L’Iraq Petroleum Company (1911 - 1975)
Impérialisme occidental et décolonisation pétrolière du Moyen-Orient
Résumé
L’essor de la production et de la commercialisation du pétrole au lendemain du Second conflit mondial au Moyen-Orient suscite l’immense espoir des pays producteurs de pouvoir faire du pétrole la source privilégiée du développement de la région. C’est oublier que les contrats de concessions consacrent la toute-puissance des Majors occidentales, à l’image de l’Iraq Petroleum Company, consortium pétrolier international créé dans les années 1920 et qui contrôle la totalité du territoire irakien pour une durée de 75 ans.
Cet ouvrage décrit l’histoire mouvementée et peu connue de l’Iraq Petroleum Company. Il met en lumière son rôle dans la création d’une industrie pétrolière en Irak et la formidable impulsion nationaliste et révolutionnaire que son activité suscite au sein de la nation irakienne et, au-delà, de la nation arabe.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- TABLE DES MATIÈRES
- INTRODUCTION GÉNÉRALE
- PREMIÈRE PARTIE : DE L’IMPERIUM OCCIDENTAL SUR LES PÉTROLES DU MOYEN-ORIENT À SA CONTESTATION (1911-1959)
- Chapitre 1 : La confrontation entre impérialismes occidentaux pour la domination d’une pétro-région (1911-1948)
- D’une guerre à l’autre, la lutte pour l’accès au pétrole du Moyen-Orient (des années 1910 aux années 1930)
- De la Mésopotamie au Moyen-Orient, une nouvelle géopolitique pétrolière (1921-1933)
- La remise en question des accords de 1928 (1933-1945)
- Les Majors à l’assaut du monopole de l’IPC : les Heads of Agreement (1945-1948)
- Chapitre 2 : La stratégie industrielle et commerciale des Majors pour imposer un ordre pétrolier mondial (1948-1955)
- La régulation du marché mondial du pétrole par l’élaboration des prix pétroliers (1928-1950)
- Géostratégie américaine et contrôle des régions productrices du Moyen-Orient (1947-1954)
- Les accords fifty/fifty, première remise en cause des concessions (1948-1954)
- L’IPC au cœur de l’économie irakienne, la rente pétrolière au service du développement ? (1952-1958)
- Chapitre 3 : L’IPC face à la contestation des États révolutionnaires (1954-1959)
- Une rupture fondamentale avec l’ordre pétrolier ancien : la crise de Suez (1954- 1957)
- Le contrecoup de la crise de Suez : la fin de la monarchie hachémite (1957-1958)
- La révolution de 1958 : la question de la souveraineté nationale irakienne
- L’offre pétrolière pléthorique contrarie les revendications irakiennes (1958-1960)
- DEUXIÈME PARTIE : LES MAJORS SUR LA DÉFENSIVE : LA FIN DU MONOPOLE DE L’IPC EN IRAK (1959-1969)
- Chapitre 4 : La législation irakienne contre l’IPC, la fin de « l’ancien régime pétrolier » ? (1959-1962)
- Toujours la régulation unilatérale du marché pétrolier par les Occidentaux (1959-1960)
- L’ouverture des hostilités entre l’IPC et l’Irak révolutionnaire (1959-1961)
- Les accords de concession de l’IPC contestés par l’Irak (1959-1961)
- La loi 80, Big Oil ébranlé (1960-1961)
- Chapitre 5 : L’impossible accord entre l’IPC et L’Irak (1963-1966)
- L’Irak et l’OPEP: l’ouverture d’un front commun contre le cartel pétrolier (1960-1964)
- Entre nationalisme et réalisme : Aref à la recherche d’une entente avec l’IPC (1963-1964)
- La renégociation de la loi 80 et la recherche d’un accord avec l’INOC (1963-1964)
- L’échec de l’accord de Bagdad (septembre 1964-juin 1965)
- Chapitre 6 : La consolidation du secteur pétrolier national irakien aux dépens de l’IPC (1966-1969)
- L’IPC face à la radicalisation de l’Irak et du monde arabe (1966-1967)
- L’enjeu du gisement pétrolier de Rumaila Nord, contrôler l’avenir de l’industrie pétrolière irakienne (1967)
- La stratégie de non-alignement pétrolière de la France (février 1967-février 1968)
- La coopération pétrolière avec l’URSS, autonomie financière et transfert technologique (1967-1969)
- TROISIÈME PARTIE : LA DÉCOLONISATION PÉTROLIÈRE ET LA NATIONALISATION DE L’IPC (1970–1975)
- Chapitre 7 : L’offensive des régimes pétroliers révolutionnaires (1970-1971)
- De l’indépendance à la souveraineté, les pétro-États fixent les prix du brut (1970-1971)
- La poursuite de l’aide du bloc soviétique à l’Inoc (1970-1971)
- L’offensive de l’Irak contre l’IPC (février-décembre 1970)
- L’East Mediterranean Agreement (janvier-juin 1971)
- Chapitre 8 : « le pétrole arabe aux Arabes », participation ou nationalisation ? (1971-1973)
- Participer au capital des compagnies pour accroître la production (1971-1972)
- L’Irak maître de son pétrole (avril-mai 1972)
- La nationalisation de l’Iraq Petroleum Company (juin 1972)
- Chapitre 9 : De l’indemnisation de l’IPC à la nationalisation de la BPC (1972-1975)
- Le règlement définitif entre l’IPC et Bagdad (28 février 1973)
- L’accélération du retournement du marché en faveur des pays producteurs (1970-1973)
- Le premier choc pétrolier et la nationalisation partielle de la BPC (1973-1975)
- Conclusion générale
- L’Iraq Petroleum Company : un premier instrument pour l’appropriation des ressources pétrolières du Moyen-Orient par les puissances occidentales
- Autonomie du cartel pétrolier au Moyen-Orient et soutien diplomatique et financier des États occidentaux
- L’IPC : un consortium pétrolier international créé pour satisfaire les besoins pétroliers des Majors anglo-américaines
- La place de l’IPC dans la stratégie globale du cartel pétrolier occidental : un rôle marginal ?
