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Jongler avec les langues et avec les cultures

Dynamiques identitaires des citoyens européens mobiles

de Claire Demesmay (Auteur)
©2024 Monographies 330 Pages

Résumé

Cet ouvrage explore les pratiques langagières et les représentations identitaires de « citoyens mobiles » au sein de l’espace européen. La mobilité intra-européenne débouche sur des rencontres humaines, dont sont issus des couples mixtes, eux-mêmes à l’origine de familles bi-/plurinationales. Ces migrants d’un genre nouveau renvoient à un phénomène migratoire encore récent et très minoritaire, encore peu étudié. En raison de la forte dimension géopolitique que revêtent les langues et les cultures, l’identité européenne est ici abordée à travers la transmission, l’acquisition et la gestion des compétences bi-/plurilingues et bi-/pluriculturelles. L’objectif est d’explorer la manière dont se décline, dans le contexte familial, le lien entre pratiques langagières et culturelles, d’un côté, et représentations identitaires, de l’autre.
L’analyse s’appuie sur des entretiens menés auprès de membres de familles franco-allemandes de Paris et Berlin – représentés au sein de trois générations. Issues des migrations intracommunautaires, ces familles sont à la fois des produits et des acteurs de l’intégration européenne, dont elles incarnent l’esprit au niveau d’existences individuelles et familiales. De plus, étant donné la particularité de la relation franco-allemande dans le contexte européen, on peut supposer que ces familles se reconnaissent dans une identité propre, qu’elles construisent et expriment à travers des pratiques langagières et culturelles spécifiques.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Introduction
  • Partie I Cadre conceptuel
  • Chapitre 1 Éléments théoriques
  • Identités et représentations identitaires
  • Identités, interactions et hybridation
  • Stabilité et évolution des représentations
  • Répertoires bi-/plurilingues et identités hybrides
  • Compétence bi-/plurilingue et bi-/pluriculturelle
  • Représentations des langues et pratiques langagières
  • Transmissions intergénérationnelles
  • Liens familiaux et dynamiques interactionnelles
  • Le cas des familles issues de couples mixtes
  • Chapitre 2 Contexte socio-historique
  • Une politique publique volontariste : priorité à l’éducation et à la jeunesse
  • Échanges de jeunes et constitution d’un réseau d’acteurs sociaux
  • L’apprentissage de la langue de l’autre
  • Récits et représentations
  • L’élaboration d’un récit commun
  • Représentations du pays partenaire et de la relation bilatérale
  • Partie II Terrain
  • Chapitre 3 Cadre sociodémographique
  • Des villes au profil international différemment structuré
  • Intégration à la mondialisation
  • Expérience de l’immigration
  • Internationalisation et enseignement des langues
  • La promotion de l’enseignement bilingue
  • L’ouverture européenne des sections binationales
  • Histoire migratoire et participation sociale
  • Français de Berlin
  • Allemands de Paris
  • Chapitre 4 Recueil de données et contexte de l’étude
  • Méthodologie et recueil des données
  • La famille, un terrain propice à l’étude des pratiques langagières
  • Identification et sélection des familles
  • Recueil de données
  • Profils sociologiques des familles
  • Données sociodémographiques
  • Parcours migratoire
  • Autoreprésentations
  • Compétences langagières
  • Partie III Analyse et Interprétation
  • Chapitre 5 Pratiques intrafamiliales du bilinguisme
  • Stratégies pour une éducation bilingue
  • Choix des langues parlées par les parents
  • Choix de l’école
  • Élaboration et négociation des règles langagières
  • Méfiance parentale à l’égard des marques transcodiques
  • Divergences et conflits intergénérationnels
  • Parler bilingue et cohésion familiale
  • Biculturalisme dans le quotidien familial
  • Pratiques bi-/pluriculturelles
  • Les mets et les mots du biculturalisme
  • Compétence biculturelle et hybridation
  • Chapitre 6 Représentations identitaires et transmission intergénérationnelle
  • Représentations du bilinguisme
  • Les conditions du bilinguisme
  • Le bilinguisme, normalité…
  • … ou chance extraordinaire
  • Fonctions et transmission du bilinguisme
  • Maintien du lien familial
  • Réussite individuelle
  • Ouverture culturelle
  • Constellations identitaires
  • Les initiateurs
  • Les héritiers
  • Identités familiales et récits de guerre
  • Conclusion
  • Annexes
  • Index des tableaux, graphiques et cartes
  • Bibliographie

