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Du temps et de l’aspect dans les langues

Approches linguistiques de la temporalité

de Hélène de Penanros (Éditeur de volume) Joseph Thach (Éditeur de volume)
©2024 Collections 338 Pages

Résumé

L’objectif de ce livre est de contribuer à la discussion sur la modélisation de la temporalité linguistique. La démarche s’appuie sur un examen critique des fondements, établis à partir d’une langue comme l’anglais, de la catégorie linguistique du temps telle qu’elle se conçoit dans les théories dominant actuellement le champ des sciences du langage. À travers l’analyse détaillée de formes et d’agencements de formes au sein de groupes verbaux ou nominaux, l’ouvrage montre comment les valeurs temporelles et aspectuelles des énoncés se construisent de manière spécifique en fonction des propriétés sémantiques de ces formes.
Son originalité et sa force résident dans son assise empirique : les analyses reposent sur des données de première main issues de six langues structurellement très différentes et dont certaines sont peu documentées (bunong, finnois, français, khmer, lituanien et russe). Cet ancrage dans la diversité des langues définit une optique plus large que le point de vue européo-centré habituel, et l’observation fine de la variété des constructions de la temporalité étudiées conduit à remettre en question le principe communément défendu selon lequel la langue est un moyen d’encodage de catégories préétablies ou de concepts non linguistiques préexistants. Cette perspective réflexive originale se conclut dans une relecture critique du célèbre article de Benjamin Lee Whorf sur le temps en hopi, accompagné de sa traduction inédite en français.

Table des matières

  • Cover
  • Titel
  • Copyright
  • Autorenangaben
  • Über das Buch
  • Zitierfähigkeit des eBooks
  • Table des matières
  • Liste des contributeurs
  • Préface
  • Des représentations logiques des temps (tenses) des langues naturelles aux individus temporels (time) : sémantique formelle, des événements, syntaxe, cognition
  • Temporalité en khmer contemporain. Les emplois de tloap
  • Temporalité, modalité et futur simple de l’indicatif en français
  • Sur la temporalité de la périphrase finnoise olla V-mAssA (copule + infinitif à l’inessif)
  • Repérages déictiques, construction du temps et polyphonie dans le récit en russe contemporain
  • À la recherche du temps complexe : le cas de la préposition iš en lituanien
  • L’unité Nam et ses méronymes en Bunong entre lexique et grammaire. Temporalisation et localisation d’intervalles
  • Relire B.L. Whorf, « An American Indian model of the universe »
  • ANNEXE Traduction en français par Rémi Camus de l’article de Benjamin Lee Whorf « Un modèle amérindien de l’univers »

Préface

Hélène de Penanros et Joseph Thach

Ce livre rend compte d’une réflexion approfondie sur le temps qui a été au centre du programme de recherche CAMNAM « Enquête sur la mémoire collective dans l’espace khmer ». Ce projet, d’une durée de cinq ans, a été financé par la Ville de Paris dans le cadre de son programme Émergence(s). L’objet de CAMNAM a consisté à analyser les manifestations de la mémoire à travers le prisme de la langue khmère et de ses productions textuelles.

Dans un premier temps, le projet s’est attaché à examiner la mémoire sous l’angle de la linguistique, de l’ethnologie et de l’histoire et à confronter l’espace khmer à des espaces autres, mais restant principalement sud-asiatiques. De cette approche et de ses activités concomitantes ont résulté deux ouvrages : Le passé des Khmers, langues, textes, rites et Les consciences du passé1.

