Entre marges et images
Trajectoires mallarméennes dans la critique littéraire de Sartre et Derrida
Summary
Excerpt
Table Of Contents
- Couverture
- Page de titre
- Page de droits d’auteur
- Table des matières
- Introduction et impertinence
- I. La Théorie et/de la Littérature
- I.I L’Être en question
- I.I.1 Sartre, l’Être avant tout
- I.I.2 Derrida, l’entre avant tout
- I.I.3 Le sujet désagrégé
- I.II La Théorie face à la Littérature
- I.II.1 Écritures de liberté
- I.II.2 Opérations littéraires
- II. Mallarmé, une histoire de silences
- II.I L’Engagement d’un mal aimé
- II.II Mal l’arché
- III. Trajectoires mallarméennes
- III.I Trajectoires critiques
- III.I.1 Genet : du crime à la sainteté (aller/retour)
- III.I.2 É-Ponger l’humain
- III.II Trajectoires cliniques
- III.II.1 Névroses sartriennes
- Baudelaire, la névrose rancunière
- La névrose langagière : Flaubert
- III.II.2 Derridautre
- Conclusions. Le mirage mallarméen
- Bibliographie
- Œuvres de Stéphane Mallarmé
- Œuvres sur Stéphane Mallarmé
- Œuvres et entretiens de Jean-Paul Sartre
- Œuvres sur Jean-Paul Sartre
- Œuvres et entretiens de Jacques Derrida
- Œuvres sur Jacques Derrida
- Œuvres de philosophie et de critique littéraire
- Œuvres de littérature
- Index des noms
- Remerciements
Entre marges et images
Trajectoires mallarméennes dans la critique
littéraire de Sartre et Derrida

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Ouvrage publié avec le soutien de la Faculté des Lettres de Sorbonne Université (Fonds d’Intervention pour la Recherche – FIR), le Centre d’étude de la langue et des littératures françaises (CELLF - UMR 8599) et l’Ecole doctorale III « Littératures françaises et comparée ».
ISSN 2033-1266
ISBN 978-3-0343-4967-3 (Print)
ISBN 978-3-0343-4968-0 (EPDF)
ISBN 978-3-0343-4969-7 (EPUB)
DOI 10.3726/b22307
D/2024/5678/53
© 2025 Peter Lang Group AG, Lausanne (Suisse)
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Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs.
Table des matières
I. La Théorie et/de la Littérature
I.I.1 Sartre, l’Être avant tout
I.I.2 Derrida, l’entre avant tout
I.II La Théorie face à la Littérature
II. Mallarmé, une histoire de silences
II.I L’Engagement d’un mal aimé
III. Trajectoires mallarméennes
III.I.1 Genet : du crime à la sainteté (aller/retour)
Baudelaire, la névrose rancunière
La névrose langagière : Flaubert
Introduction et impertinence
La philosophie tue la littérature, mais pour lui donner naissance1.
Qu’est-ce que cela signifie, pour le lecteur – qu’on peut soupçonner être avisé – qui s’approche de la réception philosophique d’une œuvre littéraire ? Que peut signifier, en général, lire de la critique philosophique ? D’abord, s’interroger sur l’intérêt de la relecture et de l’interprétation : puis-je lire l’œuvre sans l’intermédiation d’un critique, en la laissant résonner, cristalline, pure, véhiculant sa propre, abstraite vérité, telle la parole d’un dieu qui s’est débarrassé des prêtres et des pères du dogme ? Naturellement : étant donné l’impossibilité d’une lecture sans temps et sans espace (puisque tout lecteur existe dans un hic et nunc) qui se structurerait dans une virtualité absolue, pratiquée par un lecteur habitant les régions sidérales des idées, étant donné l’impossibilité d’une fruition absolue et désincarnée, n’importe quel moment passé dans le déchiffrage intime d’un texte transmet une vérité singulière qui n’a pas besoin d’un passeur pour être explicitée. Une vérité singulière qui a autant d’importance et d’intérêt qu’une vérité critique pourrait en avoir : la lecture privée – opérée par n’importe quel lecteur, spécialiste ou pas, dans un cadre de plaisir ou d’obligation – dégage tout un système de significations particulières qui éclatent à l’intérieur de la conscience, de la mémoire, du souvenir. Un écho confidentiel retentit parmi les pages, se répandant dans le contexte : à travers la lecture, l’œuvre acquiert une vie nouvelle, inattendue, historiquement et géographiquement déterminée. Surtout, elle conquiert une vie digne car remplie de raison. La lecture indigne, voilà quelque chose qui n’existe pas, qui n’existe plus.
