La force de la copie
Regards croisés sur les copies d’œuvres antiques et sur leur réception, entre philologie, archéologie et histoire de l’art
Summary
Pour répondre à cette double orientation (artistique et philologique) et aux questions de définition et de périmètre, le colloque de Genève (12-14 janvier 2023) a tenu à associer archéologie, histoire de l’art et philologie, des disciplines jusqu’ici traitées de façon indépendante.
Mais les contributions ici réunies attestent que ni l’époque, ni le caractère multiple, ni le degré d’indépendance vis à vis du modèle, ni même son support, ne suffisent à eux seuls pour décrire la force de la copie.
Excerpt
Table Of Contents
- Couverture
- Page de titre
- Page de droits d’auteur
- Table des matières
- Introduction. La force de la copie : regards croisés sur les copies d’œuvres antiques et sur leur réception, entre philologie, archéologie et histoire de l’art (Manuel Royo, Lorenz E. Baumer, Anne Vial-Logeay)
- Une affaire de mots
- La multiplicité des usages de la copie, une question de réception
- Vers un changement de perception
- Une affaire de mots
- La copie a l’épreuve des mots et des techniques (François Blanchetière)
- Multiplicité
- Similitude
- Qualité / authenticité
- Moyens techniques
- Bibliographie
- La copie comme concept intellectuel. Historiographie d’un terme crucial dans l’histoire de l’art antique (Lorenz E. Baumer)
- Le XVIIIe siècle
- Le XIXe siècle
- Le XXe siècle
- Le XXIe siècle
- Bibliographie
- La mémoire des formes. Copie et original dans la sculpture classique (Eugenio Polito)
- Bibliographie
- Copies ou recréations ? La transmission des modèles statuaires dans l’Antiquité́ et à l’époque moderne (Virginie Nobs)
- À la recherche des « maîtres » perdus
- Copier dans l’Antiquité gréco-romaine
- Produire et transmettre : la vie des ateliers antiques
- Exercices ou excellence – la copie au sein des ateliers antiques
- Les gravures : la transmission d’une antiquité redessinée
- Une antiquité normalisée
- Bibliographie
- “Drunken Prometheus”. The poetics of the copy in Martial’s Epigrams (Luke Roman)
- The Early Books: Material and Medium
- Promethean Poetics
- Originals and Fakes
- Literary furtum: an inside job?
- Becoming a classic
- Bibliography
- Cultures écrites et cultures orales : variations de « l’original » et de « la copie » dans les Idylles de Théocrite (Hamidou Richer)
- La copie comme répétition
- La copie comme (re)production
- Bibliographie
- « Un singe de virgile » ? Quelques appréciations touchant à l’originalité de Silius Italicus en France à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle (Guillaume Flamerie de Lachapelle)
- Construction de l’image de Silius Italicus avant 1781 : un imitateur parfois ingénieux mais trop servile
- Un ardent défenseur de Silius Italicus : Lefebvre de Villebrune (1781)
- Virulentes réactions à la thèse de Lefebvre de Villebrune (1785–1815)
- Un jugement mesuré : l’édition variorum de Lemaire (1823)
- Silius, incarnation de la décadence du goût chez trois théoriciens de la littérature (Charpentier, Nisard et Quinet)
- Un rectificatif apporté à Nisard : la traduction de Corpet, Dubois et Greslou (1836–1838)
- Kermoysan, un traducteur épigone de Nisard (1837)
- Conclusion
- Bibliographie
- La multiplicité des usages de la copie, une question de réception
- Copies sur matériau périssable, sur bronze, sur pierre : les textes normatifs de l’Italie médio-républicaine (Emmanuel Dupraz)
- Bibliographie
- Copying, bilingual scholarship and the reception of antiquity in old babylonian mesopotamia (2000–1600 BC) (Sam Mirelman)
- The Mesopotamian Sense of the Past, and the Copying of Texts
- Copying Royal Inscriptions
- Hammurabi of Babylon and the Emulation of Sargonic Bilingualism
- Concluding Remarks
- Bibliography
- Copier pour innover en guerre. La réception des modèles classiques dans la littérature militaire byzantine (Immacolata Eramo)
- Le Laurentianus 55.4 et la collection de textes militaires anciens
- Les compendiums militaires : le cas de Syrianos et du Strategicon de l’empereur Maurice
- Les compendiums militaires : le cas de Léon le Sage
- Conclusion
- Bibliographie
- La copie des oeuvres de l’antiquité dans l’historiographie monastique aquitaine. L’exemple singulier de la Chronique de Saint-Maixent (XIIe siècle) (Julien Bellarbre)
- L’Aquitaine, une survivance de la romanité ?
