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Numérique : le travail réinventé?

de Olivier Alexandre (Éditeur de volume) Monique Dagnaud (Éditeur de volume)
©2023 Collections 218 Pages

Résumé

À l’heure où les plateformes, les applications, les solutions d’intelligence artificielle et les robots promettent d’envahir notre quotidien, les travailleurs du numérique restent méconnus. Ce livre en propose une analyse, de la France à la Silicon Valley, abordant les organisations, petites et grandes, publiques et privées, formelles et informelles, qui portent et incarnent le modèle numérique. Les contributions rassemblées dans cet ouvrage rendent compte des aspirations, des méthodes de travail, de la manière de stimuler et tirer profit de l’innovation propre à ce milieu, et questionne leur effet d’attraction ai sein d’autres secteurs, telles que celui de l’éducation et de la santé. Elles soulignent les effets d’enchantement et de découragement suscités par les nouvelles technologies, l’expertise qu’elles mobilisent et les impasses auxquels elles ont aussi pu aboutir. En cela, cet ouvrage apporte une contribution pionnière et décisive à l’histoire d’un modèle devenu dominant pour le 21e siècle.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface
  • Introduction  L’entrepreneuriat technologique comme projet politique
  • Chapitre 1. À l’école de l’entrepreneuriat
  • Chapitre 2. Vivre le rêve américain dans la Silicon Valley
  • Chapitre 3. L’entrée en bourse de Google : une analyse socio-financière
  • Chapitre 4. L’entreprise comme institution totale. Manager les salariés dans la Silicon Valley
  • Chapitre 5. L’empathie au service de l’innovation
  • Chapitre 6. L’écosystème mobile : sur les sentiers de la guerre des données
  • Chapitre 7. Utopies et réalités de la robotique sociale
  • Chapitre 8. Déboussoler le « hacking »
  • Les auteur.es

Préface

Fred Turner

Ce que vous avez entre les mains est un antidote contre une fable particulièrement toxique venue du Nord de la Californie. Depuis cinquante ans, les promoteurs de la Silicon Valley présentent les technologies numériques comme le produit du génie individuel. Jobs, Zuckerberg, Musk, etc. Ces noms sont connus et font parler dans le monde entier. En Amérique, ces hommes (car ce sont tous des hommes) incarnent l’entrepreneur qui sommeille en chacun de nous. Ils mènent la vie héroïque à laquelle nous devrions aspirer. Nous n’avons peut-être pas leur génie, bien sûr, mais au moins nous pouvons utiliser les outils et services qu’ils mettent à notre disposition. Les journalistes chantent leurs louanges et beaucoup d’entre nous s’émerveillent des valeurs et des qualités de la Silicon Valley, celles des collaborations en réseau non-hiérarchiques héritées de la contre-culture. Ces qualités, nous dit-on, sont l’essence de l’innovation. Et l’innovation est l’essence même d’une société heureuse, progressiste et prospère.

Une visite dans la Silicon Valley vous montrera à quel point ce récit est trompeur. Malgré toute la beauté de la baie de San Francisco, la Vallée est l’un des paysages les plus pollués d’Amérique. Les produits chimiques industriels laissés par les fabricants d’ordinateurs s’accumulent et s’écoulent sous terre, menaçant l’eau potable, et la santé des enfants des femmes qui ont travaillé dans les usines d’assemblage des années 1970. Devenus adultes, ils portent physiquement les séquelles des produits chimiques que leurs mères enceintes ont manipulés au travail1.

Certes, la Vallée n’est plus un centre de production. La plupart des sites ont été délocalisés à l’étranger, dans des régions où le coût de la main-d’œuvre est moins élevé, où les réglementations sociales et environnementales sont plus souples, voire absentes. Mais la région n’en reste pas moins un monde social radicalement inégalitaire. Les entreprises locales telles que Meta, Apple et Alphabet continuent d’engendrer des millionnaires. Dans le même temps, près de la moitié des familles avec enfants doivent recourir aux aides publiques ou privées pour s’alimenter ou se loger. Selon des estimations pourtant prudentes, 29 % des résidents de la Silicon Valley ont fait appel à la charité pour se nourrir en 20212.

On peut se demander comment les jeunes codeurs qui viennent dans la Vallée pour travailler et s’enrichir ne prêtent pas plus attention au fait que le système économique et social qui leur donne la capacité d’agir réduit leurs voisins à la pauvreté. Ce qui rend leur aveuglement possible est quelque chose d’aussi vieux que l’Amérique elle-même : la foi dans l’exceptionnalité des individus qui conduisent l’innovation et créent la richesse. De leur point de vue, les pauvres méritent leur sort, tout comme les riches ont gagné le droit d’habiter dans les résidences cossues situées au sommet des collines avoisinantes. C’est pourquoi ce livre est si important. Conformément aux traditions de la sociologie française, il ne commence pas par les inventeurs héroïques, mais par les institutions qui les soutiennent et les font vivre. Les contributrices et contributeurs partent du principe que les entrepreneurs ne se font pas eux-mêmes, mais qu’ils sont produits d’un milieu social. Ils s’intéressent à la manière dont les politiques publiques façonnent la vocation entrepreneuriale ; dont les codeurs travaillent en équipes sous le contrôle des grandes entreprises. Surtout, ils soulignent en quoi les industries numériques d’aujourd’hui n’ont pas abandonné les anciennes lois du capitalisme pour le royaume magique du cloud et de l’intelligence artificielle ; elles visent la création de monopoles commerciaux, ici, sur terre, avec toutes les conséquences pour les travailleurs, leurs familles et l’environnement que cette mise en œuvre implique.

