, qui a accepté de se porter garante de ce qui était au départ une Habilitation à diriger des recherches, doit recevoir mes premiers remerciements, généreux et profonds, même s’ils ne seront jamais à la mesure du temps et de l’énergie consacrés à la relecture – toujours fastidieuse – du premier manuscrit. Anne-Sophie Chambost, Mathilde Hautereau-Boutonnet, Catherine Larrère, Alain Papaux et Judith Rochfeld, qui ont bien voulu porter un regard critique (quoique bienveillant) sur cette première version, ont contribué à faire progresser le texte (c’est du moins mon espoir) que je soumets aujourd’hui à mes lecteurs. J’ai une pensée très amicale pour Anne-Sophie Chambost qui aura réussi à me convaincre d’ajouter un long chapitre sur le 19e siècle – sa conviction (de spécialiste) aura eu raison de mon entêtement, et c’est heureux.

À Christine Noiville je dois beaucoup aussi: merci de m’avoir associé aux travaux du Comité économique, éthique et social du Haut Conseil des Biotechnologies, de m’avoir confié la plume, de l’avoir partagé avec moi. Il y a des coauteurs aux côtés desquels on se sent petit et privilégié; mais on se voit grandir aussi.

Même si la perfectibilité individuelle est aussi part irréductible de déchéance, je dois des remerciements très appuyés à des amis fidèles qui ont pris sur leur précieux temps pour relire les plus longs chapitres de l’ouvrage: Jérôme Ferrand, Sylvain Gauché et Sébastien Milleville.

Les réflexions sur la subjectivité ont essentiellement pris naissance à la Maison Française d’Oxford et à l’Université d’Oxford où j’ai eu la chance de rencontrer quelques personnalités formidables qui m’ont ouvert un autre monde: Catherine Darbo-Peschanski, Lucine Endelstein, Laura Rival, Stéphane Jettot et Ludovic Frobert.

Le travail sur le chapitre 6 a bénéficié de deux financements ANR et des échanges, séminaires et colloques avec les équipes (réelles et «fantômes») des deux projets. Je dois quelques belles découvertes sur les réseaux semenciers à Éric Garine et Élise Demeulenaere, et mes réflexions sur les communs ont fait un petit saut en avant au contact d’universitaires et praticiens passionnés et passionnants: Susette Biber-Klemm, Graham Dutfield, Geoffroy Filoche, Christine Frison, Patricia Guzmán-Aguilera, Barbara Pick, Elsa Tsioumani, Geertrui Van Overwalle, Frédéric Thomas, Michele Spanò, Sélim Louafi et Eric Deibel. Tout le travail sur les droits bioculturels et la bioculturalité, qui doit tant aussi aux terrains malgaches et à l’investissement sans faille de Manohisoa Rakotondrabe, n’aurait pas été possible sans le compagnonnage fidèle de Reia Anquet, Mélanie Congretel, Geoffroy Filoche (encore), Jean Foyer, Christine Frison (une nouvelle fois), Patricia Guzmán Aguilera et Ingrid Hall. L’assistance ponctuelle de Benjamin Coudurier et Lara Farmad m’a été précieuse.

J’ai une pensée toute particulière et pleine d’amitié pour Christine Frison qui m’a accompagné sur les deux projets et Ingrid Hall qui a beaucoup compté dans l’aboutissement de notre dernier ouvrage collectif et à qui je dois mes premiers pas en anthropologie.

Pour l’intransigeance et la rigueur, j’ai pu compter sur deux modèles: Valérie Boisvert et Élise Demeulenaere. Merci à toutes les deux pour la confiance que vous m’avez témoignée en acceptant de fonder la collection Écotopiques, en en prenant la direction, puis en m’accueillant à vos côtés lorsqu’elle eut atteint son rythme de croisière. Retour sur terre à vos côtés; la formule a un double sens, ainsi que vous le comprendrez.

À Tania & Babette – le monde, plein, en dehors celui-ci – je dis toute ma tendresse.

Introduction

Nos pères n’avaient pas le mot individualisme que nous avons forgé à notre image parce que, de leur temps, il n’y avait pas en effet d’individu qui n’appartînt à un groupe et pût se considérer absolument seul; mais chacun des mille petits groupes dont la société française se composait ne songeait qu’à lui-même. C’était, si j’ose dire, une sorte d’individualisme collectif, qui préparait les âmes au véritable individualisme que nous connaissons1.

Pour le dire autrement – car toutes ces métaphores sont approximatives –, il faut disposer d’une certaine surface, occuper un certain espace dans la société pour développer des capacités d’être un individu. On peut prendre l’image contraire, qui a d’ailleurs existé concrètement à des dizaines de milliers d’exemplaires, celle du vagabond. Le vagabond n’a pas de place dans l’espace social. Il est complètement coupé des rapports de travail comme de toute inscription dans une communauté. Il est l’être de nulle part, ou «demeurant partout», ce qui veut dire la même chose, et en ce sens il est surexposé parce qu’il n’a pas d’assises. Il est certes un individu, mais il l’est négativement, il exemplifie le fait de n’être qu’un individu sans supports, sans protections, sans ressources. Non seulement il n’est pas l’«homme» de quelqu’un qui pourrait le protéger, mais il n’a même pas une inscription territoriale minimale dans une paroisse, une petite communauté qui permet de bénéficier généralement d’un minimum de secours, de reconnaissance sociale, ou du moins de tolérance. Donc c’est la contre-image du propriétaire, et en même temps c’est l’individu sans aucune consistance dans une société où, pour exister, il fallait avoir une place assignée dans des réseaux de dépendance. Ce qui manque au vagabond c’est moins la propriété que la territorialité, l’encastrement dans cette société hiérarchique d’ordres, d’états, de statuts. On comprend ainsi que, lorsque ces assignations se desserrent, la propriété privée devienne l’assise privilégiée qui permet à l’individu de ne pas «flotter» comme flottait le vagabond. La propriété, c’est alors – Locke représente le moment de cette prise de conscience, et en cela il est résolument moderne – ce qui est nécessaire pour «lester» un individu qui n’est plus inscrit dans ces statuts assignés. C’est alors la propriété qui devient l’assise privilégiée pour donner une place et en même temps une consistance à l’individu2.

I. Un regard philosophique sur le droit de l’environnement

Que pourrait bien signifier une philosophie du droit de l’environnement? Question lancée à la manière d’un défi – intimidant, pour ne pas dire déconcertant – qui s’achève par deux génitifs peu rassurants.

Premier constat, passé le trouble: la matière est nouvelle; elle n’a jamais fait l’objet d’une exposition systématique. Tout au plus trouve-t-on quelques entrées ou chapitres un peu larges, consacrés à la philosophie et à l’éthique, dans de grandes encyclopédies ou ouvrages collectifs de droit de l’environnement. Tels ceux rédigés respectivement par James Nickel et Daniel Magraw3 et Roger Crisp4 dans The Philosophy of International Law, ou par Stephen Humphreys et Yoriko Otomo dans le Oxford Handbook of the Theory of International Law5. Rien de systématique donc, et en réalité presque rien en langue française, à l’exception des travaux de François Ost6 qui ont eu le grand mérite d’explorer ce qu’on pourrait appeler les fondements philosophiques du droit dans sa médiation de l’homme et de la matière, c’est-à-dire l’«environnement». L’introduction de La nature hors la loi ouvrait franchement le débat dans la littérature francophone: «[l]‌a modernité occidentale a transformé la nature en “environnement”: simple décor au centre duquel trône l’homme qui s’autoproclame “maître et possesseur”. Cet environnement perdra bientôt toute consistance ontologique, dès lors qu’il se ramène à un simple réservoir de ressources, avant de devenir dépotoir de déchets — l’arrière-cour, en somme, de notre technosphère»7.

Ces quelques exemples, qui constituent un relevé déjà précis des entreprises doctrinales autour de la «philosophie» et du «droit de l’environnement», donnent quelques directions sur ce que pourrait être l’objet de notre matière.