Introduction

Pour les ressortissants de tout État membre de l’Union européenne (UE), l’une des conséquences les plus tangibles de l’intégration européenne est le droit de circuler librement au sein de l’espace supranational européen, de s’installer et de travailler dans l’un de ses États membres, ainsi que de bénéficier des mêmes droits sociaux1 que les ressortissants nationaux, indépendamment de leur nationalité. Ce droit des « citoyens européens2 » répond à une volonté politique forte des pouvoirs publics de l’UE qui, depuis les années 1990, n’ont eu de cesse de valoriser et de promouvoir la mobilité (Favell, 2009). Si ce droit s’est traduit par un accroissement des migrations intracommunautaires (Scholten, Van Ostaijen, 2018), qui pourraient s’amplifier au cours des prochaines décennies, le phénomène est aujourd’hui encore très minoritaire (Dubucs, Mourlane, 2017)3. Il n’empêche que le principe de mobilité non seulement est indissociable d’une nouvelle étape de l’intégration européenne, dont il constitue l’un des piliers (King, 2002), mais s’accompagne également d’une manière spécifique de concevoir la cohésion de l’UE et son rapport à son voisinage : alors que les frontières entre États membres sont relativisées, voire perdent leur fonction protectrice en vigueur dans le modèle de l’État-nation, les frontières extérieures ont vu leur rôle renforcé, notamment dans la définition du rapport entre un « nous européen » et un « eux extérieur » (Verwiebe et al., 2014 : 125 sq.). Cela s’accompagne d’un changement de paradigme des migrations intracommunautaires et du vivre-ensemble, faisant de l’Europe du début du xxie siècle un laboratoire pour penser et expérimenter une citoyenneté de nature postnationale (Chopin, 2014 ; Demesmay, 2003).

Ainsi, dans le langage des institutions européennes, les ressortissants de l’un des États membres résidant dans un autre pays de l’Union que celui dont ils ont la nationalité ne sont pas considérés comme des « migrants », mais comme des « citoyens mobiles ». De fait, la mobilité au sein de l’UE diffère sensiblement des mouvements migratoires traditionnels, et ne saurait donc être appréhendée à travers les mêmes grilles d’interprétation analytique. Tout d’abord, elle se distingue par la motivation qui sous-tend la décision des acteurs de quitter leur pays d’origine. Alors qu’historiquement, les migrations sont surtout motivées par des raisons économiques ou humanitaires, la mobilité intra-européenne renvoie à des motifs divers et dans la plupart des cas pluriels (Sert, 2018). Parmi eux, les plus représentés sont la réalisation de la carrière et le maintien des liens familiaux (Verwiebe et al., 2014 : 128 ; Becker, Teney, 2020 : 27). Les conditions sociales jouent elles aussi un rôle, en particulier pour les familles avec enfants, qui ont tendance à s’installer davantage dans les pays disposant d’un système de protection sociale développé (De Jong et al., 2020), mais elle ne constitue qu’un élément parmi d’autres. Enfin, pour beaucoup de migrants intracommunautaires, la décision est motivée par des « post-materialist considerations such as life-style reasons, self-fulfilment, or learning languages4 » (Becker, Teney, 2020 : 7).