- La Chronique de Saint-Maixent et son inscription dans la production historiographique aquitaine
- Conclusion
- Sources éditées
- Bibliographie
- Embellir le passé ? Les reproductions galvanoplastiques des Gilliéron (Vasiliki Barlou-Jaeggi)
- Bibliographie
- « Haut en couleur ». La mise en couleur des épreuves archéologiques, du Crystal Palace aux productions de l’atelier Gilliéron (Corentin Luneau)
- Bibliographie
- Copier pour comprendre : l’archéologie expérimentale comme méthode de recherche (Patrizia Birchler Emery)
- Pourquoi expérimenter en archéologie ?
- Quelle définition pour l’archéologie expérimentale ?
- Méthodologie de base de l’expérimentation
- Expérimentations archéologiques de l’Université de Genève en Grèce
- Au-delà de l’expérimentation
- Bibliographie
- Le génie et la méthode : Refaire de l’Antique au XVIIIe siècle, un débat entre Diderot et Caylus (Manuel Royo et Antoine Parlebas)
- « La maudite race que celle des amateurs ! »
- La résurrection d’Apelle
- Une ekphrasis à l’envers
- La force de la copie
- Bibliographie
- Sources citées
- Études modernes
- Auguste Verchère de reffye et les machines de guerre romaines : copies et expérimentation dans l’archéologie sous le Second Empire (Audrey Denis-Bosio)
- L’étude des sources
- L’expérimentation à l’appui de l’archéologie : la reconstitution et le fonctionnement des découvertes
- Exposer les copies au grand public, le point d’orgue de l’expérimentation
- Bibliographie
- Vers un changement de perception
- Le Laocoon de Baccio Bandinelli (1520–1524) : entre copie et émulation (Maurice Brock)
- Bibliographie
- Les bronzes sur modèles antiques de campanie de l’atelier sabatino de Angelis et fils (Hélène Bédoire-Besson)
- Bibliographie
- La réplique au temps du NFT (Michel Tarpin)
- Bibliographie
- Indices
- Index des sources
- Index géographique
- Index des noms propres
- Liste des Illustrations
LA FORCE DE LA COPIE
REGARDS CROISES SUR LES COPIES D’OEUVRES
ANTIQUES ET SUR LEUR RECEPTION, ENTRE
PHILOLOGIE, ARCHEOLOGIE ET HISTOIRE DE L’ART
Lausanne · Berlin · Bruxelles · New York · Oxford · Wien
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Publié avec le soutien de la Société académique de Genève, la Maison de l’histoire et le Département des sciences de l’Antiquité de l’Université de Genève, et de mécènes privés.