L’approche la plus simple à concevoir, car elle peut se réclamer d’une longue tradition appliquée à des disciplines aussi diverses que le droit des contrats, le droit des biens, le droit de la preuve ou le droit de la responsabilité8, consiste à tracer et expliquer les bases philosophiques du droit de l’environnement, par exemple ses fondements anthropocentriques ou au contraire écocentriques, une responsabilité conçue comme faculté de celui qui s’engage, comme «faculté de commencer»9, ou plutôt, ce qui est bien plus large et tourne le sujet de droit vers l’avenir (les générations futures), voire ouvre aux non-humains10, comme «aptitude à répondre»11.

Une autre approche possible est beaucoup plus prospective et prescriptive, nomothétique presque, de lege ferenda bien plus que de lege lata à tout le moins. Elle a les faveurs du «nouveau matérialisme» qui, dans les pas du tournant ontologique en sciences sociales, s’efforce d’explorer les «material and somatic realities beyond their ideological articulations and discursive inscriptions»12. Le terme d’Anthropocène, tel qu’il est aujourd’hui utilisé par les théoriciens des sciences sociales, dont quelques juristes13, a pu renforcer ce tournant en soulignant la nécessité de regarder non plus les hommes séparés de ce qui les «environne»14, une nature silencieuse sur laquelle il leur faudrait désormais exercer un nouveau magistère (fait de «care», d’entretien, etc., en lieu et place du fatal dominion), mais des assemblages socioécologiques, des hybrides «nature-culture» précaires.

Sans verser dans la thèse eschatologique du «grand effondrement», il faut convenir que l’Anthropocène15 signale, pour les sciences sociales16, qu’il faut désormais composer avec ce qui n’est pas une simple crise écologique globale, mais plutôt «un nouveau régime géologique d’existence pour la Terre, en même temps qu’une nouvelle condition humaine»17. Très concrètement, vivre dans l’Anthropocène veut dire:

[…] vivre dans une atmosphère altérée par les 575 milliards de tonnes de carbone émises sous forme de dioxyde de carbone par les activités humaines depuis 1870. Cela signifie habiter une biosphère appauvrie et artificialisée, un monde plus chaud, frappé de manière croissante par des événements catastrophiques et de nouveaux risques, y compris la possibilité d’une fonte complète des glaces. Cela veut dire des mers qui montent et s’acidifient, un climat incontrôlable et son cortège de souffrances nouvelles et inégalement ressenties. C’est un monde dans lequel la répartition géographique de la population sur la planète serait soumise à de fortes pressions.

Rien d’une simple crise, donc. En réalité, un véritable bouleversement qui nous fait entrer, nous humains, dans une ère qui se situe au-delà de l’expérience humaine – une ère «pour laquelle il n’y a pas eu de possibilité d’adaptation biologique ni d’apprentissage ou de transmission culturelle pour nous préparer au type de changements environnementaux/géologiques qui se profilent»18. L’Anthropocène met fin au découplage de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle19. La Terre, que nous avons tenue à distance pendant plusieurs siècles en la masquant sous les traits d’une nature inerte, réserve de matière inanimée à exploiter, nous revient menaçante sous la figure de Gaïa; et toutes les frontières et coupures sur lesquelles notre philosophie et notre droit occidental se sont construits – la nature et la culture, l’artificiel et le réel, l’objet et le sujet, le climat et la politique, les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales – sont en train de se brouiller.

Du décalage entre l’ampleur du défi et ce que le droit permet, certains tirent argument que «le droit de l’environnement n’existe pas», ce qui est assurément une réponse possible à la difficulté qu’il y a à pointer comme environnementaux des problèmes qui ne relèveraient pas simultanément d’une ou de plusieurs autres disciplines juridiques20. Il y a, à tout le moins, une stérilité, une insuffisance (on dirait aujourd’hui une «ineffectivité»)21 du droit de l’environnement qui invite à dépasser les cadres épistémologiques, si ce n’est ontologiques, de la modernité juridique occidentale. Comme le proposait encore récemment Marie-Angèle Hermitte, plus de trente ans après avoir commis un article qui avait mis en émoi une bonne partie de la communauté juridique française22, il faut en finir avec la «logique des choses mortes»23 et, dans un geste qui s’apparente à une promotion de l’animisme juridique24, donner la qualité de sujet de droit à des non-humains. Comme elle le résume: il s’agit «[…] de ne plus se concentrer sur le seul contenu du droit mais de redessiner, avec le crayon du droit, le personnage qui le met “en action”»25.

On retrouve ici des préoccupations et des propositions des tenants du nouveau matérialisme juridique26, mais aussi de la Earth Jurisprudence. Basée sur les principes du théologien américain et historien des religions Thomas Berry, la «jurisprudence de la terre» a désormais toute une école qui s’efforce d’en donner une traduction concrète sous le nom de Wild Law27. Notre entrée dans une nouvelle ère géologique (que Berry nomme l’ère écozoïque et qui a une dimension normative) signifierait débusquer et éliminer l’anthropocentrisme du droit contemporain à partir d’une approche jusnaturaliste d’un nouveau type. La «loi naturelle» qui prime la loi humaine et doit servir d’étalon à l’activité normative est dérivée du principe écocentrique de la communauté indivisible de la vie, appelée Communauté de la Terre («Earth community»)28.

Il est temps de tirer un premier bilan: la première approche correspond à une sorte de théorie du droit de l’environnement; elle vise à examiner de manière systématique ce pan du droit qu’on appelle droit de l’environnement avec l’espoir d’en dégager l’architecture rationnelle. Le problème d’une telle approche, c’est qu’elle risque d’être décevante dans la mesure où:

[l]‌e droit de l’environnement est décrit comme une réponse essentiellement moderne à des problèmes posés par nos modes de vie contemporains. Il forme un ensemble de limitations réglementaires et législatives <policy-driven, statutory limitations> qui portent sur les droits de nature privée <private entitlements>, et le droit ne paraît considérer l’environnement naturel digne de protection que de manière instrumentale, plutôt que comme une fin en soi. Sous ce regard, le droit de l’environnement manque d’assise théorique. On peut dire, au mieux, qu’il est constitué d’un ensemble de dispositions qui visent exclusivement à la résolution (ou, du moins, à la gestion) d’un problème social particulier 29.

Sean Coyle et Karen Morrow, à qui l’on doit cette formule, considèrent néanmoins qu’il est possible de trouver, dans le common law tout du moins, «un fondement philosophique au droit de l’environnement d’une ancienneté et d’une sophistication surprenantes»30 – ce qui peut être jugé douteux si l’on suit la typologie de l’historien de l’environnement américain, John Robert McNeill, entre «les idées sur l’environnement», qui ne se font jour qu’à compter des années 1960, et les «grandes idées», c’est-à-dire toutes les idées qui s’expriment avant surtout «la Révolution environnementale»31 et qui ont peu à voir avec l’environnement, la nature, la vie32. Mais à la vérité, comme on aura l’occasion de le voir, l’historiographie récente montre la présence de la «question environnementale» au cœur de la Révolution, une véritable réflexivité environnementale et même une première forme de politisation33. Et il n’est qu’à penser au romantique John Ruskin, à Henry David Thoreau, à Élisée Reclus et à George Perkins Marsh pour comprendre que, dès le 19e siècle, les bases de l’environnementalisme se mettent en place34.

Quant à la seconde approche, elle est stimulante, et permet assurément de dépasser les limites de la première. Elle se situe au croisement de l’éthique appliquée, de l’ontologie politique35, de la philosophie du droit et de la dogmatique.

II. Pour une géo-histoire de la pensée juridique

On privilégiera, pour notre part, une troisième approche qui n’est pas si éloignée de la précédente en ce qu’elle fait aussi porter l’enquête sur les cadres épistémologique et ontologique de la modernité juridique occidentale, mais s’intéresse moins à ce que le droit de l’environnement devrait être et à la manière de parvenir le cas échéant à sa réforme, qu’à la façon dont la pensée juridique moderne et notre droit occidental ont conçu les rapports entre l’homme et son milieu – ou, dirait-on aujourd’hui, les «non-humains». Si l’on conçoit le droit de l’environnement comme le droit qui porte sur les normes qui visent à encadrer les rapports de l’homme à son milieu ou, si l’on préfère, à réglementer l’usage qu’il fait de la matière vivante, des «aménités» ou «affordances»36 de la terre, de manière à protéger les «biens environnementaux» ou «biens environnements»37, il importe de comprendre, à partir de la philosophie et de l’histoire, l’origine de ces rapports et usages de la matière vivante ou aménités environnementales.