- La lutte entre l’IPC et l’Irak: une guerre financière, industrielle et idéologique
- « La révolution du pétrole » : Un nouvel ordre économique international ?
- INDEX
- TABLE DES SIGLES
- GLOSSAIRE
- ANNEXES
- Annexe I -Renforcement du système de pipelines de l’IPC et de ses installations pétrolières dans les années 1950
- Annexe II -Réalisations de la BPC pour accroître les exportations pétrolières
- Annexe III -Loi 69 du 1er juin 1972 nationalisant l’IPC.
- Annexe IV -Accord général Irak-IPC signé le 28 février 1973 à Bagdad
- SOURCES
- BIBILOGRAPHIE SÉLECTIVE
INTRODUCTION GÉNÉRALE
« Désert: endroit où l’on récolte du pétrole.» Cet aphorisme du romancier et journaliste québécois Jean-Charles Harvey peut se vérifier aisément dans le Moyen-Orient actuel qui est la source de 31,3 % de la production pétrolière mondiale en 20211.
Le terme Moyen-Orient, qui traduit l’expression anglo-saxonne Middle East, n’apparaît qu’au début du XXe siècle pour désigner cette zone médiane entre Proche et Extrême-Orient, centrée sur le golfe Arabo-Persique où s’affrontent les impérialismes coloniaux des pays occidentaux. Le Moyen-Orient est donc d’abord une notion géopolitique, forgée par les Britanniques, mais son acception reste floue. Le terme a été employé pour la première fois en 1900 par l’historien militaire Alfred Gardner, dans un article intitulé « The Problem of the Middle East », publié dans la revue Nineteenth Century. Mais c’est en 1902 qu’Alfred T. Mahan, historien et stratège naval américain, reprend cette expression et l’élève au rang de notion toponymique.
Si pour les Américains il s’étend parfois du Maroc au Pakistan, les Européens le définissent plus volontiers comme un arc de cercle étiré de la vallée du Nil aux plateaux irano-afghans et des côtes sud de la mer Noire jusqu’aux rivages de l’océan Indien. Le mot tire ainsi ses origines de la géopolitique, même si les sciences sociales s’en sont emparées, s’efforçant de doter d’une hypothétique cohérence un monde contrasté et mal délimité qui n’a cessé de s’agrandir en fonction du champ des préoccupations occidentales. Le pétrole est ainsi en partie à la source de cet élargissement. Nous retiendrons donc comme aire pertinente d’analyse correspondant à notre sujet une aire allant de l’Égypte à l’Iran, de la Turquie à la péninsule Arabique englobant l’Irak et l’Iran, car tous ces pays ou presque sont concernés par les questions pétrolières2.
Mais l’histoire du pétrole est une histoire récente : il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que le pétrole soit prospecté systématiquement et exploité industriellement. Dans le domaine pétrolier, les États-Unis règnent en maîtres, c’est une des données structurantes de l’histoire pétrolière. Les grands gisements exploités au début du XXe siècle se trouvent aux États-Unis, en Russie, en Roumanie, au Venezuela, au Mexique et en Indonésie.
Quant au Moyen-Orient, au début du XXe siècle – tout comme à la fin du XIXe siècle- la région est marquée par d’importantes reconfigurations territoriales. Celles-ci sont imposées dans le cadre du traité de Versailles dont l’article 22 définit la notion de mandat, un concept nouveau qui jouait le compromis entre la persistance des ambitions coloniales des puissances européennes et les idéaux de liberté infusés par les 14 points de Wilson. En réalité, le système des mandats va offrir un cadre aux ambitions britanniques et françaises dans la région, en contribuant à la création des États du Moyen-Orient. Soucieuses de s’assurer du contrôle des ressources pétrolières de la région et des routes d’empire, les deux pays renoncent à leur promesse de soutenir un État arabe, comme les accords passés entre le Chérif de la Mecque et le haut-commissaire McMahon le prévoyaient, pour opter pour la formation d’États placés sous leur tutelle3.
Pour les questions pétrolières, la région ne devient productrice qu’assez tardivement, bien que le pétrole ait jailli en mai 1908 en Perse et que le 14 avril 1909 soit fondé pour l’exploiter l’Anglo-Perisan Oil Company (Apoc). Avant 1914, ce qui est encore la Mésopotamie échappe globalement aux visées des pétroliers. La production d’hydrocarbures n’y est que de 260 350 tonnes en 1913 alors que, comparativement, les États-Unis produisent au même moment plus de 36 millions de tonnes (Mt) de pétrole brut, ce qui est de loin la quantité produite la plus importante dans le monde à cette époque. C’est donc en apparence une région de médiocre intérêt dans le domaine pétrolier en dehors de l’activité de l’Apoc4, mais qui ne tarde pas à susciter la convoitise des impérialismes européens.
En janvier 1911, celle-ci prend la forme de la Turkish Petroleum Company (TPC). C’est le premier consortium pétrolier européen, à majorité britannique. Son objectif est d’explorer la Mésopotamie, faisant partie de l’Empire ottoman, et, éventuellement, d’y trouver du pétrole. L’intérêt du gouvernement britannique pour cette région se confirme quand, le 11 juillet 1913, par l’intermédiaire de l’Amirauté et sur recommandation de Winston Churchill, il acquiert directement 51 % de l’Apoc pour 2,2 millions de livres sterling. Les Britanniques veulent ainsi s’assurer une source de ravitaillement relativement proche, abondante et bon marché pour répondre à la consommation croissante de la flotte de guerre dont la modernisation, à l’initiative de lord Fisher et de Churchill, s’accélère à partir de 1910-1911 avec la généralisation de la chauffe au fuel. De la sorte, en même temps que le pétrole devient un produit stratégique de première importance, il fait l’objet de la part des Britanniques d’une politique pétrolière internationale qui vise pour la première fois les gisements perses.