En deuxième lieu, la diversification des motivations a pour corolaire une diversification des temps d’installation. Alors que les migrations traditionnelles ont souvent un caractère durable, les citoyens européens qui s’installent dans un autre État membre le font de façon plus ou moins longue, à titre plus ou moins provisoire. Comme l’ont démontré Ryan et Mulholland (2014) à partir de l’exemple de Français hautement qualifiés travaillant dans le secteur financier à Londres, ils ne prennent pas nécessairement cette décision au préalable, mais gardent différentes options ouvertes, qu’ils font dépendre de leur expérience et des opportunités qui se présentent à eux, mais aussi de leur situation familiale (Collet, Bonnet, 2010). Ainsi, la durée de séjour des migrants intracommunautaires varie considérablement d’une situation à l’autre, allant de quelques mois – dans le cas d’un séjour d’étude – à plusieurs décennies, et prend des formes diverses, qu’il s’agisse de migration circulaire ou d’alternance entre deux domiciles – notamment pour des retraités (Verwiebe et al., 2014 : 131). Comme le notent Becker et Teney (2020 : 10), on ne peut ici appréhender le phénomène migratoire sous l’angle binaire mobilité versus installation, courant dans l’analyse des migrations traditionnelles. Au contraire, une approche « multidirectionnelle » (O’Reilly, 2007 : 4) permet davantage de saisir la dynamique de la mobilité intra-européenne, dans laquelle les allers-retours n’ont rien d’exceptionnel.

Pour finir, les acteurs des migrations intracommunautaires se distinguent par leur profil socioculturel. Contrairement aux migrants traditionnels, ils sont nombreux à avoir un niveau d’éducation élevé et à être bien intégrés sur le marché de l’emploi : « It has oftentimes been proven that a large share of CEE migrants is highly qualified, with knowledge workers per definition being the only group able to translate their qualifications into adequate positions on the receiving labour market5 » (Reeger, 2018 : 52). Cela étant, le niveau d’éducation des migrants intracommunautaires varie fortement entre les États d’origine, reflétant à la fois le niveau d’éducation moyen dans ces pays et les différences socio- économiques au sein de l’UE. De manière générale, c’est parmi les migrants issus de « lEurope des Quinze », c’est-à-dire des États qui étaient membres de l’Union avant l’élargissement de 2004, qu’il est le plus élevé (Verwiebe et al., 2014 : 130). En 2020, presque la moitié d’entre eux avait un diplôme de l’enseignement supérieur, soit un niveau bien supérieur à celui de la moyenne nationale des pays représentés (Eurostat, 2021)6. Le niveau d’éducation se traduit en termes d’intégration sur le marché du travail, puisque le taux d’emploi des citoyens européens mobiles est un peu plus élevé que la moyenne européenne7 ; cela vaut en particulier pour ceux d’entre eux qui disposent d’une éducation supérieure et travaillent dans le domaine de la « connaissance » (Reeger, 2018 : 59), dont le taux d’emploi atteint quant à lui un très haut niveau8. Sur ce point, les migrants intracommunautaires se situent dans un rapport inversé avec les acteurs issus des migrations traditionnelles, davantage touchés par le chômage que les nationaux (DGEF/DSED, 2021 : 2)9.

Les Européens hautement qualifiés qui usent de leur droit à la mobilité et s’installent dans un autre État membre pour y travailler, étudier ou passer leur retraite, représentent une nouvelle catégorie de migrants. Ils sont les représentants d’un « transnationalisme » d’élite (Glick Schiller et al., 1992, 1995) caractéristique des sociétés mondialisées, qui donc n’est pas propre à l’Europe, mais que l’Union européenne décline à sa manière avec le processus d’intégration et le principe de libre circulation des biens et des personnes. Outre leur haut niveau d’éducation et leur mobilité, les migrants transnationaux – ou transmigrants, pour recourir à l’expression de Glick Schiller et al. (1992, 1995) – se caractérisent par leur relative jeunesse et leur ancrage dans les milieux urbains (Verwiebe, 2014 : 130). En outre, comme l’a démontré Adrian Favell (2008) dans son étude de ceux qu’il nomme les « eurostars », dont il a étudié le parcours dans les « eurocités » de Londres, Bruxelles et Amsterdam, ces derniers ne se situent pas dans une logique personnelle assimilationniste. Non seulement ils vivent dans des réseaux cosmopolites composés d’autres transmigrants issus de différents pays, mais ils conservent aussi des liens avec leur culture d’origine, ne subissant pas ou peu de pression assimilationniste de la part de leur société de résidence : « they happily retain their own cultures and construct transnational communities that transcend place10 » (O’Reilly, 2007 : 5). Christian Lequesne a lui aussi constaté que les valeurs communes à la diaspora française de Londres sont d’une part le cosmopolitisme, qu’il définit comme la « croyance positive en une société où la diversité culturelle et ethnique permet d’atteindre une forme d’universalité tout en acceptant les identités particulières » (2020 : 12), de l’autre « l’attachement à la culture et à la langue françaises » (Ibid. : 13). Pour décrire les identités et les attitudes des migrants transnationaux, Hoerder et al. (2005) recourent à la notion de « transculturalisme ». Celle-ci évoque la capacité des acteurs sociaux à évoluer d’une culture à l’autre en faisant fi des frontières nationales, à élaborer un espace hybride dans lequel se côtoient et se mêlent les références culturelles – sans hiérarchie ni cloisonnement.

