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La Résistance muséalisée

Les mises en récit, en scène et en espace du passé

de Regina Schuhbauer (Auteur)
©2023 Thèses 288 Pages

Résumé

Issus des conflits mémoriels de la société française d’après-guerre, les musées de la Résistance sont désormais des acteurs de premier plan dans la mise en valeur de l’héritage et l’animation culturelle. Étudier le rôle des musées en tant que médiateurs entre le passé, le présent et l’avenir est l’axe central de ce travail qui repose sur les recherches des principaux experts français et allemands. La présente étude ne se penche pas seulement sur l’exposition – au coeur de la médiation muséale – mais aussi sur l’ensemble de cette institution complexe. L’analyse des mises en récit, en scène et en espace du passé révèle le positionnement des musées par rapport à l’histoire de la Résistance, mais aussi leur vision de l’avenir de la mémoire et leur idée de la démocratie et des valeurs humanistes.

L'ouvrage a été récompensé par le Prix de Recherche 2023 de la Faculté des Langues, Lettres et Sciences Culturelles de l'Université de Ratisbonne.

Das Werk wurde mit dem Forschungspreis 2023 der Fakultät für Sprach-, Literatur- und Kulturwissenschaften der Universität Regensburg ausgezeichnet.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • I. Introduction
  • 1. Les musées de la Résistance, objet de recherche des sciences de la culture
  • 2. Corpus, catégorisation, démarche
  • 3. Méthodologie
  • Mise en récit, mise en scène, mise en espace : précisions conceptuelles et réflexions théoriques
  • Mise en récit
  • Mise en scène
  • Mise en espace
  • La muséohistoire
  • Les sciences de la culture : questionnements et critique méthodologique
  • Défis méthodologiques, prémisses et limites de l’étude
  • 4. État de la recherche : aperçu
  • II. Quand récits et mises en scène font naître l’espace : la fondation des musées de la Résistance
  • 1. La fondation des musées de la Résistance à la lumière de la théorie des lieux de mémoire de Pierre Nora
  • 2. La muséalisation de la Résistance face aux mises en récit et mises en scène gaullistes
  • Les mises en scène du gouvernement provisoire de la République française (1944–1946)
  • La politique de grandeur de Charles de Gaulle (1958–1969)
  • 3. La fin des « grands récits » : la fondation des musées de la Résistance dans le sillage de Mai 1968
  • 4. L’influence des témoignages sur la fondation des musées de la Résistance
  • 5. La politique mémorielle des associations d’anciens résistants
  • III. La mise en espace des musées de la Résistance à Chasseneuil, Nice, Limoges et Lyon
  • 1. La Maison de la Résistance René Michaud de Chasseneuil-sur-Bonnieure (Charente)
  • 2. Le Musée de la Résistance Azuréenne de Nice
  • 3. Le Musée de la Résistance de Limoges
  • 4. Le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation (CHRD) de Lyon
  • IV. Mises en espace : les fonctions des musées de la Résistance
  • 1. Fonctions muséales des musées de la Résistance
  • 2. Les musées de la Résistance, espaces d’apprentissage : le Concours national de la Résistance et de la Déportation (CNRD)
  • 3. Les musées de la Résistance, espaces de vie sociale et de soutien psychosocial
  • 4. Les musées de la Résistance, espaces commémoratifs
  • V. Mises en récit, mises en scène et mises en espace du passé résistant à Chasseneuil, Nice, Limoges et Lyon
  • 1. Les bâtiments : histoire externe, histoire interne
  • L’ancrage des musées dans l’espace urbain
  • Au seuil du hall d’entrée
  • Marches et démarches : les escaliers menant à l’espace d’exposition
  • 2. Organiser l’histoire : la structure du récit des expositions
  • Première impression spatiale
  • Narrations superposées : voix des témoins, environnement sonore et audioguides
  • Structurer en guidant les visiteurs
  • Dernière impression
  • 3. Ces objets qui racontent l’histoire : mises en récit, mises en scène et mises en espace des pièces exposées
  • L’aura des objets muséaux
  • Le patrimoine matériel de la Résistance
  • 4. La Résistance, les résistances ? Représentations de la Résistance française
  • La notion de Résistance
  • La Résistance, idéal-type
  • Individualisation et stéréotypisation
  • Amnésies et hypermnésies
  • Quelle interprétation imposer ? La confrontation au personnage de Charles de Gaulle
  • VI. Conclusion : les musées de la Résistance, médiateurs entre passé, présent et avenir
  • Sources et littérature
  • Table des illustrations
  • Index thématique
  • Index des noms de personnes
  • Index des noms de lieux