Pour la France, les questions pétrolières prennent toute leur importance avec la Première Guerre mondiale. La motorisation et la mécanisation du conflit provoquent nécessairement une forte augmentation de la consommation et donc des importations de produits pétroliers : 806 000 tonnes en 1913 puis 1,140 Mt en 1918, soit + 41 % en 5 ans. Dans ce total, la part des essences, principalement utilisées comme carburant, croît, jusqu’à atteindre 49 % en 1918. Sur la Voie sacrée entre Bar-le-Duc et Verdun, la consommation d’essence en 1916 était estimée à 200 000 litres par jour5. Les besoins nouveaux, la crainte de la pénurie en pleine guerre font donc désormais du pétrole un produit stratégique de première importance pour l’État français6. Or, la France ne dispose pas de ressources pétrolières propres à satisfaire ses besoins.
Ainsi, dès 1918, la question du pétrole devient dominante au Moyen-Orient. Les Français conditionnent alors la fixation des frontières à un accord sur le pétrole. D’où les négociations menées avec les Britanniques en avril 1920 à San Remo pour que le gouvernement français puisse reprendre à son compte, en tant que dédommagement de guerre, les 25 % du capital de la Turkish Petroleum Company (TPC) détenus par la Deutsche Bank. Dès la fin de l’année 1921, à la suite des tractations territoriales entre responsables politiques français et britanniques, se dessinent clairement les frontières des successeurs de l’Empire ottoman : Irak, Transjordanie, Syrie, Liban, Palestine plus Égypte. Comme de nombreux États issus de la colonisation, l’Irak a connu des problèmes territoriaux. Mais selon Richard Schofield, il est probable qu’aucun État dans l’histoire n’ait eu davantage de peine à s’ajuster à sa forme et à sa taille que celui-ci7.
Avec la création de la Compagnie Française des Pétroles au printemps 1924, qui est chargée de gérer la part de l’État au sein de la TPC pour exploiter les gisements de l’Irak, la France se dote de ce qui devient le principal instrument de sa politique pétrolière. Quant aux États-Unis, l’Open Door Policy qu’ils pratiquent agressivement dans l’entre-deux-guerres leur permet également de participer à la mise en place d’une industrie pétrolière au Moyen-Orient.
La période suivante, de 1945 à 1975 est, sans conteste, la plus importante pour l’industrie pétrolière mondiale. Sous contrôle anglo-américain, Big Oil initie une transition énergétique qui pousse les principaux pays consommateurs à abandonner l’usage du charbon, pourtant abondant dans les pays occidentaux, au profit de celui des hydrocarbures, quasi absents au début de la période en Europe occidentale comme au Japon. Ainsi, la croissance économique exceptionnelle des « Trente Glorieuses » repose sur l’accès à une énergie abondante et bon marché, le pétrole. Ce dernier est rapidement devenu vital pour maintenir l’ensemble de l’édifice politique, économique et social des pays développés, au point de créer une « pétroculture »8. Le Moyen-Orient est l’épicentre de cette révolution énergétique. Il devient la principale zone d’exportation pétrolière de l’hémisphère oriental9. Tandis qu’en 1945 la production pétrolière du Moyen-Orient ne représentait que 7,4 % de la production mondiale, cette part passe à 20,9 % en 1956, à 23,5 % en 1959 puis en 1973 à près de 32 % de la production mondiale ainsi que 60 % du pétrole international10.
L’économie pétrolière, par son caractère mondial et l’équilibre interrégional qu’elle exige, commande ainsi une géoéconomie particulière11. Vers la fin de notre période, le pétrole international est fourni à 95 % par une douzaine de pétro-États, essentiellement concentrés au Moyen-Orient ; il est acheté et consommé principalement par une douzaine d’autres, les pays industrialisés. 95 % de son exploitation, de son transport et de son commerce sont assurés par les grandes compagnies pétrolières internationales, les majors12, principalement américaines.
Durant notre période, le terme désigne les sept plus importantes compagnies pétrolières intégrées verticalement et contrôlant les neuf dixièmes de la production mondiale de pétrole brut et les deux tiers des capacités de raffinage et des pipelines en dehors des États-Unis et de l’URSS. Dès 1928, elles forment un cartel, souvent nommé dans la littérature « Big Oil », qui organise d’une main de fer le marché mondial du pétrole. Les « sept sœurs » sont composées de cinq compagnies américaines: Standard Oil (of New Jersey qui devient en 1972 Exxon), Standard Oil of New York (ou Socony, puis Socony-Vacuum en 1931, Mobil Oil en 1955), Texaco, Gulf Oil, Standard Oil of California, d’une britannique et d’une anglo-hollandaise : Anglo-Persian Oil Company (qui prend le nom d’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC) en 1935 puis British Petroleum ou BP en 1954) et Royal Dutch-Shell (ou Shell). On parle parfois d’une huitième major ou de « petite sœur » à propos de la Compagnie Française des Pétroles (CFP), devenue Total en 1991.
Au Moyen-Orient, ces dernières créent des filiales qui s’associent dans des consortiums dont les stratégies monopolistiques intègrent la région dans l’organisation globale du marché pétrolier international. La Standard Oil of New Jersey, Mobil, BP, Royal Dutch-Shell et la CFP s’associent dans l’Iraq Petroleum Company (IPC) qui est un consortium de droit britannique. L’IPC prend le 30 mai 1929 la succession de la TPC pour exploiter la concession pétrolière au nord de l’Irak accordée le 14 mars 1925 par le gouvernement irakien. Elle a le monopole de l’exploration des gisements pétroliers et de toutes les phases de la commercialisation du pétrole brut non seulement en Irak mais également à l’intérieur d’un périmètre défini par le Working Agreement de 1928, la Red Line, qui englobe les provinces arabes de l’ancien Empire ottoman et l’Arabie saoudite.