Si l’on postule que le droit de l’environnement met en jeu les rapports entre l’humain et l’usage du monde, il y a toute raison de croire que le droit a pu jouer un grand rôle, en particulier deux institutions centrales de la modernité juridique occidentale que sont la souveraineté et, surtout, la propriété. Car, disons-le, dans la quête de l’origine de la matrice ontologique du droit moderne occidental, le regard se porte du côté de l’assomption de la propriété individuelle et de son affirmation progressive, ensemble avec le marché, comme institution non seulement médiatrice des rapports humains et non-humains, mais surtout, comme on va le voir, fondatrice des principes cardinaux d’autonomie (ou de liberté) et de croissance (ou d’abondance). On peut ainsi expliquer l’impuissance souvent constatée du droit de l’environnement qui tient à un conflit inégal entre la norme environnementale et les intérêts de liberté et de prospérité/croissance/abondance qui soutiennent les normes avec lesquelles elle entre en conflit. Comme le disait Marie-Angèle Hermitte:

La cause première de l’inefficacité du droit de l’environnement ne doit pas être cherchée dans le droit de l’environnement lui-même; le droit de l’environnement est inefficace parce qu’il est en contradiction avec des normes plus puissantes, qui organisent et protègent les différentes activités destructrices de la diversité biologique38.

En poussant le raisonnement plus loin, on peut voir à l’œuvre les mécanismes profonds qui, de solutions environnementales (telles des taxes pigouviennes) apparemment modestes, conduisent à des mouvements de soulèvement ou de révolte populaire, en interrompant la dialectique de la liberté et de la croissance. Enfin, en regardant maintenant du seul côté de la liberté, on perçoit aisément que la croissance infinie dans un monde fini ne sera possible que si elle est la croissance de quelques-uns seulement, c’est-à-dire celles des entreprises multinationales et États qui parviennent pour ce faire à mettre en place des stratégies d’adaptation d’échelle planétaire – signant ainsi la mort même de la liberté politique au sens où nous l’entendons dans nos démocraties libérales – et que Joel Winwright et Geoff Man ont opportunément qualifiées de «Climate Leviathan»39:

[w]‌e contend that the drive to defend capitalist social relations will push the world toward «Climate Leviathan», namely adaptation projects to allow capitalist elites to stabilize their position amidst planetary crises. This scenario, we posit, implies a shift in the character and form of sovereignty: the likely emergence of planetary sovereignty, defined by an exception proclaimed in the name of preserving life on Earth. We are not suggesting that sovereignty will be characterized by the quasi-monarchical rule of a single person, but rather we recognize – as some suggest Hobbes himself and even Carl Schmitt, at least after 1932, also recognized – that it is almost certainly to be exercised by a collection of powers coordinated to «save the planet», and to determine what measures are necessary and what and who must be sacrificed in the interest of the life on Earth40.

On a donc ici les grandes lignes de notre programme: explorer ces grands enjeux pour le droit de l’environnement moderne en posant les bases de ce que l’on voudrait appeler une histoire environnementale ou, mieux encore, éco-histoire de la pensée juridique, c’est-à-dire non pas une histoire du droit de l’environnement ou de la pensée juridique dans son appréhension explicite ou pensée de l’environnement, mais une histoire de la pensée juridique dans ses rapports avec les «formes de subsistance, de territorialité et de connaissance écologique»41.

Précisons chacun des points. Par éco-histoire, qu’on a déjà appelée et qu’on appellera aussi souvent, par égard pour les usages académiques, «histoire environnementale»42, l’on veut signaler l’importance attachée à des questions qui débordent du champ étroit du droit de l’environnement et qui se rattachent à l’antique oikos (qui a donné Ökologie et Oeconomia), la fondation de l’économie domestique (comme composante de l’économie de subsistance). Au-delà de la «mutualité» ou «solidarité» économique et de l’autosuffisance, l’économie domestique repose sur «des flux de vie matérielle qui sous-tendent toutes les formations économiques. Elle contribue à constituer ces flux, qui relient la maison à son environnement naturel et social, au double sens de l’oikos en tant qu’économie et écologie»43. C’est la «base» ou le «commun»44, qu’on peut encore définir comme:

un ensemble hétérogène et mouvant qui permet d’établir des relations. Contingente et spécifiée localement, une base sert de médiateur aux relations entre les personnes et les met en relation avec les choses. C’est un patrimoine qui se trouve à l’extérieur de la personne, en la forme de ressources matérielles, d’outils et de connaissances, et à l’intérieur d’elle-même, comme traces et marques laissées par d’autres <sediments from others> qui créent une identité45.

Dans une approche «substantiviste» de l’économie – procès institutionnalisé qui lie effectivement économie et écologie46 – le premier élément, qui renferme tous les autres, est la «terre»47, «élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l’homme»48.

À la suite de Le Roy et des africanistes qui se réclament de ses travaux, on peut placer sous le terme trois composantes: le terrain ou la parcelle, qui est un espace (avec sa dimension sociale) aménagé pour répondre à certaines activités humaines (on parle de jardin, d’alpage, de clos, de pâturage, de parcours, etc.); le territoire qui est l’étendue sur laquelle tout à la fois vit un groupe humain (c’est l’«habiter»49), et s’exerce une autorité et s’appliquent des droits d’accès et d’exclusion; enfin le terroir, qu’on peut décrire comme les «aptitudes spécifiques d’un espace, tenant à sa situation, sa pédologie, ou sa géomorphologie, ses paysages, son histoire, ses habitants…»50, c’est-à-dire «un espace géographique délimité, dans lequel une communauté humaine construit au cours de son histoire un savoir collectif de production, fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique, et un ensemble de facteurs humains»51.

C’est une définition beaucoup plus riche que celle qu’offre le Code civil qui, avec ses références au «fonds de terre» (C. civ., art. 518; C. civ., art. 583: «produits spontanés de la terre»), au «sol» (C. civ., art. 552 avec le «dessus» – aujourd’hui le «volume» – et le «dessous»; art. 1245-2 «produits du sol»), au «terrain» (C. civ., art. 553) ou encore à «l’héritage» (ce qui est plus riche – C. civ., art. 637)52, n’envisage guère que les rapports d’appropriation53. Alain Testart a même écrit, se référant au Code civil, que «[l]‌a terre, ce n’est ni ce sol arable, ni cette motte, ni rien de concret; c’est plutôt un principe abstrait de classification tel que tout ce qui est attaché à une étendue spatiale – tout ce que l’on appelle en droit les “accessoires” – y soit inclus. Cette notion, purement mathématique dans son fondement, absorbe tout de façon également mathématique: les branches d’arbres qui dépassent de chez le voisin, les bêtes de labour (pour un fonds agraire), les constructions, les arbres, etc., et, dans l’Antiquité, tout ce qui était aussi dans le sous-sol. C’est pourquoi on peut être propriétaire d’un sol entièrement inculte»54.

