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Musique, Folie et Nature au Moyen Âge

Les figurations du fou musicien dans les manuscrits enluminés (XIII e -XV e siècles)

de Martine Clouzot (Auteur)
©2014 Thèses postdoctorales XIV, 502 Pages

Résumé

Basé sur une anthropologie des images de la musique, ce livre étudie les figurations du fou musicien dans les manuscrits du Moyen Âge. A partir d’un vaste corpus, il en rappelle les fondements antiques et patristiques, les modèles mystiques et politiques, ainsi que les réseaux thématiques. Loin de se limiter au fol de cour, il s’intéresse à l’insipiens des psaumes et à « l’insensé-fou » des décors naturalistes. Le premier, associé à Adam et au démon, appartient aux discours théologiques sur le blasphème et le péché originel. Le second, avec ses grelots et ses clochettes, fait écho à la philosophie naturelle aristotélicienne enseignée aux écoles et aux universités.
Fondées sur les principes de mouvement, d’inversion et de proportion, les images étudiées dans cet ouvrage expriment à la fois la sagesse et le non-sens de la folie, l’harmonie et le chaos de la musique et de la nature. Dans la culture médiévale de l’homme imago Dei, le fou musicien apparaît comme une image visuelle, sonore et mentale interrogeant l’ordre de la Création.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Sommaire
  • Liste des illustrations
  • Reproductions couleurs
  • Dessins
  • Abréviations
  • Introduction
  • Images, textes et contextes
  • Définitions générales
  • 1) Définitions générales sur la folie
  • 2) La folie et la sagesse : étymologies médiévales
  • 3) Musiques, musicalités et nature
  • « Musique, folie, nature » : enjeux et approches interdisciplinaires
  • 1) Les images : problématiques et méthodes croisées
  • 2) Trois principes : proportio, inversio et mouvement
  • 3) Transdisciplinarité et anthropologie des images
  • 1ère partie : Les corpus du fou et la rhétorique des images
  • A. Musique, folie et nature au tournant du XIIIe siècle : scientia et sapientia
  • 1) Les arts libéraux et la nature : scientia et natura
  • 2) Rhétorique et Harmonie
  • 3) Rhétorique, poésie et théologie aux XIIe et XIIIe siècles : de l’âme
  • B. Dispositifs, topographies et transformations : le fou des images entre le XIIIe et le XVe siècle
  • 1) Corpus, séries et topographies de l’insipiens et du fou
  • 2) De l’insipiens au fou : les transformations entre 1380 et 1500
  • a. Transferts de lieux et de thèmes
  • b. Nouvelles formes et topographies, nouveaux livres
  • 3) Le fou : relations musicales, musicalités et hyperthématisme
  • a. Des relations musicales dans les images
  • b. Musicalités : les relations musicales et rhétoriques du fou avec les images
  • c. Les relations hyperthématiques du motif « fou » avec la musique et la nature
  • C. La rhétorique des livres ornés : Bildeinsatz, ductus, voces animantium et inversio
  • 1) Nommer l’image du fou aux XIIIe et XIVe siècles : les mots et les choses
  • a. Figurae, picturae et imagines agentes
  • b. Le fou : le choc des images
  • c. Topoï
  • 2) Rythmer la lecture, stimuler la mémoire : ductus et Bildeinsatz
  • a. Ductus et Bildeinsatz comme compositions mnémotechniques
  • b. Bildeinsatz, pictura et ductus dans les bibles, les psautiers et les bréviaires des XIIIe et XIVe siècles
  • c. Bildeinsatz et pictura dans les livres du XVe siècle
  • 3) Rhétorique de l’inversio : le principe de la folie dans les images
  • a. Des ornements visuels et sonores : enargeia et voces animantium
  • b. L’inversion rhétorique et poétique : adynata et impossibilia
  • c. Le monde naturel et la folie des marges : les rhétoriques de l’inversio
  • 2e partie : Natura et musica : ornementalité et musicalité de la folie
  • A. Natura et ornatus : conceptions sur la nature et la folie
  • 1) L’ornemental de la folie : ordre et harmonie
  • a. Ornatus et proportio
  • b. L’insensé dans la nature entre le XIIe et le XVe siècle
  • 2) Phusis, natura et cosmos : des cosmologies antiques aux sciences médiévales
  • a. De phusis à natura
  • b. Cosmologie et sagesse : les théories de la connaissance
  • 3) Natura du XIIe au XVe siècle
  • a. Concepts généraux de l’Antiquité tardive au XIIe siècle
  • b. Nature du XIIe au XVe siècle : allégories et sciences naturelles
  • B. Une musica sonora des images et de la nature du XIIIe au XVe siècle
  • 1) Musica et natura du XIIIe au milieu du XIVe siècle
  • a. L’invention de « l’insensé-fou » des marges
  • b. L’insensé-fou, les grelots et la cornemuse
  • 2) Musica, physica et folie entre 1250 et 1350 : les images avec le son des grelots
  • a. Les images avec le son : les objets sonores de l’aristotélisme
  • b. Grelots et clochettes de l’insensé-fou : les objets sonores
  • c. Le numerus sonorus : Boèce et Aristote à l’Université
  • d. Folie des corps, folie des sons : hybrides et silences
  • C. Les sons de la nature : sensations et raison chez le fou et l’animal au XIVe siècle
  • 1) Sensation et raison : l’insensé et la musique de la nature
  • a. Le mouvement de l’ouïe : jongleurs et fous dans les manuscrits d’Aristote entre 1280 et 1350
  • b. L’insensé : un objet sonore dans et de la nature ?
  • 2) La sensation de l’ouïe : la faculté d’une puissance
  • a. Ouïr le silence : David et l’harmonie musicale
  • b. L’ouïe de l’insensé ou la sensation de la connaissance
  • c. La puissance d’une privation : images de la folie et de la pensée en acte
  • 3) Des sons et des images dans la mémoire et l’âme
  • a. L’insipiens, la natura et la musica
  • b. Les sons vocaux de l’insipiens et de David : productions et effets physiques entre 1280 et 1350
  • c. Des mots et des images dans la mémoire
  • 4) Le fou : la connaissance par les images et les sons vocaux
  • a. Les images de l’imagination : les sons vocaux
  • b. Les figurations de l’insensé : les mouvements de la sensation, de l’intelligence et de la mémoire
  • c. Les mouvements de l’insensé-fou : de la connaissance vers la sagesse
  • 3e partie : Les musicalités de l’humanité : hybridité et animalité du fou
  • A. L’insipiens et l’insensé-fou : corps, objets et voiles
  • 1) La tête de l’insipiens
  • a. Le crâne et le rasage : infamie et maladie mentale
  • b. Tonsure et chevelure : folie et sagesse du clerc, du saint, du héros arthurien
  • c. La sagesse ou l’envers des normes : Diogène le sage cynique, David et Jean-Baptiste
  • d. La tête du fou au XVe siècle
  • 2) Attributs de l’inversion
  • a. De la massue à la marotte : l’inversion des statuts et des pouvoirs
  • b. L’objet rond : pain, fromage ou pierre ?
  • 3) Du voilement au vêtement
  • a. Chemise et toge (?) aux XIIIe et XIVe siècles : voiles du corps, voiles du langage
  • b. Le dévoilement des parties sexuelles : humanité – animalité – hybridité
  • c. Le vêtement : couleurs et grelots au XVe siècle
  • B. Musique du temps et de la nature : l’hybride, le singe et Adam
  • 1) L’hybridité : nature et musique en puissance, en acte
  • a. Corps hybrides, monstrueux et sonores : la musique et la nature en transformation
  • b. Forme et croissance : les paradoxes de l’hybridité
  • c. Monstruosité et harmonie du monde
  • 2) Animalité et humanité : folie, nature et musique du corps
  • a. Folie et animalité : topographies et réseaux
  • b. Les animaux de la folie : les oiseaux, le singe et le chien
  • c. L’animalité, folie de l’humanité
  • 3) L’humanité, entre l’insensé, le singe et Adam : musicalités et temporalités
  • a. Le singe, le jongleur et l’insensé : l’humanité dégénérée en l’homme
  • b. Adam et la Chute : modèles adamique et christique du péché
  • c. Les voiles du langage : nudité et parole
  • d. Les habits de la grâce et le second Adam : une musique du temps
  • 4e partie : Les images de la folie : musicalités et intentions morales
  • A. Folie naturelle et folie artificielle : des vices et des vertus
  • 1) Le roi David et l’insipiens : le paradoxe de la folie naturelle et artificielle
  • a. Le paradoxe de deux paroles opposées
  • b. Le paradoxe des deux folies naturelle et artificielle
  • c. Intentio et prudentia : le corps sonore et la vertu de l’esprit
  • 2) Vices et vertus : des musicalités opposées
  • a. Les vices et les vertus : le combat de David contre l’insipiens
  • b. Des Paroles diaboliques : le blasphème et l’orgueil
  • c. Le péché de langue contre la musique des anges : l’exclusion de la Cité de Dieu
  • 3) Rythmes et temporalités : l’insipiens, le Juif, le Christ et Dieu
  • a. La Tentation du Christ versus de l’insipiens aux XIIIe et XIVe siècles
  • b. La folie de la Passion dans les images : l’hybride musicien, le Juif et le Christ fou
  • c. Présence et absence de Dieu dans la folie : deux temporalités simultanées
  • B. Le salut des hommes via la folie et la musique
  • 1) Voir l’esprit de la folie : musique, sensations et mémoire
  • a. Musique, idolâtrie et impiété
  • b. Folie de Dieu contre sagesse des hommes : l’autre de la norme ?
  • c. La musique, la folie et la mort
  • 2) Fous et jongleurs : des images de l’humilité et de la conversion
  • a. L’ermite et l’acédie
  • b. Humilité, charité et conversion : les fous et les jongleurs de Dieu
  • c. Le jongleur et le fou : le chant du psaume, la joie de la conversion
  • d. Des images mnésiques de l’intentio et de la charité : fous et jongleurs
  • 3) Folie et faiblesse des puissants
  • a. Faiblesse et puissance du silence des hybrides, du jongleur et de l’insensé
  • b. Folie et faiblesse de Dieu
  • c. Fêtes des fous et célébrations de l’enfance
  • 5e partie : Corpus musical et harmonie universelle : de l’homme inconnaissant à la sagesse de Dieu
  • A. Le roi et la folie : mélancolie et « musicothérapie »
  • 1) Folie et royauté : le livre miroir
  • a. Les livres exemplaires pour le roi : psautiers et romans enluminés
  • b. Vices de la cour et tyrannie du roi : les bruits de la folie
  • c. Folie et sauvagerie : le miroir du monde
  • 2) Fous de cour, folie royale et mélancolie des princes
  • a. Les fous de cour à la fin du XIVe et au XVe siècle
  • b. Le roi fou et le prince mélancolique
  • c. Musique et mélancolie : de la théorie humorale aux « esbattements » de cour
  • 3) La musique, lien entre le corps et l’âme : une « musicothérapie » médiévale
  • a. Proportiones et rythmes du corps : une musicothérapie médicale
  • b. David et Saül : une musicothérapie spirituelle
  • c. L’âme musicale du monde : la cithare, la lyre et l’ordre mathématique du monde
  • B. Sous le signe du singe, la folie de l’homme : corpus, mesures et musicalités
  • 1) Le fou et le berger musicien : le temps de l’Incarnation
  • a. David et Jésus : le berger et l’insensé
  • b. La musique du berger, une allégorie du temps de l’Incarnation
  • c. Orphée et le poète : folie, musique et nature
  • 2) Corpus cosmologiques et ontologiques : macrocosme et microcosme
  • a. Chaos et harmonie du monde
  • b. Corpus, esprit et souffle : la médiation cosmologique et politique du fou
  • c. Les livres enluminés, métaphores des voiles de la nature
  • 3) Folie et sagesse : inconnaissance et connaissance de l’homme
  • a. La Révélation : le son de Dieu sans la raison ?
  • b. Folie, inconnaissance et sagesse de l’homme
  • c. Les images de l’insensé : une image de la connaissabilité dans l’âme contemplative ?
  • d. L’inversion des images de la folie : penser au-delà des images, de la musique, de la nature et du livre
  • Conclusion
  • Corpus des manuscrits et des textes édités
  • I. Manuscrits enluminés
  • Allemagne
  • Angleterre
  • Autriche
  • Belgique
  • Etats-Unis
  • France
  • Italie
  • Pays-Bas
  • Suisse
  • II. Séries chronologiques des images
  • XIIe siècle
  • XIIIe siècle
  • XIVe siècle
  • XVe siècle
  • III. Archives
  • 1) Archives comptables : mentions des « fols en titre »
  • 2) Archives éditées
  • IV. Textes édités
  • 1) Textes grecs antiques
  • 2) Textes latins antiques
  • 3) Textes du Moyen Age
  • Bibliographie
  • Art et images
  • Musique
  • Littérature
  • Sciences
  • Philosophie et théologie
  • Histoire : pouvoirs politiques et folie
  • Index des auteurs