L’activité de l’IPC en Irak est complétée par deux filiales qui exploitent d’autres concession: la Mosul Petroleum Company (MPC) à partir du 20 avril 1932 et la Basrah Petroleum Company (BPC) dès le 29 septembre 1938. En dehors de l’Irak, d’autres filiales se développent au Moyen-Orient. Ce sont essentiellement des compagnies d’exploration. Deux d’entre elles seulement deviennent des compagnies de production : la Petroleum Development Limited Trucial Coast qui devient en 1963 l’Abu Dhabi Petroleum Company (ADPC) et la Petroleum Development Limited Qatar qui prend le nom de Qatar Petroleum Company (QPC)13. Depuis sa création, l’Iraq Petroleum Company est donc à la fois l’émanation des grands groupes pétroliers occidentaux et la concrétisation de la politique pétrolière au Moyen-Orient des grandes puissances occidentales ; d’abord celle de la Grande-Bretagne, puis celle de la France et des États-Unis.
D’ailleurs les dirigeants des grandes compagnies pétrolières internationales et les décideurs politiques au plus haut niveau des États occidentaux partagent souvent les mêmes vues et les mêmes intérêts. Les Majors sont ainsi souvent appelées à jouer le rôle, parfois à leur corps défendant, d’ambassadrices de ces puissances occidentales auprès des pétro-États. On peut même aller jusqu’à parler de « diplomatie d’entreprise », véritable relais des diplomates officiellement accrédités14. Inversement, en cas de difficultés avec les gouvernements des pays producteurs de pétrole, elles peuvent compter sur l’aide inconditionnelle de leurs gouvernements respectifs.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte profondément transformé par la naissance de l’État d’Israël, dans un contexte marqué par la guerre froide, les États arabes prennent leur indépendance. Indépendance toute théorique puisque le colonialisme britannique s’impose encore jusqu’au début des années 1960 et que les ressources naturelles de ces États restent entre les mains des Majors. Ainsi, Parce que le système des concessions pétrolières a été imposé par les impérialismes occidentaux, qu’il est contesté dès les années 1950 par une génération de nationalistes arabes au nom de la souveraineté de la nation arabe et que le pétrole apparaît comme le levier du développement des pétro-États, les Majors apparaissent comme la manifestation la plus visible de la sujétion des pays du Tiers-Monde par les puissances occidentales.
Ainsi, l’histoire de l’IPC s’inscrit avant tout dans celle des hydrocarbures. C’est le pétrole qui organise les configurations des acteurs en présence. Le cadre géographique de l’activité du consortium britannique est avant tout le Moyen-Orient, avec la complexité des États qui le composent et des relations qu’ils nouent entre eux et avec les puissances mondiales du moment. Le nationalisme arabe, les étapes de la décolonisation pétrolière, l’émergence des pétro-États, sont donc au centre du présent ouvrage, et tout particulièrement l’Irak qui, selon Matthieu Auzanneau est une « nation handicapée de naissance et détentrice du dixième des réserves d’or noir de la planète, dont le destin est bringuebalé depuis la Première Guerre mondiale par l’incurie de ses chefs et les stratégies cyniques de l’impérialisme pétrolier »15
L’historiographie du pétrole
Que ce soit l’histoire économique, l’histoire des relations internationales ou celle, plus récente, de l’histoire globale, toutes participent à l’historiographie du pétrole et toutes ont connu des évolutions significatives en France. Les historiens économistes français ont ainsi mis l’accent sur les cartels et les ententes ou sur les sociétés mixtes16. Parmi les problématiques renouvelées, on trouve ainsi les multiples formes de coopération possibles entre État et entreprises industrielles ou banques, entre entreprises et banques. Le rôle de ces alliances est de partager les incertitudes associées au renouveau des technologies ou à l’évolution des prix, voire de contrôler les marchés. Ces derniers ont également fait l’objet de nouvelles approches épistémologiques ; les historiens français ont fait entrer en ligne de compte dans les décisions des agents économiques des motivations culturelles, sociales et politiques à côté des variables économiques. Les principaux chantiers de recherche en cours sont nombreux, tels que l’utilisation des archives bancaires et les apports de l’analyse comptable, la stratégie et les structures des firmes européennes, la question de l’américanisation des entreprises, la percée de la firme mondiale, la problématique des nationalisations et des privatisations17, ou encore sur les nouvelles formes industrielles tels les travaux de Pierre Musso sur les imaginaires des techniques industrielles.
Ces nouvelles recherches sont complétées par l’approche historique des relations internationales qui met l’accent, entre autres, sur l’histoire trans-coloniale et trans-impériale, qui, comme l’histoire des mouvements politiques autochtones, constitue les chantiers les plus prometteurs de la recherche, avec la volonté réaffirmée de décentrer le regard. Dans ce changement de paradigme, l’inter régionalisme est proposé par Pierre Singaravélou (2016) comme moyen de se défaire du nationalisme méthodologique dans la recherche. En regardant hors de l’Europe, ou plus largement hors de l’Occident, l’histoire des relations internationales semble donc se diriger vers une histoire du monde.
Dans cette perspective, plusieurs historiens ont contribué ces dernières années à diversifier les problématiques de l’histoire globale18. En 2012 est aussi paru le livre dirigé par Philippe Norel et Laurent Testot, Une histoire du monde global et, en 2013 c’est un ouvrage de réflexion historiographique, Le « Tournant global » des sciences sociales, sous la direction d’A. Caillé et S. Dufoix qui envisage une perspective transdisciplinaire du global.