I. Introduction

Aucun évènement historique n’a marqué plus profondément le paysage muséal français que la résistance à l’occupant allemand durant la Seconde Guerre mondiale. Si une vingtaine de musées ont pour thème la Première Guerre mondiale, très présente en France avant même la commémoration du centenaire de 2014–2018, plus de 70 musées sont consacrés à la Résistance, dont l’influence sur le cours de la Seconde Guerre mondiale est pourtant loin d’avoir la même ampleur que les batailles décisives de la Première Guerre mondiale qui se sont déroulées sur le territoire français. Malgré ce décalage entre son importance historique et le nombre de musées qui lui sont consacrés, les musées français de la Résistance n’ont jusqu’à présent guère retenu l’attention des chercheurs. Le présent travail tente de combler cette lacune en examinant pour la première fois la mise en récit, la mise en scène et la mise en espace du passé résistant à l’intérieur des musées français de la Résistance et en rapport avec eux. L’objectif est ainsi d’apporter une contribution scientifique permettant l’éclairage d’une thématique qui conserve une importance sociale majeure en France.

En 2008, l’exposition photographique Les Parisiens sous l’Occupation a déclenché une polémique publique d’une virulence telle qu’elle a également été largement couverte par les médias allemands1. À l’origine de cette vague d’indignation, 270 clichés du photographe français André Zucca réalisés à la demande des services de propagande allemands dans le Paris occupé entre 1941 et 1944 : ces photographies attestent une relative insouciance de la vie de la population parisienne sous l’occupation allemande. L’absence de textes explicatifs faisant référence à l’objectif de propagande des images ou aux restrictions et à la répression endurées par la population française déformait la vision de la vie quotidienne à Paris durant la guerre. Ces omissions conduisent le journaliste allemand Johannes Wetzel à critiquer durement les commissaires de l’exposition : « […] pourtant, la naïveté des responsables de cette exposition […] n’a d’égale que la qualité des photographies2 ». Mais s’agissait-il vraiment de naïveté, ou plutôt de calcul ? La question est permise. Toujours est-il que la vision retenue par ces mêmes responsables a attiré des foules de visiteurs.

Le débat qui a agité la société française à propos de l’exposition Les Parisiens sous l’Occupation illustre l’impact produit encore aujourd’hui par le médium de l’exposition et la thématique de l’Occupation auprès du public français. Dégager l’impact sur la société de certaines mises en scènes d’évènements historiques, mettre au jour leurs causes et leurs mécanismes, telle est précisément la tâche que s’est fixée le présent travail dans le cas des musées français de la Résistance. Notre étude s’appuie sur un corpus de quatre institutions offrant un aperçu de la gamme des musées de la Résistance en France : la Maison de la Résistance René Michaud de Chasseneuil-sur-Bonnieure (Charente), le Musée de la Résistance Azuréenne, à Nice, le Musée de la Résistance de Limoges et le Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon. Ces musées sont abordés dans la perspective de la muséohistoire, méthodologie encore inexploitée à ce jour, d’après les résultats de nos recherches, pour l’analyse détaillée et exhaustive d’un corpus muséal thématiquement homogène. Notre analyse innove donc non seulement par son objet, mais aussi dans l’approche méthodologique, l’objectif étant d’intégrer ces deux aspects aux sciences de la culture.

Élaborée par le groupe de recherche formé par Patrick Louvier, Julien Mary et Frédéric Rousseau, la démarche baptisée « muséohistoire » repose sur l’exigence d’une contextualisation maximale de l’espace muséal et de ses récits. Pour analyser toutes les implications de la mise en récit, de la mise en scène et de la mise en espace3 du passé, il est nécessaire de se pencher sur leur dimension culturelle, sociale et politique, même s’il n’est pas toujours possible d’opérer une stricte distinction entre ces trois niveaux. Dans le cas précis de la Résistance française, la contextualisation historique est absolument indispensable pour comprendre les nombreuses fondations de musées, de même que les fonctions et récits de l’espace muséal. En effet, la mémoire résistante s’inscrit dans la tradition des mouvements de résistance née au xixe siècle et participe du mythe d’un peuple épris de liberté qui se défend contre toute forme d’oppression. Ce point de vue façonne encore aujourd’hui l’image que les Français se font d’eux-mêmes, incitant l’historien Jean-Pierre Rioux à s’intéresser en 2015 au « syndrome d’Astérix4 » de la nation française dans son ouvrage Vive l’histoire de France. La vive indignation suscitée par l’exposition Les Parisiens sous l’Occupation en 2008, tout comme l’engagement bénévole exceptionnel dont bénéficient les musées de la Résistance ne peuvent s’expliquer sans tenir compte de l’enracinement profond de la mémoire résistante dans la société française. Dans la présente étude, on a donc choisi d’ajouter une dimension historique à la méthodologie de la muséohistoire.