Liste des illustrations

 

Reproductions couleurs

Figure 1.Bibliothèque municipale de Dijon, ms. 113, f. 44 verso, Bréviaire de Saint-Bénigne, début XIVe s.

Figure 2.BM Verdun, ms. 107, f. 26, Bréviaire de Renaud de Bar, vers 1305.

Figure 3.Londres, The British Library, Arundel 83, f. 40 verso, Psaultier de Robert De Lisle, vers 1310.

Figure 4.Bibliothèque municipale d’Autun, ms. 275, f. 3 verso, Bible de Nicolas Rolin, vers 1440.

Figure 5.Paris, BnF, ms. Lat. 774, f. 63 verso, Psautier de Charles VIII, 1450-80.

Figure 6.Ville de Mâcon. Bibliothèque municipale, ms. 2, f. 19, La Cité de Dieu de saint Augustin, vers 1470.

Figure 7.Paris, BnF, ms. Fr. 47, f. 14, Historiae Alexandri Magni de Quinte Curce, trad. Vasque de Lucène, Flandre 3e quart XVe s.

Dessins

Figure 8.Los Angeles, John Paul Getty Museum, ms. 46, f. 72, Psautier Bute, nord de la France, vers 1270-80.

Figure 9.Oxford, Bodleian Library, ms. Douce 118, f. 60 verso, Psautier de Joffroy d’Aspremont, Artois, fin XIIIe s.

Figure 10.BM Verdun, ms. 107, f. 101, Bréviaire de Renaud de Bar, vers 1305.

Figure 11.BM Verdun, ms. 107, f. 160 verso, Bréviaire de Renaud de Bar, vers 1305.

Figure 12.New York, PML, ms. G24, f. 32, Les Vœux du Paon de Jean Brisebarre, vers 1340.

Figure 13.New York, PML, ms. G24, f. 51 verso, Les Vœux du Paon de Jean Brisebarre, vers 1340.

Figure 14.New York, PML, ms. G24, f. 65, Les Vœux du Paon de Jean Brisebarre, vers 1340. ← 491 | 492 →

Abréviations

 

ADCO :

Archives de la Côte d’Or (Dijon)

AN :

Archives du Nord (Lille)

BL :

British Library (Londres)

BM :

Bibliothèque municipale

BnF :

Bibliothèque nationale de France (Paris)

Bod. Lib. :

Bodleian Library (Oxford)

BPU :

Bibliothèque Publique et Universitaire (Genève)

BrB :

Bibliothèque royale de Belgique (Bruxelles)

MMW :

Museum Meermanno-Westreenianum (La Haye)

ÖNB :

Österreichische Nationalbibliothek (Vienne)

PML :

Pierpont Morgan Library (New York) ← XIII | XIV → ← XIV | XV →

Introduction

 

Dans les enluminures médiévales, le fou sautille en faisant tinter grelots et clochettes. Tout de vert et de jaune vêtu, il discourt avec sa marotte ou tire la langue en gesticulant. Difforme, il n’est cependant pas animal ; musicien, il n’est pas tout à fait humain ; illuminé, il n’est pas vraiment divin. Dans les livres et au cours du temps, cette image cinétique condense différents réseaux thématiques, ceux de la musique, de la folie et de la nature.