En amont de cette réflexion, l’objectif a été de cerner la tâche primordiale de la mémoire : reconstruire l’absent. L’étude du verbe « cam » en khmer2 a pleinement montré comment la langue conditionne et met en œuvre cette reconstruction de l’absent, i.e. la manifestation de la mémoire. Le truchement de la langue apparaît essentiel pour l’activité mémorielle en général, ou dans son rôle fondamental de reconstruction de l’absent. La manifestation de la mémoire implique, de fait, le recours à une temporalité au sens large. Cette temporalité, eu égard à l’activité mémorielle, s’appréhende comme une construction linguistique relevant des artéfacts qu’offre la diversité des langues et non pas comme la traduction linguistique d’un temps naturel qui existerait antérieurement à son investissement linguistique. C’est précisément cette optique qui a permis de poser un certain nombre de jalons concernant la singularité du fonctionnement de la temporalité en khmer. L’objectif suivant est d’asseoir et de préciser ces observations à la lumière d’une analyse contrastive avec des systèmes linguistiques divers, afin d’illustrer et in fine de fonder cette singularité. Le présent ouvrage entend alors être le lieu de cette confrontation du khmer avec des langues diverses aussi bien du point de vue génétique que typologique ou grammatographique, contribuant à ce débat en fournissant un ensemble d’éclairages ciblés sur ce que les linguistes appellent « le temps ».

La discussion s’ouvre par un article d’Éric Corre qui propose une synthèse des théories dominant actuellement le champ de la linguistique – entre théories cognitives et théories logicistes et formelles – sur les représentations linguistiques du temps et de l’aspect dans une langue comme l’anglais. Son exposé de l’historique de concepts centraux pour ces approches fait apparaître une série de problèmes théoriques et empiriques sur lesquels achoppe la modélisation. Ainsi, le point de départ européo-centriste adopté, qui conduit à une focalisation sur le temps-tense tel qu’il est porté par le verbe dans ces langues, se heurte au problème que posent la complexité des formes linguistiques et leur caractère polyfonctionnel au sein d’une même langue, problème auquel s’ajoute celui de la diversité des langues, donc de la diversité des marques qui interviennent d’une façon ou d’une autre dans la construction de la temporalité des énoncés. Éric Corre ouvre, par cette présentation critique, la réflexion menée dans cet ouvrage, qui se propose d’adopter une approche distincte, dans la mesure où, contrairement au postulat de ces théories, le temps n’y est pas considéré comme une donnée physique, conceptuelle ou formelle préexistante en attente d’encodage par le biais de différents « moyens » linguistiques, mais est construit, de façon spécifique, par les marques linguistiques au sein d’un énoncé.

Les six articles suivants présentent ainsi les analyses de différentes formes ou agencements de formes linguistiques dans six langues différentes, khmer, français, finnois, russe, lituanien et bunong, pour montrer à chaque fois comment une marque particulière dans une langue particulière peut donner lieu à la construction de valeurs temporelles ou aspectuelles spécifiques.

Les trois premiers articles analysent des marques portant directement sur le verbe.

Le premier de ces articles est celui de Joseph Thach, qui est publié ici dans sa dernière version, inachevée, puisque notre regretté collègue et ami n’a malheureusement pas eu le temps d’en terminer la rédaction. L’objet de cet article est de proposer une analyse du marqueur tloap en khmer. Confrontant la description traditionnelle de ce marqueur à un riche corpus, Joseph Thach remet ici en cause l’acception générale de cette unité en termes d’aspect et de temps ; ainsi, le thème de l’habitude convoyé par le « passé expérientiel », valeur fréquemment invoquée dans les dictionnaires et manuels, ne peut, par exemple, rendre compte des emplois de ce terme dans un contexte futur. L’intention de l’auteur était par ailleurs de contraster les emplois de tloap avec deux autres unités (tɔmloap et daɛl), dont les valeurs sémantiques, aspectuelles et temporelles sont proches dans certains emplois, mais l’article en l’état ne présente qu’une part de ces descriptions. L’objectif de l’auteur était de montrer, à partir de ces analyses fines de cas de quasi-synonymie, que, en termes de fonctionnement, ces trois marqueurs relèvent fondamentalement de différents modes de construction d’occurrences et de détermination notionnelle. Il s’agissait in fine d’apporter un argument fort en faveur de la thèse selon laquelle les catégories aspectuelles et temporelles, loin d’entretenir des relations biunivoques avec les marqueurs analysés, sont en fait construites dans le cadre de l’énoncé par les formes qui s’y agencent.