C’est aux familles issues des migrations intracommunautaires que s’intéresse la présente étude, en tant qu’elles sont à la fois des produits et des acteurs de l’intégration européenne, qu’elles en incarnent l’esprit au niveau d’existences individuelles et familiales. Favell et Recchi (2009) parlent à propos des Européens mobiles de « pionniers de l’identité européenne », dans la mesure où ils font partie des premières générations d’Européens à faire l’expérience d’une citoyenneté conçue dans un cadre supranational, à vivre au quotidien les opportunités et les défis du pluriculturalisme et du transculturalisme au sein de l’espace européen.

« Movement and mobility have huge effects on those involved, both those who move and those who encounter movers. In each and every one of these lives, the hopes and aspirations of the architects of the European integration process are inscribed. EU movers are the prototypical ‘Highly Europeanized Citizens’. They are the human face of European integration, from whom we might learn what it means to be a European. Their lives and experiences are the best guide to finding out how easy it is to shift one’s identity or horizon to a post-national or cosmopolitan level, and of the practical benefits, insights, barriers and failings of a life outside the place where you historically belong11 » (Favell, Recchi, 2009 : 3).

La mobilité intracommunautaire débouche sur des rencontres humaines, dont sont issus des couples mixtes, eux-mêmes à l’origine de familles bi-/plurinationales. L’objectif est ici d’explorer la manière dont se décline, dans un tel contexte familial, le lien entre pratiques langagières et culturelles, d’un côté, et représentations identitaires, de l’autre. Cette étude vise à analyser leur articulation, ainsi que les différentes identités dans lesquelles se reconnaissent et/ou dont se revendiquent les acteurs sociaux, en comparant le discours des deux générations présentes au sein de la famille nucléaire, à savoir parents et enfants. Afin d’élargir la perspective, l’analyse tient aussi compte du discours des grands-parents, mais uniquement de façon ponctuelle, concernant certains aspects spécifiques de l’étude. L’analyse du corpus porte sur les acteurs sociaux et sur le regard qu’eux-mêmes jettent sur leurs pratiques du bi-/plurilinguisme et du bi-/pluriculturalisme, ainsi que sur leurs représentations identitaires en tant que membres de familles binationales issues du processus de mobilité intra-européenne. Une attention particulière est prêtée aux pratiques langagières et aux représentations qui les sous-tendent, dans la mesure où les langues renvoient à des enjeux géopolitiques (Zarate, 2004 : 10 sq.) et que leur apprentissage peut traduire ou s’accompagner de « rapports de force » (Ibid. : 11) entre des États ou entre des espaces culturels distincts.