Dans les manuscrits enluminés entre le XIIIe et le XVe siècle, le fou est souvent accompagné du singe, de la chouette, de l’hybride, du jongleur et de l’homme sauvage. Il est figuré dans un environnement naturaliste composé d’oiseaux chanteurs, d’animaux, d’insectes, de fleurs, de rinceaux de feuilles et d’arbres. Explicitement ou implicitement, il est toujours lié au roi David, à Adam, au diable, au Juif, au Christ et à Dieu. Néanmoins, ce que les images médiévales donnent à voir à la surface des feuillets recouvre en fait des généalogies culturelles et des strates archéologiques plus profondes et anciennes. Elles font sentir aux lecteurs médiévaux et actuels les « mouvements de terrains » et les « ondes de mémoire » invisibles1, rendant tangibles à l’œil les liens entre la folie, la musique et la nature. Ce livre veut mener l’enquête croisée entre les feuillets décorés des livres et leurs structures souterraines, combinant ce qui se voit avec ce qui ne se voit pas2. Se voulant une halte dans une quête plus longue, il est conçu comme une recherche en devenir.

Relier les trois termes « musique, folie, nature » incite à en renouveler les approches pluri- et interdisciplinaires dans les champs de l’anthropologie historique. Séparément, ces mots ne constituent pas d’entrées explicatoires de la folie, la musique et la nature. C’est en tant que concepts liés ensemble qu’ils font sens, par le traitement croisé et transdisciplinaire des documents du corpus. Ensemble, ils accumulent la « puissance des concepts » : fondée sur leurs définitions, leur nature et leur plasticité, cette puissance – conceptuelle elle aussi – permet l’observation des « phénomènes » – en l’occurrence les images et les discours –, et donc la formulation des questions et des problèmes. Mais aussi, elle implique la transformation des notions générant la filiation des con ← 1 | 2 → cepts, selon les termes de Georges Canguilhem3. Aussi, l’association de ces trois concepts fait apparaître la diversité de leurs relations thématiques et structurelles dans le temps et d’un milieu social et culturel à un autre. Leur étude conceptuelle dans et par les images médiévales en renouvelle les définitions et débouche sur des perspectives ontologiques et anthropologiques dont la modernité surprend : elle montre en effet que, quelle que soit l’époque, l’anormalité suscite l’intérêt pour la normalité, et réciproquement4.

Ce livre fait suite à l’ouvrage sur Le Jongleur. Mémoire de l’Image5, basé sur les psautiers et les livres de philosophie naturelle d’Aristote, entre 1200 et 1330. Cette première étape avait permis de repérer les analogies formelles et thématiques entre les images du jongleur et celles du fou. Dans les images et les écrits, tous deux sont soit associés, soit confondus en une seule figure, réunis par la musique, la pratique instrumentale, la danse ou la voix. L’un et l’autre sont liés à la royauté, biblique avec David, Salomon, le Christ, ou au pouvoir politique auprès du roi et du prince à la cour. Leur modèle fondateur est le roi David, histrio et insensé, dansant nu devant l’Arche d’Alliance. Sur son exemple, Bernard de Clairvaux au XIIe siècle, puis François d’Assise au XIIIe siècle, se sont proclamés « jongleurs de Dieu ». Unis en cette seule figure, le jongleur et le fou davidiques, puis cisterciens et franciscains, sont devenus des modèles de l’humilité exemplaire. Néanmoins, les comparaisons ont révélé des divergences entre les deux figures, semblables, mais distinctes et autonomes : la généalogie culturelle du jongleur, – histrio –, est principalement gréco-romaine et patristique, alors que celle du fou, – insipiens, stultus –, est fondamentalement biblique. D’un point de vue qualitatif, cette distinction a mis en évidence un déséquilibre de taille entre les deux : si le jongleur est bien une figure mnésique et christique efficace, son champ d’action et ses réseaux restent plus réduits que ceux du fou. Celui-ci s’inscrit en effet dans une chronologie plus longue que celle du jongleur ; il a une capacité à développer des réseaux plus complexes, à très grande échelle, de l’homme insensé jusqu’à la folie de Dieu, du chaos jusqu’au cosmos. Aussi, le projet initial d’étudier ensemble les deux figures a en fait conduit à les distinguer. ← 2 | 3 →

Images, textes et contextes

L’association de la folie avec la musique et la nature n’est pas le produit d’une construction théorique artificielle. Elle provient de la constitution du corpus et de l’observation minutieuse des images. Une périodisation en deux temps a été dégagée : 1200-1350 / 1350-1500. A l’intérieur de cette chronologie, le corpus, non exhaustif, est composé sur la base du recoupement des trois notions. A partir du mot-clé « fou », il en a révélés trois types qui, dans l’ordre chronologique, s’organisent ainsi : l’insipiens de la fin du XIIe jusqu’au XVe siècle ; l’insensé-fou de la période 1250-1350 ; le fol à la fin du XIVe siècle et au XVe siècle. Schématiquement, les « deux fous mauvais » seraient l’insipiens et le fol de cour, alors que le « fou innocent » correspondrait à l’insensé-fou des marges. Mais, cette typologie caricaturale est mobile et s’inverse souvent. Du XIIIe au XVe siècle, les livres ornés de ces figures sont les bibles, et plus encore les psautiers, les livres d’heures et les bréviaires. Au XVe siècle s’ajoutent les chroniques, les histoires, les mémoires, les miroirs du monde et les manuscrits de la Cité de Dieu de saint Augustin.

Les livres enluminés sont des productions culturelles qui, parmi d’autres, servent de vecteurs aux savoirs sur la folie, la musique et la nature au Moyen Age. Auteurs et enlumineurs ont fabriqué les images de l’insipiens, de l’insensé-fou et du fol en fonction des différents matériaux culturels de leur époque. A partir de leurs propres corpus, ils les ont transformées intentionnellement, en fonction des destinataires des livres et des lecteurs. Un rapide panorama historique permet de rappeler qu’entre le XIIIe et le XVe siècle, la culture des moines et des clercs s’est progressivement ouverte aux laïcs. En effet, à partir du XIIe siècle, les clercs ont commencé à diffuser les corpus antiques, bibliques et patristiques via le cursus des artes liberales dans les écoles urbaines. La théologie et la poésie allégorique aux écoles de Chartres et de l’abbaye de Saint-Victor à Paris, notamment, ont pris une place importante dans l’enseignement des arts du quadrivium. Elles se sont développées, entre autres, à partir de la cosmologie platonicienne et des conceptions augustiniennes et boéciennes sur la musique, la nature et la sagesse. Les transferts culturels se sont de plus en plus diversifiés entre les milieux ecclésiastiques, l’Université, les cours royales, princières, et les villes. Des concepteurs aux récepteurs des livres, les conditions sociales nouvelles, favorables aux échanges culturels, ont accéléré la circulation de modèles savants, telles les figures de la folie associées à celles de la musique et de la nature. A partir du XIIIe siècle et jusque vers le milieu du XIVe siècle, l’étude de la philosophia naturalis d’Aristote à la Faculté des Arts est allée de paire avec le développement du thomisme, de la théologie franciscaine à Paris et des sciences naturelles par l’observation et l’expérience empirique à ← 3 | 4 → Oxford6. Conciliant l’augustinisme aux aristotélismes, les maîtres ont innové, certes en théologie, mais aussi dans les sciences mathématiques de la musica, de la physica, de l’astronomia, de l’optique, ou encore de la médecine. De fait, entre le XIIIe et le XIVe siècle, de nouveaux types d’ouvrages ont vu le jour, comme les sommes théologiques, les compilations encyclopédiques, les bestiaires, etc. Parallèlement, les cours ont elles aussi ouvert leurs portes aux « gens de savoir »7, réunissant autour du prince, non sans tensions, théologiens, humanistes, poètes, compositeurs et « artistes ». La poésie et le roman ont alors célébré à leur manière la nature, la musique et la sagesse versus la folie des hommes et du monde. Enfin, vers le milieu du XIVe siècle, depuis la Rhénanie et les Pays-Bas, de plus en plus de laïcs cultivés ont rejoint les mouvements spirituels et mystiques de la devotio moderna initiés par les frères de la vie commune. Gagnant l’Angleterre, la France et l’Europe centrale, ces courants religieux de laïcs ont eux aussi contribué aux transformations des relations entre la folie, la musique et la nature, dans et par les livres et les images.