Prenant appui sur l’évolution des idées en physique, Daniel Lebaud montre, dans l’article suivant, que dans les sciences dites « dures », le temps n’a rien d’une donnée objective dont l’existence serait évidente et indiscutable. À l’opposé, beaucoup d’approches linguistiques continuent de reposer sur une naturalité dont le temps serait investi et ce, préalablement à toute activité langagière. S’appuyant sur la forme du futur simple en français comme résultant diachroniquement de la fusion de l’infinitif et du verbe avoir au présent, l’auteur pose aussi l’hypothèse synchronique selon laquelle les propriétés du futur simple résultent de l’interaction des valeurs de l’infinitif et de celles de avoir. L’auteur met ainsi en place une approche non chronocentrique du futur simple en français et réfute, de façon générale, l’attribution aux formes verbales de propriétés temporelles (passé, futur) ou modales (certain, non certain) qui en découleraient. Ce faisant, il s’oppose à la plupart des grammaires qui posent la temporalité comme valeur première des formes verbales, alors que les autres valeurs n’en seraient que des variations secondaires. L’approche défendue ici propose de faire émerger la valeur référentielle d’un énoncé, donc, dans ce cas, du futur simple, de l’ensemble des formes lexicales, syntaxiques, et prosodiques qui le constituent.

L’article de Outi Duvallon porte également sur une construction centrée sur l’infinitif : olla V-mAssA (copule-verbe-infinitif au cas inessif) en finnois. Selon l’interprétation courante, cette construction relèverait du système aspectuo-temporel en ce qu’elle dénoterait un procès en cours, généralement appelé « progressif ». Elle aurait également un sens locatif et exprimerait un aspect prospectif. La démarche de l’auteure consiste à examiner les critères sur lesquels sont fondées les différentes valeurs interprétatives de la construction et, ce faisant, à manifester la construction du sens au sein des énoncés. Ainsi, en opposition à l’idée selon laquelle la fonction de l’infinitif au cas inessif serait d’exprimer un progressif, l’auteure montre que le procès potentiel dénoté par l’infinitif ne se réalise pas en une occurrence situable temporellement. La copule tensée olla permet, certes, d’inscrire dans le temps la relation procès-sujet qu’établit le cas inessif, mais elle n’affecte pas la valeur virtuelle de l’infinitif. L’interprétation de l’infinitif en -mAssA, dépourvu de temporalité, ne pourra donc être réduite à une valeur aspectuo-temporelle ou modale, mais relève d’un éventail de valeurs plus large. Il ne saurait donc y avoir de formes linguistiques qui auraient vocation à transcrire des catégories cognitives telles que le temps et l’espace.

Les trois articles suivants portent sur l’étude de formes et d’agencements de formes au sein du groupe nominal. La partition groupe verbal-groupe nominal opérée dans la présentation des articles du volume n’indique en aucun cas que les deux domaines seraient indépendants du point de vue de la construction de la temporalité de l’énoncé. Christine Bonnot montre au contraire que ces deux domaines peuvent être indissociablement liés, même dans une langue indo-européenne flexionnelle comme le russe contemporain, où les marques aspectuo-temporelles sont traditionnellement considérées comme étant portées par le verbe. Son étude met ainsi en évidence que l’ordre des mots, dans les GN thématiques comportant des déterminants possessifs ou démonstratifs, influe directement sur la valeur aspectuo-temporelle du verbe et de l’énoncé. En effet, dans cette langue où le système verbal est structuré par l’opposition aspectuelle entre le perfectif et l’imperfectif, et où les oppositions temporelles sont pauvres, avec seulement trois temps absolus et pas de temps relatifs, la détermination du repère depuis lequel est considéré le procès ne peut être prise en charge que par le contexte. Christine Bonnot met en évidence le rôle crucial que joue à ce titre la modification de l’ordre canonique déterminant-déterminé dans ces GN thématiques ; loin de constituer une marque d’expressivité ou une simple option stylistique, le déplacement en position finale des déterminants ayant vocation à fonctionner comme repère marque en fait un dédoublement des repérages du N, donc de la relation prédicative à laquelle il participe, ce qui entraîne une superposition des plans temporels : celui du narrateur extradiégétique hors du flux temporel et celui d’un sujet qui appartient à l’univers décrit, le jeu entre ces deux plans pouvant donner lieu à toutes sortes d’interprétations selon les contextes. Cette analyse montre ainsi que la construction des instances narratives qui participent à la polyphonie du récit est déterminante pour la structuration temporelle de celui-ci.