En France, de tels constats sont peut-être monnaie courante. Mais ici, en Californie, de nombreux acteurs de l’industrie technologique commencent tout juste à entrevoir la nature de la société que leurs inventions contribuent à créer. Pris, comme tous les Américains, dans l’idéologie de l’individualisme, beaucoup continuent à imputer les succès comme les échecs à des responsabilités individuelles. Beaucoup dans le monde de la technologie continuent de prétendre que ce n’est qu’en construisant des dispositifs qui, selon eux, donneront du pouvoir aux individus, que la société pourra être améliorée.

Les technologies et les visions du monde promues par la Silicon Valley se sont diffusées dans le monde entier. Mais elles sont également susceptibles d’être influencées par l’étranger. Les lois allemandes sur la protection de la vie privée ont ainsi modifié les pratiques en la matière aux États-Unis. Peut-être que la France, ou l’Union Européenne, pourront prolonger cette dynamique ; en rappelant que la qualité d’une société dépend non seulement des individus qui la composent, mais aussi des institutions qui la façonnent. Cela pourrait encourager à concevoir des technologies qui consolident les institutions de la démocratie plutôt que de les affaiblir. C’est un défi de taille. Et ce n’est qu’un seul livre. Mais les contributions qui y sont rassemblées sont un début, et un bon début.

(Traduit par Olivier Alexandre)


1 Voir Mary Beth Meehan and Fred Turner, Visages de la Silicon Valley, tr. Valérie Peugeot, Caen, C&F Editions, 2018.

2 Joint Venture Silicon Valley, 2022 Silicon Valley Index, 42 and 44.

Introduction L’entrepreneuriat technologique comme projet politique

Olivier Alexandre et Monique Dagnaud

Selon un sondage réalisé au début de l’année 2022, près de la moitié des jeunes français de 18 à 30 ans souhaitaient créer leur entreprise1. En 2021, au plus haut de la pandémie, près de 80 % des Français estimaient que l’entrepreneuriat était la solution à privilégier pour sortir de la crise2. Perte de foi en l’avenir, crise de confiance dans l’État, les bureaucraties et les grandes entreprises traditionnelles, la jeunesse se tourne vers les jeunes pousses. Plus paradoxal, les organisations emblématiques du 20e siècle dont ils se détournent semblent prendre une même direction : les grandes entreprises se veulent agiles, l’administration répond désormais au nom de l’État-plateforme3, les systèmes de retraite par capitalisation sont favorisés pour accroitre les capacités d’investissement des capitaux-risqueurs, les politiques publiques se multiplient pour stimuler les créations d’entreprise, aux Etats-Unis, en Europe, au Moyen-Orient, en Inde et même en Chine. Tout au long des années 2010, les entreprises technologiques ont été décrites comme le moyen de rétablir la confiance, d’instaurer la transparence et de dynamiser la capacité de changement4.

Certes, en France comme aux Etats-Unis, l’engagement de l’État dans le domaine technologique n’est pas neuf. Les programmes militaires ont contribué à l’essor de l’informatique dans la région de Boston et de la Silicon Valley. En France, l’histoire politique des nouvelles technologies n’a pas été moins dense si l’on pense au soutien actif du Général de Gaulle à l’entreprise Bull pour concurrencer IBM, à l’influence du rapport Nora/Minc à la fin des années 1970, à la privatisation des télécoms dans les années 1980, à la structuration d’Internet dans les années 19905, au développement du Silicon Sentier à la fin de cette même décennie6 ou encore à la mise en place de la French Tech dans les années 2010 avec l’aide de la BPI7. La démocratisation d’Internet, la fascination pour les entreprises de la Silicon Valley en même temps qu’une perte d’adhésion d’une large partie des élites politiques et économiques dans le modèle hérité de l’État-Providence ont amplifié l’engouement pour l’entrepreneuriat technologique.

L’essor du numérique a été associé à la jeunesse8, à l’audace, la créativité, l’innovation9, et à l’explosion de l’Indice Dow Jones. De Forbes à Pole Emploi, l’entrepreneuriat a été présenté comme la voie à suivre pour qui voulait transformer les manières d’agir, de travailler, d’apprendre, de faire société et de faire carrière10. Ce modèle a été soumis à de nombreuses critiques au cours des dernières années. Les faillites, le désenchantement des employés, les révélations des lanceurs d’alerte et la multiplication des constats d’un système producteur d’inégalités ont alimenté un mouvement de scepticisme, de moquerie11, voire de franche hostilité à l’égard de l’univers des nouvelles technologiques, une tendance désignée dans les pays anglo-saxons par le terme « techlash »12. Idéalisé ou vilipendé, cet univers occupe une place désormais centrale. Pourtant, il demeure relativement méconnu.