Ce tour d’horizon historique et culturel ne sert qu’à remettre en mémoire les cadres sociaux et intellectuels ayant fait croître et se métamorphoser les diverses figurations du fou. Pour mieux les observer, voyons d’abord les définitions actuelles et passées de la folie, la musique et la nature.

Définitions générales

1)Définitions générales sur la folie

D’après les définitions du Dictionnaire de l’Académie française, la folie est décrite comme

1. Trouble du comportement et/ou de l’esprit, considéré comme l’effet d’une maladie altérant les facultés mentales du sujet. [Psychologie, médecine :] La psychiatrie classique […] définit médicalement la folie comme existant à l’intérieur de la personne examinée […]. [Psychopathologie :] Folie maniaco-dépressive, maladie mentale. [Sciences humaines :] Phénomènes humains rapportés à une conception de l’homme comme être inconscient […]. 2. Etat psychologique passager de trouble intense ou d’exaltation, causé par une forte émotion ou un sentiment violent et qui peut (dans certains contextes) être assimilé à un accès de folie […]. 3. Conduite, comportement qui s’écarte de ce qui serait raisonnable aux regards des normes sociales (dominantes ou propres à l’idéologie du locuteur) et qui est considéré comme l’expression d’un trouble de et/ou d’un manque de sens moral, de bon sens ou de prudence […]. ← 4 | 5 → Manque de raison, de jugement pouvant aller jusqu’à l’extravagance. 4. Gaieté insouciante et légère. 5. [Mystique chrétienne :] Folie est employé pour désigner la foi, qui semble déraisonnable aux incroyants et, par renversement, le savoir et la conduite des incroyants, qui semblent déraisonnable pour celui qui a la foi […]8.

Dans l’ensemble, les définitions des dictionnaires de langue rendent explicite l’annexion de la folie par la médecine psychiatrique et la psychologie. Elles s’inscrivent dans l’épistémologie de la folie qui la distingue, depuis le XVIIe siècle, de la raison. C’est en faisant « l’histoire du partage entre la folie et la raison, incessant mais toujours modifié »9 que Michel Foucault a montré les processus du « grand enfermement » à partir de l’âge classique, en réponse au rejet et à l’exclusion sociale des fous. En remontant la généalogie à rebours, rappelons qu’il a effectué une rupture épistémologique à la charnière des temps modernes : au XVe siècle, la folie était pensée par rapport à l’angoisse de la mort et au Jugement dernier, à l’errance moquée dans la Nef des Fous de Sebastian Brant10, au néant et à la monstruosité animale de l’homme. Puis, au début du XVIe siècle avec Erasme de Rotterdam (vers 1467-1536), la folie s’est déplacée au centre de la raison et de la vérité : dans l’Eloge de la folie (1509), le fou est celui qui dit à chacun sa vérité11. S’est ainsi opéré un renversement dialectique entre folie et raison, folie dans la raison et raison dans la folie12. Dans le même temps, la folie fut considérée comme une expérience tragique de la folie du monde et critique sur la conscience morale de l’homme13. Mais, à partir du XVIIe siècle et plus encore du XIXe siècle, la folie a été placée organiquement dans l’esprit14 ; en conséquence, socialement, le fou fut rejeté à côté de l’individu raisonnable. En effet, avec Descartes fut fixée l’idée que la folie peut être interne à la pensée elle-même15 et donc qu’elle peut mettre celle-ci en danger. ← 5 | 6 → Au XIXe siècle, englobant dans un même mouvement répressif et correctionnaire maladies mentales, pauvreté et criminalité, les psychiatres et les aliénistes ont traité le fou comme un objet, au détriment du sujet malade16. Ce fut le cas notamment de Charcot dans ses travaux sur l’hystérie17. En fait, depuis les Lumières et les Encyclopédistes, la folie a été appréhendée essentiellement sous le poids de la raison18.

D’un point de vue anthropologique, quelles que soient les époques, les sociétés et les disciplines, la folie apparaît comme un non-sens19. Ce non-sens prend des significations différentes selon les contextes historiques. Dans la lignée de Michel Foucault, plusieurs ethnologues et anthropologues des sociétés contemporaines ont mené des enquêtes régionales sur l’administration de la folie par les autorités politiques et religieuses à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. Les travaux de Giordana Charuty sur l’internement en Languedoc aux XIXe et XXe siècles20 montrent bien, selon ses termes, que l’institutionnalisation médicale de la folie est « d’abord le signe d’une médicalisation de la société », que « l’internement a une efficacité sociale » quand la famille et le voisinage perdent le contrôle sur les individus considérés comme fous, et que l’institution psychiatrique est aujourd’hui en crise. Mais, avec Roger Bastide21, on ajoutera que cette emprise de la médecine sur la folie provient aussi du rejet par les sociétés occidentales et contemporaines du sur-naturel et des systèmes d’intercommunications entre les hommes, la nature et les dieux. Il met en correspondance la médicalisation et les maladies de la société : « les maladies mentales dans la science contemporaine se déplacent ; elles quittent l’individu, victime, pour devenir les maladies de la société, agressive et répressive »22. Les sociétés dites « primitives » savent saisir l’étrangeté du fou, en en faisant un intermédiaire privilégié entre les mondes de l’ici-bas et de l’au-delà. Nos sociétés, au contraire, répondent au nom de l’exigence cartésienne, biologique et scientifique par l’exclusion sociale, juridique et topographique de l’aliéné, ou par la camisole chimique qui devrait faire de lui l’imitation d’un individu ← 6 | 7 → conforme aux normes sociales. « Est-ce parce que nous lisons en eux [le rêve, la folie et la transe mystique] la fragilité de notre raison, l’inconsistance des tabous et barrières de nos sociétés ? » interroge Roger Bastide23. Malgré la distance chronologique et culturelle, paradoxalement, cette approche sociologique et épistémologique pourrait correspondre aux conceptions théologiques, philosophiques et littéraires des médiévaux. Car, considérer la folie comme une réponse « homologue » et « inverse des structures sociales présentes »24, renvoie en quelque sorte à la société du Moyen Age, dont les fondements, les normes et les rituels contiennent et autorisent le désordre. Au prisme de la musique et de la nature, la folie rejoindrait alors les approches des ethnopsychiatres, comme Georges Devereux25, examinant la folie – pathologique – dans ses rapports au couple « nature et culture », pour le confronter avec le couple « normalité et anormalité ».