Toute lecture émet un coup d’esprit, un verdict d’être ; toute lecture participe de la compréhension du monde – particulier ou commun. C’est la raison pour laquelle on écrit, encore, obstinément, des livres : pour que toute lecture puisse avoir la possibilité de se développer à partir d’un signe, et que la vérité singulière trouve son espace dans la mosaïque universelle, dans l’horizon du plan feuilleté des choses. Toutes les lectures sont dignes. Certaines le sont plus que d’autres. Mieux, il y a des lectures davantage pertinentes. Dénicher ce qui rend une lecture pertinente – dénicher une signification profonde, large, partagée –, est précisément le rôle et l’objectif de la critique littéraire. Nous pourrions répéter, avec Christian Ferré qu’ « on a tendance à se représenter la lecture comme une reviviscence de ce dépôt de sens pétrifié, une sorte de résurrection de ce cadavre fossilisé auquel le lecteur redonne vie grâce à l’esprit qu’il insuffle dans le corp(u)s pétrifié »2 : la lecture critique n’est pas la seule dépositaire d’une thaumaturgie du sens malade, car le cœur de la signification n’a jamais cessé de battre, même si personne ne l’entend, ou si à l’entendre ce n’est qu’un lecteur non spécialiste.
Et, pourtant, on a besoin des médecins du sens : le texte, demeurant un grimoire de symboles, nécessite une ouverture forcée, un triomphe optimiste de la volonté sur le secret et le mystère. Au critique le devoir de pénétrer dans le naos de l’œuvre, de le rendre (un peu plus) compréhensible, ou mieux, un peu moins sacré : un Érostrate non plus blasphématoire, mais miséricordieux, chargé de l’office de la clarté, exposant la réticence des pages. Les exégèses, les approches didactiques, les didascalies textuelles, sont le phare qui guide la piccioletta barca qui traverse les vagues de l’œuvre. Impossible de s’approcher d’un texte sans avoir fréquenté préalablement une Lectures de ou un essai qui d’un auteur est éponyme. Cette herméneutique généreuse est extrêmement pertinente, car elle pertinet – du latin : s’étend sur, couvre – la globalité poétique d’un écrivain. Mais, après s’être familiarisé avec un univers littéraire, en avoir compris les enjeux, les thèmes, les limites et les ouvertures, il faut bien se poser la question : où réside l’intérêt achronique – a-philologique –, moins textuellement pertinent (impertinent !) d’un ouvrage littéraire ?
Les lectures qui arrachent les œuvres à leur contexte, en les transposant dans une dimension historique ultérieure, en leur donnant une signification détachée de toute condition d’élaboration, ont le mérite d’éclaircir deux composantes fondamentales du procédé de la réception : la valeur universelle de la littérature et, dans une démarche qui s’approche de la lecture « naïve » dont on parlait plus haut, la capacité, pour un texte, de façonner l’esprit du lecteur. Lego ergo sum. Cet aspect nous intéresse pour une raison double : d’un côté, l’universalité achronique de la littérature permet à n’importe quel philosophe de s’approprier critiquement n’importe quel auteur, et on verra que cela sera le cas de Mallarmé, mais aussi d’un grand nombre d’auteurs qui ont été dépossédés d’eux-mêmes pour devenir des concepts vivants, des opérateurs de la pensée philosophique, des symboles au carrefour de l’esthétique et de l’histoire des idées. De l’autre côté, l’interprétation philosophique, qui se fait naturellement dans une situation précise – pour utiliser la terminologie sartrienne –, éloignée de l’époque du texte, de son substrat matériel et culturel, met en lumière, à travers le prisme des coordonnées différentes et souvent antithétiques par rapport aux circonstances idéologiques de l’œuvre en examen, le caractère profondément intersubjectif de la littérature, qui parle, s’exprime, crie et médite même cent, deux cents, mille ans après la parution d’un texte.