Fondamentalement, la création des nombreux petits musées de la Résistance disséminés dans toute la France résulte d’un vide : en dépit de tous les efforts, la résistance française à l’occupant allemand n’a jamais été un mouvement unifié et centralisé, contrairement à ce que suggère l’emploi de la majuscule et de l’article lorsqu’on parle de la Résistance. Sur le terrain, l’expérience des résistants5 était si variée qu’après la Seconde Guerre mondiale, l’autorité de Charles de Gaulle lui-même, pourtant quasi incontestée au début, n’a pu suffire à établir une mémoire nationale uniforme. Il ne s’est jamais produit pour la Résistance de cristallisation en un lieu de mémoire national au sens de Pierre Nora. Les efforts visant à assurer une représentation et un hommage appropriés aux divers réseaux de la Résistance française ont abouti à la fondation de nombreux musées6. Les musées de la Résistance sont généralement – telle est la thèse que nous proposons d’emblée – l’expression d’une appropriation du passé venant d’en bas, alors que la politique mémorielle gaullienne doit être comprise comme une tentative d’appropriation venue d’en haut.

Les deux premiers musées de la Résistance sont créés en 1945 à Joigny (Yonne) et en 1946 au Mont-Mouchet (Haute-Loire). Pourtant, jusque dans les années 1960, les fondations de musées resteront isolées, phénomène que l’historien François Marcot explique par une certaine « marginalisation de la mémoire résistante7 » dès les premières années de l’après-guerre :

[…] pris dans le tourbillon des Trente Glorieuses, les Français veulent oublier ce qui rappelle le temps des pénuries, ils se lancent avidement dans une société de consommation naissante et veulent jouir de ses délices. Pour se reconstruire, les peuples, comme les individus, peuvent avoir besoin d’oublier8.

Lorsque, sous la présidence de Charles de Gaulle (1958–1969), la mémoire résistante est remobilisée pour des besoins de légitimation politique, la création d’une vingtaine de musées de la Résistance, dont ceux de Grenoble (1966), Lyon (1967) et Bordeaux (1967), devient possible grâce au soutien de l’État9. Pourtant, le musée national de la Résistance réclamé notamment à l’époque par une équipe d’historiens regroupés autour d’Henri Michel ne verra jamais le jour10. À la place, le gouvernement gaulliste instaure le mémorial du débarquement de Provence du mont Faron, à Toulon, ainsi que le musée de l’Ordre de la Libération et le musée de l’Armée, à Paris. En fondant ces musées, de Gaulle reste fidèle à son interprétation du passé et promeut avant tout des projets soulignant la dimension militaire de la Résistance11.

Il faut attendre les années 1970 pour voir s’épanouir l’appropriation muséale du passé résistant. Dans les années 1980 et au début des années 1990, on observe un véritable boom de la création de musées. En particulier, la commémoration du 40e anniversaire de la libération en 1984, puis de son cinquantenaire en 1994, sont l’occasion d’inaugurer un grand nombre de nouveaux musées de la Résistance12. Sans se limiter à cette catégorie de musées, cette tendance, également valable pour d’autres projets muséaux locaux, s’explique par la confluence de multiples facteurs. Elle reflète la crise d’identité d’une société française confrontée à de profondes mutations : après la fin des Trente Glorieuses (1946–1975), le cycle de forte croissance et de prospérité de l’économie française s’achève, faisant place à la première crise économique durable depuis la Seconde Guerre mondiale. À cela s’ajoute une crise des valeurs déclenchée par l’effondrement des idéologies, notamment le communisme, et par le recul de l’influence de la religion. Ces bouleversements sont perçus particulièrement par la génération ayant connu la guerre comme « une rupture avec le passé dépourvue de toute perspective d’avenir claire13 ». Dans ce contexte, l’intérêt accru pour les musées de la Résistance et les autres musées locaux est l’émanation de deux aspirations : la réaffirmation du passé en tant que patrimoine de valeurs collectives digne d’être préservé, et le renforcement des identités régionales en lieu et place d’une identité nationale devenue incertaine et floue par rapport aux périodes précédentes – telle est la thèse, convaincante, de l’historien Pierre Nora dans ses Lieux de mémoire14.