ISSN 2296-8628 • ISBN 978-3-0343-5516-2 (Print)
E-ISBN 978-3-0343-5862-0 (E-PDF) • E-ISBN 978-3-0343-5863-7 (EPUB) • DOI 10.3726/b22912
Open Access : Cette oeuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0. Pour consulter une copie de cette licence, visitez le site internet https://creativecommons.org/licenses/by/4.0//
© Manuel Royo, Lorenz E. Baumer, Anne Vial-Logeay et Vasiliki Barlou-Jaeggi, Hélène Bédoire-Besson, Julien Bellarbre, Patrizia Birchler Emery, François Blanchetière, Maurice Brock, Audrey Denis-Bosio, Emmanuel Dupraz, Immacolata Eramo, Guillaume Flamerie de Lachapelle, Corentin Luneau, Sam Mirelman, Virginie Nobs, Antoine Parlebas, Eugenio Polito, Hamidou Richer, Luke Roman, Michel Tarpin, 2025
Peter Lang Group AG
Editions scientifiques internationales
Lausanne 2025
TABLE DES MATIÈRES
Manuel Royo, Lorenz E. Baumer, Anne Vial-Logeay
LA COPIE A L’ÉPREUVE DES MOTS ET DES TECHNIQUES
LA MÉMOIRE DES FORMES. Copie et original dans la sculpture classique
“DRUNKEN PROMETHEUS”. The poetics of the copy in Martial’s Epigrams
Guillaume Flamerie de Lachapelle
LA MULTIPLICITÉ DES USAGES DE LA COPIE, UNE QUESTION DE RÉCEPTION
EMBELLIR LE PASSÉ ? Les reproductions galvanoplastiques des Gilliéron
COPIER POUR COMPRENDRE : l’archéologie expérimentale comme méthode de recherche
Manuel Royo et Antoine Parlebas
LE GÉNIE ET LA MÉTHODE : Refaire de l’Antique au XVIIIe siècle, un débat entre Diderot et Caylus
VERS UN CHANGEMENT DE PERCEPTION
LE LAOCOON DE BACCIO BANDINELLI (1520–1524) : entre copie et émulation
LES BRONZES SUR MODÈLES ANTIQUES DE CAMPANIE DE L’ATELIER SABATINO DE ANGELIS ET FILS
INTRODUCTION La force de la copie : regards croisés sur les copies d’œuvres antiques et sur leur réception, entre philologie, archéologie et histoire de l’art
Dans ses Réflexions sur l’Imitation des Artistes Grecs dans la Peinture et la Sculpture, Johann Joachim Winckelmann écrit que c’est par un heureux effet de l’art qu’une copie nous fait toujours plus de plaisir à voir que la nature elle-même1. Le propos, qui porte initialement sur la mimesis, pourrait sans doute s’appliquer aussi à toute forme de copie et non à la seule imitation de la nature. Si la force de la copie réside alors dans le plaisir qu’elle procure, elle invite cependant à reconsidérer les copies pour elles-mêmes, c’est-à-dire en tant qu’œuvres à part entière, porteuses d’une originalité artistique qui peut conduire à les estimer à l’égal des « originaux » dont elles dérivent. Le vocabulaire que l’on emploie pour désigner ces « copies » témoigne d’ailleurs de l’incertitude de notre regard face à elles et de la difficulté que nous avons à les apprécier, tant la mauvaise réputation attachée à ce qualificatif n’est plus à dire.
Une affaire de mots
C’est donc naturellement que se pose d’emblée une double question, à la fois de dénomination et de périmètre. À quel type d’objet peut-on appliquer le terme de copie et que signifie-t-il donc par rapport au vocabulaire d’équivalents qui n’en sont pas, comme « reproduction, réplique, plagiat, fac-simile, pastiche, multiple… », ou d’antonymes, comme « original, archétype, modèle… », dont les sens appellent à être eux-mêmes définis par leur contexte.
François Blanchetière aborde ainsi les questions de terminologie et de technique que soulève la notion de copie en élargissant le propos à d’autres périodes historiques que l’Antiquité et à d’autres domaines que les arts plastiques. Par son étymologie latine, qui renvoie à l’idée d’abondance (copia) et suggère une multiplicité d’objets identiques, la notion, issue du monde littéraire et du processus de diffusion des textes, devient d’usage courant à la Renaissance avec l’invention de l’imprimerie, qui, en mécanisant la production, accroit et généralise cette diffusion. L’usage du mot copie s’est depuis répandu à d’autres domaines artistiques en conservant ce caractère multiple, inhérent au concept de copie. Cependant, qui dit multiplicité pose implicitement la question de la similitude de la copie avec l’objet qu’elle imite. Pour le dire autrement, la distance qui éventuellement les sépare a des conséquence sur la définition même d’un original ainsi que sur la valeur d’authenticité esthétique, mais aussi marchande, qu’on accordera à chacune des productions, puisqu’en fin de compte une copie n’est rien d’autre qu’une seconde production plus ou moins semblable à la première.