Coup de rasoir d’Occam dont on voit bien l’intérêt à un certain point de l’histoire, mais qui ne donne pas la mesure de la richesse du phénomène foncier (dans beaucoup de cultures, la terre est inappropriable ou hors commerce55, ou alors elle relève de la garde, de l’intendance56 et, à tout le moins, elle ne se laisse jamais ramener à une abstraction); et il faut donc privilégier une définition élargie du foncier qui permette d’intégrer toutes ses dimensions non seulement juridiques et économiques, mais encore aménagistes, politiques et biologiques. On remarquera d’ailleurs que le droit n’est pas indifférent à chacune de ces dimensions, ce qui est une évidence pour le droit public qui construit la souveraineté à partir du territoire57, mais il y a d’autres exemples (le droit s’intéresse aux paysages58, à l’affectation des sols59, aux savoirs, à la souveraineté permanente des peuples autochtones sur leurs richesses et ressources naturelles60, à la diversité biologique, ainsi qu’à la diversité culturelle, il reconnaît même un «droit à la terre»61). L’enjeu d’une telle définition est surtout de faire sentir qu’il faut faire porter l’enquête au-delà de ce qui intéresse la pensée environnementaliste contemporaine – c’est-à-dire, avec des mots qui sont ceux de notre époque: la destruction du couvert forestier, les changements climatiques, les pollutions de masse, la contamination des sols, l’accumulation des déchets. S’intéresser à la terre c’est, par-delà les enjeux d’appropriation et d’atteintes environnementales, être plus largement attentif aux formes d’occupation et d’usage de la terre, aux conflictualités et violences; élargir aux dimensions territoire et terroir et faire entrer dans l’étude un riche catalogue d’objets: les «prises de terre»62, l’économie coloniale de plantations, le précapitalisme agraire, les modes d’organisation et d’exploitation des communaux et leur démantèlement, le fermage et l’amodiation, les droits d’usage collectifs sur les forêts du domaine (glanage, grappillage, râtelage et chaumage), les relations entre voisins, les servitudes.

La démarche vise à réintégrer dans l’étude de la pensée les dimensions biologiques et matérielles de l’histoire humaine, à traquer les indices de la matérialité, de la subsistance, dans la pensée sur le droit. Il faut accepter la prémisse selon laquelle «[…] les coordonnées matérielles de la coexistence sociale laissent leurs traces dans les débats théoriques et normatifs, et ces débats portent même plus souvent qu’on ne le pense sur ces coordonnées, leur bien-fondé, leur orientation»63. Il faut accepter de faire une autre histoire de la pensée, sensible à la manière dont les penseurs disent peut-être quelque chose de l’attachement ou non de leur époque «à l’agentivité des non-humains et l’épaisseur de leur histoire commune avec les humains»64, du sens de la «nature» pour les sociétés humaines de leur temps, la manière dont «[…] les intérêts et les conflits humains confèrent des valeurs à la nature»65.

C’est au fond, en suivant le geste de Pierre Charbonnier et en faisant nôtre l’équivalence polanyienne terre/nature66, d’une histoire de la nature qu’il est question, une histoire de la nature désenchantée, appropriée, gouvernée, que l’on trouvait au cœur de l’ouvrage de François Ost, La nature hors la loi67.

Relire la pensée juridique au prisme de la terre – une sorte d’approche chthonienne ou «géocentrique»68 de la pensée juridique – est une entreprise qui impose un certain ordre de travail: s’intéresser à la philosophie avant de porter le regard sur la science du droit. À la façon de Villey, on cherchera à retrouver les «grands génies philosophiques» qui sont «au-dessus du temps», en reconnaissant la contingence de leur réussite dans le monde du droit: «tantôt telle philosophie et tantôt telle autre réussit et triomphe dans le monde du droit […]. Il y a un moment historique où une philosophie rencontre et féconde l’esprit des juristes et où, de cette conjonction, sortent les principes d’une science du droit»69. Quasi-intemporalité donc des grandes «cathédrales philosophiques», mais «radicale historicité»70 de l’opinion des juristes qui, à tel ou tel moment, parce que les conditions sociales, économiques et politiques s’imposent ou s’y prêtent, font place et droit aux monuments de la pensée par et dans de nouvelles doctrines juridiques. Il est vrai, d’un autre côté, que l’on choisit toujours en partie au moins ce qui nous influence71; que chaque doctrine juridique constituée en corps est capable de passer de siècle en siècle (on le verra avec les glossateurs et les bartolistes qui ont livré aux rédacteurs du Code civil ce qu’ils avaient produit à partir du matériau du Code de Justinien et du Digeste) en produisant des effets qui sont en partie étrangers à l’univers philosophique dense qui l’avait portée (les Exégètes fourniront un autre exemple); et qu’enfin, il y a toujours le «travail de l’histoire» ou «l’histoire de l’action (ou influence)»72 (Wirkungsgeschichte), c’est-à-dire le «procès de la transmission où se médiatisent constamment le passé et le présent»73. La compréhension de Locke par un Rabaut de Saint-Étienne, d’un Sieyès ou d’un Garnier ne peut être exactement la même que celle d’un Le Mercier de la Rivière. Il n’en reste pas moins que les grandes œuvres, autant témoins que forces agissantes des tendances historiques lourdes, parfois, dans notre cas, des grandes transformations anthropologiques, sont des matériaux incontournables pour identifier les «coordonnées matérielles de la coexistence sociale»74, les rapports à la terre, qui laissent toujours leurs traces dans les débats théoriques et normatifs, comme on l’a dit. On s’intéressera ainsi aux juristes, mais surtout aux grands penseurs, parfois juristes, souvent pétris de cette culture classique qui embrasse tout, mais moins à la doctrine des juristes et aux principes de la science du droit, en tout cas jusqu’au moment où se consolide et s’amplifie un certain modèle propriétaire, c’est-à-dire après le Code civil.

On aura compris, à ce stade, où se situent le cœur et l’ambition de l’ouvrage: réexplorer la philosophie juridique de la propriété, la formulation théorique de la propriété moderne comme révélateur d’un certain rapport à la terre, à l’environnement, à la nature, dans la formation de la pensée juridique. Autrement dit, pour comprendre un certain nombre d’impasses du droit contemporain75 (difficulté de donner cohérence au droit de l’environnement, difficile pénétration des valeurs écocentriques), nous faisons l’hypothèse qu’il faut regarder la manière dont la pensée juridique s’est formée spécialement dans son appréhension de la terre, et pour cela il est d’un grand intérêt heuristique de remettre sur le métier la question de la propriété.

Il reste encore à donner les détails du programme: saisir les rôles de l’autonomie et de la croissance dans la structuration de la propriété privée; décrire la place progressivement acquise par la réservation exclusive dans le libéralisme politique, le libéralisme économique et le capitalisme; explorer la place prise, dans les temps présents, par la thématique des communs et des biens communs; et préciser l’intérêt d’une étude des communs de la subsistance à partir du néo-institutionnalisme de Ostrom.

A. Approprier la nature: le règne de l’autonomie et de la croissance

Ce qui intéresse d’abord ce travail, c’est la constitution de la propriété moderne, individuelle, absolue, exclusive, perpétuelle, et non les formes antérieures de propriété «collective» et «simultanée» ou «partiaires» dont il faudra évidemment parler, car leurs disparition, démantèlement ou effacement76 (et aujourd’hui leur résurgence sous d’autres formes) fait partie d’une histoire commune, d’un destin commun. L’ambition est par ailleurs philosophique en ce sens que la naissance de la propriété moderne n’est pas vue comme un changement (ou une série de changements) purement technique, mais comme le résultat d’une série de transformations sociales, économiques, scientifiques et techniques qui, au bout de la chaîne des interactions et rétroactions, a engagé la définition même de l’homme, l’avoir et l’être. C’est que le droit de propriété, dans sa cristallisation moderne, a acté un changement anthropologique majeur qu’on peut décrire ainsi: à compter du 17e siècle et surtout du 18e siècle, l’homme devient «la mesure de toute chose» (Protagoras), c’est-à-dire le centre d’un univers moral dans lequel les non-humains sont résolument privés de tout pouvoir d’agir (ce beau mot d’«agency» en anglais). Pour reprendre la formule au cœur de la thèse de C.B. Macpherson, ce qui s’amorce à partir du 16e siècle et qui s’installe durablement la nuit du 4 août 1789, c’est un «individualisme possessif». C’est la «[…] tendance à considérer que l’individu n’est nullement redevable à la société de sa propre personne ou de ses capacités, dont il est au contraire, par essence, le propriétaire exclusif». Le politiste et historien de la pensée canadien écrivait aussi que, dès le 17e siècle,

l’individu n’est conçu ni comme un tout moral ni comme la partie d’un tout social qui le dépasse, mais comme son propre propriétaire. C’est dire qu’on attribue rétrospectivement à la nature même de l’individu les rapports de propriété qui avaient alors pris une importance décisive pour un nombre grandissant de personnes, dont ils déterminaient concrètement la liberté, l’espoir de se réaliser pleinement. L’individu, pense-t-on, n’est libre que dans la mesure où il est propriétaire de sa personne et de ses capacités. Or, l’essence de l’homme, c’est d’être libre, indépendant de la volonté d’autrui, et cette liberté est fonction de ce qu’il possède77.