Toutefois, les musées de la Résistance diffèrent des autres musées d’histoire régionale ou locale fondés dans les années 1980 par leur souci d’inscrire les réalisations et les acquis du réseau de Résistance de leur région dans un contexte plus large, celui de la nation. Il existe ainsi une forte affinité entre la visibilité donnée à l’histoire régionale et la présentation de l’histoire nationale. De plus, contrairement à d’autres musées régionaux, la mise en récit des musées de la Résistance est bien plus nettement influencée par les convictions politiques et idéologiques de leurs fondateurs ou responsables, les anciens résistants. Certains musées mettent l’accent sur l’interprétation communiste du passé, tandis que d’autres reprennent plutôt les récits gaullistes. D’autres encore mettent en exergue les valeurs socialistes ou républicaines.

Afin de mieux appréhender le phénomène du « musée de la Résistance », il est donc nécessaire de l’examiner tout d’abord dans le contexte de l’évolution de la société française et de ses besoins après la fin de la Seconde Guerre mondiale : c’est là l’objectif du chapitre II de ce travail. Le rôle de Charles de Gaulle et de sa politique mémorielle y sont abordés, de même que la signification de l’institution muséale pour l’identité nationale, manifeste également dans l’aspiration de la nation française à instaurer des lieux de mémoire. Sur cette base, le troisième chapitre retrace la genèse des musées de la Résistance de Chasseneuil, Nice, Limoges et Lyon, et détaille les facteurs liés à la politique et à la culture mémorielle ayant contribué à leur mise en espace. La vie insufflée à cet espace muséal nouvellement créé et les fonctions dont il a été pourvu au cours du temps font l’objet du quatrième chapitre. L’exposé de ces fonctions dans les travaux de recherche publiés à ce jour n’est guère exhaustif, bien qu’elles soient spécifiquement liées au rôle clé de la Résistance dans l’image de soi de la société française : fonctions muséales, espace d’apprentissage extrascolaire, espace de vie sociale et de soutien psychosocial, mais aussi espace commémoratif. Enfin, on analyse au cinquième chapitre le détail des mises en récit, en scène et en espace du passé résistant à Chasseneuil, Nice, Limoges et Lyon. L’analyse suit ici le cheminement du visiteur depuis son arrivée au musée, son entrée dans le bâtiment et les salles d’exposition, son parcours tout au long de l’exposition, pour s’achever sur la dernière impression laissée par le musée. Sont également pris en compte les moyens utilisés dans la mise en scène et la scénographie muséales pour guider et influencer le travail de réception effectué par le visiteur.

L’assise théorique nécessaire à l’analyse des musées de la Résistance est assurée par le recours à des textes fondamentaux de chercheurs allemands et français sur la Résistance et la mémoire, l’esthétique de la réception et la muséologie15. Cela permet de systématiser et de donner un ancrage théorique aux analyses scientifiques réalisées jusqu’ici à l’aide de la méthodologie de la muséohistoire, dont certaines semblent encore assez intuitives. Dans cette optique, la méthodologie de la muséohistoire est affinée pour les besoins de l’étude. L’imbrication entre théorie, analyse et méthodologie explique pourquoi notre travail ne procède pas selon un plan linéaire. Ainsi certains points centraux de l’analyse ou des thèses fondamentales pour l’objet de la recherche sont-ils abordés dès l’introduction, afin de préciser les objectifs de l’étude. De même, on évoque les problématiques fondamentales des sciences de la culture, les défis méthodologiques, prémisses et limites de la recherche pour les focaliser sur l’analyse. L’étude elle-même suit également cette progression en spirale en se rapprochant en cercles concentriques de l’objet de la recherche, le « musée de la Résistance », à partir d’une contextualisation historique, politique et socioculturelle, puis de la description des fonctions sociales, avant d’aboutir à l’analyse détaillée des expositions. Cette analyse montre qu’au sein des musées français de la Résistance, médiateurs entre le passé, le présent et l’avenir, les différents niveaux temporels s’entrecroisent, à l’instar de la perspective locale ou nationale. Textes, images, objets, environnement sonore et espaces se combinent en un tissu narratif. Face à cette multitude d’imbrications, le présent travail ne pourra échapper aux redites pour éclairer un passage sous un angle différent. C’est en effet le seul moyen de conférer à l’objet de l’enquête, le « musée de la Résistance », l’acuité analytique nécessaire et d’en explorer la profondeur et la complexité. La répétition permet de concrétiser, de spécifier et d’approfondir.