Dans l’article suivant, Hélène de Penanros étudie la valeur temporelle de la préposition polysémique en lituanien. Cette valeur apparaît d’emblée comme une valeur marginale, car elle n’apparaît qu’avec un nombre très limité de noms : essentiellement les noms de périodes de la vie, de moments de la journée, de saisons et quelques noms temporels isolés. De plus, les conditions d’emploi de ces groupes prépositionnels sont très variables selon le nom concerné, certains pouvant donner lieu à des expressions figées extrêmement courantes, quand d’autres obéissent à des conditions de contextualisations très contraintes. L’analyse détaillée des contextes où ces groupes prépositionnels apparaissent montre que ces différentes conditions d’emploi sont liées au fait que la préposition met en place une relation abstraite qui produit des valeurs complexes, où les repères temporels ne valent qu’en tant qu’ils ne sont pas la période suivante. Par l’analyse de ce fait de langue microscopique, une valeur marginale, qui se révèle être une valeur temporelle originale, complexe et difficilement traduisible, Hélène de Penanros montre que la construction de la temporalité est directement dépendante des propriétés des formes linguistiques en jeu, qu’elle s’élabore dans l’activité de langage, mêlant lexique, syntaxe, pragmatique.

Sylvain Vogel clôt cet ensemble d’études de cas empiriques par une analyse du temps dans la langue bunong du Mondulkiri (Cambodge). L’auteur s’appuie sur un riche corpus pour présenter, en termes de distribution et de sémantisme, des unités et des séquences qui participent à la construction du temps. Une distinction essentielle est opérée entre, d’une part, la conception traditionnelle du temps fondée à la fois sur des phénomènes atmosphériques et le cycle de l’essartage et, d’autre part, l’introduction d’une conception plus récente issue de l’apparition de la montre et du calendrier. L’auteur montre que l’utilisation d’unités purement quantitatives et la mise en place de repères invariables, caractéristiques du système moderne, ne sont pas compatibles à terme avec des repérages de type traditionnels qui reposent fondamentalement sur le savoir que partagent les participants à l’instance de discours. Cette introduction progressive d’un type nouveau de temporalité, quantitative et abstraite, qui porte essentiellement sur le lexique et non sur l’agencement au niveau grammatical, est longuement analysée par l’auteur qui insiste sur le changement considérable qu’elle traduit au niveau des pratiques sociales. L’auteur conclut en posant in fine un changement radical de culture : l’éviction d’un mode de vie et de pensée par un autre.

L’ouvrage se termine par une relecture critique de l’article de B. L. Whorf « An American Indian model of the universe » (1938), suivie d’une annexe comportant sa première traduction en français, par l’auteur, Rémi Camus. Cet article célèbre concluait à l’absence de référence au temps dans la langue hopie et défendait le principe d’une continuité entre les faits de langue et les cultures et sociétés. Rémi Camus ré-ouvre le débat que ce texte a suscité, en remettant au centre les développements purement linguistiques sur lesquels se base l’analyse de Whorf et en discutant point par point les arguments que le typologue E. Malotki, spécialiste de la langue et de la culture hopies, avait avancés pour la réfuter définitivement, dans son livre Hopi Time (1983). Cette discussion est l’occasion d’une réflexion de fond sur le langage, nourrie des résultats des recherches en anthropologie, sociologie, histoire, physique ou philosophie, et proposant un examen critique des fondements de la catégorie linguistique du « temps ». Elle nous emmène dans une exploration de questions générales comme la non-universalité de l’expérience humaine, des concepts, du temps, mais aussi de questions qui concernent plus directement le linguiste et sa façon d’interpréter les données, pour nous convier au final à nous interroger sur la singularité des langues.


1 N. Abdoul-Carime, G. Mikaelian et J. Thach (dir.), Le passé des Khmers, langues, textes, rites, Berne, Peter Lang, 2016, 262 p. ; J. Thach (dir.), Péninsule. Les consciences du passé, n° 73 (numéro spécial), Paris, 2017.

