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La coprésence de langues dans le roman antillais contemporain

de Anaïs Stampfli (Auteur)
©2020 Monographies X, 454 Pages
Série: Modern French Identities, Volume 136

Résumé

Le roman francophone est souvent considéré comme le lieu d’enjeux stratégiques concernant la coprésence d’usages de langues. À cet égard, les Antilles présentent une situation tout à fait originale dans laquelle une « cacophonie » pourrait être envisagée, pour ce qui est des oeuvres de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant comme un moyen d’expression des différentes tensions (narratives, énonciatives ou linguistiques) qui habitent le texte. Cependant, d’autres auteurs tels qu'André et Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé, Daniel Maximin et Ernest Pépin adoptent une autre approche. Bien que leur écriture soit influencée par une certaine culture créole, ils livrent une différente vision de l’identité linguistique antillaise.
Cet ouvrage analyse la structure linguistique du roman antillais francophone en prenant autant en compte les différents partis pris des auteurs que la réception. Nous proposons ici une mise en perspective de l’écriture en coprésence de langues en mettant en relation les oeuvres des auteurs antillais contemporains avec des tentatives antérieures de superposition de langues. Ce travail permettra de saisir les influences et la portée de l’écriture en coprésence de langues des romanciers antillais contemporains.

Table des matières

  • Cover
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Remerciements
  • Liste de abréviations
  • Introduction
  • Chapitre 1 Contextualisation historique de l’écriture créolisée
  • Chapitre 2 Références hétérolingues suggérées et en marge du texte
  • Chapitre 3 Références à l’oralité créole : chants, sons et onomatopées
  • Chapitre 4 Expressions hétérolingues insérées dans le corps du texte
  • Chapitre 5 La créolisation comme processus de création littéraire
  • Chapitre 6 La coprésence de langues dans le roman selon les auteurs antillais
  • Chapitre 7 Investissement imaginaire des langues
  • Chapitre 8 Réception critique des auteurs de la créolité
  • Chapitre 9 Revirement des créolistes
  • Chapitre 10 Vers une post-créolité ?
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Annexes
  • Index
  • Titres parus dans la collection

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Remerciements

J’adresse mes plus chaleureux remerciements à mes deux directeurs de thèse, Daniel Lançon et Gilles Philippe qui ont considérablement œuvré à enrichir cet ouvrage issu de mon travail de doctorat.

Je remercie également les membres de mon jury de thèse, Dominique Combe, Christine Le Quellec Cottier et Samia Kassab Charfi pour avoir bien voulu lire, commenter et évaluer ce travail dans le cadre du colloque de thèse et de la soutenance. Leurs avis ont grandement contribué au perfectionnement de cette étude. Je tiens également à remercier Kathleen Gyssels pour sa disponibilité, sa générosité et les nombreux conseils prodigués tout au long de mes recherches doctorales.

Je tiens à exprimer toute ma gratitude envers Alfred Alexandre, Daniel Boukman, Patrick Chamoiseau, Maryse Condé, Raphaël Confiant, Suzanne Dracius, Daniel Maximin, Ernest Pépin, Gisèle Pineau, Jean-Marc Rosier et Simone Schwarz-Bart pour m’avoir accordé le privilège de s’entretenir avec moi. Tous ces échanges se sont avérés très instructifs, ils ont nourri mes réflexions autour de ce travail de thèse et même au-delà. Il me faut, de même, remercier Mandi Bèlè, mon professeur de créole pour le savoir transmis ainsi que nos nombreuses conversations qui ont enrichi mon regard sur la langue et la culture créoles.

Je remercie très chaleureusement, enfin, mes amis et ma famille pour leur soutien sans faille et leur foi en ma réussite. Leur appui m’a été d’un grand réconfort et d’une grande utilité. Un grand merci, notamment, à Anaïs, Justine, Guillaume, Gabrielle, Marina, Maéva, Mikele et Silvia pour leurs relectures minutieuses ainsi qu’à Mariette et Lorenz pour leur regard germaniste, Camille pour ses précieuses aides informatiques, Denyse, Helder, Kelya, Jana et Telio pour leur énergie. Je suis chanceuse et flattée de tous vous avoir à mes côtés.