1. Les musées de la Résistance, objet de recherche des sciences de la culture

La Seconde Guerre mondiale représente une césure majeure dans l’histoire franco-allemande. Pendant près de quatre ans, l’armée allemande a occupé le territoire français. Durant cette même période, des Françaises et des Français sont emmenés comme travailleurs forcés en Allemagne ou déportés dans les camps de concentration allemands lors de campagnes d’arrestations ou de représailles. Par ailleurs, de nombreux Allemands réfugiés en France pour fuir le régime nazi se sont engagés dans la Résistance française. Cet engagement est commémoré dans les quatre musées de la Résistance analysés ici. Les destins des deux nations étant étroitement imbriqués durant la Seconde Guerre mondiale, il convient de se pencher en commun sur ce chapitre du passé franco-allemand. Et ce, d’autant plus que dans le cadre de l’Aktion Ritterbusch, la romanistique allemande s’est laissé récupérer en quasi-totalité par le régime nazi au service d’une ethnologie fondée sur une idéologie raciale, comme l’a magistralement démontré le romaniste allemand Frank-Rutger Hausmann dans son ouvrage „Deutsche Geisteswissenschaft“ im Zweiten Weltkrieg: die „Aktion Ritterbusch“ (1940–1945)16.

S’inscrivant elle aussi dans le cadre des études romanes en Allemagne, notre étude se veut une contribution à la recherche sur la thématique des musées de la Résistance. Elle se fonde essentiellement sur les articles et monographies suivants, publiés en France : « Les musées de la Résistance » (Marie-Hélène Joly), « Les musées de guerre testimoniaux… et après : quels objets pour quels discours ? » (Julien Mary), « La fabrique de l’histoire des guerres au musée : l’art moyen de l’installation postmoderne » (Sophie Wahnich), Les mises en scènes de l’histoire. Approche communicationnelle des sites historiques des guerres mondiales (Dominique Trouche), et Pratiquer la muséohistoire (groupe de recherche animé par Frédéric Rousseau)17. Les idées stimulantes puisées dans ces publications sont systématisées, étayées théoriquement et affinées au cours de notre travail. À cette fin, l’analyse intègre également des textes fondamentaux de Roland Barthes, Walter Benjamin, Henry Rousso et Pierre Nora, entre autres.

Certaines des approches sur lesquelles on s’appuie ici ont elles-mêmes une histoire franco-allemande intéressante. Les réflexions du philosophe et sociologue français Maurice Halbwachs, arrêté par les nazis pour ses déclarations critiques à l’égard du régime et assassiné au camp de concentration de Buchenwald, ont été approfondies par Aleida et Jan Assmann, spécialistes allemands de la mémoire collective. Les travaux de Halbwachs constituent également les fondements des Lieux de mémoire de l’historien français Pierre Nora, dont la publication a elle-même connu une réception fructueuse en Allemagne. De même, notre analyse des expositions s’appuie sur deux textes théoriques de Walter Benjamin, son essai sur l’œuvre d’art et la Petite histoire de la photographie ; signalons qu’en 1933, face aux représailles croissantes contre la population juive en Allemagne, Walter Benjamin émigra en France, où il se suicida en 1940 pour échapper aux persécutions.

Pourtant, l’intégration de travaux de recherche français ne saurait neutraliser le regard inévitablement allemand posé sur l’histoire française. Cette perspective allemande est même considérée comme une chance heuristique, en accord avec les historiens français Georges Kantin et Gilles Manceron :

Rien n’est aussi plus utile pour aborder l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale que d’entendre le point de vue d’historiens étrangers. Des points de vue provenant du monde entier sont une nécessité car cette guerre avait une portée et une extension plus grandes que la première et mérite seule le qualificatif de mondiale. Comme le montre le rôle joué par un historien comme l’Américain Robert Paxton dans l’historiographie française sur la période de Vichy, le regard que les autres portent sur l’histoire de notre propre pays est d’une importance de tout premier plan. Le point de vue d’historiens étrangers est précieux à chaque pays pour l’aider à rejeter les tabous de sa propre histoire18.

Selon ces deux auteurs, grâce au recul géographique, socioculturel et temporel dont ils disposent par rapport aux évènements historiques en rapport avec la Résistance française, les chercheurs étrangers peuvent contribuer à ouvrir des perspectives nouvelles et mettre en évidence des liens restés jusqu’alors inaperçus, en raison notamment des implications familiales ou des convictions politiques.