2 J. Thach, « Les mots de la mémoire. En quête des représentations de la mémoire au prisme du mot ចាំ cam en khmer », dans N. Abdoul-Carime, G. Mikaelian et J. Thach (dir.), Le passé des Khmers, langues, textes, rites, op. cit.

Des représentations logiques des temps (tenses) des langues naturelles aux individus temporels (time) : sémantique formelle, des événements, syntaxe, cognition

Éric Corre

Selon Comrie (1985 : 9), le temps grammatical (tense) est « l’expression grammaticalisée de la localisation [d’un procès] dans le temps »1, et l’aspect constitue « les différentes façons d’envisager la constitution temporelle interne d’un procès »2 (ibid. : 3). Ces définitions verbo- centristes accordent au temps chronologique un statut ontologique particulier dans les expressions morphosyntaxiques de temps, d’aspect et de modalité (TAM). S’il est vrai que les marquages de TAM revêtent un caractère obligatoire dans les verbes et les auxiliaires en français, anglais, etc., il est connu qu’en dehors du domaine indo-européen, ces catégories ne sont pas nécessairement marquées dans le verbe. La catégorie tense, à savoir l’expression du temps-time par des moyens flexionnels, constitue donc un choix non trivial et est à maints égards problématique. D’une part, comme le montre Comrie (1985), le temps est exprimé sur le groupe nominal en Nootka ; les langues d’Asie orientale (chinois mandarin, vietnamien, khmer, etc.) disposent de marqueurs temporels et aspectuels optionnels, le birman a des particules exprimant le realis et l’irrealis (Comrie 1985). D’autre part, il est connu que la catégorie tense dans les langues indo-européennes inclut une dimension non pas exclusivement temporelle, mais modale : à un niveau général, les marqueurs de tense indiquent l’immédiateté (ou la non-immédiateté) épistémique (Langacker 1991, De Wit 2017). De plus, en dehors de ces cas, le temps chronologique, c’est-à-dire le temps comme « objet de conception » (Langacker 2012), s’exprime, de façon non grammaticalisée, dans beaucoup d’autres mots de la langue.

Dans cette contribution, nous partirons de l’observation notée ci- dessus que l’expression privilégiée du temps-time est le temps-tense. Se posent alors plusieurs questions : comment les différents modèles linguistiques ont-ils réussi à rendre compte de l’omniprésence des temps-tenses dans des phrases d’une langue comme l’anglais ou le français, qui doivent l’exprimer sur le verbe ? Et, ce faisant, comment ces théorisations ont-elles buté sur des problèmes théoriques et empiriques qui les ont conduits à finalement reconnaître que la catégorie temps-tense n’épuise pas le concept temps-time ?

L’objectif sera de faire un état de l’art de la littérature des théories dominantes sur les représentations linguistiques du temps-time, basée sur une langue comme l’anglais, qui connaît toute la panoplie des expressions grammaticales privilégiées pour cette catégorie (morphèmes flexionnels, formes périphrastiques, auxiliaires, etc.), et qui pourtant achoppe sur des problèmes de modélisation. Nous diviserons ce chapitre en deux grandes sections. Dans la première, nous présenterons les manifestations linguistiques du temps-time, d’abord en le caractérisant par rapport à l’autre domaine concurrent qu’est l’espace, puis en examinant ses manifestations principales – temporelle et aspectuelle-événementielle – dans le verbe. Dans la seconde section, nous verrons comment plusieurs modèles de sémantique formelle ont dû adapter leurs représentations du temps-tense pour rendre compte des difficultés, et reconnaître in fine que tense et time appartiennent à des domaines distincts et que le premier n’est pas la contrepartie grammaticalisée stricte du second.