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Abréviations

Éloge de la créolité (EC)

Patrick Chamoiseau (PC) :

Chronique des sept misères = CSM

Solibo Magnifique = SM

Texaco = T

Maryse Condé (MC) :

Moi, Tituba sorcière = MTS

La vie scélérate = VS

Traversée de la Mangrove = TM

Raphaël Confiant (RC) :

Le Nègre et l’Amiral = NA

Eau de Café = EDC

Ravines du devant-jour = RDJ

L’Allée des Soupirs = AS

Daniel Maximin (DM) :

L’Isolé soleil = IS

Soufrières = S

L’Île et une nuit = IUN

Ernest Pépin (EP) :

L’Homme-au-Bâton = HB

Tambour-Babel = TB

Le tango de la haine = TH←ix | x→

Simone Schwarz-Bart (SSB) :

Un plat de porc aux bananes vertes = PPBV

Pluie et vent sur Télumée Miracle = PVTM

Ti Jean L’horizon = TJ

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Introduction

Dans les années 1970, Serge Hélénon et Louis Laouchez, deux artistes peintres martiniquais, créent l’école artistique de la Négro-Caraïbe. Ils fondent cette école sur le constat d’une inadéquation avec les théories artistiques africaines et occidentales.1 Ces artistes décident ainsi de promouvoir un art du métissage s’appuyant sur la diversité du patrimoine culturel antillais qu’ils envisagent comme une richesse.2 Ils invitent les Antillais à prendre conscience de leurs biens artistiques et à assumer l’unicité et l’autonomie de ce patrimoine.3 Ces propos préfigurent ceux de Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant qui affirment en 1989 dans l’Éloge de la créolité4 : « Ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, nous nous proclamons Créoles » (EC, 13). Ils fondent eux aussi leur théorie culturelle sur la richesse multiculturelle antillaise, « ce formidable “migan” [mélange] » (EC, 26), et déplorent le fait qu’ils soient encore « dans un état de pré-littérature : celui d’une production écrite sans audience chez elle » (EC, 14). Malgré les nombreuses corrélations entre ces deux écoles, Bernabé, Chamoiseau et Confiant ne ←1 | 2→font aucune mention5 de l’école Négro-Caraïbe qui précède d’une vingtaine d’années l’Éloge de la créolité. C’est le constat de cet isolement qui nous a menée à observer de plus près les circonstances dans lesquelles a émergé la théorie de la créolité afin d’avoir une meilleure appréhension du contexte dans lequel elle est née et elle s’est développée.

