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Maryse Condé

Ironies, contextes et énonciations

de Daniel Canda Kishala (Auteur)
©2024 Monographies 340 Pages

Résumé

Plusieurs études ont déjà été menées sur les oeuvres littéraires de Maryse Condé. L’auteur de ce livre, quant à lui, met à profit les théories de l’énonciation littéraire pour une relecture pragmatique de l’ironie si souvent évoquée et appréciée. Chez cette écrivaine, la stylistique de l’énonciation repose sur la reconstitution scénographique des énoncés. Elle les rétablit dans leur sens linguistique et structural (syntaxique), leur sens idéologique (sémantique) souvent extradiégétique, intertextuel. Une telle mise à jour des langages subjectifs et hautement pragmatiques restaure ce qui apparaissait jusqu’ici comme de l’empirisme et qui devient dès lors rationnel. L’ironie de Maryse Condé est démontrable par les structures de sa fi ction, de sa narration et de son énonciation. Elle est donc digne d’être enseignée. Si le mondialisme, dans sa course vertigineuse vers l’incertitude, est susceptible d’amalgames identitaires, c’est à l’ironie seule de nous dire ce qui est vrai ou faux et de nous arracher cependant le sourire.

Table des matières

  • Cover
  • Title
  • Copyright
  • Dedication
  • A propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • TABLE DES MATIÈRES
  • INTRODUCTION : DE QUI S’AGIT-IL ?
  • 1re PARTIE : LES SUBSTRATS DE L’IRONIE
  • I S’ENTENDRE AFIN DE MIEUX SE COMPRENDRE
  • A. LES EXPANSIONS DE LA PENSEE
  • 1. L’expansion corporelle :
  • 2. L’expansion intellectuelle :
  • 3. L’expansion spirituelle ou transcendante :
  • B. VIVRE C’EST AGIR
  • C. COMPRENDRE C’EST S’ETENDRE
  • II COMMUNIQUER LES ENTENDEMENTS
  • A. LE CONTEXTE TRADITIONNEL DE COMMUNICATION OU LE REEL TRADITIONNEL
  • 1. Les composantes du réel traditionnel
  • L’Homme-vital
  • L’Espace-vital
  • Les Espèces-vitales
  • 2. Les lignes de force du réel traditionnel
  • La ligne de connaissance
  • La ligne de pouvoir
  • La ligne de cosmogonie
  • B. LE CONTEXTE MODERNE DE COMMUNICATION OU LE REEL MODERNE
  • 1. Les composantes du réel moderne
  • 1.1. En dualité horizontale
  • MOI
  • AUTRUI
  • 1.2. En dualité verticale,
  • LA MATIERE
  • L’ABSOLU
  • 2. Les lignes de force du réel moderne
  • 2.1. Selon le profil/face social
  • 2.2. Selon le profil/face psychologique individuel
  • a) La ligne de la hauteur de transcendance
  • b) La ligne de la profondeur des connaissances
  • c) La ligne sociale du MOI
  • d) La ligne subjective du MOI
  • III L’IRONIE-ETHIQUE
  • IV CONCLURE ?
  • 2ème PARTIE : MARYSE CONDE IRONIES, CONTEXTES ET ENONCIATIONS
  • I LA FICTION IRONIQUE
  • 1.1. L’INTRIGUE ET L’ACTION
  • 1.1.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 1.1.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 1.1.3. Intrigue et action ironiques chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur (Heremakhonon)
  • 1.2. LES PERSONNAGES
  • 1.2.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 1.2.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 1.2.3. Les personnages ironiques chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur
  • 1.3. L’ESPACE
  • 1.3.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 1.3.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 1.3.3. L’espace ironique chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur
  • II LA NARRATION IRONIQUE
  • 2.1. L’INSTANCE NARRATIVE
  • 2.1.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • a) Le metteur en scène de l’ironie
  • b) La question des points de vue
  • c) Le narrataire
  • 2.1.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 2.1.3. Les instances narratives ironiques chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur
  • 2.2. LE TEMPS NARRATIF
  • 2.2.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 2.2.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 2.2.3. Le temps narratif ironique chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur
  • III L’ÉNONCIATION IRONIQUE
  • 3.1. EFFET-SUJET ou de la subjectivité dans le langage
  • 3.1.1. LE NIVEAU SYNTAXIQUE
  • 3.1.1.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 3.1.1.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 3.1.1.3. Le contenu syntaxique ironique chez M. CONDÉ Les belles ténébreuses
  • 3.1.2. LE NIVEAU SÉMANTIQUE
  • 3.1.2.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 3.1.2.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 3.1.2.3. Le contenu sémantique ironique chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière…Noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur
  • 3.1.3. LE NIVEAU PRAGMATIQUE
  • 3.1.3.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 3.1.3.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 3.1.3.3. Le destinataire ironique chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière… noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur
  • 3.2. L’INTERTEXTUALITÉ ou la présence de l’autre dans le discours
  • 3.2.1. LA TRANSTEXTUALITÉ-INTERTEXTUALITÉ
  • 3.2.1.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 3.2.1.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • 3.2.1.3. La transtextualité-intertextualité chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière…Noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur
  • 3.2.2. LA POLYPHONIE
  • 3.2.2.1. Niveau théorique d’inscription-repérage de l’ironie
  • 3.2.2.2. Comment analyser-interpréter l’ironie
  • a) Les moyens typographiques
  • b) Les moyens linguistiques
  • 3.2.2.3. La polyphonie chez M. CONDÉ
  • a) Les belles ténébreuses
  • b) Moi, Tituba sorcière… noire de Salem
  • c) En attendant le bonheur
  • CONCLUSION
  • 1. Maryse Condé, une écriture mythique
  • a) Particularités géographiques et politiques
  • b) Particularités historiques
  • c) Particularités raciales et culturelles
  • d) Particularités linguistiques et littéraires
  • 2. Maryse Condé, une écriture en parabole
  • a) Maryse CONDÉ : la parabole est un hyperbolisme
  • b) Maryse CONDÉ : la parabole est une investigation
  • c) Maryse CONDÉ : la parabole est une représentation
  • d) Maryse CONDÉ : la parabole est une agression
  • 3. Maryse Condé, une écriture de femme ou « dire » la femme
  • LISTE DES FIGURES ET TABLEAUX
  • INDEX DES MATIERES
  • BIBLIOGRAPHIE