C’est ce concept qu’explorent Lorenz Baumer et Eugenio Polito dans le domaine de la sculpture gréco-romaine. Au XVIIIe siècle, les travaux de J. J. Winckelmann sont à l’origine d’une théorisation stylistique de la production sculptée antique et d’une recherche de paternité artistique. L’idée fondamentale est que les œuvres originales grecques ont pour l’essentiel disparu et qu’elles ne sont, dans leur grande majorité, connues qu’au travers de reproductions romaines bien postérieures. Cette perspective, très proche du processus philologique d’établissement des textes anciens qui cherche à s’approcher au plus près d’un manuscrit originel disparu, à travers ses variantes, est largement développée et formalisée au XIXe siècle par Adolf Furtwängler, donnant ainsi naissance à la Kopienkritik. Cette manière d’envisager l’histoire de la sculpture antique a eu des conséquences en matière de méthodes de recherche archéologique, comme en termes d’échelle de valeur, et est révélatrice des contextes culturels qui la voient naître. Lorenz Baumer et Eugenio Polito brossent ainsi un large panorama des débats sur l’intérêt de ces copies romaines. Ils examinent les critiques contemporaines de la Kopienkritik, qui remettent en question sa validité et proposent de nos jours de nouvelles méthodes pour apprécier désormais les copies en tant qu’œuvres d’art autonomes. La complexité de la pratique de la copie dans le contexte de la sculpture antique est justement soulignée par Virginie Nobs qui examine comment ces copies, loin d’être de simples répliques, ont pu jouer un rôle crucial dans la transmission des connaissances et des styles artistiques à travers les âges. Derrière la création de copies, se dessinent en effet différentes motivations, (éducation des artisans, restauration d’œuvres endommagées, diffusion de modèles esthétiques) à travers l’Empire romain. La distinction entre copie et création originale permet ainsi de mesurer – y compris à l’époque moderne – combien, au-delà de la simple évolution des techniques, et comment les copies contribuent à la fois à la conservation de l’héritage culturel et à l’innovation artistique.
Parallèlement, du fait de sa nature largement autoréférentielle, la littérature grecque et latine offre la possibilité d’enquêtes sur l’intertextualité et l’imitation qui en est le prolongement. C’est ce que s’attache à illustrer Luke Roman à propos de quelques vers du poète Martial. Soulignant la dynamique de réplication qui anime ces passages, l’article montre comment Martial joue et s’appuie sur des formes stylistiques identiques présentes dans l’épigramme grecque hellénistique. L’auteur latin étend cependant ses préoccupations au domaine du réalisme satirique et superpose à ce cadre des phénomènes sociaux contemporains. Luke Roman aborde ainsi différemment la question de la distance par rapport à un original, en mettant en évidence la manière du poète à brouiller volontairement la frontière entre mimesis artistique et expérience vécue au profit d’une originalité revendiquée. Ce sont des processus voisins tels que l’autocitation et la répétition qui dans le corpus des œuvres de Théocrite étudié par Hamidou Richer viennent perturber la notion même d’original dont l’idée paraît presque étrangère au poète dans une culture poétique hellénistique aussi marquée par la « performance » et l’oralité. La réception critique à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles de l’œuvre du poète Silius Italicus, étudiée par Guillaume Flamerie de Lachapelle, met également en lumière le débat sur l’originalité d’un auteur perçu comme un imitateur de Virgile. À une époque marquée par un regain d’intérêt pour les classiques latins, le jugement des contemporains oscille alors entre admiration pour la technique poétique et critiques du manque d’originalité de l’auteur latin.
La multiplicité des usages de la copie, une question de réception
Ce qui semble a priori faire la force de la copie, ce sont sans doute ses multiples usages : pourquoi copie-t-on, dans quel but, dans quel contexte et que permet de percevoir sa réception ?