Cette étude est également la prolongation de recherches entreprises dans le cadre d’un mémoire de master de recherche en littérature6 consacré à l’étude de la cacophonie dans les romans de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. Nous y avons envisagé la cacophonie comme un moyen d’expression des différentes tensions (narratives, énonciatives ou linguistiques) qui habitent le texte, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner sur les lecteurs potentiels. Nous nous sommes référée à la cacophonie en tant que confrontation de voix aux effets dysharmoniques contrairement à la polyphonie telle que les linguistes de l’énonciation l’envisagent. Ce faisant, nous avons suivi la conception bakhtinienne7 de la voix distinguant la voix que l’on entend (la voix phonique à laquelle se réfèrent métaphoriquement les voix discursive et narrative) des voix des instances énonciatives (les voix discursives et narratives). En étudiant les voix romanesques mêlant plusieurs langues et langages, nous avons pris en compte les voix narratives qui se construisent comme fictions de réelles voix phoniques. Nous avons ainsi conçu la cacophonie détachée de toute connotation péjorative comme un outil proposant une lecture de ces romans antillais affichant une situation énonciative éclatée sans voix narrative surplombante. L’analyse de la situation cacophonique énonciative a été prolongée avec une étude de la ←2 | 3→cacophonie linguistique : Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ont superposé, chacun à sa manière, plusieurs langues pour constituer leur langue d’écriture. L’observation de ces langues en coprésence sans distinction, sans orchestration explicite a été le point de départ de cette étude. De fait, nous avons eu l’intuition au terme de ce mémoire que les langues en coprésence dans le roman antillais n’avaient pas qu’une raison d’être esthétique, qu’elles révélaient un certain parti pris auctorial. Par conséquent, nous nous proposons ici d’étudier les différents engagements des romanciers antillais au travers de leurs propres écritures en coprésence de langue. Cette étude centrée sur les langues d’écriture de Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant consistera à mettre en perspective leurs partis pris langagiers en les comparant à ceux d’autres romanciers antillais contemporains, à savoir Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé, Daniel Maximin et Ernest Pépin. Les romans de ces auteurs ne seront pas étudiés sur le même plan, mais leur prise en compte est néanmoins essentielle pour pouvoir observer le débat existant autour des impacts d’une écriture en coprésence de langues. L’étude conjointe de l’écriture romanesque de Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau et celles des quatre auteurs guadeloupéens peut a priori surprendre : il semble difficile d’envisager en une même perspective l’étude de ces auteurs qui n’ont ni la même conception de l’écriture, ni les mêmes ambitions plurilingues, ni les mêmes affiliations idéologiques. En effet, si Ernest Pépin a suivi l’invitation lancée par Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans l’Éloge de la créolité proposant d’habiter la langue française de manière créole,8 Maryse Condé et Daniel Maximin ont pris leurs distances vis-à-vis de ce manifeste jugé trop directif. Cependant, ce sont précisément ces divergences qui ont motivé notre choix d’étude. Il s’agira ici d’observer comment un même ancrage en contexte franco-créolophone peut donner lieu à différents partis pris langagiers. Pour ce faire, nous fonderons notre ←3 | 4→étude sur une analyse stylistique détaillée des différents moyens utilisés pour écrire en coprésence de langues. Cette analyse s’appuiera sur trois romans de chacun des six auteurs étudiés : Chronique des sept misères, Solibo Magnifique et Texaco de Patrick Chamoiseau ; Le Nègre et l’Amiral, Eau de Café et L’Allée des Soupirs de Raphaël Confiant ; Moi, Tituba, Sorcière, La vie scélérate, et Traversée de la Mangrove de Maryse Condé ; L’Isolé Soleil, Soufrières et L’Île et Une nuit de Daniel Maximin ; L’Homme-au-Bâton, Tambour-Babel et Le tango de la haine d’Ernest Pépin ainsi qu’Un plat de porc aux bananes vertes, Pluie et vent sur Télumée Miracle et Ti-Jean l’horizon de Simone Schwarz-Bart. Ces romans ont pour la plupart été sélectionnés en fonction de leur date de publication entre les années 1980 et 1990. Il s’agit de la période de parution des premiers romans explicitement écrits en français créolisé correspondant à une période de promotion des langues et cultures créoles. Cette promotion a été concrétisée par la publication en 1989 de l’Éloge de la créolité, manifeste revendiquant l’affirmation culturelle des différents pans de l’identité créole dans toute leur diversité. D’un point de vue politique, cette période est marquée par une évolution vers l’émancipation antillaise. En 1997, le Martiniquais Alfred Marie-Jeanne est le premier indépendantiste élu président du conseil régional. Ce nouveau statut lui permettra d’élaborer en 1999 avec Antoine Karam, président du conseil régional de Guyane et Lucette Michaux-Chevry, présidente du conseil régional de Guadeloupe la déclaration de Basse-Terre revendiquant le statut de région autonome pour ces trois départements. Les manifestations d’une volonté d’émancipation culturelle sont ainsi accompagnées de mouvements pour l’émancipation politique. C’est en cette période de dynamiques d’affirmation qu’ont été publiées les romans de Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé, Daniel Maximin, Ernest Pépin, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant.

Les langues créoles n’ont pas toujours joui de telles dynamiques promotionnelles. Leur naissance est souvent9 rattachée à des circonstances ←4 | 5→accidentelles. Nés de la colonisation européenne et de l’exploitation esclavagiste, les créoles sont conçus comme des langues de contact formées à partir des formes régionales et populaires des langues colonisatrices et des différentes langues des populations présentes en terres colonisées. Elles sont passées du statut de pidgin à celui de langues créoles au moment où elles ont quitté l’état de langues véhiculaires d’emprunt pour devenir des langues adoptées par des groupes qui la pratiquent en tant que langues maternelles. On distingue ainsi des grandes familles de langues créoles en fonction des différentes langues des colons. Marie-Christine Hazaël-Massieux dénombre ainsi :