D’un point de vue historique, l’étude des images médiévales du fou en rapport avec la musique et la nature est sans cesse menacée par l’anachronisme. C’est pourquoi elle nécessite de « […] ne jamais se laisser guider par ce que nous pouvons savoir de la folie. Aucun des concepts de la psychopathologie ne devra, même et surtout dans le jeu implicite des rétrospections, exercer de rôle organisateur »26. Elle s’appuie en effet sur les termes médicaux, juridiques et sociaux utilisés depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, puis au XIXe siècle. Appliqués au Moyen Age, ceux-ci risquent d’introduire des contre-sens et des incompréhensions. De plus, ayant figé l’image du fou à « l’âge classique », l’historiographie de l’époque moderne fausse la lecture critique de la documentation médiévale. Aussi, pour amorcer l’enquête, la première démarche a consisté à se départir de cette image du « fou de cour » tracée par les historiens et les littéraires modernistes, notamment Maurice Lever27 ou John Southworth28 : incontournables et bien documentés, leurs ouvrages sur les « fols en titre » au temps de François Ier ou des Tudor n’aident guère à saisir le fou médiéval. Ce n’est toutefois pas le cas de l’ouvrage de Mikhail Bakhtine sur L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance29. En effet, la dialectique opposant la culture populaire à celle des élites, le Carnaval aux rituels de l’Eglise, le temps festif, long et cyclique au calendrier ecclésiastique, ← 7 | 8 → le haut et le bas corporels, les puissants et le peuple, peut s’appliquer avec pertinence aux images médiévales de la folie. De surcroît, loin de réduire le corps à la biologie, il le relie à l’universalisme du rire et du grotesque, en l’inscrivant dans la dimension sociale du banquet. En bien des points, les analyses de Bakhtine permettent de réfléchir avec justesse sur les figurations des hybrides dans les marges, sur leurs inversions du haut et du bas et sur le corps grotesque en devenir et en métamorphose. Néanmoins, la dimension littéraire de son œuvre doit être replacée dans le contexte politique de l’URSS. Selon Bakhtine, les autorités soviétiques ont confisqué la fête populaire au peuple, qui s’est trouvé privé de son Carnaval débridé. Avec ses festivités carnavalesques, l’époque de Rabelais incarne alors à ses yeux l’âge d’or d’une société libérée du joug de la scolastique et de l’Eglise, métaphores du pouvoir soviétique. Aussi, les notions de subversion et de liberté qui sous-tendent son œuvre rendent difficile leur recours systématique dans les analyses des images médiévales. Leur usage introduirait des anachronismes empêchant de dégager les spécificités des figurations médiévales du fou. Le choix a donc été fait de garder son livre à l’esprit, sans s’appuyer systématiquement sur lui. Enfin, plus récemment, l’ouvrage collectif dirigé par Lucy Perry et Alexander Schwarz, Behaving like Fools. Voice, Gesture, and Laughter in Texts, Manuscripts, and Early Books30, présente le grand intérêt de renouveler les approches littéraires sur les fous et la folie autour de la notion d’ubiquité : à partir des textes narratifs médiévaux et modernes, les différents auteurs ont interrogé l’étrangeté du fou, ses masques et ses aspects physiques par le prisme de la voix, des gestes et du rire. Ce travail critique, différent de ce que propose le livre présent, confirme la multiplicité des facettes du fou, figure idéale de la recherche interdisciplinaire.

2)La folie et la sagesse : étymologies médiévales

Pour définir la folie à partir des savoirs médiévaux, il existe « deux manières d’interroger la nature à propos de la raison et la raison à travers la nature. Et si la chance voulait qu’en les essayant tour à tour, de leur différence même, surgît une réponse commune […]. La nature de la folie est en même temps son utile sagesse »31. Quelles que soient les définitions de la folie au Moyen Age, elles associent toujours la folie à la sagesse. En effet, depuis l’Antiquité grecque et latine, deux types de fous s’opposent au sage : le fou naturel, à savoir le malade mental, et le fou furieux, c’est-à-dire le forcené, malade aussi, mais au sens de ← 8 | 9 → possédé. Chacun renvoie à une double folie, positive et négative, bien présente dans les discours médicaux, littéraires, théologiques et juridiques, comme l’a montré Jean-Marie Fritz32. La négativité ou la positivité du fou est toujours définie par rapport au sage : d’un côté, il y a l’insania, maladie de l’âme, qui « ne peut jamais atteindre le sage »33 ; d’un autre côté, il y a la furor dûe à des passions violentes qui secouent l’âme et le corps, pouvant toucher le sage, « événement du corps et de l’âme que la raison est capable de reconstituer dans la connaissance [et qui] peut toujours bouleverser l’esprit du philosophe »34.

Néanmoins, en fonction des statuts des auteurs et des milieux de production des discours, la dualité de la folie n’est pas si systématique : sa positivité fait ressortir sa négativité, ou inversement sa négativité signifie sa positivité35. De plus, il ne semble pas que cela soit toujours en termes de positivité et de négativité qu’il faille appréhender la folie médiévale, ou du moins les figurations du fou musicien : entre le XIIIe et le XVe siècle, la folie fonctionne en couple, principalement folie-sagesse, dans l’altérité et par rapport à des homologues et des normes inversés. Cette « ambivalence ambiguë » provient probablement du lieu organique et symbolique de la folie : l’âme reliée au corps36.

La question de l’âme est, en effet, au cœur de la double définition de la folie. En relation avec la raison et la sagesse, elle est située au croisement de la médecine, de la théologie, de la morale, de la philosophie et des sciences naturelles. Sur le plan théologique, l’insania porte une marque négative, car elle correspond au « non-sage », à l’in-sipiens, celui qui ignore Dieu ; la folie est alors une privation de la raison : in-sania, in-sipientia, de-sipientia, a-mentia, de-mentia37. L’insipiens psalmique est également appelé stultus38 ou fatuus. En revanche, le vocabulaire médical, présent aussi dans les discours juridiques et théologiques, emploie les termes de frenesis, mania, melancolia, lethargia. ← 9 | 10 → D’un point de vue nosographique, l’alienatio mentis (aliénation de l’esprit) désigne moins une maladie qu’un signum (symptôme)39. En langues vernaculaires, l’opposition entre insania et furor est traduite par fol et forsené, ou dervé40. Fol tient son origine étymologique de follis, le « soufflet », le « sac plein d’air », c’est-à-dire la « tête vide », éventée41. Sans transcrire littéralement le latin insipiens, le terme fol joue également sur l’ambiguïté entre la folie positive et la folie négative dans les récits littéraires, poétiques et hagiographiques : « le fol a tantôt des comportements ou jugements […] extravagants ou hors du sens, sans relever pour autant de la pathologie » ; tantôt, il ne respecte pas les règles morales, il est un « coupable, pécheur, révolté contre Dieu »42. De façon plus neutre, mais tout autant ambiguë, il est aussi le sot, l’ignorant, tel le stultus opposé au sage dans les livres bibliques sur la sagesse, sans doute guère éloigné du fol de cour indiqué dans les comptabilités princières et les chroniques à partir du XIVe siècle. Durant cette période de progrès de la justice royale, notamment via les enquêtes parlementaires et les lettres de rémission, les mentions de fous font leur entrée dans les actes judiciaires43. La maladie mentale y est mise en avant par les expressions « hors de son bon sens et mémoire », « hors de tout son bon mémoire », « en grant frenoisie », « en forsenerie », « surpris de maladie », « sotie de teste » et est manifestée par des gestes irraisonnés, tels le dénudement « des membres vergongneus »44, l’abondance de paroles45 et le suicide46.

Héritée de la philosophie grecque, judaïque et romaine, des Epîtres de saint Paul, puis de la patristique, la sagesse médiévale est une vertu. De fait, le fou est un non-sage, mais inversement, le sage peut être un fou47. La sapientia ← 10 | 11 → latine apparaît pour la première fois dans les textes au IIIe siècle48. Le terme est formé à partir du verbe sapere signifiant « sentir bon », « avoir de la saveur », « avoir bon goût ». Caractéristique des sens de l’odorat et du goût, le mot « par extension semble avoir pu désigner le fonctionnement des cinq sens avec une nette accentuation intellectuelle »49. Saint Augustin, dans le Commentaire de l’Evangile de saint Jean (8,3), oppose sapiens « qui a de la saveur » à insipiens « fade, insipide ». Fortement marquée par la sophia grecque, la sapientia latine a fini par prendre le sens intellectuel « d’avoir le jugement droit », sapiens signifiant « qui a toute sa raison » par opposition à furiosus. Ne s’appliquant qu’à l’homme et jamais aux animaux, sapiens et sapientia ont été pourvus d’un sens moral équivalent à vis, « vertu », désignant « l’intelligence raisonnable », la « raison », la « prudence », la « modération » dès les IIe et IIIe siècles50.

En français vernaculaire, sagesse, écrit sagece, est utilisé dans la littérature courtoise et morale à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle et au XIVe siècle. Sa première mention est attribuée à Jean de Meung dans le Roman de la Rose et signifie « intelligence », « clairvoyance », « omniscience », « qualités de valeurs intellectuelles et morales »51. Elle s’impose largement face à sapience, dont les fondements bibliques en font un terme savant, très rarement usité, ne désignant « presque jamais la totalité des qualités intellectuelles et morales et des vertus, comme c’est le cas de sapientia »52. En revanche, savoir revient souvent dans les récits courtois et la littérature morale à partir du XIIe siècle, où il désigne à la fois le « bon sens », « l’intelligence », le « talent », la « connaissance », paré des vertus morales de « prudence », « ce qui est raisonnable, juste », « bien » ou « mal »53. Il se précise avec l’emploi de science qui détermine le savoir spécialisé d’une discipline. Vers la fin du XIIIe siècle, il tend néanmoins à perdre de son importance qualitative et quantitative.