L’étude scientifique en commun de l’histoire franco-allemande semble connaître un regain de popularité dans les études romanes en Allemagne et les études germaniques en France au cours des dix dernières années. Citons l’exemple du projet de recherche mené de 2010 à 2014 à l’Université de Lorraine « France-Allemagne au xxe siècle : la production académique de savoir sur l’Autre. Deutschland und Frankreich im 20. Jahrhundert: Akademische Wissensproduktion über das andere Land ». Au terme de plusieurs colloques, les chercheurs ayant travaillé à ce projet sont parvenus au constat suivant, également applicable à la période de la Seconde Guerre mondiale :

[…] la perception de l’Autre qui, depuis le XIXe siècle, est au centre du discours allemand sur la France et du discours français sur l’Allemagne repose, malgré des différences, sur une « matrice commune » qui, même pendant les périodes de tension franco-allemande, a été partagée des deux côtés du Rhin. Cette « matrice commune » est présente à des titres divers chez des écrivains et publicistes comme Germaine de Staël, Heinrich Heine ou plus tard Maurice Barrès ou bien encore Charles Maurras et Heinrich Mann, pour ne mentionner que ces quelques exemples. Il en va de même en ce qui concerne les spécialités universitaires français de l’Allemagne et les spécialistes universitaires allemands de la France qui sont à l’œuvre depuis que l’enseignement et la recherche sur l’autre pays sont devenus des spécialités reconnues des sciences humaines, c’est-à-dire depuis la fin du XIXe siècle qui a vu, en France comme en Allemagne, l’émergence des disciplines telles qu’on les connaît aujourd’hui. Les représentations de l’Autre produites par les universitaires allemands et français ont reposé dès le début non seulement sur des matrices quasiment identiques. Dès le départ également, les romanistes allemands comme les germanistes français se sont inspirés dans leurs propres travaux des thèses défendues par leurs collègues du pays voisin19.

Le recours aux travaux et méthodes de recherche du pays voisin pour inspirer sa propre approche a donc une certaine tradition dans l’histoire scientifique franco-allemande. Ainsi la Résistance française a-t-elle déjà fait l’objet de plusieurs rencontres et projets de recherche franco-allemands. Citons, parmi d’autres, les colloques suivants : Les femmes dans la Résistance en France (8–10 octobre 2002, Berlin), Les Étrangers dans la Résistance française : le cas des Allemands. Histoire, mémoire et enjeux pour les relations franco-allemandes (20–21 novembre 2008, Saint-Étienne), Droit à la résistance : La place du 20 juillet dans la mémoire allemande et française (17–18 mars 2014, Paris)20.

En Allemagne, l’étude des phénomènes significatifs de l’espace culturel francophone par le biais de problématiques transculturelles et d’approches culturelles comparées, mais aussi avec des méthodes d’analyse spécifiques est une revendication de longue date des études romanes axées sur les sciences de la culture. C’est également le point de départ de notre travail. La culture est ici définie au sens du romaniste allemand Hans-Jürgen Lüsebrink comme « l’ensemble des formes et moyens de communication symboliques d’une société […] par lesquels elle communique, se manifeste, se donne en représentation, et développe des schémas conceptuels, des schémas esthétiques, des modes de vie et des modèles à suivre21 ». Ce « concept de culture lié aux médias, englobant le domaine des études littéraires traditionnelles tout en le dépassant largement22 », tel que l’envisage Lüsebrink, doit être distingué du concept anthropologique de culture selon Clifford Geertz, ethnologue américain qui comprend la culture comme un « web of significance23 » (réseau de signification) auquel est intégré l’être humain. Cette conception de la culture en tant que texte a été critiquée, à juste titre, pour sa « limitation statique, qui ne répond pas à l’ouverture et à la dynamique constitutives des processus culturels24 ». Mechthild Gilzmer souligne ainsi :

L’analyse culturelle […] trouve toujours des domaines particulièrement productifs pour la compréhension des phénomènes culturels lorsqu’on parvient à analyser les processus d’émergence, de stabilisation et de changement des attitudes et perceptions sociales dans leurs modes de communication et leurs manifestations spécifiques25.

Par conséquent, outre les récits proposés par les expositions des musées de la Résistance en France, on examine aussi dans ce travail les fonctions et les causes historiques, politiques et socioculturelles de leur fondation.