La situation des créoles à base lexicale française nous intéressera plus précisément ici. Dans la mesure où l’état des langues créoles est intimement mêlé à la situation politique,11 nous nous concentrerons ici, par souci d’unité, sur les créoles martiniquais et guadeloupéens. Le XXe siècle a été déterminant pour ce qui est de l’évolution du statut du créole aux Antilles ←5 | 6→françaises. Frantz Fanon rappelle qu’en début de siècle l’aliénation culturelle et linguistique était telle qu’il était inenvisageable d’affirmer le créole comme langue émancipatrice, le français était la seule langue de l’ascension sociale : « Historiquement, il faut comprendre que le Noir veut parler français car c’est la clé susceptible d’ouvrir des portes qui, il y a 50 ans encore, lui étaient interdites ».12 Or, c’est cette même langue créole qui a été érigée comme outil d’affirmation lors des vagues d’émancipation des années 1970–1980. Dany Bebel-Gisler13 et Jacques Dumont,14 entre autres, ont consacré plusieurs publications à l’histoire de l’activisme linguistique créole. Nous rappellerons brièvement ici l’évolution diachronique du statut du créole ainsi que ses variations diatopiques. On relève effectivement des différences au sein des Antilles françaises entre la situation du créole en Guadeloupe et en Martinique. La Martinique a été marquée par la politique d’Aimé Césaire qui a scellé le rattachement des Antilles à la France en faisant voter en 1946 la loi pour la départementalisation et qui a en cela été considérée comme assimilationniste. Il a par ailleurs révélé lors d’un entretien15 qu’il ne considérait pas le créole comme une langue de la pensée ni comme une langue de l’écrit. Sa position a eu une influence sur la conception populaire du créole et sur la littérature. Lambert Félix Prudent constate également que « les écrivains créoles d’avant 1970 avaient un projet qui entrait en correspondance avec leur public [projet dans lequel le créole s’est cantonné à la fable, au conte, à l’humour, à l’érotisme et à la polémique]. Projet humble sans doute, trop peu ambitieux pour nos soifs nationalistes du XXe siècle, mais en harmonie avec le corps social. Au-delà il était admis que tout débordement intellectuel pouvait s’exprimer en français ».16 Il y a donc eu ←6 | 7→une évolution radicale avec l’arrivée des auteurs créolistes qui ont mis dans les années 1980 les langues créoles au centre des questions identitaires antillaises. La Guadeloupe a connu des épisodes historiques plus subversifs. Dès 1934, des mouvements sociaux laissent entendre les revendications des travailleurs face aux fermetures de nombreuses usines sucrières. La population guadeloupéenne comprend rapidement que la départementalisation n’apportera pas l’amélioration espérée de la situation socio-économique. Sont ainsi apparus des syndicats de travailleurs agricoles créolophones ainsi que des mouvements nationalistes comme le Gong fondé en 1964 et dont les partisans sont prêts à recourir au terrorisme pour faire entendre leurs revendications révolutionnaires. Ce climat tendu a abouti aux révoltes de mai 1967 qui malgré une sévère répression ont instauré un climat contestataire pour les décennies suivantes. Ces mouvements anti-assimilationnistes et nationalistes ont fait que les consciences collectives ont attribué plus précocement un statut à la langue du pays, le créole. En témoigne la création dans les années 1930 de l’ACRA, l’Académie Créole Antillaise au sein de laquelle ont été menées des collectes de littérature orale et des publications de recueils poétiques en créole. Jacques Dumont synthétise ainsi la situation : « La défense opiniâtre du créole devance en Guadeloupe sa théorisation, mais ne mène pas, comme en Martinique, au développement d’un mouvement promoteur d’une antillanité ou d’une créolité. Elle définit ultérieurement une guadeloupéanité de combat […] ».17 Nous pouvons effectivement retenir avec cet historien de l’Université des Antilles que la lutte pour la promotion du créole est intimement liée aux combats sociaux en Guadeloupe, tandis qu’en Martinique, il s’est plutôt agi de revendications culturelles dont nous analyserons plus loin les résonnances.