Quant aux substantifs et adjectifs sage, saive, dans les textes romanesques et moraux, il distingue le héros « vertueux, habile, vaillant, clairvoyant, prudent, savant, raisonnable, honnête, vertueux, généreux, distingué, bien élevé » jusque dans la première moitié du XIIIe siècle. Puis, il est concurrencé par preudhomme, « l’homme honnête », conférant à sage une spécialisation plus spirituelle et philosophique, moins morale – au sens d’humilité : le sage est le savant, le philosophe, « qui accepte des conseils, qui est prêt à reconnaître ses ← 11 | 12 → fautes », en opposition au fol, « l’orgueilleux », « l’ignorant ». Aux XIVe et XVe siècles, sage continue d’être beaucoup employé, surtout dans le registre intellectuel, associé à la notion d’habileté politique dans les chroniques et les mémoires du XVe siècle54. Sage et fol fonctionnent donc ensemble, mais d’un point de vue quantitatif, sage est beaucoup plus représenté que fol.

3)Musiques, musicalités et nature

Dans la définition du sujet, le mot « musique » a été choisi, d’une part parce que, de près ou de loin, celle-ci est visuellement reliée à la figure du fou dans les images ; d’autre part, parce que le sens médiéval du terme correspond au concept de musica fondé sur la proportio, la mensura, la ratio, manifestées dans le rythme, le son et la mélodie, par la voix, les instruments de musique et les objets sonores. Associée à la folie et à la nature, c’est-à-dire conçue dans des approches qui ne sont pas strictement celles de la musicologie, la « musique » pose plusieurs questions55 : de quelle « musique » est-il question dès lors qu’elle est rapportée à la « nature » et à la « folie » dans les images ? Quelle « musique » est figurée : la musica ou des sons ? Un concept abstrait ou des phénomènes acoustiques ?

Les images du fou donnent toujours à voir la musique à partir d’un instrument, d’un objet sonore, de paroles, ou de notations musicales dédiées au chant. La musique procède du son qui est un processus physique. Techniquement, il est le résultat du mouvement vibratoire de l’air, agissant simultanément par l’émission sonore et sur la perception auditive. Philosophiquement, depuis Platon et Aristote, le principe de mouvement constitue le fondement commun de la musique et de la nature. Issu de l’orphisme et du pythagorisme, il permet de penser conjointement la phusis et la musica. Appliqué au corps animé, à l’âme et à l’esprit, le mouvement ordonné et rythmique organise l’ordre et le désordre, le bruit et le silence, la vie et la mort. Inséparables de leurs contraires, à savoir l’harmonie, la musique, la santé et la vie, ces binômes sont dialectiquement reliés au « normal et au pathologique », au « normal et à l’anormal », au « cosmos et au chaos », au « génie et à la mélancolie », etc.

Dans ses rapports visuels à la folie et à la nature, la musique renvoie surtout à la musicalité. Inventé au début du XXe siècle, le terme étymologique signifie la qualité de ce qui est musical ou la ressemblance avec la musique ; le caractère musical s’inscrit ainsi dans une dynamique de la sensorialité, du corps et du langage56. Cependant, tout en tenant compte des recherches dans cette disci ← 12 | 13 → pline, l’étude des figurations du fou n’est guère musicologique : elle s’attache plutôt à observer les musicalités, ainsi que les temporalités des images, signifiées par les rythmes et les mouvements des figures, sur les plans formels, rhétoriques et théologiques.

« Musique, folie, nature » : enjeux et approches interdisciplinaire

1)Les images : problématiques et méthodes croisées

A partir des travaux de Michel Foucault57 et, entre autres, de Werner Mezger58, Jean-Marie Fritz59, Muriel Laharie60, Danielle Jacquart61, John Southworth62, l’analyse des images, des textes et des mots, entre le XIIIe et le XVe siècle, repose sur deux problématiques simples à poser, mais complexes à traiter. La première soulève la question de l’identification et de la typologie des motifs iconographiques : quels types de fous sont peints dans les images et quelle folie figurent-ils ? De même, quelle musique et quelle nature sont représentées ? La seconde porte sur les modes de figurations des relations entre la folie, la musique et la nature : comment les fous sont-ils figurés en lien avec la musique et la nature selon les livres, les milieux culturels et les époques ? Pourquoi sont-ils peints et reliés à la musique et à la nature ? En d’autres termes, quelle est la nature des relations entre la folie, la musique et la nature dans les images et de quoi les figurations du fou sont-elles l’image, dès lors qu’elles sont associées à la musique ? Réciproquement, quel est le sens des figurations de la musique et de la nature, dans leurs rapports à la folie ?

La méthode consiste à relever les motifs, leurs dispositifs topographiques et leurs enchaînements dans l’organisation des livres. Elle permet de dégager les indices de la folie, ses formes, ses combinaisons visuelles et thématiques. Et elle vise à essayer de comprendre le sens des figurations du fou, si récurrentes dans les livres tout au long de la période. Simple répétition ou amplification, le fol est une figure signifiante des modèles culturels, visibles et invisibles, circulant dans le temps, dont il faut établir les fondements, les références et les transformations entre le XIIIe et le XVe siècle. Sa figuration agit comme un ← 13 | 14 → pivot, ou un médium de visualisation, un révélateur de la nature des relations, un point paradoxal de basculement possible et interne à la nature et à la musique, à l’ordre et au désordre.

Concernant les images, la méthode croise la surface visible des feuillets enluminés, avec les strates archéologiques et invisibles des images, dans le temps historique et généalogique. Concrètement, elle consiste à toujours partir de ce que les images donnent à voir63. Afin que d’abord elles parlent d’elles-mêmes, la priorité leur est donnée tout au long de ce livre. C’est une façon de ne pas leur appliquer des modèles imaginaires et anachroniques, celui par exemple du fou de cour des XVIe et XVIIe siècles. C’est aussi un moyen de les observer à égalité avec l’écrit, et même indépendamment de lui64. De cette manière se dégage ce qu’elles veulent signifier, soit en écho aux textes, simultanément avec eux, ou en décalage de sens ou de chronologie, soit de façon unique, subtile et renouvelée. « Constellantes », elles « se pensent elles-mêmes », selon la formule de Pierre Francastel65. Cette méthode témoigne aussi en bien des points de « l’anachronisme des images » explicité par Georges Didi-Huberman66. Délibérément, et non par erreur de méthode, le contexte historique et culturel vient donc en dernier point des observations.

Ensuite, la méthode est étayée par les mises en séries et en réseaux thématiques du fou. « Mettre à jour ce qui se ressemble » comme l’écrit Michel Foucault dans Les Mots et les Choses67, c’est chercher le sens, parfois l’entrevoir. Pour ce faire, le fou constitue le « protocole d’observation », selon la formule de Georges Canguilhem, mais il n’est pas pour autant considéré comme la « source » ou « l’origine » des réseaux. Il s’agit en fait de rechercher où, quand, comment il s’insère, croît et décroît en eux. Par et dans les mises en réseaux, il produit des interactions dynamiques incitant à l’analyser comme une image agissante et cinesthétique68 : où, quand, comment se nourrit-il des réseaux et se métamorphose ← 14 | 15 → t-il ? Réciproquement, comment agit-il sur eux, les alimente-t-il et les transforme-t-il ? L’analyse sérielle permet de repérer les formes, les modèles et les moments historiques de son interactivité visuelle et culturelle. Par exemple, elle amène à déterminer les raisons de l’invention de la figure de l’insensé-fou dans les marges des livres de prières des XIIIe et XIVe siècles ; elle aide à identifier ses interactions avec le chant, le son, le cri, le rire et les bruits, notamment dans le contexte de l’aristotélisme scolastique ; elle révèle comment sont actualisées dans la figure de l’insensé les conceptions acoustiques et cosmologiques sur le numerus sonorus et les trois musiques de Boèce. Un autre exemple, moral celui-là, concerne les paroles de l’insipiens : l’analyse sérielle permet de cerner en quoi les sons vocaux qu’il produit s’opposent et rejoignent le Verbe divin, interagissant entre la folie et la sagesse, la déraison et la Révélation.