Pour une telle étude, il aurait été envisageable de s’intéresser à des familles issues de couples mixtes de manière indifférenciée, indépendamment de la nationalité de leurs membres. A contrario, il a ici été décidé d’étudier la transmission des représentations identitaires et des comportements langagiers et culturels qui en découlent au sein de familles franco-allemandes. Ce choix s’explique par deux raisons principales. Premièrement, celles-ci sont le fruit de migrations intracommunautaires évoquées supra, elles-mêmes au cœur du processus d’intégration européenne. L’immigration française en Allemagne tout comme l’immigration allemande en France sont représentatives du phénomène de mobilité intra-européenne qui n’a pas les caractéristiques de l’immigration du travail traditionnel mais est davantage motivé par des considérations post-matérialistes et concerne pour l’essentiel des milieux socio-économiques favorisés et/ou éduqués. De plus, France et Allemagne entretiennent une relation bilatérale au caractère relativement symétrique. Contrairement au rapport classique entre un État d’émigration et un État d’immigration, marqué par un fort différentiel socio-économique, ou bien par une relation de domination présente ou passée notamment en lien avec une histoire coloniale –, les deux États sont situés sur un pied d’égalité en termes de pouvoir économique, de standards sociaux et de statut culturel.

La seconde raison de se pencher sur le cas de familles franco- allemandes réside dans la particularité de la relation entre la France et l’Allemagne dans le contexte européen. Après des décennies de conflit, les deux exécutifs ont mis en place dès les années 1960 une politique de rapprochement et de coopération qui a peu d’équivalent dans les relations internationales contemporaines. Ainsi, ils ont créé plusieurs institutions visant à encourager les échanges entre les populations, tels l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ) en 1963, l’Université franco- allemande (UFA) en 1997 ou encore le Fonds citoyen franco-allemand en 2020, et ont accompagné cette politique d’un discours officiel de l’amitié franco-allemande valorisant les échanges entre ressortissants des deux pays. Il semble que cette approche ait porté ses fruits car, depuis le début des années 1990, période qui du reste coïncide avec la mise en place de la « citoyenneté européenne », des enquêtes d’opinion indiquent à un rythme régulier que la France et l’Allemagne bénéficient d’une image largement positive au sein de la population du pays partenaire12. Ainsi, les instruments successifs que les gouvernements des deux États ont mis en place pour encourager les échanges au niveau de la société civile – bien avant la création de programmes d’échange européens comme Erasmus – font de l’espace franco-allemand un laboratoire de la mobilité intra- européenne dont se dégage un effet de loupe.

Étant donné la particularité de la relation franco-allemande, ainsi que son institutionnalisation progressive et sa valorisation par les pouvoirs publics de part et d’autre du Rhin, qui peuvent avoir une influence sur l’élaboration des histoires familiales (Gollac, Oeser, 201113), on peut supposer que les familles franco-allemandes se reconnaissent dans une identité propre, qu’elles construisent et expriment à travers des pratiques langagières et culturelles spécifiques. De plus, en raison à la fois du discours public sur cette relation et du caractère « prestigieux » (Erfurt, Hélot, 2016) du bilinguisme français-allemand14, on peut supposer que le répertoire bilingue et biculturel de ces familles est valorisé – tant au niveau méso-social, au sein de la population des villes étudiées, qu’au niveau macro-social, c’est-à-dire dans les sociétés allemande et française, et plus largement européennes. Pour finir, il est probable que les personnes interviewées dans le cadre de cette étude s’intéressent aux questions liées aux expériences transculturelles et à l’apprentissage des langues, et sont en mesure d’exposer leurs pratiques du bilinguisme et du bi-/pluriculturalisme dans le cadre familial. Ces hypothèses sont alimentées, entre autres, par une observation du milieu franco-allemand comme « lieu d’investissement affectif et cognitif » (Bertucci, 2009 : 50), qui laisse supposer l’existence d’une « communauté » franco-allemande créée et structurée autour de pratiques langagières et culturelles comportant un aspect ludique et pédagogique, mais surtout réflexif.

Cette étude a pour cadre sociodémographique les villes de Paris (et sa périphérie)15 et de Berlin. Paris intra-muros étant à la fois moins étendu d’un point de vue géographique et moins peuplé que Berlin, il est indispensable, dans une perspective comparatiste, d’élargir l’analyse à sa périphérie. Dans la mesure où l’Île-de-France dans son ensemble aurait été trop vaste, il est ici question de la « petite couronne » que forment les trois départements limitrophes de la ville de Paris (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne), ainsi que des Yvelines. Toutes les deux capitales de grands États européens, Paris et Berlin offrent une certaine symétrie, que du reste les pouvoirs publics se plaisent à mettre en scène – notamment à travers le jumelage de villes créé en 1987 (Marchetti, 2019 : 61 sq.).