Il faut également noter que les défenseurs de la langue créole ne forment pas un groupe uniforme. Dès les années 1970, la promotion du créole comme langue d’écriture a suscité de vifs débats entre les partisans d’une graphie étymologisante fondée sur la base française et les partisans d’une graphie phonétique permettant une prise de distance vis-à-vis de la langue mère. Bien que le GEREC (Groupe d’Étude et de Recherche en Espace Créolophone fondé en 1975) ait proposé un système graphique phonétique détaillé, ←7 | 8→la graphie du créole est toujours en discussion. Nous aurons l’occasion de l’observer en constatant l’existence de différentes variantes orthographiques créoles dans les romans antillais. Ces débats sont rendus possibles grâce à l’avancée dans l’institutionnalisation de la langue qui fournit un cadre pour réfléchir autour de cette langue. En effet, depuis la fondation du GEREC, les instances légitimant la langue se multiplient. La création du collectif interinsulaire BANNZIL KREYOL en 1981 a ainsi permis des avancées concrètes pour aider à la visibilité du créole avec notamment l’institution en 1983 de la journée internationale du créole chaque 28 octobre. La mise en place de l’étude du créole garantit également l’enseignement, la préservation et la diffusion de la langue. L’Université des Antilles a ainsi hébergé plusieurs formations salutaires pour le créole : on peut penser au diplôme universitaire en langues et cultures créoles créé en 1985, au diplôme universitaire d’études créoles créé en 2000 et surtout à la création du CAPES de créole en 2002 qui a accéléré la création de supports permettant l’étude et l’enseignement du créole. Parmi ces supports, nous pouvons penser à l’encyclopédique Dictionnaire créole martiniquais-français18 de Raphaël Confiant paru en 2007, mais aussi aux sites d’information et de documentation en créole comme Montray Kreyol19 créé en 2007 par Raphaël Confiant et Potomitan20 administré par l’universitaire suisse Francesca Palli qui héberge entre autres depuis 2002 d’importantes ressources sur le CAPES créole. Il faut, enfin, compter quelques radios qui contribuent à la promotion de la langue créole dans toute son oralité. Ces radios sont souvent politisées et indépendantistes, comme c’est le cas en Martinique avec la radio APAL (Asé Pléré Annou Lité) créée en 1982 et RLDM (Radio Lévé Doubout Martinique).

C’est ainsi dans un contexte de promotion des langues et cultures créoles qu’ont été créées les œuvres qui seront ici analysées. Ces romans étant pour la majorité publiées dans les années 1980–1990. Précisons toutefois que les romans retenus de Simone Schwarz-Bart sont parus antérieurement, entre 1967 et 1979.21 Malgré cet écart, nous avons tenu à inclure ses ←8 | 9→œuvres dans notre étude au nom d’une grande proximité dans l’entreprise de mariage linguistique. Simone Schwarz-Bart a effectivement préfiguré les auteurs de l’Éloge de la créolité qui ont salué la finesse avec laquelle l’auteure guadeloupéenne est parvenue à faire entendre une langue sous l’autre.22

Par ailleurs, l’œuvre de Simone Schwarz-Bart présente une autre particularité qui la distingue. Un plat de porc aux bananes vertes est un roman coécrit avec son époux André Schwarz-Bart.23 La posture de coauteurs est intéressante dans le cadre d’une écriture en coprésence de langue. Chacun des contributeurs a pu apporter sa propre vision du mariage franco-créolophone sachant que Simone Schwarz-Bart qui a grandi en Guadeloupe a vu très jeune se mêler ces deux langues et André Schwarz-Bart qui a connu plus tardivement un autre contexte plurilingue en travaillant en France hexagonale avec des collaborateurs antillais a lui aussi pu acquérir et partager cette nouvelle langue d’échange.

Ernest Pépin et Daniel Maximin se distinguent également par leur illustration dans le genre poétique. Contrairement aux autres écrivains étudiés, ces auteurs guadeloupéens ont écrit plus de recueils de poésie que de romans. Ce statut de poètes n’est pas étranger à la problématique langagière qui nous intéresse : en tant que poètes, Maximin et Pépin sont particulièrement sensibles à la démarche créatrice d’une nouvelle langue d’expression donnant à lire leur situation plurilingue. Le travail de la poéticité de la langue occupe une place essentielle dans leurs romans et influe leur position dans le débat de langues que nous serons amenée à observer.