INTRODUCTION : DE QUI S’AGIT-IL ?

La présentation orale de quelqu’un, c’est déjà assez délicat ! Rédiger la biographie d’un écrivain célèbre relève d’un talent exceptionnel ou d’un professionnalisme rompu. Une femme de la trempe de Maryse CONDÉ, nantie d’une longévité de vie et d’une prolixité littéraire peu commune, cela doit susciter en nous révérence et hommage. Ainsi, loin de nous l’idée de teindre de nos mots incertains une notoriété qui n’a pas encore fini son cours, son couronnement. Le véritable embarras de rédiger la trame de vie de cette écrivaine aux talents illimités s’avère néanmoins un exercice exaltant. Puissions-nous ne jamais nous y soustraire !

Nos sources seront doubles. D’une part, nous nous inspirerons de la plume propre à l’auteur, de son récit autobiographique Le cœur à rire et à pleurer, récit dédié à sa mère et donnant à l’écrivaine le moyen littéraire de satisfaire ceux qui s’intéressent à la fois à sa fiction et à sa vie. D’autre part, nous nous servirons des biographies que les lecteurs et les critiques rédigent à partir des interviews que Maryse CONDÉ n’a de cesse d’accorder.

Il nous faut déjà affirmer que cette présentation (de qui s’agit-il ?) préfigure la scénographie par laquelle se reconnaît l’expérience multiculturelle de Maryse CONDÉ car, en effet : – i) originaire de la Guadeloupe, elle connaît la vie des Noirs descendants des esclaves des îles américaines ; – ii) ayant séjourné en Afrique, elle connaît la vie des Noirs africains, ses frères de race ; – iii) ayant vécu à Paris et enseigné la littérature à la Sorbonne, elle connaît la société européenne ; – iv) actuellement établie aux États-Unis d’Amérique où elle a encore enseigné la littérature, elle connaît la société multiraciale et démocratique américaine.

« La scénographie : celle par laquelle l’œuvre elle-même définit la situation de parole dont elle prétend surgir […] n’est pas simplement un cadre, un décor, comme si l’histoire racontée survenait à l’intérieur d’un espace déjà construit et indépendant d’elle, [elle] est imposée d’entrée de jeu au lecteur ; mais c’est à travers l’énonciation [du] roman que doit être légitimée la scénographie ainsi imposée. La scénographie apparaît ainsi à la fois comme ce dont vient l’énonciation et ce qu’engendre cette énonciation : elle légitime un récit qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scénographie à travers laquelle s’offre la parole est précisément la scénographie requise pour énoncer [le] roman de [Maryse Condé]. »1

De qui s’agit-il effectivement ?

a) Naissance et jeunesse

Maryse CONDÉ, née Maryse Boucolon, est venue au monde le 11 février 1937 à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Elle est la cadette d’une famille de huit enfants. Sa mère, Jeanne Quidal, institutrice parmi les premiers enseignants noirs de la région, épouse à 23 ans un veuf de 43 ans, lui-même ancien enseignant converti aux affaires bancaires en tant que cofondateur d’une coopérative de mutualité. De ce couple sont nés quatre garçons et quatre filles. Deux de ces enfants mourront dans leur jeune âge, ce dont sa mère ne se consola jamais.