Lorsqu’il s’agit de documents officiels, historiques, juridiques ou administratifs, le rôle de la copie dans la diffusion de ces contenus paraît évident. C’est ce que montrent Emmanuel Dupraz à propos d’inscriptions normatives de l’Italie médio-républicaine, Sam Mirelman sur la pratique de la copie par les scribes sumériens dans le cadre de leur formation, ou la transmission du corpus de la littérature militaire byzantine, étudié par Immacolata Eramo, dans un but à la fois de conservation et d’adaptation concrète d’un savoir antérieur. Cependant, d’autres usages s’y mêlent comme par exemple visant à l’autoreprésentation des élites italiques que décèle Emmanuel Dupraz dans le souci de transcription des textes fondamentaux de la cité antique sur des matériaux plus durables. Le but peut être également la construction d’une identité culturelle autour d’un passé idéalisé dans le cas des textes sumériens, ou encore, s’agissant de la chronique de Saint-Maixent au XIIe siècle qui, comme le montre Julien Bellarbre, passe par la transformation des textes antiques de Paul Orose et d’Eusèbe de Césarée dans le contexte des monastères aquitains, entre l’Antiquité et le Moyen Âge.
Cette notion d’identité culturelle à laquelle concourt la manipulation des copies trouve également à s’illustrer dans le contexte de la découverte des civilisations minoennes et mycéniennes dès le milieu du XIXe s. Avec les reproductions archéologiques des Gilliéron père et fils de pièces – étudiées par Vasiliki Barlou-Jaeggi et Corentin Luneau – la nature de l’objet d’origine et celle de la copie viennent à se confondre. Qui plus est, les restaurations que réalisent ces artistes sont pétries du style de leur temps, la copie étant à la fois source de la restauration et soumise à elle, par ailleurs formidable moteur d’inspiration comme de connaissance primaire.
Toute restitution pose alors la question de la reproductibilité de l’œuvre originale, suggérant un processus de rétro-ingéniérie que les recherches modernes d’archéologie expérimentale mettent en œuvre et qu’étudie Patrizia Birchler Emery. Définition et méthodologie de l’archéologie expérimentale vont naturellement de pair avec un contexte de médiation culturelle lui-même soumis à d’autres facteurs, esthétiques, historiques voire idéologiques. C’est ce que mettent en évidence Manuel Royo et Antoine Parlebas d’un côté, Audrey Denis-Bosio de l’autre. Les premiers replacent les expériences du Comte de Caylus destinées à reproduire techniques et esthétique antiques dans le cadre de la nouvelle querelle des Anciens et des Modernes marquée par une tension entre la fidélité aux modèles antiques et la création d’œuvres originales inspirées par ces derniers. L’opposition entre Diderot et le Comte de Caylus illustre ici la complexité de la réception de l’Antiquité au XVIIIe siècle. Ce contexte historique et idéologique est à son tour très présent dans l’étude d’Audrey Denis-Bosio où la reconstitution des technologies militaires antiques et leur expérimentation durant le Second Empire révèlent combien l’intérêt personnel de Napoléon III pour l’archéologie et l’histoire de la conquête de la Gaule a joué à la fois dans la création du musée de Saint-Germain-en-Laye, mais aussi dans le contenu que l’on y présentait et qui alimentait le « roman national ».
Vers un changement de perception
Si donc la question de l’œuvre originelle, bien qu’encore présente, paraît moins cruciale et relever pour certains usages de la Quellenforschung ou de l’expérimentation, la copie en revanche acquiert une indépendance et une originalité propres qui tiennent évidemment au contexte qui la voit naître. Dans un domaine qui relève de l’imitation et de l’émulation qui en découle, Maurice Brock montre ainsi comment l’évaluation à la Renaissance de la copie du Laocoon, chef d’œuvre « absolu » pour Pline-l’Ancien, se fait à l’aune de « l’apophtegme du suiveur », auquel recourent largement les auteurs depuis la fin du Moyen Âge. Développée à propos de l’imitation rhétorique, cette réflexion de Quintilien pose comme principe l’impossibilité d’égaler, voire de dépasser son modèle2. Le jugement des contemporains du sculpteur Baccio Bandinelli sur la copie du Laocoon, qu’il réalise entre 1520 et 1524, témoigne de la difficulté à suivre totalement le point de vue du rhéteur latin. Si d’un côté, une copie n’égalera jamais un original car imiter n’est pas reproduire à l’identique, l’émulation, qui pourtant en procède, produit à son tour une œuvre originale tout autant digne d’intérêt et qui pourrait même dépasser son modèle. Mais cela suppose que l’imitation s’accompagne d’une relative liberté d’interprétation.