L’histoire pétrolière intègre pleinement toutes ces évolutions, ces réflexions et ces nouvelles pistes de recherche. Elle concerne aussi bien l’histoire politique, l’histoire économique et sociale que celle des techniques ou des relations internationales. C’est par le biais des histoires d’entreprises, filles de l’histoire économique, mais aussi par l’histoire des relations internationales, qu’est apparu l’attrait récent pour le pétrole considéré comme partie intégrante de l’histoire des énergies.
Cependant, il suffit d’évoquer l’or noir pour imaginer des affaires complexes sinon occultes, des marchés aux ressorts plus politiques qu’économiques, des fortunes et des revers de fortune, des scandales. Dans tous ces mythes, il y a évidemment du vrai et du vraisemblable. Mais aussi beaucoup de légendes noires.
Comme l’évoque André Nouschi dans l’introduction de son ouvrage sur le pétrole et les relations internationales : « La guerre secrète pour le pétrole, La guerre froide du pétrole, Le monde secret du pétrole, L’épopée du pétrole, L’Empire du pétrole, Le pétrole roi du monde, Le pétrole et le pouvoir mondial, Le pétrole, la plus grosse affaire (Oil the Biggest Business), les Émirs de la République…Ces titres disent mieux que tous les fantasmes et les rêves que le pétrole jette dans les imaginations»19. Celui de l’enrichissement vertigineux et rapide de ceux qui dirigent les entreprises pétrolières (Rockefeller, Deterding, Gulbenkian, pour ne citer qu’eux) dont le nom a remplacé celui de Rothschild dans la mythologie populaire ; celui aussi d’un pouvoir immense capable de faire et de défaire les gouvernements du Mexique, de l’Iran, de l’Irak ou d’ailleurs, de plier à leurs volontés les dirigeants à Washington, Londres ou Paris. Grâce à leurs liens secrets, ils peuvent dominer le monde, lui imposer les prix fixés entre eux, se partager les champs de production vastes comme des États, tourner aisément les réglementations nationales, obtenir les fiscalités les plus favorables, pousser les États à intervenir contre les récalcitrants. L’opinion leur attribue les assassinats dans l’ombre de leurs adversaires, les silences achetés à prix d’or et les rend capables de déclencher la guerre et d’imposer leurs conditions de paix. Même si, comme le dit la sagesse des Nations, on ne prête qu’aux riches, l’historien ne peut pas ignorer que le pétrole et les pétroliers font, depuis longtemps, partie de notre vie et qu’ils jouent un rôle majeur dans l’histoire du monde contemporain.
Alain Beltran complète la réflexion d’André Nouschi: « Travailler sur le pétrole demande donc des approches multiples où la dimension géopolitique est omniprésente. Énergie d’échange par excellence, le pétrole a connu tout au long de son histoire de multiples tentatives pour encadrer son économie. Les cartels nationaux et internationaux, les législations protectionnistes, les entreprises nationales plus ou moins en lutte avec les Majors font partie d’une évolution qui n’a jamais été linéaire mais reprend les grandes tendances de l’histoire du XXe siècle. »20
Une historiographie d’abord anglo-américaine
Cependant, c’est dans le monde anglo-saxon, aux États-Unis et en Grande-Bretagne en particulier, que les travaux historiques sur le secteur pétrolier et notamment sur les grandes firmes pétrolières sont les plus abondants. Berceaux de l’industrie pétrolière moderne et foyer de cette mémoire conservée par les sociétés concernées de ce secteur, les États-Unis sont également le premier pays à adopter une législation contraignante sur l’exploitation du pétrole.
Il aura fallu le monopole de la Standard Oil créé dans les années 1880 et le désordre des productions sauvages et gâchées qui ont suivi la découverte du champ géant d’East Texas pour décider le gouvernement américain à intervenir. En 1911, la Cour Suprême a jugé la Standard Oil en violation du Sherman Act, loi antitrust établie en 1890. La Cour force la Standard Oil Company (New Jersey) à détacher trente-trois de ses filiales les plus importantes, en distribuant les actions à ses propres actionnaires et pas à un nouveau trust. De ces « rejetons » viendront Esso, Mobil, Chevron, American. Ce jugement est donc un tournant dans l’histoire économique et pétrolière des États-Unis. Il s’ensuit en 1914 la création de la Federal Trade Commission (FTC), vouée à veiller au respect de la politique Antitrust et en 1928 celle de la Texas Railroad Commission chargée de contrôler les productions et mettre en place un système institutionnel adapté au pétrole.
La politique pétrolière américaine a donc été mise en place très tôt et son histoire se confond avec celle des grandes compagnies pétrolières, les Majors, qu’elles soient américaines ou britanniques. En même temps, les historiens américains ont été tenus de répondre à la demande sociale sur le rôle des Majors dans l’économie et la société américaine. Ceci explique la collaboration précoce entre les grandes compagnies pétrolières américaines et la communauté historienne qui a produit de nombreuses monographies dans les années cinquante. On peut notamment citer l’histoire de la Standard Oil of New Jersey en trois volumes dont le projet est initié, à la demande de la Standard Oil, par Henrietta M. Larson professeur de Business History à Harvard et N. S. B. Gras, fondateur de la Business History en 1927 et éditeur du journal de la Business Historical Society Foundation (1926-1953) qui devient à partir de 1954 la Business History Review. Débuté en 1947, il va falloir pas moins de 24 ans pour mener à bien cet immense chantier historique fondé sur le dépouillement des archives de la compagnie. Le premier volume est publié en 1955, le second en 1956 et le troisième en 1971.