Comme le souligne Hans-Jürgen Lüsebrink, « les traditions de disciplines telles que la littérature et la linguistique romanes » fournissent « des instruments méthodologiques adéquats et adaptables pour de nombreuses questions des sciences de la culture », comme « l’analyse structurale des textes, la théorie des genres littéraires ou la sémiotique […] dans la tradition de Roland Barthes26 ». La théorie barthésienne permet par exemple ici une observation minutieuse et fructueuse de l’impact des photographies dans les expositions des musées français de la Résistance. Les outils analytiques fournis par l’étude des langues et littératures romanes nécessitent cependant, poursuit Lüsebrink, « un complément interdisciplinaire systématique, en recourant essentiellement à des méthodologies et des approches théoriques empruntées à l’histoire, l’ethnologie et l’anthropologie historique27 », afin de pouvoir les transposer à des objets de recherche au-delà de la littérature. Pour l’étude des musées de la Résistance en France, l’ajout à l’instrumentaire romaniste de la méthodologie de la muséohistoire, mise au point par des chercheurs français spécialisés en histoire, en sociologie et en sciences de la culture, s’est avéré à la fois efficace et profitable.

Bien qu’en Allemagne, la recherche en sciences de la culture soit désormais intégrée depuis de nombreuses années à l’étude des langues romanes, l’objet de notre travail, le musée, n’a jusqu’ici guère retenu l’attention. Dans ce cadre, les sciences de la culture s’appuient toujours sur un corpus composé principalement de textes littéraires28, alors même, comme le souligne Hans-Jürgen Lüsebrink, que « l’importance croissante des médias audiovisuels […] a remis en question le rôle central de la littérature comme objet essentiel des études romanes29 ». De fait, les autres systèmes sémiotiques n’ont été jusqu’à présent pris en compte qu’à titre sporadique. La thèse d’habilitation de Mechthild Gilzmer, intitulée Die Denkmäler der Erinnerung (Mémoires de pierre, 2007/2009) fait donc figure d’œuvre pionnière en s’intéressant aux monuments français commémorant les évènements de la Seconde Guerre mondiale. S’inspirant de cet exemple, nous entendons contribuer à faire du musée un médium productif dans ce domaine de recherche.

2. Corpus, catégorisation, démarche

À l’heure actuelle, il existe en France près de 70 musées de la Résistance. Dans le présent travail, on emploie le terme « musée de la Résistance » en suivant Marie-Hélène Joly, qui en sa qualité de conservatrice générale du patrimoine, a dressé en 1996 avec Laurent Gervereau le tout premier inventaire des musées d’histoire en France30 : ce terme est utilisé ici exclusivement pour désigner les musées fondés par d’anciens résistants et explicitement consacrés au thème de la Résistance, que l’institution considérée se désigne elle-même sous le nom de musée, d’historial, de mémorial, de lieu de mémoire ou de centre d’histoire31. La plupart des musées de la Résistance sont situés dans la moitié sud de la France, « zone libre » non occupée par les troupes allemandes jusqu’en novembre 1942 et administrée par le régime collaborationniste installé à Vichy. Les régions où les réseaux de combattants clandestins, les « maquis », étaient nombreux, actifs, voire influents sont celles où se trouvent aujourd’hui la plupart des musées de la Résistance32.

Ces musées n’ont jamais été considérés comme une priorité absolue pour la politique mémorielle et commémorative de l’État, même si les anciens résistants ont toujours été en mesure d’influencer les discussions et décisions sociales et politiques. Au lieu de cela, la politique nationale du souvenir s’est concentrée sur les cérémonies commémoratives. Ainsi la commémoration du 8 Mai a-t-elle été consacrée par un jour férié sous la IVe République (1946–1958), et une Journée nationale du souvenir des victimes de la déportation a été instituée. Bien que diverses initiatives individuelles aient maintes fois réclamé auprès du gouvernement la création d’un musée national de la Résistance – comme Irène de Lipkowski, femme politique, en 1955 –, ces démarches ont toutes échoué, y compris sous la présidence de Charles de Gaulle. Certes, trois sites commémoratifs importants aujourd’hui encore ont alors été inaugurés – le Mont- Valérien en 1960, le Mont-Faron en 1964 et le camp de concentration du Struthof en Alsace –, mais ce ne sont pas des musées. En 1994, le cinquantenaire de la libération a été l’occasion d’inaugurer le Mémorial du Vercors dans le massif du même nom (Isère), largement financé par le ministère des Anciens Combattants. Pour les musées de la Résistance, en revanche, les subventions du ministère se sont toujours limitées à des sommes très réduites, même lors des années commémoratives. De leur côté, les activités éducatives, sous la forme du Concours national de la Résistance et de la Déportation, bénéficiaient de moyens financiers nettement supérieurs33.