Or, l’intérêt de notre travail sera justement de relever comment l’œuvre littéraire peut, à travers les appropriations philosophiques, à travers une soi-disant « philosophie de la littérature », façonner l’esprit ou un aspect d’une époque, en agissant à la fois sur le lecteur – le philosophe – et sur l’élaboration d’une méthode – le procédé critique.
Robert Smadja a affirmé que la définition d’une « philosophie de la littérature » ne peut s’esquisser qu’à travers la « recherche concrète »3, à savoir l’étude des exemples, la mise en évidence, cas par cas, des spécificités des créations et lectures critiques. Cela est vrai, car une théorie d’ensemble de la philosophie de la littérature supposerait une réflexion antérieure sur les statuts et les rôles de la littérature et de la philosophie dans une plus ample étude sur la culture humaine – ce qui n’est pas notre objectif – et sur les rapports que les deux disciplines entretiennent. L’ouvrage de Philippe Sabot4, Philosophe et littérature, se donne pour objectif inatteignable de retracer les innombrables parcours critiques qui ont tenté d’ébaucher une théorie de la littérarité de la philosophie ou d’une philosophie de la littérature, théorie qui voudrait répondre aux nombreuses questions sur le droit pour un philosophe de parler de littérature et vice-versa, ou sur la nature ambiguë des philosophes « écrivains » et des écrivains « philosophes », tels que Nietzsche, Valéry, ou encore Blanchot. Le problème réside dans la conjonction et : peut-on vraiment définir une opposition entre philosophie et littérature, sachant que les deux ont été pratiquées et envisagées comme les deux facettes du même propos ? Peut-on, au contraire, les englober a-critiquement ?
La philosophie semble, comme on l’annonçait, tuer la littérature, et c’est encore Sabot qui nous rappelle que la disjonction exclusive5 entre les deux disciplines a longtemps hiérarchisé leur importance : la « littérature des idées » a été considérée comme « mauvaise littérature », et la philosophie la plus « littéraire », comme celle de Nietzsche, une forme non plus « continue et rassurante d’une rationalité produisant dans l’unité du discours sa propre justification »6. Toutefois, peut la philosophie donner naissance à la littérature, telle un phénix obstiné : c’est à travers la réflexion critique sur les fondements, sur les contenus, sur les formes de la littérarité que l’on peut persister dans l’activité littéraire (rien que la question « Qu’est-ce que la littérature ? », question dont on comprendra les difficultés intrinsèques, donne naissance à l’élément fondamental de l’œuvre : sa perception en tant qu’œuvre littéraire), en remettant en question les données, en proposant des pistes et des réponses nouvelles. Deleuze écrit, à ce propos, que les écrivains-philosophes « ne font pas une synthèse d’art et de philosophie. Ils bifurquent et ne cessent de bifurquer. Ce sont des génies hybrides qui n’effacent pas la différence de nature, ne la comblent pas, mais font servir au contraire toutes les ressources de leur athlétisme à s’installer dans cette différence même »7. La bifurcation et l’hybridation sont peut-être les réponses à la question de la littérarité de la philosophie et à la philosophie de la littérature : tout en gardant la spécificité des deux pratiques – la création des concepts pour la philosophie, leur illustration esthétique pour la littérature –, la bifurcation et l’hybridation permettent le glissement des deux plans à travers l’« athlétisme » de la différence. Nous verrons que Derrida partage l’approche deleuzienne : philosophie et littérature sont les deux pôles d’une activité intellectuelle qui ne peut pas éviter de se confronter aux enjeux conceptuels de leur mise en scène littéraire.