Plusieurs chercheurs en Lettres ont envisagé l’engagement des auteurs antillais au travers de leur langue d’écriture. Sophie Choquet et Noémie Auzas se sont, entre autres, intéressées à la posture de Patrick Chamoiseau. Sophie Choquet a publié en 2001 sa thèse de doctorat intitulée Sculpter ←9 | 10→l’identité : les formes de la créolité dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau.24 Dans cet ouvrage, elle étudie les romans de l’auteur martiniquais selon une perspective stylistique afin de déterminer si son discours créoliste transparait dans le signifiant textuel. Quant à Noémie Auzas, elle propose en 2009 avec Chamoiseau ou Les voix de Babel : De l’imaginaire des langues25 une analyse de la mise en scène d’une confrontation linguistique entre le français et le créole dans les romans de Patrick Chamoiseau. En 2011, Anna Lesne a étudié la question sous un angle anthropologique dans La fabrique des identités aux Antilles « françaises »: Discours savants, discours littéraires, rayons des bibliothèques.26 La chercheuse y étudie les discours identitaires d’écrivains antillais contemporains ainsi que leurs influences sur les représentations collectives. Ces études représentent de remarquables repères pour notre recherche. Nous avons à plusieurs reprises pris appui sur les observations de ces chercheuses, comme point de départ dans notre mise en perspective. Il s’est effectivement agi de rassembler les connaissances autour des œuvres de Chamoiseau, Confiant, Schwarz-Bart, Condé, Maximin et Pépin afin de retracer leur débat autour de la portée des langues d’écriture.

Parallèlement à ce travail de recherche, un ensemble d’entretiens semi-directifs a été mené avec Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé, Daniel Maximin, Ernest Pépin, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ainsi que d’autres figures emblématiques du paysage littéraire antillais. La collecte de ces témoignages nous a permis de confronter nos analyses stylistiques avec les propos des auteurs sur leurs écrits. Le dialogue lecteur-auteur ainsi créé a nourri cette étude. Cette mise en relation des discours et des analyses nous a semblé nécessaire dans un contexte où de nombreuses affirmations ont été faites sans que leur rapport avec la réalité des productions littéraires ait été vérifié.

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Une analyse de détail a ainsi été menée afin d’observer les différentes langues en coprésence dans les œuvres de Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé, Daniel Maximin, Ernest Pépin, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant ainsi que la manière dont elles sont mêlées. Cette étude stylistique de romans francophones a été fondée sur des relevés lexicaux et des classements des différents procédés de superpositions langagières. Le français et le créole sont les principales langues présentes dans ces romans. Cependant, il nous a semblé nécessaire de ne pas limiter notre étude à la confrontation de ces deux langues dans la mesure où il y a dans les textes d’autres langues à la présence hautement symbolique. Se trouvent, par exemple, des expressions hispanophones référant à une vision plus large de la Caraïbe englobant les grandes Antilles et des expressions issues de plusieurs langues africaines en écho à l’héritage esclavagiste. Plusieurs écrivains antillais, dont Daniel Maximin,27 revendiquent leur liberté d’écrire « en présence de toutes les langues du monde »,28 comme le préconise Édouard Glissant, et non dans un système exclusivement franco-créolophone.

Conçue comme une entreprise de mise en perspective à la suite des nombreuses publications des écrivains créolistes et des écrits critiques autour de leurs productions, cette étude porte un regard rétrospectif sur les publications des années 1980–1990. Pour ce faire, nous avons étudié l’immédiate réception critique ainsi que l’évolution des écrits créolistes et de leur accueil en France hexagonale et aux Antilles. Ces analyses rétrospectives ont été menées afin de vérifier une impression de fin d’ère créoliste, hypothèse qui a été l’un des points de départ guidant notre étude. L’expression « ère créoliste » renvoie ici au rayonnement du mouvement littéraire ←11 | 12→institué par l’Éloge de la créolité. La créolité constitue un courant vaste et fluctuant qui nécessite une mise au point terminologique. Les concepteurs du terme le définissent eux-mêmes comme un concept « imprévisible » dont ils n’ont qu’une « intuition profonde » (EC, 27). Ils semblent ne pouvoir approcher la créolité qu’en précisant ce qu’elle n’est pas : « Maintenant, nous nous savons créoles […] Ni Français, ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, ni Levantins, mais un mélange mouvant […] dont le point de départ est un abîme et dont l’évolution demeure imprévisible ».29 La créolité est ainsi un concept permettant de saisir l’identité culturelle antillaise, concept né d’un passé esclavagiste flou et dont l’avenir est tout aussi incertain. La seule certitude repose dans l’art du mélange, de l’hybridation, sur lequel repose ce concept. On peut trouver plusieurs définitions à la créolité, comme le précisent Ralph Ludwig et Hector Poullet :

La Créolité a – au moins – deux visées. Premièrement, elle cherche à préserver la culture créole, culture qui se trouve en Martinique et en Guadeloupe dans une situation de contact, voire de conflit avec la culture française officielle. Deuxièmement, elle propose une certaine analyse de l’évolution macrostructurelle du monde actuel, ainsi qu’un modèle identitaire et social pour gérer cette évolution, modèle basé sur l’expérience historique de la créolisation antillaise et qui fait figure, en quelque sorte, de précurseur de la globalisation actuelle.30