Cadette, Maryse se présente comme une enfant pleine de laisser-aller car sa sœur Thérèse, la seule de la famille à la traiter avec un peu de sévérité, dit-elle, lui répète sans cesse qu’elle se fait à elle-même « son intéressante » :

« Pendant des années, je me contentai d’être une sorte de mouche du coche, importune à tout le monde. Je voulais lécher le moule à gâteau, tourner la manivelle de la sorbetière. Je refusais d’embrasser les amies de ma mère. Mais je m’ingéniais à la couvrir de baisers poisseux. Je renversais du sirop d’orgeat sur ma robe. Je vidais le fond des verres. »2

Elle grandit comme une fille intelligente, mais bourrue :

« Et moi, bambine outrageusement gâtée, l’esprit précoce pour son âge. » (p. 13)

« Je m’étais, comme à l’accoutumée, mis à dos tous les professeurs par mes insolences. Par contre, et pour la même raison, j’avais gagné le statut de meneuse et je m’étais fait pas mal d’amies. » (p. 114)

Dans sa famille, imbue de l’étiquette bourgeoise, on met son point d’honneur à cacher les malheurs et à placer la tête haute, au-dessus des événements.

« Qu’est-ce que je me croyais, hein ? J’étais le digne rejeton d’une famille où l’on pétait plus haut que ses fesses, d’une famille de nègres qui se prenaient pour ce qu’ils n’étaient pas. » (p. 42)

Ces propos polyphoniques sont ceux de Lise, la mère d’Yvelise, le jour où celle-ci a été méchamment décrite par Maryse dans sa composition intitulée « ma meilleure amie ». Propos relevant du jugement des voisins portés sur la famille. Lorsque Maryse CONDÉ évoque le divorce de sa sœur Emilia, elle laisse entendre par la même occasion que sa famille voudrait s’entourer d’une « orgueilleuse muraille » :

« Mes parents me répétèrent la chanson déjà maintes fois entendue. […] Divorce. Détresse. Maladie. Déficit financier. Échec scolaire. Si, par impossible, ces drames survenaient, rien n’en devait transpirer parce que alors […] nos ennemis toujours aux aguets tireraient avantage de notre malheur. » (p. 101)

A treize ans, quand elle quitte la Guadeloupe pour continuer ses études au lycée Fénelon à Paris, ce ne sera pourtant pas la première fois qu’elle y séjournera. Enfant, elle y allait déjà en vacances, en compagnie de ses parents :

« Encore un séjour en « métropole ». Le troisième ou le quatrième depuis la fin de la guerre. » (p. 113)

En 1953, à seize ans donc, elle part étudier d’abord au Lycée Fénelon puis à la Sorbonne, où elle étudie l’anglais.

« D’un coup de pied, j’envoyai valdinguer les lettres classiques. Finis le latin, le grec, le vieux français, le moyen français. J’optai pour des études d’anglais. C’était tout de même moins poussiéreux. » (p. 147)

En 1959, elle épouse un certain Mamadou CONDÉ3, un acteur africain. Une fois ses études terminées, elle part avec lui en Afrique, en Côte-d’Ivoire. Elle enseigne successivement en Guinée, au Ghana et au Sénégal.

« En quête de ses racines, [c’est-à-dire découvrir la signification et l’importance des stéréotypes ou des différences entre les Noirs et le reste du monde], ces années passées sur le continent noir tournent à la désillusion pour cette Antillaise qui se sent étrangère parmi les Africains »4.