En Grande-Bretagne, la Business History s’affirme dans les années cinquante à la suite de la publication d’une série d’histoire de grandes entreprises. Outre les monographies d’entreprises textiles, du tabac, ou celle d’Unilever, celles sur les grandes compagnies pétrolières britanniques ou anglo-néerlandaises comme British Petroleum, Royal Dutch, Shell se multiplient. Dans ces années, une figure émerge : Edith T. Penrose. C’est une économiste anglaise née aux États-Unis, réputée pour la publication d’un ouvrage intitulé « The Theory of the Growth of the Firm » (1959) qui constitue à la fois une nouvelle vision de la firme et un passage important de l’attention portée à la relation entre le management stratégique et l’économie organisationnelle. Penrose ayant longtemps séjourné au Moyen-Orient après l’obtention de son doctorat, notamment en Irak et au Liban, elle est amenée à s’intéresser également à l’industrie pétrolière. Ses théories appliquées aux Majors sont exprimées dans des ouvrages qui deviennent également des références dans le domaine de l’organisation des grandes firmes pétrolières internationales. Parmi ses nombreux ouvrages, citons « The Large International Firm in Developing Countries: The International Petroleum Industry » (1968) dans lequel elle considère les firmes pétrolières comme des organisations géantes indépendantes, lesquelles jouent un rôle important non seulement comme producteurs de pétrole, raffineurs et distributeurs, mais également comme des agents des investissements à l’étranger dans de nombreux pays en développement.
La dimension globale du marché, des acteurs et de la géographie de l’industrie pétrolière apparaît donc indissolublement liée à l’histoire de cette matière première stratégique. Influencée par l’évolution des relations internationales, l’abondante littérature consacrée au pétrole intègre les enjeux géostratégiques de la guerre froide, de la décolonisation et de la montée du nationalisme dans les pays du Tiers-Monde. Ainsi, dès l’entre-deux-guerres et surtout à partir du lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Moyen-Orient occupe une place centrale dans la bibliographie consacrée au pétrole. Qu’ils soient écrits par les compagnies pétrolières elles-mêmes (Standard Oil, 1954 ; Aramco, 1956), des historiens et des économistes ou des journalistes, les ouvrages se multiplient sur les conditions d’exploitation du pétrole moyen-oriental. Les thématiques évoluent au fil des tensions liées à la guerre froide ou des crises pétrolières.
Pour autant, il faut relativiser la place de la bibliographie sur le pétrole du Moyen-Orient par rapport aux ouvrages publiés sur cet espace qui apparaît très tôt comme un point chaud du globe. Ce sont surtout les études sur les politiques américaine et britannique qui dominent et qui privilégient l’activité des Majors anglo-américaines en Arabie saoudite ou en Iran. Enfin, Il faut attendre la première guerre du Golfe entre l’Iran et l’Irak de 1980 à 1988, puis les deux guerres contre l’Irak de Saddam Hussein en 1990 et en 2003 pour assister à l’explosion d’études, souvent très critiques, concernant l’implication des États-Unis en Irak et la place du pétrole dans cet engagement.
L’histoire du pétrole en France : un champ d’étude historique récemment défriché
En France, la production bibliographique sur l’industrie pétrolière n’a pas la même ampleur qu’outre Atlantique. Bien que la France connût le pétrole dès le Second Empire, il n’existe dans les années 1960 que peu de livres. Les monographies d’entreprises pétrolières, notamment, sont peu nombreuses et n’ont pas l’importance et l’ancienneté de leurs homologues anglo-américaines. Parmi les sociétés pétrolières françaises existantes ou disparues, peu ont édité de véritables monographies. On peut citer une histoire-récit consacrée aux problèmes pétroliers au travers d’une histoire de la plus grosse entreprise pétrolières, la Compagnie Française des Pétroles (CFP) par Jean Rondot, une monographie sur la filiale française de la British Petroleum et une plaquette éditée par Desmarais Frères à l’occasion du centenaire de sa fondation21. Rares sont les ouvrages sérieux contenant une approche historique et nombreux sont ceux traitant d’aspects techniques ou économiques, écrits par des professionnels ou des dirigeants liés à l’industrie pétrolière.
Il faut attendre les publications à partir de 1968 d’André Nouschi, professeur émérite à l’université de Nice et fondateur du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, pour qu’un historien universitaire français s’intéresse à la thématique pétrolière et plus précisément à l’aspect stratégique de cette matière première. En 1968, il rédige une étude historique sur « Les origines de la CFP jusqu’en 1924 », dont l’usage et la diffusion restent internes à cette société. André Nouschi y propose une approche internationale de l’histoire du pétrole et de la politique menée par les États en la matière. Il poursuivra cette réflexion dans d’autres ouvrages et articles en mettant en lumière les liens entre pétrole et impérialisme.
Tout en consacrant plus de trente ans à écrire une histoire du pétrole en France, André Nouschi a mené un travail solitaire. Pendant longtemps, peu d’historiens semblent avoir suivi ses traces. On relève surtout des travaux ou des thèses dans les domaines des sciences sociales, du droit, de l’économie, voire de la géographie. Une recherche bibliographique menée en 1995 par Alain Beltran, Jean-Pierre Daviet et Michèle Ruffat sur l’histoire d’entreprise confirme cette impression. Parmi les travaux recensés, on trouve 80 titres sur des institutions financières tandis que le secteur de l’énergie (électricité, gaz et pétrole) comprend une cinquantaine d’entrées ; les entreprises pétrolières ne font l’objet que de onze références, dont une seule thèse d’histoire: celle de Takeshi Hotta, soutenue en 199022.