La liberté des Modernes ne se conçoit que dans la mise à distance des besoins humains les plus élémentaires. Il faut d’abord comprendre ce que veut dire cette référence à «l’abondance», ce qui est progressivement devenu la «croissance»: c’est «l’annonce d’une élimination de la pression des besoins, de l’obsolescence du motif de la survie dans l’agir humain»78. Pierre Charbonnier rappelle que John Maynard Keynes avait bien localisé le mécanisme de l’abondance dans des instincts productifs inscrits dans les hommes par l’évolution, mais qu’il croyait possible une réorientation des pulsions économiques vers des activités non productives (comme des activités de loisir)79. Il paraît avoir été démenti par les faits, et on peut effectivement se demander si l’abondance, bien loin d’être une étape vers notre affranchissement à l’égard de l’économie, n’est pas le ressort de la «pénétration de l’économie dans l’ensemble des sphères de notre existence, la domination de notre système de valeurs par le motif de l’intérêt»80. On trouvera ici un écho à la thèse de Max Weber qui évoque ce qu’il appelle l’ethos du capitalisme et qu’il rattache à des motifs essentiellement religieux et sociaux81. Mais il y a sans doute un autre facteur, sans lequel on ne peut comprendre la mise en place de la société de marché, c’est-à-dire le désencastrement du marché des structures sociales, faisant ainsi disparaître les deux autres types d’échanges économiques que sont la réciprocité et la redistribution82. Il est proprement politique:

[L]‌’aspiration à l’abondance est en effet enchâssée dans une rationalité politique sans laquelle elle est incompréhensible, dans ses succès comme dans ses impasses.– Cette rationalité politique, qui est le second idéal directeur de la modernité, s’appelle autonomie. Ce terme peut être présenté comme le dernier stade d’une gradation conceptuelle qui en compte trois: l’affirmation de la liberté lutte contre les entraves qui s’opposent à la réalisation de la volonté individuelle, le désir d’émancipation formule en plus l’exigence d’une reconnaissance de droits civils et de protections garantissant la participation pleine et entière au collectif, et l’autonomie ajoute encore à cela l’ambition pour un groupe, et pas seulement pour un individu, de se donner à lui-même sa loi, la norme d’après laquelle il doit agir et d’après laquelle il doit se juger. L’autonomie réalise donc la liberté et l’émancipation sur un plan spécifiquement politique, irréductible à leur dimension existentielle et juridique, mais ce faisant, elle leur donne un cadre plus général dans lequel elles se déploient83.

Abondance et liberté, puis autonomie, c’est la propriété individuelle qui en a d’abord permis l’articulation dialectique. La source de la propriété, sous la plume de Portalis – qui ne fait ici que suivre Locke et ce faisant une longue tradition dont on suivra plus tard le fil – c’est la mise à distance du «besoin»84. Mais l’enjeu est aussi la liberté, puisque la propriété privée s’avance pour supprimer les «vieilles hiérarchies statuaires de rang et de condition»85. Dans le même temps, elle est, en tant qu’archétype des droits subjectifs, le «produit de l’unification du pouvoir politique dans l’État souverain»86. Comme le rappelle Catherine Colliot-Thélène, «[l]‌es droits subjectifs, en particulier le droit de propriété qui en a souvent été le paradigme, ont été conçus par cette tradition comme des droits objectables au pouvoir de l’État, et déterminant par là même les limites de l’action de celui-ci»87. La question est au cœur des travaux préparatoires qui précèdent la rédaction finale du Code civil sur les questions de propriété et qui roulent sur la possibilité d’un domaine éminent de la nation, un droit général que l’État conserverait sur l’ensemble du territoire88. Elle agite encore la doctrine un demi-siècle après la promulgation du Code civil alors qu’est rouvert le dossier de l’expropriation89, et même jusqu’en 1857, date à laquelle la Cour de cassation revient enfin sur la thèse controversée de la propriété primitive de l’État sur les immeubles90.

C’est un travail d’archéologie que l’on propose ici qui doit nous conduire à remonter le fil de l’histoire jusqu’au moment même où s’installent les conditions socio-économiques, culturelles et géopolitiques qui permettent l’avènement de la propriété comme droit subjectif et la personne comme «liberal subject of rights»91, ce qui est principalement la contribution de Grotius et Locke. Il faut ensuite prolonger ce travail jusqu’à l’ère des Révolutions et du Code civil, car c’est à ce moment-là que le droit de propriété est consacré comme droit «inviolable et sacré» par la Déclaration de 1789 et que Code civil permet de conférer au maître «sur sa chose un pouvoir souverain, un despotisme complet»92. La propriété privée ou «l’âme universelle de toute la législation»93 s’installe à une période où la préoccupation est au renforcement du «Royaume agraire» français, non point encore à l’extension du système manufacturier et au capitalisme industriel dont Smith a posé les bases. Mais la doctrine, qui a pris ici le relais, n’a pas eu besoin de l’aiguillon de la première Révolution industrielle94. La formule maximaliste de Demolombe du «despotisme complet» – à laquelle répond l’«omnipotence absolue» de Marcadé95 ou la «souveraineté» d’Aubry et Rau96 – exprime en réalité un travail théorique, fait de dogmatique et de formalisme97, qui a eu pour objet d’inventer les catégories nécessaires à la traduction juridique complète de ce qu’on peut appeler l’axiomatique individualiste. Ce travail mené dans l’atelier de confection des grands traités, qui visait ultimement la pratique du droit, a posé des difficultés redoutables liées à l’abstraction des concepts déposés dans le Code civil, mais surtout à l’instabilité presque ontologique qu’ont provoquée l’utilisation d’une tradition juridique encore pénétrée de réicentrisme (Pothier en particulier) et du modèle du domaine divisé et la persistance de propriétés partiaires (simultanées)98. L’école de l’Exégète a donc dû œuvrer pour asseoir la singularité du droit de propriété par rapport aux autres droits réels en accentuant l’absolutisme et trouver le moyen de dégager la terre des emprises multiples du passé en théorisant l’exclusivisme. Ce travail de surenchère dogmatique a rencontré parfois, et au moins pour un temps, la résistance des juges99, mais la poussée était irrésistible. C’est peu dire qu’un tel modèle, une fois entré dans la vie du droit, a rendu impossible le maintien de la «pensée des bornes»100 si caractéristique de la pensée juridique classique et que symbolisait jusqu’à un certain point la police d’Ancien Régime. Les difficultés se sont multipliées lorsqu’il a fallu répondre aux pollutions massives des premières industries chimiques (que l’on pense aux soudières) et protéger les forêts. Dans une certaine mesure, ces difficultés ont été surmontées: ce que disent encore les manuels et traités contemporains de l’absolutisme et de l’exclusivisme est une description toute livresque d’une réalité beaucoup plus nuancée et faite d’infinies restrictions. Pourtant, et il ne faudra pas l’oublier, l’ouvrage dogmatique propriétaire parachevé au milieu du 19e siècle a si bien réussi – et si bien réussi à s’inscrire un temps dans la pratique jurisprudentielle – qu’il forme encore la matière d’un puissant imaginaire101 qui a pris le relais de l’axiomatique individualiste même qu’on ne discute plus guère. Nos systèmes politiques et économiques libéraux, on devrait dire le néolibéralisme, ont trouvé en lui un allié de taille. On a là un nouveau topos: la propriété, dans son épure dogmatique, est encore ce que l’on a inventé de mieux pour être libre et s’enrichir.