1. Le Temps (time) et ses manifestations linguistiques

1.1. Temps, espace et événements

Pour Langacker (2012), le temps et l’espace sont des facettes de l’expérience interprétée, et sont très variables dans leurs manifestations linguistiques ; ces deux facettes ont un rôle essentiel dans la grammaire : les objets et les événements – qui sont les prototypes typologiques pour les noms et les verbes en tant que catégories grammaticales et universelles (Croft 2001) – sont conçus en priorité comme des entités spatiales et temporelles. Un nom désigne une entité bornée dans l’espace, les verbes désignent des événements qui s’étendent et se développent dans le temps. Selon Langacker (2012), reprenant une idée émise par Filipović (2007), « nous ne faisons pas l’expérience directe du temps chronologique, mais seulement des événements, et lorsque nous référons au temps, nous parlons en fait simplement de la succession des événements »3 (Langacker 2012 : 203). Cette idée que le temps-time se mesure grâce aux événements se trouve également chez Benveniste (1966). Pour ce dernier, le temps-tense coexiste avec deux autres notions du temps : le temps physique du monde, « continu, uniforme, infini, linéaire, segmentable à volonté », et le temps chronique, « qui est le temps des événements » ; « dans le temps chronique, ce que nous appelons ‘temps’ est la continuité où se disposent en série ces blocs distincts que sont les événements. Car les événements ne sont pas le temps, ils sont dans le temps » (Benveniste 1966 : 70). Enfin, le dernier temps est le temps linguistique (tense), qui se distingue des autres en ce « qu’il est organiquement lié à l’exercice de la parole, qu’il se définit et s’ordonne comme fonction du discours » (ibid. : 71). Son centre est le présent de parole : « le présent linguistique est le fondement des oppositions temporelles de la langue » (ibid. : 71). Le défi pour les théories linguistiques a donc été de démontrer que ces composantes temporelles (temps physique, chronique, linguistique), qui relèvent de domaines différents, interagissent constamment dans l’exercice concret du langage.

Il convient également de reconnaître que le temps, dans toutes ces acceptions, est constitutif d’autres catégories grammaticales. Selon Langacker (2012), la catégorie grammaticale d’une expression linguistique dépend de son profil4 ; ainsi, les noms temporels, certains verbes, prépositions, et adjectifs profilent des types de relations temporelles. Les adjectifs et les prépositions profilent une relation instanciée à un seul point du temps, tandis que les verbes ont la particularité d’étendre une relation profilée dans le temps : les prédicats lexicalement perfectifs dénotent des événements temporellement bornés, tandis que les verbes imperfectifs expriment des situations stables. Selon Langacker (1982), un prédicat aspectuel comme la forme be V-ing de l’anglais a pour fonction d’assurer la synchronisation entre le caractère spatial des entités manipulées et les exigences d’alignement de ces entités sur la ligne du temps : un procès qui décrit une manifestation avant tout spatiale comme hit5, « frapper », a besoin de be V-ing pour être inscrit sur le point déictique qu’est le présent du locuteur parce que sa trajectoire, multiple par essence (matérialisée par une série de points du trajecteur vers la cible), ne saurait se couler dans le présent qui est un point :

« Dire que X se déplace dans l’espace revient à dire que X occupe une séquence continue de points distincts dans l’espace, corrélée au passage du temps – ainsi, X suit une trajectoire qui a une extension supérieure à zéro dans les dimensions temporelle et non temporelle à la fois »6 (267).

Résumé des informations

Pages
338
Année
2024
ISBN (PDF)
9782807608054
ISBN (ePUB)
9782807608061
ISBN (MOBI)
9782807608078
ISBN (Broché)
9782807608047
DOI
10.3726/b18596
Langue
français
Date de parution
2024 (Février)
Mots clés
Approches linguistiques l’aspect dans les langues Benjamin Lee Whorf
Published
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2023. 338 p., 8 ill. n/b, 6 tabl.

Notes biographiques

Hélène de Penanros (Éditeur de volume) Joseph Thach (Éditeur de volume)

Hélène de Penanros est Professeur des Universités de langue et linguistique lituaniennes à l’Inalco. Elle est l’auteur de recherches en microlinguistique lituanienne, russe et française (laboratoire Sedyl, UMR 8220 du CNRS). Joseph Thach était Maître de Conférences en langue et linguistique khmères à l’Inalco et auteur de recherches originales sur cette langue (laboratoire Sedyl, UMR 8220 du CNRS). Infatigable artisan de projets internationaux visant à renforcer la formation et la recherche en sciences humaines au Cambodge, il nous a quittés prématurément en 2020.

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Titre: Du temps et de l’aspect dans les langues