Après avoir créé leurs institutions, les administrateurs et les responsables des musées, pour la plupart bénévoles, non contents de collecter et d’exposer des objets, se sont plutôt efforcés de constituer et de gérer de vastes archives. La première phase de l’existence des musées de la Résistance a ainsi davantage mis l’accent sur la collecte, l’archivage et la conservation que sur l’exposition34. En tant qu’archives, les musées jouent donc un rôle non négligeable, nombre d’anciens résistants n’ayant pas hésité à confier leurs documents et souvenirs personnels aux musées locaux. Certains voulaient s’assurer que leurs possessions seraient conservées à proximité de chez eux tout en étant accessibles au public. Chez d’autres, c’est la méfiance vis-à-vis des archives publiques qui l’emportait, en raison de la ligne politique qu’ils suivaient ou par crainte que leurs souvenirs ne soient pas mis en valeur comme ils le souhaitaient, ou même qu’ils restent inaccessibles au public35.

La priorité accordée aux espaces d’archives et à l’archivage des documents a donc fréquemment abouti à une exposition quelque peu improvisée. La transmission des contenus souhaités s’effectuait moins par le biais de textes explicatifs, d’une stratégie d’exposition soigneusement conçue ou d’une habile mise en scène que par le truchement de visites guidées reposant sur la communication orale et personnelle. Les administrateurs des musées, pour la plupart d’anciens résistants, guidaient eux-mêmes les visiteurs en leur faisant parcourir la collection, présentant leur propre interprétation du passé à partir des pièces exposées et de leurs souvenirs personnels36. Aussi les musées français de la Résistance doivent-ils être compris à leurs débuts comme un projet politique plutôt que comme l’expression de la recherche historique, ce qu’a bien souligné l’historien Jean-Yves Boursier dans son analyse comparée des musées de Lyon et de Grenoble37. Dans sa thèse de doctorat, Thomas Thiemeyer, spécialiste allemand des sciences de la culture, démontre avec force que les représentations de la guerre dans les musées sont toujours un « acte politique par des moyens culturels38 », position qui est prise en compte dans notre travail.

Depuis les années 1980, la décentralisation a conféré aux collectivités locales françaises des pouvoirs et des ressources financières plus importants, qu’elles utilisent entre autres pour renforcer le tourisme et afficher leur propre politique culturelle39. Cette valorisation touristique du patrimoine local a entraîné le réaménagement de certains musées de la Résistance et la professionnalisation de leur mode de fonctionnement et de leur travail. Experts, historiens, pédagogues, conservateurs, scénographes ou architectes, notamment, se sont alors vu confier la nouvelle conception, qui s’est fréquemment accompagnée d’un certain gigantisme des projets et d’une inflation des coûts40. Toujours est-il que cela a permis à des musées tels que le Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, le Musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne ou le Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation de Lyon de se transformer en centres de recherche universitaire mettant à disposition un important fonds d’archives et organisant des rencontres scientifiques41.

Outre la professionnalisation d’un grand nombre des musées de la Résistance existants, la création de nouveaux musées est en plein essor depuis les années 1980. Les bouleversements sociaux et politiques qui ont suivi Mai 1968 étaient perçus en particulier par la génération ayant connu la guerre comme une « rupture avec le passé dépourvue de toute perspective d’avenir claire42 », d’autant que cette génération arrivait à l’âge de la retraite. L’importance majeure d’une telle période de transition pour la constitution d’une mémoire culturelle au sens de Jan Assmann est soulignée par Isabella von Treskow et Christian von Tschilschke dans leur recueil 1968/2008 Revision einer kulturellen Formation (Révision d’une formation culturelle) :

Dans cette phase de transition, tous les intéressés sont confrontés avec une urgence particulière à la question de leur propre attitude vis-à-vis du passé, mais également au problème objectif de la transmission médiatique, du traitement futur et de la sauvegarde de ce qu’ils jugent essentiel de préserver43.

Résumé des informations

Pages
288
Année
2023
ISBN (PDF)
9783631905616
ISBN (ePUB)
9783631905623
ISBN (Relié)
9783631903346
DOI
10.3726/b21033
Langue
français
Date de parution
2023 (Août)
Mots clés
rôle des musées en tant que médiateurs entre le passé, le présent et l’avenir médiation muséale positionnement des musées par rapport à l’histoire de la Résistance
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2023. 288 p., 12 ill. en couleurs.

Notes biographiques

Regina Schuhbauer (Auteur)

Regina Schuhbauer a étudié les Lettres modernes (français, anglais) à Regensburg et à Avignon. Elle enseigne au lycée et à l’Université de Regensburg où elle a également soutenu son doctorat. Ses recherches portent sur la muséalisation des guerres mondiales et du passé colonial ainsi que sur les mémoires et les traumatismes dans les sociétés postcoloniales.

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Titre: La Résistance muséalisée
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