B. Propriété et libéralisme(s)

Sorti de la société «holiste», c’est-à-dire de la société de statut et de ses liens d’indépendance et d’interdépendance à la suite d’événements religieux et scientifiques dont il faudra faire l’histoire, l’individu accède donc à «l’indépendance»102. Le socle de cette indépendance, dont Locke est l’un des tout premiers à prendre conscience, est la propriété privée qui devient le droit le plus important du nouveau sujet de droit (la «personne juridique»), si ce n’est plus exactement celui qui le constitue: «L’homme selon Locke est quelqu’un qui s’approprie, qui s’approprie et transforme la nature par son travail, qui devient ainsi propriétaire et qui, par l’intermédiaire de cette appropriation, devient capable d’exister pour lui-même comme individu, c’est-à-dire de ne dépendre de personne. […] Il cesse ainsi d’exister à travers un rapport de dépendance, il n’est plus l’“homme” de quelqu’un comme on le disait dans le droit féodal»103. Dans le libéralisme politique qui s’installe, l’émancipation passe par la réduction de la communauté politique, de la communauté civique pour parler comme Marx, à un simple moyen de conservation des droits subjectifs104. Mais si, dans l’individualisme libéral, le droit de propriété constitue la colonne vertébrale, alors on ne peut plus contester la «connivence étroite entre la démocratie (libérale) et le capitalisme […]»105. Macpherson106 disait pareillement que l’individualisme libéral, par cela qu’il a impliqué «nécessairement la justification de la propriété privée», a aussi bien préparé la généralisation de la «société de marché»107. Quelques penseurs considèrent il est vrai que, en dépit des racines normatives communes que partagent démocratie libérale et capitalisme, il serait possible de se libérer du second en conservant la première108. Disons d’ores et déjà ici ce que nous préciserons bientôt: la fin du cosmos antique109, la sortie de l’homme occidental de la société de statut ont représenté un changement d’ordre anthropologique qui a lié ensemble mise à distance du besoin et recherche d’autonomie, et on voit mal comment un tel lien pourrait se défaire (par exemple, la liberté sans l’abondance) sans un changement de même niveau et d’une égale magnitude (un «renversement de l’individualisme possessif»110). Retenons aussi ce que Castel111 et Dumont ont bien relevé à travers leur exploration de la naissance de l’individualisme. Locke introduit un changement dans la signification du politique qui, de foyer central et englobant dans une société marquée par la subordination, devient une simple excroissance de l’économique:

[E]‌n ce qui concerne la vie sociale et politique en général, une vue holiste centrée sur la subordination et englobant ce que nous appelons phénomènes économiques a été remplacée par une vue centrée sur la propriété – c’est-à-dire sur l’individu et sur l’économique – et réduisant le politique à une adjonction ontologiquement marginale, à construire par les hommes selon leurs lumières112.

La conception «prométhéenne» du travail113, le fait de «dériver un titre à des choses extérieures de ce qui le plus évidemment appartient à l’individu, son corps et son effort», donc «d’une propriété intrinsèque de l’homme comme individu»114, l’objectivation de l’homme par des «prises» sur la nature (l’homme est par cela projeté hors nature) plutôt qu’à partir du pôle des nécessités de l’ordre social115, tout pointe vers des catégories économiques (propriété et travail pour l’essentiel), certes encore en gestation, mais qui rendent possible l’avènement de l’échange – entre agents réputés égaux – comme modèle type de tous les autres rapports sociaux et bientôt l’utopie du marché comme seul mode d’intégration économique116. C’est avec Adam Smith et l’économie politique britannique que cette idéologie du marché autorégulateur a pu s’enraciner en se transportant notamment dans le champ politique117.

Cette dernière notation, sous forme d’incise, rappelle que les critiques virulentes adressées à la propriété privée sont indissociables d’une critique du capitalisme, en réalité du néolibéralisme ou d’une «néolibéralisation de la nature»118 dont on dénonce aujourd’hui les effets sur les conditions d’existence des plus pauvres, l’accroissement des inégalités et la destruction des conditions de vie sur Terre. À tout le moins, l’extension du dogme propriétaire et la progression de la «réservation privative» elle-même sont inséparables de la société de marché comme mode d’intégration économique spécifique: c’est cette dernière qui permet de voir en profondeur les processus préalables à l’œuvre119, en même temps qu’elle en expose les puissants ressorts120.

La propriété individuelle est attaquée de toutes parts, mais sans doute avec beaucoup de force par les environnementalistes. Le rapport de maîtrise exclusive et absolue du dominus sur une partie de l’environnement est assurément devenu insupportable dans un monde qui a pris conscience des limites de la Terre. D’autant plus, sans doute, que la propriété peut être légitimement regardée comme l’un des puissants moteurs qui a accéléré notre course vers l’anthropocène: jus abutendi, dont la doctrine a conçu l’extension jusqu’à permettre au propriétaire de détruire son bien121; droit de propriété privée qui, à une époque précédant la constitution des États modernes et le développement du concept de souveraineté externe, a servi, avec l’appui du principe de territorialité du droit des gens (et d’autres qualifications comme celle de «terres vacantes»), une politique de spoliation des terres des peuples non européens. Comme on l’a d’ailleurs dit très justement, «[p]‌ar analogie avec la lutte contre les anciennes structures féodales européennes, le droit des gens moderne individualiste, stato-territorial et propriétariste, est l’instrument de la suppression des structures sociales communautaires, étrangères à l’Europe et considérées comme “primitives”»122. Mais c’est surtout la souveraineté, qu’on appelle parfois la propriété «au carré»123, qui est en tout cas dans une «relation conceptuelle étroite avec la propriété»124, qui a porté le projet colonial européen et, dans des temps qui ne sont pas si éloignés, les prétentions des pays technologiquement avancés sur les ressources situées au-delà de la juridiction d’un État (tous ces domaines ou zones de ressources que l’on place sous le concept de «biens communs globaux»125), voire sur le territoire d’un État comme on l’a vu en matière de ressources phytogénétiques avant l’adoption des grands instruments internationaux que sont la Convention sur la diversité biologique126 et son Protocole de Nagoya127, ainsi que le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture128. Peuples autochtones et communautés locales, en dépit du renforcement récent de leurs droits fonciers et droits aux ressources par le droit international et les droits nationaux129, continuent de souffrir d’accaparements de terres ourdis au nom de la souveraineté permanente des États sur les ressources naturelles de leur territoire, mais le phénomène contemporain de dépossessions le plus médiatisé, qui nous ramène vers le droit de propriété (sans complètement faire disparaître la figure du Léviathan), est celui du land grabbing ou accaparement de terre à grande échelle130. Sans doute les grandes multinationales de l’énergie prospectent-elles depuis longtemps de nouvelles terres pour exploiter leurs ressources en énergie primaire. Mais le land grabbing signale un phénomène relativement nouveau, inséparable de la crise financière de 2008, qui est surtout d’une ampleur sans précédent et de nature spéculative. Comme le rappelle Emmanuelle Tourme Jouannet, la crise alimentaire qui a suivi la crise de 2008 a d’abord provoqué une réaction des «États riches, mais importateurs nets de produits alimentaires […]» qui ont cherché à «[…] sécuriser leurs importations agricoles pour leurs populations sans être liés par les mouvements spéculatifs internationaux sur les prix»131 (Chine, Inde, Lybie, pays du Golfe). Dans un second temps, «[…] les grands acteurs privés se sont emparés de ce nouveau marché de la terre agricole»132. Ces accapareurs sont originaires pour l’essentiel d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie du Sud-Est. Les projets visent le plus souvent à la production d’agrocarburants, d’huile de palme, de grain ou encore de produits forestiers ligneux et sont portés par des réseaux d’investisseurs et des chaînes d’investissement particulièrement complexes et opaques133.