L’indépendance de la copie par rapport à son modèle est également illustrée par Hélène Bédoire-Besson qui étudie les bronzes produits au XIXe siècle par l’atelier napolitain Sabatino de Angelis et fils. Spécialisé dans la reproduction d’œuvres pompéiennes en collaboration avec la fonderie Chiurazzi, l’atelier s’est acquis une réputation internationale en matière de fonte à la cire perdue, au point de concurrencer les originaux conservés au Musée Archéologique National de Naples. L’authenticité de ses reproductions modernes paraît supérieure à celles des exemplaires d’origine. Leur valeur marchande extrêmement élevée à l’époque ajoute également à la confusion parfois volontairement entretenue entre originaux et copies. Et sans doute n’est-ce pas un hasard si un décret officiel confère à ces modernes antiques une valeur patrimoniale historique à l’instar des objets qu’ils reproduisent.
Ni son époque, ni son caractère par nature multiple, ni sa plus ou moins grande indépendance par rapport à son modèle, ni même son support, ne paraissent à eux seuls suffisants pour décrire la force de la copie. En témoigne ainsi la vogue actuelle des NFT décrite par Michel Tarpin. Bien que cela ne concerne pas directement l’Antiquité, le phénomène invite à réfléchir sur le sens même à donner au concept de copie. Le paradoxe de ces « répliques numériques » « conçu[e]s pour pérenniser et diffuser des œuvres, dans un contexte où leur valeur et leur pertinence ont rapidement fluctué » est de produire, grâce à un procédé numérique qui en protège l’accès virtuel, un titre de propriété plus ou moins exclusif sur une œuvre originale – matérielle ou numérique –, sorte de certificat qui garantirait à l’acheteur, outre son accès virtuel, l’originalité et l’authenticité de la copie matérielle éventuellement produite. Comme le note M. Tarpin, « la notion-clé de ces reproductions est qu’elles ne sont justement pas des reproductions ou des copies, mais des œuvres nouvelles ce qui est évidemment très discutable » et qu’elles ouvrent d’innombrables questionnements juridiques en matière de reproductibilité numérique, de droits d’auteur, de propriété ou de cession par exemple. En revanche cette « singularité multiple » sur laquelle ouvre le NFT, si l’on veut bien nous accorder cet oxymore, pousse à redéfinir les concepts d’originalité et de propriété à l’ère numérique.
Manuel Royo
Lorenz E. Baumer
Anne Vial-Logeay
LA COPIE À L’ÉPREUVE DES MOTS ET DES TECHNIQUES
Musée d’Orsay, Paris
Les organisateurs du colloque « La force de la copie » m’ont proposé d’introduire nos échanges, et je les remercie d’avoir osé faire appel, non à un spécialiste de l’Antiquité, mais à un historien de l’art du XIXe siècle, pas universitaire mais conservateur de musée. Il se trouve cependant que le monde antique ne m’est pas inconnu, ayant fait, voici bientôt 25 ans, une maîtrise en histoire grecque sous la direction de Françoise Ruzé à l’université de Caen. Qui plus est, je participe depuis 2011 aux réunions et aux échanges organisés par le réseau Gypsothèques, qui rassemble plusieurs fois par an des responsables de collections françaises d’œuvres en plâtre, communément appelés moulages, qui sont pour une large part des reproductions d’œuvres antiques – mais pas seulement, nous y reviendrons.
Details
- Pages
- 292
- Publication Year
- 2025
- ISBN (PDF)
- 9783034358620
- ISBN (ePUB)
- 9783034358637
- ISBN (Hardcover)
- 9783034355162
- DOI
- 10.3726/b22912
- Open Access
- CC-BY
- Language
- French
- Publication date
- 2025 (December)
- Keywords
- Art antique Histoire de l’art Littérature antique Artefacts Culture matérielle Culture littéraire
- Published
- Lausanne, Berlin, Bruxelles, Chennai, New York, Oxford, 2025. 292 p., 59 ill. en couleurs, 8 ill. n/b, 1 tabl.
- Product Safety
- Peter Lang Group AG