La créolité a donc deux principales acceptions. Elle renvoie en premier lieu à une lutte de préservation de la culture créole « dans une situation de contact, voire de conflit avec la culture française officielle ». Cette précision définitoire exclut les Antilles non-françaises du cadre de la créolité, car elles ne sont pas en situation de conflit avec une culture française officielle. Pour cette raison, nous n’avons pris en compte que des romans guadeloupéens et martiniquais et ignoré les nombreuses productions romanesques haïtiennes contemporaines. De fait, dans la mesure où Haïti ne présente pas la même ←12 | 13→situation politique, la situation linguistique ainsi que ses influences sur la littérature ne sont pas les mêmes. La deuxième acception de la créolité envisagée par Ludwig et Poullet est beaucoup plus large puisqu’à l’image de la créolisation elle propose la créolité antillaise comme un modèle pour penser d’autres situations d’hybridations culturelles à l’échelle mondiale. Nous nous limiterons ici à la première acception évoquée par Ludwig et Poullet en envisageant la créolité comme une revendication de préservation des richesses multiculturelles créoles face à l’imposition d’un modèle culturel hégémonique et universel français. D’un point de vue littéraire, les œuvres de la créolité expriment la tentative de faire exister les différentes composantes des cultures et langues créoles au travers de romans francophones.

Dominique Chancé31 et Alain Ménil32 utilisent une majuscule pour désigner la « Créolité » en tant que discours littéraire. Cependant, le concept est orthographié sans majuscule dans le manifeste fondateur, l’Éloge de la créolité, et les créateurs du concept insistent sur son aspect indéfini,33 en perpétuelle évolution et donc à ne pas figer par l’utilisation d’une majuscule « conceptualisante ». Pour ces deux raisons, mais également dans la perspective d’une observation scientifique, nous avons préféré de ne pas ajouter de majuscule à ce terme afin de ne pas tomber dans une quelconque dérive essentialiste. Les auteurs de l’Éloge seront ainsi dénommés « créolistes » et leur théorie, la « créolité ». Ce terme n’est cependant pas propre à Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, également nommés les « élogistes » d’après un néologisme d’Anna Lesne. De fait, avec Penser la ←13 | 14→créolité,34 Maryse Condé s’approprie à son tour l’expression en évoquant un état d’esprit créole libéré des impératifs d’écriture imposés par les auteurs de l’Éloge de la créolité. Nous avons donc veillé à préciser de quelle conception de la créolité il était question chaque fois que l’évocation du terme pouvait soulever un doute.

En se présentant comme une observation de la coprésence de langues dans le roman antillais contemporain, cette étude consiste donc à analyser les différents moyens employés pour faire exister simultanément plusieurs idiomes au travers de la langue d’écriture des romanciers antillais. Ceci afin de déterminer comment l’agencement de différents idiomes au sein d’une langue d’écriture peut correspondre à différents engagements langagiers et susciter différentes lectures.

Le premier chapitre propose une contextualisation historique de l’écriture créolisée pour donner à voir le contexte d’émergence des œuvres des romanciers antillais contemporains. Les chapitres deux à sept proposent une analyse des différents partis pris langagiers des auteurs antillais et les trois derniers chapitres sont à envisager comme une mise en perspective de ces différentes écritures « en présence » de plusieurs langues, un regard rétrospectif sur ces pratiques scripturales, leur réception et leur pérennisation dans le temps.

Il s’agira ainsi de prendre un certain recul temporel pour envisager les essais antérieurs d’écriture en coprésence de langues qui ont nourri les romanciers créolistes. Les procédés d’écriture en coprésence pourront ensuite être étudiés selon un ordre croissant d’imbrication. Les romans de Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé, Daniel Maximin, Ernest Pépin, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant seront parcourus du paratexte au corps du texte afin de déterminer les différents moyens d’insertion d’expressions hétérolingues ainsi que les raisons des choix de tels ou tels modes d’insertion. Ce parcours ira jusqu’à l’étude de la fusion créolisante des langues conçues comme une source de création littéraire. De fait, des nouvelles langues esthétiques ont été créées par le processus de fusion langagière. Ces chapitres analytiques déboucheront sur une étude des propos ←14 | 15→des romanciers autour de leurs usages des différents procédés d’écriture en coprésence. L’ attention portée aux partis-pris auctoriaux permettra de confronter les effets de lecture envisagés par les romanciers et l’analyse effective que nous pouvons faire de leurs œuvres en coprésence de langues.