En tant que terrain de recherche, Paris et Berlin présentent un double intérêt. Premièrement, elles font partie des villes dans lesquelles réside le plus grand nombre de ressortissants du pays partenaire. Les deux capitales accueillent en effet le plus grand nombre de Français résidant en Allemagne et d’Allemands en France16 – pour Paris et sa région, loin devant toutes les autres villes françaises. Ainsi, on peut en déduire que les deux villes sont celles dans lesquelles le nombre de familles franco-allemandes issues de couples mixtes est l’un des plus élevés au monde. Deuxièmement, derrière une telle symétrie, toutes deux entretiennent un rapport différent à la diversité culturelle et linguistique. Bien que terre d’immigration depuis des siècles, Paris est la capitale d’un État profondément attaché au paradigme du monolinguisme, dont il est représentatif (De Heredia-Deprez, 1989 : 85) ; Filhon et Zegnani considèrent qu’en vertu de ce paradigme, « le français est hégémonique et l’injonction faite aux migrants de le parler est très forte » (2019 : 123). Ville-État, Berlin s’affiche au contraire comme une terre d’accueil vis-à-vis de la diversité culturelle de sa population, et en particulier du bi-/plurilinguisme, que l’administration promeut depuis les années 1990 (SBJF, 2016).

Cette différence entre Paris et Berlin se reflète à la fois dans le discours des pouvoirs publics de l’une et l’autre ville, et dans le nombre de structures éducatives promouvant le bi-/plurilinguisme de la population jeune, bien plus nombreuses et diversifiées dans la capitale allemande. Or plusieurs travaux ont démontré l’influence des politiques linguistiques des pays de résidence sur les stratégies et sur les pratiques langagières au sein des familles (Haque, 2012). À cela s’ajoutent des différences nationales que reflètent en partie Paris et Berlin en tant que capitales de deux différents États. Celle-ci peuvent être de nature structurelle, concernant le système scolaire, l’accueil de la petite enfance ou bien la structure centralisée versus fédérale de l’État, mais aussi culturelle, renvoyant notamment à « different family and maternal conceptions17 » (Collet, Bonnet, 2010 : 213)18, ainsi qu’à certaines représentations des femmes et de leur rôle dans la société, ou encore au rapport entre les sphères publique et privée (Durand, 2002). Cette double perspective franco-allemande, faite de symétrie et de contraste, offre des conditions propices à une étude comparatiste de familles au profil similaire.

Au cœur de l’analyse se trouve la problématique de la transmission intergénérationnelle au sein de familles binationales, au sens qu’implique son étymologie latine : « […] ce qui traverse les générations en laissant une trace du passage de l’une à l’autre » (Lahaye et al., 2007 : 108). Dans cette perspective, la présente étude vise à analyser, d’une part, les pratiques langagières et les identités que les parents transmettent à leurs enfants – de manière consciente ou non –, ainsi que les représentations de la langue et du bilinguisme qui sous-tendent leurs attitudes. D’autre part, elle tente de déterminer dans quelle mesure les enfants issus de couples binationaux se considèrent eux-mêmes comme les héritiers de pratiques particulières en matière de bilinguisme et de biculturalisme et sont prêts à les poursuivre, voire à les transmettre le moment venu à leurs propres enfants. Le cadre familial apparaît comme un terrain propice à l’étude des pratiques bi-/plurilingues et des représentations identitaires qui leur sont associées, dans la mesure où il constitue le lieu de socialisation primaire des acteurs sociaux, et joue par conséquent un rôle déterminant dans l’acquisition de leurs catégories de pensée et d’action (Lahire, 1998 : 301–303). Cela vaut tout particulièrement pour la transmission des langues et des cultures (Haque, 2019 : 12). De plus, la famille représente un groupe, certes de taille très restreinte, mais qui s’organise autour de règles communes que ses membres ont eux-mêmes définies et renouvellent au gré des interactions sociales, notamment dans le domaine langagier. Ainsi, avec Lüdi et Py, la famille nucléaire peut être définie comme « l’unité sociale la plus petite et la mieux structurée qui sert de contexte immédiat à la rencontre des langues chez l’individu » (1986 : 48).