La période contemporaine a surtout été marquée par un mouvement qu’un article influent a décrit par analogie comme une «seconde enclosure», à savoir «l’enclosure des communs intangibles de l’esprit» sous l’effet du développement rapide de la propriété intellectuelle134. La référence a le mérite de rappeler que la diffusion de la propriété exclusive s’est faite – fût-ce au nom de la gestion rationnelle ou de l’intensification – au détriment des «common fields» et «des communaux incultes» ou friches («waste lands» ou «wastes»)135 en Angleterre d’abord136, avant de gagner le reste de l’Europe, puis l’Amérique du Sud137, affaiblissant les liens communautaires, détruisant l’écologie des relations entre humains et non-humains et sapant les capacités d’autogouvernement des communautés138. L’analogie a été dénoncée, car on a vu en elle un renforcement indirect et indu de la propriété intellectuelle à partir de la théorie lockéenne du travail qui, comme on le sait, a servi à fonder la propriété foncière: «en gommant les distinctions entre la terre et les idées, les critiques de la PI [propriété intellectuelle] renforcent en réalité les prémisses hautement discutables sur lesquelles la PI a été érigée il y a plus de deux siècles»139. Si elle a fait florès, néanmoins, c’est qu’elle a permis d’appréhender un ensemble de phénomènes hétérogènes qui ont tous prospéré grâce à une extension rapide et considérable de la réservation privative des biens immatériels et souvent produit le même type d’effets socialement délétères: fragilisation accrue des couches les plus défavorisées de la population, accès réduit à des biens vitaux (les médicaments) ou ressources essentielles (les connaissances), ralentissement de l’innovation, érosion de la biodiversité ou encore changement de notre rapport au vivant140.

Ce qu’on appelle par exemple la brevetabilité du vivant, qu’inaugure la décision Chakrabarty rendue par la Cour Suprême des États-Unis en 1980141 et qui sera suivie par des brevets respectivement délivrés sur des séquences ADN142, des graines, plantes et cultures tissulaires143, enfin sur des animaux144, a marqué le point de départ de la diffusion formidable du brevet à tous les domaines technologiques et à toute la planète145, un usage intensif (et bientôt stratégique) de la propriété industrielle par l’industrie146 et une politique largement accommodante des grands offices de brevet (qui ont fait peu de cas de la qualité des dépôts et ont accepté que soient rognées les limitations et exceptions)147. Ce droit et cette politique du brevet sont allés si loin qu’on a pu décrire l’apparition de phénomènes d’«anti-commons» : il y a «tragédie des anti-communs» lorsque la multiplication des titulaires de droits de propriété intellectuelle sur des ressources et technologies – séquences ADN, éléments de régulation, constructions, méthodes de transformation, etc. – entrave de nouvelles recherches148 ou la mise sur le marché de nouvelles technologies149. Dans le domaine variétal, la naissance du droit d’obtention végétale, dans le sillage du catalogue des variétés cultivées, a permis la diffusion à large échelle de variétés élites distinctes, uniformes et stables150 qui ont progressivement gagné les champs des agriculteurs de la planète, faisant disparaître la riche diversité des races primitives (variétés anciennes)151, détruisant tout le système de subsistance et d’innovation locale152, et, par la promotion d’un modèle d’agriculture intensive très dépendant des intrants chimiques et de l’irrigation, produisant des pollutions diverses et épuisant progressivement les ressources (notamment celle des sols). L’immixtion du brevet dans le domaine végétal a surtout permis la constitution rapide d’un puissant oligopole de taille mondiale153 dont les entreprises, par le nombre de brevets qu’elles détiennent, y compris sur la matière première de la sélection végétale (et de l’alimentation) et par le jeu des accords de licences croisées et des contrats de collaboration de recherche qui les lient, sont à même d’imposer des barrières d’entrée, de définir les trajectoires d’innovation et même de contrôler le modèle agraire et le système agroalimentaire154. Des constats comparables, l’enjeu des oligopoles en moins, ont été dressés dans le domaine des biotechnologies de santé et du numérique155.

C. La voie des communs

Cette manière de faire de la propriété privative l’alpha et l’oméga de la liberté, du progrès, de la croissance, de la civilisation et même de protection de l’environnement est devenue de moins en moins supportable, disions-nous, à mesure qu’il est devenu flagrant que toutes ces promesses n’étaient tenues que pour quelques-uns et que, surtout, elles ne seraient peut-être jamais plus satisfaites en raison de la rareté frappant désormais certaines ressources. Les questions d’accès, de même que de gestion des ressources devenues rares, ne peuvent plus être analysées comme un banal problème économique de correctifs à apporter aux défaillances du marché, d’internalisation des externalités négatives, un problème juridique d’ajustements ou de créativité techniques ou de limites à apporter à la propriété exclusive. C’est une question politique, si ce n’est l’une des questions politiques de ce siècle, car il s’agit bien de répondre à un enjeu de survie156 – sans doute non point encore pour l’ensemble de l’humanité, mais au moins pour toutes les populations que l’on sait déjà durement frappées par les changements climatiques et l’érosion de la biodiversité.

On peut assurément voir dans cette crise du modèle propriétaire, couplée à l’entrée dans l’anthropocène, la raison de l’émergence globale de la thématique des communs. Des travaux d’histoire contemporaine apportent toutefois quelques nuances qui permettent de donner plus de relief à la cartographie habituelle des communs et d’introduire un récit moins laudatif des accomplissements récents des initiatives portées au nom des communs. Dans un article en la forme de bilan, Frank van Laerhoven and Elinor Ostrom157 signalaient que, avant l’article séminal de Garrett Hardin, publié en 1968 dans la revue Science, «The Tragedy of the Commons»158, les titres d’études contenant les mots «commons», «ressources communes» («common pool resources») ou la propriété «commune» ou «collective» («common/collective property») étaient extrêmement rares dans la littérature scientifique. C’est donc paradoxalement un article attaché à décrire le phénomène prétendument inéluctable de l’enclosure (privée ou publique), réponse pour ainsi dire naturelle à une «propriété collective» (en réalité une ressource en libre accès) conduisant inévitablement à une surexploitation ou exploitation non soutenable, qui a lancé la carrière faste des communs dans la recherche académique.

Un autre apport de l’historiographie récente159 est d’avoir signalé le rôle du Board on Science and Technology for International Development (BOSTID), alors un département du National Research Council, et de USAID, l’agence étatsunienne de développement international, sur fond de crise sahélienne. On doit notamment à l’anthropologue Michael Horowitz d’avoir fait émerger, au sein du département et de USAID, une sensibilité plus grande à la question des communs et au rôle positif des règles vernaculaires dans la gestion des pâturages160 à la fin des années 1970. En 1983, alors que le contrat qui lie le BOSTID à USAID se termine, un petit groupe de recherche se forme au sein du BOSTID autour de l’étude pluridisciplinaire des différentes formes de gestion des «ressources communes»161. De cette initiative résulte un nouveau financement de l’USAID, un moment décisif, car il permet la structuration rapide du champ de recherche sur les communs et sonne l’entrée durable du paradigme des communs dans le cadre conceptuel de l’agence de développement économique et d’assistance humanitaire étatsunienne. La création parallèle du Common Property Resource Network, dont le nombre d’adhérents triple presque en deux années, accélère la diffusion des idées du réseau162. Ostrom le rejoint en 1984 et, en 1985, elle intègre déjà le groupe de recherche. Très rapidement, elle en prend la tête et commence surtout à faire du Workshop in Political Theory and Policy Analysis, qu’elle avait fondé avec son mari en 1973 à Bloomington, le campus d’Indiana University163, le centre d’un véritable réseau de recherche international à l’origine de l’«école de Bloomington»164. En 1990 paraît son maître-ouvrage, Governing the Commons165, dont les conclusions battent en brèche non seulement les prédictions de Hardin, mais aussi celles du «dilemme du prisonnier» et de la théorie de l’action collective de Manur Olson166. L’immense contribution de Ostrom, en effet, est d’avoir établi, à partir d’expérimentations (en se réappropriant notamment la théorie des jeux) et de l’étude de centaines de cas de pools de ressources communes gérés en commun à travers le monde, que ni la propriété privée ni la propriété publique ne garantissaient toujours la gestion productive sur le long terme de la ressource et que, surtout, des communautés d’individus avaient été (et sont toujours) parfaitement capables de gérer avec succès des ressources communes sur de longues périodes, dans la mesure du moins où certains arrangements institutionnels étaient en place. En d’autres termes, certaines ressources communes sont gérées de manière parfaitement efficiente et durable grâce à des systèmes auto-organisés et autogouvernés167.