Cette confrontation nous mènera ensuite à approfondir la mise en perspective de ces écritures en coprésence de langues. Il s’agit d’une contextualisation qui s’appuiera sur l’accueil critique réservé aux romans des créolistes. Il faudra enfin, pour compléter cette étude rétrospective, prendre en compte l’évolution stylistique des romanciers antillais afin de déterminer si l’ère créoliste arrive à sa fin, si l’on se dirige vers une situation de post-créolité. L’idée étant de donner une vision globale sur la pratique d’une écriture créolisée avec une mise en perspective fournissant une représentation de ce qui s’est fait avant, après l’Éloge de la créolité aux Antilles françaises et dans les espaces caribéens avoisinants. Nous invitons à présent le lecteur à nous suivre dans ce parcours revisitant l’aventure créoliste du projet de ses concepteurs à ses manifestations actuelles.

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1 « Nous n’étions pas Africains, nous n’avions pas davantage la fibre plastique occidentale. Pourtant nous existions. », Louis Laouchez, « L’école Négro-Caraïbe », PEDA.Ac-Martinique, URL : <http://www-peda.ac-martinique.fr/culture/theme/ap-laou.htm>

2 « Au fil des ans, de nos recherches dans le domaine des arts plastiques, nous apercevions, jour après jour, année après année que notre ancrage nègre, que notre patrie était la Martinique et que nos acquis, que notre métissage faisaient de nous des plasticiens différents des autres, mais enrichis des uns et des autres », Louis Laouchez, Ibid.

3 « Il nous faut secouer la léthargie intellectuelle à l’endroit des arts plastiques et dénoncer tous ceux qui volontairement ou non mettent un frein à toutes velléités d’indépendance culturelle » Louis Laouchez, Ibid.

4 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Éloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1993, 127 p. Désormais abrégé en EC suivi du numéro de page.

5 Bien qu’ils présentent la créolité comme une théorie applicable « en architecture, en art culinaire, en peinture, en économie » (EC, 29), les « élogistes » ne mentionnent pas la théorie artistique d’Hélénon et Laouchez dans leur manifeste. Seule une note évoquant le peintre José Clavot figure dans L’Éloge de la créolité. Ce n’est que bien plus tard, en 2002, que Patrick Chamoiseau s’intéressera à l’œuvre Hélénon à laquelle il consacrera un ouvrage. (Patrick Chamoiseau, Dominique Berthet, Les bois sacrés d’Hélénon, Paris, Éditions Musée Dapper, 2002, 47 p.)

6 Voir Anaïs Stampfli, La cacophonie dans le roman antillais : de l’énonciation à l’interprétation, 2011. URL : <http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00596110/document>

Résumé des informations

Pages
X, 454
Année
2020
ISBN (PDF)
9781788745796
ISBN (ePUB)
9781788745802
ISBN (MOBI)
9781788745819
ISBN (Broché)
9781788745789
DOI
10.3726/b14441
Langue
français
Date de parution
2021 (Janvier)
Mots clés
Plurilinguisme et littérature Créolité Roman antillais francophone des XXe et XXIe siecles
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Wien, 2020. X, 454 p., 1 ill. en couleurs.

Notes biographiques

Anaïs Stampfli (Auteur)

Anaïs Stampfli est Première Assistante à l’Université de Lausanne après avoir occupé un poste d’ATER à l’Université des Antilles. En 2016, elle a soutenu une thèse sur La coprésence de langues dans le roman antillais contemporain, qui est issue d’une codirection entre l’Université de Lausanne et l’Université Grenoble-Alpes. Par ailleurs, elle a publié une dizaine d’articles sur les langues d’écriture de romanciers martiniquais, guadeloupéens et haïtiens (Maryse Condé, André et Simone Schwarz-Bart, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau et Frankétienne, entre autres) et sur la traduction d’écrits plurilingues. Parallèlement, elle a dirigé la publication d’un dossier sur le récit de voyage aux Outremers français paru en mars 2019 dans la revue Viatica.

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Titre: La coprésence de langues dans le roman antillais contemporain
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