Notre « recherche concrète » sur la question du rapport entre philosophie et littérature prend en examen les lectures que Jean-Paul Sartre et Jacques Derrida font de l’œuvre de Stéphane Mallarmé, poète qui, comme l’a affirmé André Stanguennec, « a fasciné et continue de fasciner les philosophes »8. Les raisons de cette fascination seront éclaircies tout au long de notre argumentation, mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer que c’est à la fois la volonté de Mallarmé de révolutionner les théories esthétiques et l’obscurité énigmatique de ses textes qui ont permis la spéculation intellectuelle la plus exquise et extrême. En effet, le poète semble incarner un carrefour fondamental de l’histoire des idées du XXe siècle : tout comme Nietzsche, il a prophétisé la fin de l’époque théologique et l’avènement du destin solitaire de l’homme, enjeux décisifs du monde contemporain. Pierre Campion a justement souligné que
de même que Nietzsche et Marx […] ne se veulent pas des philosophes mais un poète ou des savants qui entendent dépasser la philosophie dans et par leur activité propre, de même Mallarmé est bien philosophe, mais ce genre de philosophe qui dépasse philosophiquement la philosophie par son activité poétique, et essentiellement par la disposition critique dans laquelle il l’exerce.9
De Jean Hyppolite à Jacques Rancière, de Julia Kristeva et Philippe Sollers à Alain Badiou, les grandes figures philosophiques du XXe siècle se sont interrogées sur l’importance de la réflexion mallarméenne, et le questionnement philosophique autour de Mallarmé est encore très actif aujourd’hui, comme le démontrent les textes de Quentin Meillassoux et de Cynthia Fleury10. Pour ce qui concerne l’étude critique des rapports entre Mallarmé et la philosophie, de nombreuses œuvres ont vu le jour à partir des années Quatre-Vingt Dix. Nous en citerons quelques-unes, dont Mallarmé philosophe, de Pierre-Henry Frangne, petit ouvrage agile qui essaie de tisser des liens thématiques entre la méditation « intuitive » mallarméenne et celle, plus organique, des grands philosophes de la modernité, de Montaigne à Pascal, de Descartes à Hegel ; selon la thèse de l’auteur, le poète serait « hanté » par la pensée philosophique : « il est paradoxalement le plus imprégné de références philosophiques alors qu’il ne les cite presque jamais et qu’il possède cependant le mode d’une “hantologie” […], la force de les maintenir en lui pour les refuser, les dépasser et les conserver, au sein d’une œuvre littéraire se soutenant d’elle-même »11. Frangne consacre un chapitre entier au rapport complexe entre Mallarmé et Hegel, thème qui avait fasciné, vingt ans auparavant, Benoît Finet, qui avait choisi de faire dialoguer les deux auteurs à travers le prisme du langage. Finet propose en effet « un test de ce rapport de Hegel et de Mallarmé à la théorie du signe »12 à partir de la rencontre intellectuelle qui justifierait la confrontation idéale entre le poète et le philosophe. La même démarche semble avoir été mise en acte par Laure Becdelièvre13 : dans son très beau Nietzsche et Mallarmé. Rémunérer le « mal d’être deux », les deux philosophes-écrivains se croisent dans l’espace du rêve et de la possibilité, une véritable influence de l’un sur l’autre n’étant pas connue à ce jour. Toutefois, les convergences intellectuelles et thématiques entre Nietzsche et Mallarmé demeurent tellement évidentes et profondes – comme l’a souligné Pierre Campion : « par l’un et l’autre, le sens est rapatrié parmi les valeurs humaines […] ; pour l’un et l’autre ce fait relève d’une expérience de la mort de Dieu et de la négation »14 – qu’une étude croisée, très rigoureuse d’ailleurs, était absolument nécessaire. Paul Audi, dans son ouvrage La Tentative de Mallarmé, ressuscite des réminiscences schopenhaueriennes possibles et latentes chez le poète symboliste15 (dans le Coup de dés en particulier) ; André Stanguennec, de façon plus modérée et méticuleuse, propose une Éthique de la poésie qui vise la réinsertion de Mallarmé dans un périmètre moins abstrait – en contestant notamment les lectures de Sartre, de Kristeva et de Derrida –, et il lit l’expérience du poète à la lumière de l’avènement de la République16.