De cette problématique découlent deux principales interrogations. Pour commencer, il s’agit de définir les pratiques et les stratégies langagières des membres de familles binationales : quelle(s) langue(s) utilisent-ils au sein du cadre familial et à l’extérieur, et en fonction de quels critères ? Selon quelles règles le bilinguisme et le biculturalisme sont-ils pratiqués au sein de la famille ? Sont-elles l’objet d’un consensus familial ou au contraire de dissensus, voire de conflits ? Ensuite, il s’agit d’examiner les représentations identitaires des membres de familles binationales et leurs interactions : dans quelle mesure les pratiques et les stratégies langagières des acteurs sociaux expriment-elles une appartenance particulière ? Les enfants endossent-ils, ou non, les mêmes représentations identitaires que leurs parents, et comment celles-ci se traduisent-elles en termes de répertoire bi-/plurilingue et bi-/pluriculturel ?

Afin d’explorer ces questionnements, une étude qualitative a été menée auprès de seize familles franco-allemandes de Berlin et de Paris, dans lesquelles vivent un ou plusieurs adolescents âgés de 12 à 17 ans – un âge auquel l’identité est encore en évolution rapide et fait déjà l’objet de réflexivité (Abendroth-Timmer, Hennig, 2014). Les familles ont été sélectionnées à partir de deux critères invariants : d’une part, elles comptent un ou plusieurs adolescents ; de l’autre, au moins l’un des deux parents est de nationalité et de langue première française à Berlin et allemande à Paris. En revanche, des critères tels que la situation familiale, la pratique d’une troisième ou quatrième langue ainsi que la durée de résidence du couple et/ou de la famille à Berlin/Paris sont considérés comme variables, dans la mesure où ils ne sont pas déterminants pour la problématique traitée. Afin de garantir la représentativité des résultats, une certaine diversité a été recherchée en termes de répartition géographique dans les deux régions, d’identité genrée du parent de nationalité migrant et de situation familiale. Les entretiens se sont déroulés sur le lieu de vie familiale19 avec au moins le parent ayant une expérience migratoire (dans certains cas avec les deux parents) et avec un ou plusieurs enfants. Il s’agit d’entretiens de type semi-directif, structurés autour d’une dizaine de questions prédéfinies, qui n’excluent pas des questions plus spontanées dès lors qu’elles s’inscrivent dans la dynamique de l’échange. Quant aux entretiens avec les grands-parents, ils sont de nature directive et ont été restreints à quelques questions ; pour des raisons logistiques, ils ont été conduits par téléphone. L’ensemble des entretiens ont eu lieu en français et en allemand en fonction des préférences exprimées par les personnes interviewées, ont été enregistrés et ont fait l’objet d’une transcription écrite.

Résumé des informations

Pages
330
Année de publication
2024
ISBN (PDF)
9782875745729
ISBN (ePUB)
9782875745736
ISBN (Broché)
9782875745705
DOI
10.3726/b20955
Langue
français
Date de parution
2023 (Décembre)
Mots clés
Pratique langagiere les cultures Dynamiques identitaires citoyens européens mobiles
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2024. 330 p., 5 ill. en couleurs, 5 ill. n/b.

Notes biographiques

Claire Demesmay (Auteur)

Claire Demesmay est chercheure associée au Centre Marc Bloch à Berlin et professeure invitée à l’Université de la Sarre. Elle est docteur en philosophie politique de l’Université Sorbonne - Paris 4 et de l’Université technique de Berlin et habilitée en études germaniques. Ses recherches portent sur la coopération francoallemande en matière de politique européenne, la politique étrangère de la France et de l’Allemagne, ainsi que le rôle de la société civile dans les relations internationales.

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