Les startuppers, les développeurs, les manageurs et experts des nouvelles technologies ne représentent que 2 à 3 % de la population active en France comme aux Etats-Unis13. Leur histoire, leur sociologie, leurs conditions d’activité restent encore largement à faire. Ce livre vise à combler ce manque, par le biais d’allers-retours, entre Paris et la Silicon Valley. Il traite les organisations qui portent et incarnent l’entrepreneuriat technologique sous ses différentes formes. La liste des sujets traités pourra sembler à première vue surprenante pour les libertariens les plus convaincus : fonds d’investissement du Nord de la Californie, universités et grandes écoles françaises, manageurs de grandes entreprises, manuels destinés au management des développeurs, établissements d’accueil de personnes âgées, etc. Les contributions rassemblées dans cet ouvrage rendent compte de la diversité des organisations ralliées au modèle entrepreneurial. Elles éclairent les types d’expertise qui l’accompagnent et les stratégies visant le succès. Au fil des pages, le monde social décrit semble bien loin de la société bloquée. Mais il apparait également comme plus contrôlé et inégal, adossé à l’idéologie du tous entrepreneurs.

Dans le premier chapitre, Olivia Chambard revient sur les vocations qui ont semblé se multiplier au cours des dernières années au sein de la population étudiante. Or, au pays de Jules Ferry, ce désir d’entreprise trouve en grande partie son origine dans une politique publique. Pour les responsables et dirigeants d’établissements, le fait de valoriser la création d’entreprise a été vu comme le moyen de concilier deux objectifs : favoriser l’innovation économique et améliorer l’insertion des jeunes diplômés. Toutefois, ces deux buts ne se recouvrent qu’imparfaitement. En résulte une cohabitation entre deux filières. La première (auto-entrepreneuriat, microentreprises, microservices, etc.) recrute des étudiants aux origines populaires. La seconde (prenant modèle sur les grandes figures de la Silicon Valley) attire les profils de jeunes fondateurs issus de milieux favorisés se vivant comme « cool et branchés ». En dépit de son image d’ouverture, cette seconde filière ne concerne qu’une élite issue des grandes écoles, une ascendance qui pourtant ne garantit pas le succès dans l’univers hyper concurrentiel et sélectif de l’entrepreneuriat technologique.

C’est précisément pour échapper à ce manque de réussite et plus généralement à l’inertie associée au modèle français, qu’un certain nombre de ces entrepreneurs issus des catégories sociales supérieures décident de quitter la France pour la Californie. Dans le deuxième chapitre, Marion Flécher montre pourquoi et en quoi ce projet n’est pas à la portée de tous, a fortiori de toutes. Socialement déterminé, économiquement conditionné, différencié sur le plan du genre, le projet d’expatriation concerne en majorité des hauts diplômés, habitués à fréquenter l’univers international dès leurs cursus scolaires. Une fois rendus sur la terre promise des nouvelles technologies, ces individus, en très grande majorité des hommes blancs fortement diplômés, découvrent alors une autre réalité que celle qu’ils avaient imaginée : celle du statut d’étranger. Confrontés aux épreuves de l’expatriation, munis de titres et de diplômes se trouvant d’un coup dévalués, ils doivent faire face à une concurrence exacerbée. Dans ce parcours, les femmes, entrepreneuses ou compagnes, sont d’emblée ou progressivement reléguées. L’expatriation entrepreneuriale les expose toutes et tous, y compris ceux devenus multimillionnaires, à un conflit moral entre deux régimes de valeurs : la compétition aux accents darwiniens telle que pratiquée et célébrée dans la Silicon Valley et l’idéologie méritocratique à la française dont ils sont héritiers.

Résumé des informations

Pages
218
Année
2023
ISBN (PDF)
9782875748935
ISBN (ePUB)
9782875748942
ISBN (Broché)
9782875748928
DOI
10.3726/b21028
Langue
français
Date de parution
2023 (Octobre)
Mots clés
Numérique Silicon Valley entrepreneuriat
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2023. 218 p., 4 ill. en couleurs.

Notes biographiques

Olivier Alexandre (Éditeur de volume) Monique Dagnaud (Éditeur de volume)

Olivier Alexandre est sociologue, docteur de l’EHESS, ancien visiting scholar à Northwestern University et Stanford, et chargé de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur la culture et le numérique. Il a notamment publié La règle de l’exception. L’écologie du cinéma français (2015), La sainte famille des Cahiers du cinéma. La critique contre elle-même (Vrin, 2018) et La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde (Seuil, 2023). Monique Dagnaud, DR de recherche CNRS, Enseignante EHESS (2000-2020) et ex-membre du CSA est sociologue des mondes numériques et des cultures des jeunes. Elle a publié notamment Génération surdiplômée (2021), Le modèle californien (2016), Génération Y Les jeunes et les réseaux sociaux (2013).

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