Il faut encore distinguer entre les ouvrages qui ont pensé le rapport entre Mallarmé et la philosophie – que nous venons d’énumérer – et les études sur la réception de Mallarmé chez les philosophes. Nous proposerons une réflexion plus ample sur l’appropriation philosophique lorsqu’on abordera le chapitre consacré à Sartre et Derrida comme lecteurs de Mallarmé, et nous voulons ici mettre en lumière la niche critique vide dans laquelle on tente de s’installer. Choisir, pour une argumentation cohérente, deux philosophes qui ont écrit autour de Mallarmé n’est pas aisé : les options ne manquent pas d’intérêt ni de complexité, et toutes les interprétations ont le mérite manifeste de souligner et de réanimer de manière inouïe des aspects différents de l’œuvre poétique de l’auteur. Nous avons toutefois décidé de travailler sur Derrida et Sartre parce qu’ils proposent deux lectures aux pôles opposés du champ critique : d’un côté, la poésie mallarméenne s’explique, pour Sartre, à partir de la biographie et de l’Histoire, donc à travers une interprétation extratextuelle ; de l’autre côté, Derrida ne construit son herméneutique glissante qu’en fonction du symbolisme langagier de l’œuvre, des caractéristiques du texte et de ses éléments linguistiques. L’objectif de notre recherche sera justement de croiser ces deux lectures opposées et antinomiques, en nous interrogeant sur la possibilité de trouver un point de contact entre la théorie historiciste et la théorie déconstructionniste ; disons-le par avance, le point de contact sera effectivement établi à partir du caractère universel de l’esthétique mallarméenne. Le poète devient, pour les deux philosophes, non seulement un objet d’étude et un cas littéraire, mais aussi un véritable modèle et un archétype herméneutique.
Au-delà de l’intérêt du sujet, il y a une raison ultérieure pour réfléchir autour du Mallarmé de Sartre et de Derrida : les commentateurs ont trop souvent réduit les textes consacrés au poète à l’application d’un dogme philosophique, sans s’intéresser à l’attrait propre aux œuvres, ou, au mieux, en le minimisant par rapport à la théorie générale des philosophes. Autrement dit, personne n’a réfléchi à Mallarmé. La Lucidité et sa face d’ombre, l’étude sartrienne portant sur le poète, comme à un texte unique, riche d’intertextualités, original et provocateur, digne d’une étude particulière ; tout au plus, cet ouvrage a été mis en relation avec la démarche critique des autres biographies sartriennes. De la même manière, « La double séance » a été pauvrement commentée, après avoir été utilisée comme exemple de la structure différée des textes derridiens. Tous les « Sartre lecteur de Mallarmé » et « Derrida et Mallarmé » ont, fort justement, interrogé la méthode des philosophes et sur le rôle des textes sur Mallarmé à l’intérieur de leurs théories ; mais des études portant sur les textes – comme il y en a pour Glas ou pour l’Idiot de la famille – manquaient, à cause, peut-être, de leur inachèvement (Sartre), ou de leur complexité (Derrida). Nous verrons qu’il existe une véritable beauté littéraire des textes, qui met en évidence encore une fois le lien entre littérature, critique et philosophie, lien qui, d’ailleurs, existe chez Sartre et chez Derrida dès les débuts de leurs activités intellectuelles (Sartre ayant consacré son travail de fin d’études à l’imagination, Derrida ayant dédié ses premiers travaux au rôle de l’écriture dans le système épistémologique moderne).