En donnant à voir la possibilité d’une troisième voie entre la propriété privée et la propriété – ou entre le marché et l’État –, en insistant sur les vertus de l’autogouvernement, l’importance politique de l’art de l’association tocquevillien168, en explorant la propriété comme «faisceau de droits»169, Ostrom a largement inspiré à gauche de l’échiquier politique170 et engendré au-delà une riche descendance qu’on peut identifier dans les réflexions plus récentes sur le faisceau de droits171 ou sur la «communalité». Des Propositions de réforme pour intégrer les biens communs en droit formulées récemment sous la direction de Judith Rochfeld, Marie Conu et Gilles J. Martin, raisonnent par exemple à partir de ce qui, dans une chose, est «commun» ou renvoie à un «intérêt commun», pour dégager ensuite les qualifications et régimes juridiques les mieux à même d’assurer la protection de cette «communalité»172. Il s’agit fondamentalement, sans remettre en cause la centralité ou la figure de la propriété privée, d’exploiter les catégories existantes qui expriment la «part du commun» (le patrimoine commun, la propriété publique, la fiducie, l’obligation réelle environnementale), afin d’agencer plusieurs intérêts autour des biens et des ressources. On peut y voir le prolongement des réflexions sur la propriété «inclusive», qui ont elles-mêmes largement exploité les travaux pionniers de Crawford Macpherson173 et Jeremy Rifkin174, telles celles de Nicholas Blomley qui voit dans ceux-ci un moyen de sortir des impasses du capitalisme175. À partir de l’ouvrage de référence de Crawford Macpherson sur la démocratie paru en 1973, Jeremy Rifkin, en particulier, a su percevoir la «logique d’accès» se substituer progressivement au modèle de propriété privée dans le capitalisme moderne. Cette nouvelle logique a offert des perspectives stimulantes pour qui souhaite repenser la propriété en déplaçant l’axe de la réflexion de l’exclusion vers l’inclusion. Sans doute la propriété privée, dans sa dimension individualiste, a-t-elle rendu de grands services en permettant à l’individu de s’extraire des liens de dépendance des sociétés holistes. Mais dans un monde fait d’interdépendances complexes, la liberté individuelle signifierait surtout aujourd’hui le droit «d’inclusion», c’est-à-dire le droit individuel de «ne pas être exclu de l’usage ou de la jouissance»176 des ressources productives accumulées par la société. À travers le prisme du droit à l’accès ou, comme le dit Macpherson, du «droit de ne pas être exclu»177, le modèle de la propriété privée peut alors s’infléchir jusqu’à permettre que certaines utilités d’un bien approprié restent accessibles à un ou plusieurs sujets de droit. C’est dans le domaine de la propriété intellectuelle que la réflexion a été la plus fructueuse, et on peut y rattacher les licences copyleft comme la Licence publique générale (GPL) pour le logiciel libre et les licences Creative Commons dans le domaine de la création littéraire et artistique178. Ces licences ont d’ailleurs inspiré le mouvement «open source» des semences, avec deux projets notamment, l’un étatsunien, l’autre allemand, de licences inspirées du copyleft pour assurer la libre circulation du germoplasme179.

Communs et biens communs ont fait aussi naître un mouvement social associé à des figures intellectuelles comme Naomi Klein, David Bollier180, Silke Helfrich181 ou Vandana Shiva182 et dont le slogan, «reclaiming the commons», renferme une dénonciation en règle des politiques «néolibérales» jugées responsables de la brevetabilité du vivant, de la privatisation des services publics, de l’enclosure des espaces urbains et de la culture.

De l’autre côté des Alpes, le mouvement italien des beni comuni a donné à voir le résultat singulier de la confluence d’un mouvement social ou populaire, d’une part, et académique, de l’autre, même s’il convient de rappeler, à la suite de Serge Audier, le caractère très hétérogène du mouvement italien en partie invisible en raison du magistère exercé à l’étranger par certaines figures tutélaires (comme celle de Ugo Mattei) et du faible écho international reçu par certains intellectuels pourtant très influents en Italie, comme Riccardo Petrella et Romano Nobile, tous deux associés à l’«Université du Bien Commun», ou encore Sergio Velluci ou Giovanna Ricoveri183. L’autre particularité du mouvement est d’avoir dirigé ses critiques contre «la dyarchie, devenue paradigmatique depuis le Code Napoléon», à savoir la propriété et de la souveraineté184, mais avec une attention toute particulière portée à la propriété publique. Car, même en laissant de côté l’antiétatisme radical qui a pu largement s’exprimer en Italie sous l’étendard des biens communs185, il faut bien reconnaître que, ce qui intéresse principalement les juristes du mouvement dans le réexamen de la grande «démarcation» révolutionnaire qui met fin à la confusion de la propriété foncière et de la puissance publique186, c’est la manière dont le nœud a pu se refaire entre dominium et imperium187 : le citoyen a été absorbé par la figure du propriétaire et l’État s’est comporté en banal propriétaire188.

Le contexte national explique cette sensibilité à la figure de l’État. Entre 1992 et 2000, l’Italie a connu une vague de privatisations d’une ampleur inégalée en Europe, sauf peut-être sous l’ère Thatcher189. Depuis le travail de l’Accademia Nazionale dei Lincei sous la houlette de Ugo Mattei à partir de 2005190 jusqu’au référendum sur l’eau, tenu en juin 2011, faisant suite au décret Ronchi191, prévoyant la transformation des sociétés de gestion des services publics locaux – et donc des services de distribution de l’eau – en sociétés par actions avec le transfert de 40 % de leur capital à des entreprises privées, en passant par la formation de la Commission Rodotà par le gouvernement Prodi (en juin 2007)192, ce qui anime la doctrine italienne est la nécessité de repenser le régime du Code civil italien sur la propriété publique pour protéger les ressources rares et précieuses (comme l’eau) et les biens immatériels comme les connaissances. Bien entendu, comme on l’a dit, le modèle de la propriété privée est en jeu – doublement d’ailleurs: c’est lui qui a projeté son ombre sur l’État et la propriété publique193; et «pouvoirs publics et privés», qui se disputent le contrôle de ces ressources et biens, ne sont au fond que les deux faces d’un même despotisme194. Il n’empêche que la première entreprise de la Commission Rodotà – en accord avec sa feuille de route195 – a consisté à réinterpréter la réglementation des biens publics dans une perspective substantielle et fonctionnaliste fondée sur les droits fondamentaux: les biens publics doivent répondre à une fonction de réalisation des droits fondamentaux; ceci en lien avec le principe «personalista» (personnaliste), énoncé à l’article 2 de la Constitution italienne, d’après lequel l’individu est le centre de l’organisation sociale et politique, titulaire de droits qui sont antérieurs à l’État196. C’est sur cet arrière-plan que se découpe le changement principal de paradigme opéré par la Commission Rodotà: il ne s’agit dès lors plus d’envisager la propriété (publique) comme un rapport entre un sujet abstrait (le dominus) et un bien (rapport dit «subjectif»), mais le rapport entre un bien et une fonction (rapport qualifié d’«objectif»)197.

Ce changement paradigmatique, outre la révision de plusieurs définitions (les biens publics, le domaine public, etc.), a surtout conduit la Commission a proposé l’introduction au Code civil d’une nouvelle catégorie: celle de biens communs198. Au sens de l’article 1er, paragraphe 3.c du projet, les biens communs sont définis comme des biens distincts des biens publics et des biens privés:

Details

Pages
660
Publication Year
2024
ISBN (PDF)
9782875749987
ISBN (ePUB)
9782875749994
ISBN (Softcover)
9782875749970
DOI
10.3726/b21960
Language
French
Publication date
2024 (August)
Keywords
Histoire de la propriété droit de l’environnement histoire de l’environnement communs terre accaparement des terres forêts néolibéralisme propriété industrielle Ostrom droits bioculturels peuples autochtones pollutions industrielles
Published
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 660 p., 8 ill. n/b.
Product Safety
Peter Lang Group AG

Biographical notes

Fabien Girard (Author)

Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes et membre junior de l’Institut Universitaire de France, Fabien Girard travaille sur le droit de propriété et l’environnement, ainsi que sur la propriété industrielle et les droits des peoples autochtones. Il a récemment publié Biocultural rights, indigenous peoples and local communities (2022).

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Title: La propriété, la terre, les communs