De retour à Paris en 1973, elle entreprend de terminer son doctorat et publie son premier roman Hérémakhonon, en 1976. Ainsi, pour Maryse CONDÉ, débute la fulgurante carrière d’écrivaine.

b) Une écrivaine “politiquement incorrecte”5

Le plus souvent, l’on s’attend à ce qu’un écrivain soit engagé et décoche des opinions nettement tranchées sur les questions nationales les plus brûlantes de l’heure. La Guadeloupe s’inscrit dans un vaste héritage colonial et esclavagiste français. La surenchère politique y a joint la départementalisation sans avouer correctement la place réservée à la créolité et à la négrité. Aux yeux de ses compatriotes, Maryse CONDÉ ne lutte pas à leurs côtés ; elle n’est pas de leur côté sur les espaces de la revendication nationaliste. Si Maryse CONDÉ s’obstine dans son refus de prophétiser, elle se révèle donc anticonformiste :

« Lorsqu’on l’interroge sur la façon dont elle envisageait son soutien à la cause indépendantiste, ses réponses éludent dorénavant la question […] deux termes apparaissent alors dans son discours avec une fréquence accrue : culture et créolité. Redécouvrant son héritage antillais, Maryse Condé découvre la créolité comme valeur originale et comme réponse à ce qu’elle recherchait depuis longtemps sans lui donner ce nom : la diversité, la pluralité. […] elle substitue [la notion de culture] à celle de race. Car la culture est plurielle et elle émane du groupe qu’elle lie en communauté. […] C’est par rapport à ce concept de culture qu’elle va définir son rôle d’écrivain. […] C’est pourquoi elle situe ses romans presque toujours dans l’espace qu’elle habite. »6

Bref, ce qui intéresse au plus haut point la pensée de Maryse CONDÉ c’est l’Humanité, dont l’essence provient de sa perpétuelle mutation. C’est pour cette raison probablement que sa poétique se montre comme celle du mouvement, du déplacement, de l’errance ou de l’étranger. Ainsi Cilas Kemedjio constate que Maryse CONDÉ est

« excommuniée du temple de la créolité pour avoir entrepris de méditer sur la condition antillaise moderne et sur le mal-être antillais à partir des référents spatiaux et historiques non accrédités auprès des théoriciens de la créolité et de l’antillanité » 7.

Par ailleurs, si l’on peut entendre proférer des slogans du type : « N’entre pas en territoire créole qui veut, Confiant veille ! »8, c’est à cause notamment de cette attitude ambiguë affichée par certains auteurs (Césaire en l’occurrence) dont Maryse CONDÉ semble faire partie. En effet, à l’extérieur, dans les universités américaines,

« On tient colloque sur la créolité, en s’en réclamant hautement, mais tout en se gardant d’y inviter ceux-là mêmes qui risqueraient de porter ombrage ou de dénoncer une imposture ; à l’intérieur, on prend soigneusement ses distances, par pur calcul et stratégie d’image littéraire en direction du lectorat antillais »9.

Toutefois Maryse CONDÉ s’en défend dans une publication10, écrite à dessein pour s’expliquer sur le sens de son « non-engagement » d’après le civisme littéraire décrété par les auteurs créolistes. Elle ne voudrait pas non plus s’enfermer dans le totalitarisme esthétique qui définit l’écriture engagée : se mettre au service d’une cause. Aussi accuse-t-elle « Les différents mouvements qui occupent la scène littéraire antillaise de vouloir imposer des normes de créativité liées à un imaginaire mâle »11.

C’est cela qui la conduit à adopter une posture de transgression, d’insurrection, posture « politiquement incorrecte », fondée sur l’imaginaire féminin. Ici encore, au risque de s’y tromper, Maryse CONDÉ ne donne qu’une apparente image de féministe. Elle n’y croit jamais, au dire de beaucoup de critiques littéraires. Malgré les aspirations d’écrivain constatées en abyme dans ses romans, chez les personnages féminins notamment, le féminisme est pour elle un faux débat, une “fausse monnaie” littéraire.

Maryse CONDÉ est foncièrement indifférente aux codes et conventions. Cette situation peut sembler délicate et quasiment intenable à long terme. Paradoxalement elle surnage et, qui mieux est, elle en rit. Comme nous le verrons, c’est peut-être aussi l’une de ses stratégies de survie, en tant qu’écrivaine, dans un milieu aussi hostile que les Antilles, tant on sait qu’un divorce intrinsèque s’est inséré entre l’écrivain et sa société créole. Aussi l’écriture isole-t-elle les auteurs comme dans une activité clandestine, détestable et, au bout du compte, dénuée de répondant collectif.

c) Maryse Condé et le créole

Reconnaissant, lors d’une interview, son éducation « aliénée » par la faute de ses parents, Maryse CONDÉ brandit son droit à la différence et se révèle par le fait même comme une personne à part (par rapport aux auteurs créolistes bien sûr) :