Le renouvellement de l’histoire énergétique
Sous l’impulsion, traditionnelle en France, de l’État, mais aussi parce que les entreprises, sensibles aux concepts de culture d’entreprise ou d’entreprise citoyenne en vogue dans les années 1980, prennent des initiatives en faveur de leurs archives, on assiste à un renouveau des recherches sur les entreprises en général et notamment sur les entreprises pétrolières françaises23. En 1983, la direction des archives de France lance une politique nationale ambitieuse en faveur des archives d’entreprises qui aboutit en 1993 à l’inauguration du Centre des archives du monde du Travail à Roubaix. Du côté des entreprises, Saint-Gobain dès 1974 et Total en 1982 jouent un rôle pionnier dans l’ouverture de leurs archives aux chercheurs. La fusion de Total avec Fina puis Elf-Aquitaine a permis de regrouper les fonds d’archives des deux sociétés absorbées.
Entre 2003 et 2013, la collaboration entre Total et le CNRS conduit à organiser quatre colloques consacrés à l’histoire du pétrole tenus dans la décennie 2010, colloques qui ont permis de valoriser les archives pétrolières et gazières et de produire des savoirs académiques reconnus publiés par Alain Beltran (dir./ed.) dans la collection Enjeux Internationaux chez l’éditeur Peter Lang. Autre partenariat entre le monde académique et celui des groupes énergétiques, la création en 2018 du Journal of Energy History/Revue d’Histoire de l’Énergie (JEHRHE). C’est un projet éditorial porté par le Comité d’histoire de l’électricité et de l’énergie, structure dédiée au sein de la Fondation Groupe EDF au soutien et à la valorisation des recherches historiques sur l’énergie. Le Comité fut longtemps éditeur d’une revue spécialisée sur l’histoire de l’électricité, les Annales historiques de l’électricité (2003-2014), héritières du Bulletin d’histoire de l’électricité (1983-2000). Avec JEHRHE, l’ambition est de dépasser une approche cloisonnée des différentes sources et formes d’énergie, traitées trop souvent séparément les unes des autres, pour explorer toutes les potentialités de recherches historiques abordant les régimes énergétiques dans la variété de leurs contextes sociaux, politiques, économiques, environnementaux, techniques et culturels.
Ces espaces de recherche ont favorisé, dans un premier temps, la multiplication de travaux d’une nouvelle génération de chercheurs provenant de différents horizons, permettant de nouveaux éclairages sur la période 1945-1980 peu étudiée jusqu’alors en raison des règles régissant la communication des fonds d’archives privés ou publics. Toutefois, hormis quelques exceptions, qu’il s’agisse d’histoire d’entreprises, d’organismes professionnels (organismes nationaux comme l’Office national des combustibles liquides – ONCL) ou bien de relations État-entreprises, la plupart de ces travaux s’inscrivent dans des études nationales. Ce qui s’explique par la nature des sujets, mais aussi par l’approche choisie (histoire d’une entreprise vue sous un seul aspect). D’autres recherches dépassent cet aspect en abordant les relations bilatérales entre une entreprise, ici essentiellement Total Energies en raison de l’origine des sources archivistiques, et un pays d’accueil comme l’Algérie ou le Qatar. La plupart de ces travaux, d’une réelle qualité scientifique, intègrent la dimension internationale des hydrocarbures et de leur géoéconomie, mais souvent uniquement comme élément explicatif et justificatif de telle politique énergétique nationale24, de tel aménagement régional25 ou de la stratégie de telle entreprise.
Enfin, d’autres ouvrages axent véritablement leur problématique sur la dimension globale de l’industrie pétrolière, soit dans une approche qui se veut globale et synthétique, soit dans un domaine particulier comme le transport maritime des hydrocarbures26, en même temps qu’apparaissent de nouvelles thématiques s’ouvrant davantage à l’histoire sociale et culturelle comme le dossier de la Revue d’Histoire de l’Énergie de décembre 202227. De nombreuses initiatives dans la communauté académique francophone ont permis d’éclairer largement l’histoire des transitions énergétiques avec une approche systémique faisant appel à des phénomènes complexes, et des processus longs et dans leur globalité multi-énergie28.
Entre autres domaines d’étude, celle de la rente pétrolière semble de prime abord plus ancienne. La rente s’affirme comme piste historiographique dès les années 1970. Ce terme se réfère à l’ensemble des processus de production et de redistribution des richesses tirées de l’exploitation des hydrocarbures. Les effets de la rente deviennent dominants autour des années 1970 avec l’énorme masse de « pétrodollars » qui irrigue alors les places financières mondiales. Ils conduisent à de nouvelles recherches, principalement en sciences politiques, soulignant la spécificité des systèmes politiques arabes : l’importance des revenus issus de la rente autorise les dirigeants politiques à ne pas prélever d’impôts, et par conséquent à éviter toute redistribution de droits et de prérogatives politiques envers leurs citoyens29. Le modèle de l’État rentier devient un cadre de référence pour expliquer les nouvelles dynamiques régionales. Cette lecture se trouve renforcée par la vague de transition démocratique des années 1980-1990. La plupart du temps, les ouvrages se montrent critiques sur les pétro-États enrichis par la rente30. Mais, tout en n’épargnant pas les dérives de la rente pétrolière, de plus en plus de recherches tendent à décentrer le regard qu’ont porté sur elle traditionnellement les pays occidentaux, que ce soit par exemple sur l’activité de l’OPEP31 ou sur le choc pétrolier de 1973. Enfin, d’autres chercheurs privilégient le point de vue des pays arabes sur les bouleversements économiques et sociaux qu’a provoqué l’entrée des pétro-États dans l’ère du pétrole32.