Concernant notre méthode et notre démarche, nous voulons souligner tout de suite les absences inévitables qui ont dû être prises en compte en travaillant sur trois fronts différents. En partant des textes des deux philosophes, il a été presque naturel de s’attarder sur les œuvres mallarméennes qui avaient été commentées par Sartre et Derrida. Nous avons par conséquent fondé notre travail sur le « Coup de dés », « Igitur », « Hérodiade », une sélection de poèmes (les compositions de jeunesse, le « Sonnet en -yx »…) et sur les Divagations, puisque ce sont les textes mallarméens que Sartre et Derrida ont exploités. Cependant, cela comporte l’ellipse d’une partie assez consistante de la production mallarméenne, notamment celle qui médite sur le thème de la mort et de la survie de l’auteur à travers l’œuvre littéraire : nous n’avons pas pu traiter, dans ce travail, les Tombeaux mallarméens ou le très touchant Pour un tombeau d’Anatole, bien que le thème de la survie de l’esprit poétique après la mort soit présent en filigrane dans notre argumentation. Symétriquement, les œuvres de Derrida et de Sartre considérées sont celles qui portent explicitement sur Mallarmé ou celles qui ont un lien plus ou moins explicite avec « les » Mallarmé sartriens et derridiens ; nous survolons ainsi la critique derridienne sur Joyce ou Kafka, et nous ne ferons qu’une esquisse des réflexions sartriennes sur Flaubert.
La méthode de cette étude demeure ainsi très marquée par les travaux des auteurs pris en analyse. Tout en suivant une démarche profondément textuelle – le souci originel étant l’analyse des textes, leur système interne, les liens intertextuels entre ouvrages de critique, ouvrages de philosophie et œuvres littéraires –, nous avons parfois « dérapé » vers des aspects historiques, ou sociologiques, ou d’histoire de la réception, afin, notamment, d’expliciter des passages et de situer l’argumentation dans un périmètre défini. L’influence derridienne a été, dans le cadre de notre travail, une influence presque mimétique17, puisque la longue et assidue fréquentation des textes de Derrida nous a obligé à respecter sa méthode, afin de la rendre manifeste, sans en faire un commentaire. Le langage de cet ouvrage sera, dans les chapitres consacrés à la déconstruction, marqué par le glissement derridien, pour que la représentation de la destruction des oppositions soit mise en scène, et non pas décrite. La langue des auteurs et leur point de vue ont ainsi permis une relecture de l’œuvre mallarméenne à la lumière des intuitions philosophiques : c’est pour cela que nous avons décidé de ne pas nous arrêter au seuil du commentaire pour pouvoir amplifier la portée des illuminations critiques, en ouvrant à nouveau les textes du poète et en enrichissant les analyses des philosophes.
Nous verrons que cette démarche s’avérera extrêmement fructueuse pour l’hymen derridien : à la place de commenter « simplement » les exemples où le philosophe retrouve ce terme, nous avons recherché, à l’intérieur de l’œuvre derridienne, des occurrences nouvelles du concept, en essayant d’appliquer l’argumentation de Derrida à ces loci différents, et en vérifiant ainsi la rigueur des intuitions derridiennes.
Ainsi, avons-nous essayé de donner un cadre cohérent et organique à une matière radicalement instable et non-catégorisable, à savoir, encore une fois, le rapport entre philosophie et littérature et le cas particulier de l’influence de l’œuvre mallarméenne dans la théorie critique de Sartre et Derrida.