Une société se définit par des normes morales, sociales et politiques. Autrement dit, tout type de discours produit par une société sur la folie, comme sur la musique, la nature ou tout autre concept, est du même coup un discours sur ses propres normes. Concernant la société médiévale, la folie va être envisagée dans les environnements sociaux des concepteurs d’images, entre le XIIIe et le XVe siècle. Par eux transitent les modèles culturels transmis depuis l’orphisme, jusqu’à la folie ritualisée à la cathédrale, institutionnalisée à la cour et à la ville, en passant par la folie péripatéticienne, paulinienne, franciscaine et politique. Cette généalogie est une archéologie de la folie médiévale, rapportée à la musique et à la nature. Elle ne consiste pas en une histoire sociale et politique des fous au Moyen Age, non que le sujet ne soit pas intéressant, loin de là, mais il a déjà été traité69. Toutefois, quand le rapprochement entre les images et les actes de la pratique est possible, notamment à la cour de Bourgogne au XVe siècle, les documents comptables par exemple sont utilisés. Sachant qu’elle est impossible, la quête de voir et d’entendre le fou, d’avoir accès à un « vrai fou » médiéval, n’est pas celle de ce livre. Même quand Jean Fouquet peint le portrait de Gonella, fou à la cour de Ferrare, le visage est un ← 15 | 16 → « montage »70 ne correspondant pas au vrai bouffon, mais à son office. Même quand le fol ducal, le Glorieux, parle soi-disant à Charles le Téméraire, ses paroles ont été inventées par le chroniqueur. Les seuls mots lisibles et audibles du fou dans les images sont ceux du premier verset du psaume 52 : « Dixit insipiens in corde suo non est Deus », « l’insensé dit en son cœur, Dieu n’est pas »71. L’ensemble de cette étude est donc une réflexion sur ces termes, leurs sonorités, leur vocalité, leur inscription dans la nature et dans la bouche de l’insensé.

2)Trois principes : proportio, inversio et mouvement

La méthode conceptuelle repose sur deux notions essentielles, l’une musicale, l’autre rhétorique : la proportio et l’inversio. Elles ont été dictées par les images et les termes du sujet. La proportio est un principe musical et esthétique, dynamique, régissant non seulement le macrocosme et le microcosme, mais aussi et surtout leurs relations72. Fondée sur le numerus pythagoricien et platonicien, elle est une vibration acoustique produite par des rapports consonants et intelligibles. Elle est toujours issue du concret et de la matière sensible, tel le bruit des marteaux de la forge de Pythagore. Elle régit les normes mathématiques de proportionnalité dans les formes matérielles – par exemple en sculpture et en architecture – et la nature. Avec la ratio, elle contribue au discernement par les sens et l’intelligence. Quant à l’inversio, elle est synonyme en rhétorique d’allegoria et de permutatio, signifiant le contraire de ce que l’on veut dire73. Elle correspond au principe même du mouvement de la folie, inverse de la sagesse et moteur du mundus inversus.

Les deux concepts de proportio et d’inversio ont en commun le principe de mouvement. Selon Aristote, le mouvement est une réalisation en cours de ce qui est en puissance74, il s’explique par le passage de la puissance à l’acte75. Il est « l’acte d’un être en puissance en tant qu’il est puissance »76. Et l’acte ren ← 16 | 17 → voie à une activité caractéristique d’un type de vivant visant une fin, physique, politique, métaphysique et morale. Or, ou par conséquent, le mouvement est aussi le mode opératoire de la folie. D’une part, il anime la figure cinétique du fou, ses formes, ses musicalités et sa dimension anthropologique. D’autre part, il explicite ses relations avec la musique et la nature. Basée sur la vibration et le rythme, la musica, science mathématique, répond au principe de mouvement depuis la légende de la forge pythagoricienne77. Physique et acoustique, elle est perceptible à l’audition par les vibrations de l’air et par la production du son jusque dans l’oreille. Organique, elle rythme les mouvements de l’âme et du corps, visibles par exemple dans la danse ou la mélancolie. Cosmologiques, les mouvements de l’univers font consoner les sphères en harmonie. Quant à la nature, la phusis est un mouvement de croissance et de décroissance, de génération et de dégénération, de vie et de mort. Elle anime le mouvement du cosmos, des astres, du soleil et de la lune, des saisons, du jour et de la nuit, des âges de la vie, des humeurs, des vents, des éléments naturels, des êtres vivants. Le mouvement de la musique est celui de la nature, et vice versa : l’une et l’autre proviennent des cosmogonies, des cosmologies, et des sciences gréco-romaines. Phénomènes physiques et sensibles, la nature et la musique règlent et sont réglées sur les lois mathématiques de l’univers et de l’homme. Conciliant Platon et Boèce avec Aristote, les médiévaux ont étendu les définitions de la musique et de la nature à la physique et à la médecine, ainsi qu’à la poésie courtoise et allégorique.

Le mouvement est aussi le moteur de la connaissance. Celle-ci se trouve dans la musique et la nature, elle est mûe par la volonté divine et humaine. C’est pourquoi elle est soit une étape, soit un obstacle sur la voie de la sagesse. Mais, toujours, la connaissance est motivée par la puissance du binôme folie / sagesse, conduisant l’être humain, tantôt vers le péché, tantôt vers la vertu. Aussi, la folie se trouve-t-elle à la conjonction de la musique et de la nature. Elle en est le point paradoxal de basculement : au sein de la rationalité consubstantielle de la nature et de la musique, la folie ne cesse d’opérer des renversements avec la sagesse. Dans le même mouvement d’inversion des normes naturelles et musicales, la bipolarité folie / sagesse se situe à la fois dans le bruit et l’harmonie, « le normal et le pathologique », la modération et l’excès. Car la folie est elle aussi un mouvement, ordonné et désordonné, réglé et inversé, de l’âme et du corps : dans l’âme, elle oscille entre la mélancolie et la folie divine ; dans le corps, entre la santé et la maladie, l’animalité et l’humanité, la finitude et l’éternité.

La folie opérant par l’inversio, elle agit logiquement au-delà de la proportio dans des ordres de grandeurs extrêmes78 : elle manifeste tantôt « un trop », tantôt ← 17 | 18 → « un pas assez », un excès ou une insuffisance de quelque chose par rapport à une mesure référente. Les fondements de « tout l’édifice social et mental de l’Occident médiéval »79 se trouvant dans l’expression et la signification du Verbe divin par la Révélation80, la norme est donnée par Dieu : son unité de mesure immuable et incommensurable sert à la fixation des normes et des conduites morales dictées par l’Ecclesia ; contrôlant les excès et les faiblesses de la société, l’Eglise la conduit vers le salut. A l’intérieur de ce cadre normé, la folie peut être conçue à partir des relations de comparaison, de juxtaposition et d’opposition entre deux ordres de grandeur, par exemple entre les deux cités terrestre et céleste de saint Augustin. Néanmoins, si ces relations opposées sont cohérentes, elles ne suffisent pas à donner la mesure de la folie. Car, portée par la musique – proportio –, la folie médiévale se définit surtout en fonction de son degré de relation à Dieu, excessif ou insuffisant, distant ou intense. C’est donc en rapport avec le Créateur, via l’institution ecclésiastique, que la folie, à l’instar de la sagesse, est présente dans les images et les écrits. Bien des auteurs se réfèrent aux versets du Livre de la Sagesse 11, 20-22 : « Tu as tout ordonné avec mesure, nombre et poids, / car toujours il t’est possible de montrer ton immense puissance […]. Devant toi, le monde entier est comme un rien qui fait pencher la balance […]. » Dieu étant l’unité de mesure de la folie et de la sagesse, la folie des hommes peut être mesurée à l’aune de la Parole divine, sage et folle : folie humaine et démesure divine, sagesse des hommes et folie de Dieu, folie des hommes et sagesse divine, les figurations du fou circulent et s’inversent sans cesse entre ces polarités et ces ordres de grandeurs.