« Mes parents étaient des gens qui étaient très – peut-être trop – francophiles, et qui m’ont coupée de la réalité profonde du pays, ce qui veut dire que je n’ai jamais eu le sens de la collectivité, de l’importance de la langue créole, de l’origine commune qui font que les auteurs antillais ont tendance à parler d’un « nous » collectif. J’ai toujours été une personne un peu à part. Je pense néanmoins que, malgré toutes ces différences, nous disons tous la même chose. La force et la résistance de notre culture qui malgré l’esclavage et la colonisation, arrive à s’opposer à l’assimilation. »12

Loin de constituer pour elle une faiblesse, un handicap, au contraire Maryse CONDÉ va plus loin dans la manière de définir la créolité. Elle la veut au-delà d’une simple problématique raciale et linguistique. Elle adjoint l’entendement de la créolité à sa propre expérience culturelle : s’empêcher l’enfermement ou l’isolement mais s’autoriser des ouvertures.

« Mais si on la réduit tout simplement à la question des langues, je crois que nous ne donnons pas son plein sens au terme « créolité ». C’est une des lacunes que Maryse Condé a critiquée chez Bernabé, Confiant et Chamoiseau, qui insistaient tellement sur ce phénomène de langue et de langue créole pour illustrer la créolité, qui réduit les possibilités d’expression »13.

Aux Antilles, l’intégration du créole dans l’enseignement et, plus particulièrement, au CAPES14, est plus qu’une urgence parmi les revendications nationalistes. Dans un entretien initié par Monique Blérald-Ndagano, en août 1999, à Montebello-Guadeloupe, Maryse CONDÉ, non pas pour la frime, répond :

« Ou bien on est indépendantiste et on considère la Guadeloupe comme un pays et donc le créole comme une langue nationale […] ou bien on ne croit à rien. On est Français assimilationniste et le créole n’est même pas une langue. […] Quant au CAPES de créole, […] Ou bien vous êtes Français et vous passez les CAPES français. Ou bien vous refusez la forme de l’enseignement français, et vous créez vos diplômes à vous. »15

Ici, entre le « vous » exclusif et le « on » inclusif se place une axiologie de la distanciation « minorité-majorité » permettant de tout comprendre de la position défendue par Maryse CONDÉ.

d) Maryse Condé et Aimé Césaire

Comme le dirait Jean Bernabé, il faudrait commencer par « rendre à Césaire ce qui est à Césaire et à la Raison ce qui est à la Raison »16, avant de parler de Maryse CONDÉ. L’initiative serait ainsi de bon aloi et une lèse-majesté serait évitée. Mais notre étude ne saurait aborder une quelconque facette de ce poète séculaire sans déborder de manière à donner l’impression de prêter le flanc à une critique comparatiste. Notre objectif donc, dans ce paragraphe, est de montrer une fois de plus que l’attitude de Maryse CONDÉ reste la même, anticonformiste.

Si les autres, fussent-ils les auteurs de l’Éloge de la créolité, pouvaient lui reconnaître sa place, à lui Césaire, de porte-étendard au front de la Négritude,

« Quoi ! à celui qui apprit à toute une génération à être, à penser, à croire et à lutter ; à celui qui fut notre proue et notre flambeau ; à celui qui fut notre rêve et notre veille ; à celui dont la seule parole nous assura contre le crachat et la déréliction. Quoi ! au poète, au maître, au guide, se pouvait-il qu’une génération puînée […] réservât le coup de pied de l’âne ? Se pouvait-il que l’on pût livrer aux chiens le nom et le renom de celui qui fit vibrer les sagaies de l’aube aux portes de la nuit ? »17

Résumé des informations

Pages
340
Année
2024
ISBN (PDF)
9782875749451
ISBN (ePUB)
9782875749468
ISBN (Broché)
9782875749444
DOI
10.3726/b21205
Langue
français
Date de parution
2024 (Mars)
Mots clés
littéraires de Maryse Condé Maryse Condé's irony dialogue discours énonciation expansion feinte fictio
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2024. 340 p.

Notes biographiques

Daniel Canda Kishala (Auteur)

Daniel Canda Kishala est professeur à l’Université de Lubumbashi, en RD Congo. Sa thèse de doctorat aborde la stylistique de l’énonciation de l’ironie et ses recherches scientifiques se consacrent à l’analyse du discours littéraire. Il est titulaire de la stylistique française dans troisinstitutions du Haut-Katanga : Unilu, Unili et ISP-L’shi.

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Titre: Maryse Condé