D’abord, nous avons voulu tracer le périmètre théorique dans lequel nous avons pu instaurer notre réflexion : l’explicitation des repères du système derridien et de la méthode sartrienne a été nécessaire afin de mettre en lumière le rapport privilégié que les deux philosophes entretiennent avec la littérature à l’intérieur du plus vaste réseau intellectuel qui traverse leurs œuvres. Au fil de l’argumentation, nous avons remarqué la communion profonde entre Sartre et Derrida autour d’un thème qui n’est pas anodin : la fragmentation de la subjectivité. Bien que déclinée de façon différente selon la vision d’ensemble de l’un ou l’autre philosophe, la théorie de la disparition d’un Je monolithique aura des répercussions fondamentales sur les deux démarches critiques. À l’instar du pour-soi sartrien, la différance derridienne glisse et diffère, en se projetant toujours vers un avenir incertain. Si d’un côté la subjectivité du sujet est affectée par le manque et le vide consubstantiels à l’individu, de l’autre côté c’est justement ce « manque » qui permet l’intrusion de la critique la plus envahissante : si l’homme (Mallarmé) n’était qu’un bloc immuable, il serait impossible de proposer une pluralité de lectures. La relation privilégiée entre théorie des idées et littérature sera examinée afin de montrer l’approche singulière de deux philosophes qui ne croient plus à la stabilité perpétuelle de la réalité du monde traditionnel. Une fois le monde bouleversé par le renversement des systèmes classiques, par la guerre, par le surgissement des incertitudes radicales, que reste-t-il, sinon le plan illusoire de l’imagination ? Sont-ils, le Réel et l’Irréel, en opposition – comme le voudrait Sartre – ou se trouvent-ils dans un mouvement de miroirs et d’ombres, sans ligne de démarcation, comme le montre Derrida ? Ce sera la question qui clôturera le premier chapitre de cet ouvrage.
Les deux conceptions de la littérature et de son rapport à la prétendue « réalité » seront incarnées par Mallarmé : nous verrons ainsi comment et pourquoi Sartre et Derrida s’engagent dans le commentaire du poète le plus réfractaire à l’exégèse, et nous soulignerons les spécificités et les origines des deux interprétations. Notre corpus principal se compose de Mallarmé. La lucidité et sa face d’ombre de Sartre et de « La double séance » de Derrida, recueillie dans La Dissémination ; notre ambition réside dans la démonstration que les textes que les philosophes ont consacrés au Maître de la rue de Rome proposent une beauté intrinsèque au langage choisi, un véritable intérêt, esthétique et théorique à la fois, et, surtout, que ces œuvres résument, tout en l’amplifiant, le réseau intellectuel de Sartre et de Derrida (chapitre II).
Ces deux ouvrages seront ensuite mis en relation avec le reste de l’œuvre philosophiques des intellectuels. Nous nous pencherons notamment sur les textes de critique littéraire qui ne portent pas sur le poète symboliste, mais bien sur des auteurs qui, avec la démarche mallarméenne, partagent des topoi théoriques communs. Ce seront nos trajectoires, critiques et cliniques18, esthétiques et personnelles, idéologiques et biographiques ; ce seront nos axes, nos pistes de lecture de l’influence mallarméenne dans les textes sur Genet, Ponge, Baudelaire, Artaud et Flaubert, qui permettront de mettre en évidence l’unicité du « cas Mallarmé » et de sa posture critique, capable de concilier des positions philosophiques apparentement incompatibles. Nous avons choisi de parler de trajectoire « critique » lorsqu’un auteur paraît, selon les analyses sartriennes et derridiennes, promouvoir une posture esthétique qui s’inspire des démarches théoriques de la « révolution mallarméenne ». Nous y opposerons le terme de trajectoire « clinique » lorsqu’un auteur incarne une persona littéraire qui pourrait relever de la névrose de Mallarmé, à savoir l’expérience personnelle qui permet le surgissement du célèbre « anonymat spirituel » de l’artiste (chapitre III).
Details
- Pages
- VI, 356
- Publication Year
- 2025
- ISBN (PDF)
- 9783034349680
- ISBN (ePUB)
- 9783034349697
- ISBN (Softcover)
- 9783034349673
- DOI
- 10.3726/b22307
- Language
- French
- Publication date
- 2025 (September)
- Keywords
- Sartre Derrida Mallarmé Théorie littéraire Réception
- Published
- Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2025. vi, 362 p.
- Product Safety
- Peter Lang Group AG