La complémentarité des sources
L’Iraq Petroleum Company (IPC) étant un consortium enregistré en Grande-Bretagne et regroupant six compagnies dont les sièges sociaux se localisent dans cinq pays différents, sans compter les filiales qu’elles créent au sein de leurs holdings toutes enregistrées à l’extérieur de leur pays d’origine pour des raisons d’optimisation fiscale, la question des sources primaires se pose immédiatement. Celles-ci sont avant tout d’origine privée puisqu’il s’agit d’archives d’entreprises. Il était difficile d’envisager la consultation des archives de chacun des participants de l’IPC en raison de leur éloignement. Par exemple, les archives d’ExxonMobil (Exxon et Mobil depuis leur fusion) se trouvent conservées à l’université du Texas à Austin au Dolph Briscoe Center for American History. Quant aux archives de la Royal Dutch, on peut lire sur le site officiel de la compagnie que les informations historiques concernant la compagnie ne sont plus accessibles depuis le 21 décembre 2005, il en va de même pour la Shell depuis le 19 juillet 2005. Même si certains index sont en ligne, ceux d’Exxon ou de BP par exemple, les documents eux-mêmes ne sont pas numérisés et ne peuvent donc pas être consultés à distance. L’indexation des fonds de la compagnie américaine montre par ailleurs un volume assez faible d’archives concernant la participation de la Standard Oil et de Mobil à l’IPC.
La difficulté a été contournée en basant notre recherche sur la consultation des fonds des archives Total Energies conservés pour une bonne part au siège social de la compagnie à Paris. Le service archives et records management contribue depuis plus de 25 ans à la conservation et à la valorisation du patrimoine historique du Groupe. Créé en 1982 par Hervé l’Huillier, le service archives du groupe Total Energies est l’un des premiers grands services d’archives d’entreprise en France. Les archives historiques représentent une petite partie de l’ensemble des archives Total Energies puisque sur 100 kilomètres linéaires d’archives, elles n’en représentent que 4. Cependant, elles concernent l’ensemble des activités du Groupe et, notamment en ce qui concerne notre étude, la participation de la Compagnie Française des Pétroles à l’IPC et ses filiales qui proviennent de la Direction du Moyen-Orient (DMO).
Une note de service du 10 janvier 1956 organise la DMO qui est placée sous l’autorité de René Granier de Lilliac chargé des participations de la Compagnie au Moyen-Orient. Trois départements y sont rattachés : le département technique, le département juridique et le département des budgets et des programmes. Plusieurs fonctions d’exécution et d’organisation lui sont dévolues : fonctions d’exécution dans les relations avec les autres groupes de l’IPC et du Consortium iranien par l’intermédiaire des représentants de la CFP dans les comités techniques, financiers et budgétaires chargés de préparer les décisions ; fonctions d’études et de liaisons en ce qui concerne les problèmes de reconnaissance géologique ou l’étude d’un pipeline ; fonction de surveillance de l’exécution des accords et préparation des nouveaux accords en liaison avec les juristes de la succursale de Londres qu’elle soumet à l’approbation de la direction générale et qu’elle défend dans les réunions intergroupes ; étude des budgets de l’IPC et du Consortium iranien et des compagnies affiliées ; étude des prix de revient, des questions sur les programmes d’enlèvement, sur la production et le raffinage du pétrole au Moyen-Orient.
Cette documentation, essentiellement en langue anglaise, est répartie dans de nombreux fonds. Deux sont particulièrement remarquables pour notre objet d’étude en raison de la longue période qu’ils couvrent; il s’agit du fonds 82ZW521 : Relations de la Compagnie Française des Pétroles avec l’Iraq Petroleum Company (1948-1972) et du fonds 04AH026 (ancien 90.4) : l’Iraq Petroleum Company et les compagnies associées (1911-1974). L’inventaire de ces archives, composées essentiellement d’une littérature grise comprenant de nombreux procès-verbaux des différentes réunions auxquelles les représentants des compagnies associées assistent ou grâce aux nombreux rapports et lettres que la direction générale de l’IPC fait circuler, nous permet non seulement d’analyser et de comprendre la nature et l’évolution des relations entre les différents partenaires de l’IPC à travers leurs stratégies industrielles souvent opposées, mais également de prendre en compte l’intervention des différents gouvernements dont dépendent les compagnies pétrolières et le détail des relations entre l’IPC et les gouvernements du Moyen-Orient, particulièrement ceux des différents régimes irakiens qui se succèdent au pouvoir, notamment à travers la négociation des accords pétroliers.
Un troisième fonds apporte un éclairage plus large sur la période et sur le contexte économique, politique et social du Moyen-Orient et de l’Irak : le fonds 91ZZ425 (ancien 90.4) : Centre de documentation et de synthèse (CDS) : économie et politique dans le monde (1950-1982). Le CDS est créé en 1952 à la suite de la suggestion de Jean Rondot de créer un service qui serait chargé de suivre l’évolution de la situation au Moyen-Orient. Outre l’apport de ses études et de ses notes dues à de jeunes orientalistes comme S. Jargy, H. Carrère d’Encausse…, le Centre peut servir parfois de « terrain neutre », commode pour l’établissement de contacts politiques utiles à la préparation de négociations officielles. Le Centre avait été défini par Rondot comme un « bureau d’études et de propagande dont le rôle serait de débarrasser les pays et les gouvernements des scrupules qui paralysent leur action » et qui servirait « à faire connaître la situation vraie des pays du Moyen-Orient »33.
Résumé des informations
- Pages
- 536
- Année de publication
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783034350853
- ISBN (ePUB)
- 9783034350860
- ISBN (Broché)
- 9783034350846
- DOI
- 10.3726/b22112
- Langue
- français
- Date de parution
- 2024 (Octobre)
- Mots clés
- guerre froide cartel pétrolier Iraq Petroleum Company Mosul Petroleum Company Basrah Petroleum Company impérialisme Moyen-Orient pétrole nationalisme arabe rente pétrolière Majors décolonisation pétrolière
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Lausanne, Berlin, Bruxelles, Chennai, New York, Oxford, 2024. 536 p., 5 ill. en couleurs, 19 ill. n/b, 2 tabl.