Pour finir, il faut préciser que la question de la transgression s’est posée face aux figures de la folie. Du latin transgressio, -onis, tiré de transgressum et transgredi, le terme signifie vers 1175 « passer de l’autre côté, traverser », « dépasser », puis « enfreindre », c’est-à-dire au sens moral, « contrevenir à un ordre »81. A partir de 1230 environ, il désigne la faute, le péché, selon la définition de Thomas d’Aquin associant la transgression physique et morale :

Le mot « transgression » a été emprunté aux mouvements corporels pour être appliqué aux actes moraux. En effet, dans le domaine physique, on dit qu’une personne commet une transgression (transgredi) lorsqu’elle passe au-delà (graditur trans) de la limite qui lui a été fixée. Or, dans la vie morale, ce sont les préceptes négatifs qui fixent à l’homme la limite au-delà de laquelle il ne doit pas aller. Il y a donc transgression proprement dite lorsque l’on agit contrairement à un précepte négatif82. ← 18 | 19 →

Moralement, le dépassement de la norme est réalisé, entre autres, par le fou. Physiquement, il se lit souvent dans les images, tel un pied débordant du cadre de la miniature83. Anthropologiquement, le fou transgresse les frontières de l’animal et de l’humain, de l’intérieur, par son hybridité, et de l’extérieur, en désobéissant à la Parole divine, tel Adam.

Pour autant, ne penser la folie que sur le mode de la transgression serait insatisfaisant. Les figurations du fou rappellent sans cesse leur faculté, pas seulement à « passer au-delà », mais aussi à « revenir en deçà » : en mouvements rhétoriques, physiques, sonores et moraux, elles basculent, oscillent, d’un pôle à l’autre, au point d’annuler la transgression, positive ou négative, par exemple dans les figures du Christ ou du roi David, fous et sages. La folie est véritablement une inversion assumant dans un même mouvement l’endroit et l’envers, la normalité et l’anormalité, l’ordre et le désordre, le bruit et le silence : elle transgresse et incarne la norme, produisant ainsi de l’ordre et du sens – Dieu est à la fois la folie et la sagesse. Par exemple, saint Bernard revendique la folie pour imposer une norme exemplaire. La transgression n’est donc qu’un stade de la folie dans la diversité de ses mouvements et sa capacité à se démultiplier : éclater, diviser, engendrer, croître, unir, telle est la puissance en acte de l’inversion.

3)Transdisciplinarité et anthropologie des images

A une échelle plus globale, la méthode consiste en une approche plurielle, formelle et anthropologique, sociale et culturelle. Ces niveaux d’analyse ne sont pas juxtaposés ou séparés, mais ils interagissent en se transformant les uns et les autres84. Impossibles à traiter de front, sauf par les liens-hypertextes d’un Web imaginaire, ils ont été divisés en cinq parties aux thématiques dédiées à la rhétorique, la philosophie naturelle, la physique acoustique, l’histoire sociale et politique, la cosmologie et la théologie morale. Transversales, les cinq parties ont été conçues en autant de livres presque indépendants. Pouvant être lues séparément, chacune d’elles rappellent les principes, les auteurs et les corpus fondant les concepts du sujet et les questions qui en découlent. ← 19 | 20 →

La première partie fait le trait d’union entre l’ouvrage sur Le Jongleur et ce livre sur la folie. De fait, elle pose les cadres culturels du sujet et présente les définitions générales sur la musica et la natura, dont les transformations conceptuelles seront analysées dans les parties suivantes. A partir du corpus des manuscrits enluminés, elle est basée sur une lecture rhétorique et topographique des motifs des fous et de leurs relations visibles à la surface des feuillets. Par cette méthode, elle vise à montrer deux visages de la folie : d’une part, celle-ci est partie liée avec les principes mnémoniques, verbaux et sonores de la rhétorique antique, adaptés aux savoirs et aux usages médiévaux et chrétiens. D’autre part, la folie est active dans la structure rhétorique des images, dans leurs discours visuels et thématiques : en tant que force mnésique, elle agit dans la memoria et l’âme du lecteur. Basé sur les analyses sérielles, thématiques et hyperthématiques, ce chapitre explicite le mode de fonctionnement de la folie dans les images au moyen de l’inversio allégorique.

La seconde partie introduit, quant à elle, à la natura des philosophes grecs et latins, des médiévaux et des livres enluminés. Comme pour la musica, les définitions générales sur la phusis et la natura vont servir à l’analyse des concepts d’ornatus, cosmos, sonus et vox dans les images. A partir de la philosophia naturalis d’Aristote enseignée aux Facultés des Arts de Paris et d’Oxford, l’étude de la natura participe des observations sur les mouvements physiques, tels la lumière, les sons, les sensations, les animaux, etc., réalisées par les maîtres scolastiques. Elle relève également des innovations de l’ars nova et de leurs répercussions sur les notions de musica sonora et numerus sonorus. Dans les images, on verra dans quelle mesure ces conceptions prennent corps par le médium de l’insensé-fou faisant sonner ses grelots et sa cornemuse, ainsi que par l’insipiens et le fol de cour émettant des sons vocaux. Conjuguant nature et musique, cette partie révèle d’autres indices et modes de fonctionnement de la folie dans les livres enluminés : par l’inversion, elle met en évidence la part active et folle des hybrides dans les marges, se jouant du silence et du bruit, en puissance et en acte.

Les hybrides sont analysés dans la troisième partie dont l’approche, toujours formelle et anthropologique, consiste à expliciter les combinaisons morphologiques des motifs de la folie. De l’hybridité à l’animalité, en passant par l’humanité pécheresse, les figurations du fou sont caractérisées par différentes frontières corporelles : à l’intérieur, l’hybridation procède autant de l’animal que de l’humain ; à l’extérieur, le corps, à demi-vêtu ou totalement couvert de vêtements colorés, est indissociable du langage, du paraître et des voiles de la vérité. Hybride, monstre, singe, diable mais aussi Adam, Juif, Christ, l’insensé porte les signes physiques et anthropologiques de la Chute originelle.

A la suite de ce chapitre, la quatrième partie explore le versant moral des figures du fou dans les livres de prières et les chroniques. Dans la tradition de l’exégèse patristique et des règles monastiques, la morale chrétienne repose notamment sur la dialectique exemplaire des vices et des vertus, de l’orgueil et ← 20 | 21 → de l’humilité, de la Cité terrestre et de la Cité céleste, du blasphème et du Verbe, en vue de la conversion des mœurs. La folie monastique, célébrée par les cisterciens et les franciscains, transfigure l’humiliation en vertu d’humilité, la faiblesse des humbles en puissance. La folie, versus la sagesse, fonctionne d’autant mieux que le modèle paulinien de la folie de la Croix, c’est-à-dire la folie de Dieu et la sagesse des hommes, incarne le renversement des valeurs par excellence : la sagesse humaine n’est en rien à la mesure de la folie de Dieu qui a laissé crucifier son Fils, pour le révéler aux hommes et les sauver du péché du monde.

Résumé des informations

Pages
XIV, 502
Année
2014
ISBN (ePUB)
9783035199239
ISBN (PDF)
9783035202076
ISBN (MOBI)
9783035199222
ISBN (Broché)
9783034313063
DOI
10.3726/978-3-0352-0207-6
Langue
français
Date de parution
2014 (Avril)
Mots clés
Blasphème Philosophie aristotélicienne Harmonie Chaos Péché originel
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. XIV, 502 p., nombr. ill. n/b et en couleurs

Notes biographiques

Martine Clouzot (Auteur)

Professeure en histoire médiévale à l’Université de Bourgogne (UMR CNRS 6298-ArTeHis), l’auteure est spécialisée dans les images de la musique. Elle a participé à l’exposition Moyen Âge. Entre ordre et désordre (Paris, 2004) et publié Images des musiciens (2008) et Le Jongleur, Mémoire de l’Image au Moyen Âge (Peter Lang, 2011). Interdisciplinaires, ses recherches actuelles portent sur les animaux et la musique.

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Titre: Musique, Folie et Nature au Moyen Âge
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