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Littérature de jeunesse et enseignement du français : à la croisée des didactiques

de Anne-Claire Raimond (Auteur)
©2024 Monographies 288 Pages
Série: ThéoCrit', Volume 16

Résumé

Cet ouvrage retrace l’évolution des liens qui se sont tissés entre la literature de jeunesse et l’enseignement secondaire, principalement en France et au Québec. Il se focalise notamment sur la période durant laquelle l’institution scolaire va légitimer le recours à une offre éditoriale contemporaine en pleine expansion. La valorisation de ce corpus dans les programmes de français à partir des années quatre-vingt-dix va s’accompagner de publications didactiques. Celles-ci se donnent pour objectif de guider les enseignants dans leurs pratiques et dans la sélection d’oeuvres proposées à leurs publics adolescents. Des modalités de lecture variées viseront à leur donner le goût de lire et à renouveler l’étude de l’oeuvre intégrale en particulier.
La littérature de jeunesse révèle la porosité des frontières didactiques et justifie une approche contextuelle plurielle, que le français soit enseigné comme langue première, étrangère ou seconde.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • SOMMAIRE
  • Introduction
  • 1. Le livre à l’École
  • 1.1. Le livre de jeunesse à l’École : objet de récompense en France et au Québec
  • 1.1.1. Une cérémonie scolaire
  • 1.1.2. Un marché pour les éditeurs
  • 1.1.3. Du livre de prix au livre de poche
  • 1.2. Le livre dans la classe : le livre de lecture courante
  • 1.2.1. Un roman scolaire, Le Tour de la France par deux enfants
  • 1.2.2. Des romans scolaires pour donner le goût de lire
  • 1.2.3. Le roman scolaire après la Seconde Guerre mondiale
  • 1.3. Le livre dans la bibliothèque scolaire
  • 1.3.1. L’armoire-bibliothèque
  • 1.3.2. Le fonds littéraire des bibliothèques scolaires
  • 1.3.3. Des bibliothèques populaires aux bibliothèques de prêt des écoles
  • 1.3.4. Les Centres de Documentation et d’Information de l’enseignement secondaire
  • 2. La littérature de jeunesse au collège
  • 2.1. Une ouverture progressive à la littérature de jeunesse
  • 2.1.1. L’explication de texte, un exercice pour valoriser la lecture d’extraits
  • 2.1.2. Un renouvellement des modalités de lecture et de nouveaux textes pour les collégiens
  • 2.2. Des œuvres pour donner le goût de lire
  • 2.2.1. Une première reconnaissance de la littérature de jeunesse
  • 2.2.2. Deux genres privilégiés : contes et romans d’aventures
  • 2.2.3. De nouvelles modalités de lecture
  • 2.3. Littérature de jeunesse : légitimation et scolarisation
  • 2.3.1. La littérature de jeunesse, médium pour réconcilier l’adolescent avec la lecture
  • 2.3.1.1. Les points de vue d’un écrivain-enseignant
  • 2.3.1.2. Le point de vue des sociologues sur les adolescents et la lecture
  • 2.3.1.3. Des enquêtes menées par des chercheurs en didactique du français
  • 2.3.2. Une littérature de jeunesse intentionnelle, accessible et contemporaine
  • 2.3.3. Des listes indicatives centrées sur les genres littéraires
  • 2.3.4. Stabilité d’un corpus limité à quelques œuvres de jeunesse
  • 2.4. Des ressources pour appréhender le vaste domaine de la littérature de jeunesse
  • 2.4.1. Revues et ressources dédiées à la littérature de jeunesse et à la lecture des jeunes
  • 2.4.2. Des listes d’œuvres pour aider les enseignants à constituer des corpus scolaires
  • 2.4.3. Des notes de lecture pour informer et inciter les enseignants à introduire la littérature de jeunesse dans leurs classes
  • 2.4.3.1. Des œuvres « accessibles » aux collégiens
  • 2.4.3.2. Des données appréciatives sur les œuvres
  • 2.4.3.3. Des recommandations pédagogiques
  • 3. Lire la littérature de jeunesse : diversité des pratiques
  • 3.1. Des recherches sur la lecture littéraire
  • 3.1.1. Du texte au lecteur
  • 3.1.2. La centration sur le lecteur en didactique du FLE
  • 3.2. Des modalités de lecture variées
  • 3.2.1. Une nouvelle pratique scolaire pour lire la littérature de jeunesse
  • 3.2.2. Renouvellement d’une approche traditionnelle de la lecture
  • 3.2.3. Comparaison d’activités de lecture à partir d’un roman pour la jeunesse
  • 3.3. Des dispositifs pédagogiques fondés sur la lecture d’une œuvre de jeunesse
  • 3.3.1. Des activités de communication orale
  • 3.3.2. Des activités de médiation culturelle
  • 3.3.2.1. Des activités pour les bibliothèques
  • 3.3.2.2. Caractéristiques des animations lecture
  • 3.3.3. Des activités de lecture centrées sur la réflexivité du lecteur
  • 3.3.3.1. Discussions, cercles de lecture et débats interprétatifs
  • 3.3.3.2. Autobiographies de lecteurs et carnets de lecture
  • 3.3.4. Dispositifs de lecture innovants en FLE
  • 4. Renoncer à étudier une œuvre fragmentée
  • 4.1. La valorisation de l’œuvre intégrale
  • 4.1.1. Appréhender un genre littéraire
  • 4.1.2. Des œuvres brèves pour lire en version originale
  • 4.1.3. Des adaptations pour faciliter l’entrée en littérature
  • 4.1.4. Le choix des œuvres complètes en FLE
  • 4.1.5. Lire une œuvre de jeunesse en FLE et FL1re
  • 4.2. Choisir la nouvelle et d’autres formes brèves
  • 4.2.1. La nouvelle, un genre adapté à la classe de français
  • 4.2.2. Nouvelles et formes brèves pour la jeunesse
  • 4.3.3. Proposition d’une pratique de lecture en vis-à-vis à partir de variations littéraires
  • Conclusion
  • Bibliographie sélective

Introduction

Loin de faire l’unanimité, la littérature de jeunesse, tantôt délaissée, tantôt négligée, a peiné à s’imposer dans les champs scientifiques, universitaires et dans les préoccupations des didacticiens de langue première ou étrangère. Bien « qu’intéressante », la littérature de jeunesse ne couvrait, jusqu’à récemment, aucun domaine littéraire institutionnellement valorisé par des recherches et travaux universitaires, malgré la place qu’elle allait progressivement occuper dans l’enseignement, mais aussi dans les rayons des librairies, grâce à la vitalité de l’édition pour la jeunesse.

Par les travaux de certains chercheurs1, et contre l’évidence « du faible statut culturel de la littérature de jeunesse dans les études supérieures », la littérature de jeunesse a tracé laborieusement son sillon à l’université, démontrant qu’elle était « une production littéraire susceptible d’[y]‌ être interrogée en tant que telle »2.

Elle fit l’objet d’un essai crucial en 1969, écrit par Isabelle Jan3 (Essai sur la littérature enfantine, Paris : Éditions ouvrières), que Jean Perrot présenta comme un « acte, à l’époque courageux, visant la reconnaissance d’un domaine relativement ignoré de l’institution académique ». L’auteur précisait que « la littérature de jeunesse – à cause de l’instabilité du statut de son lecteur – [était] en effet, un genre qui [n’appelait] que trop rarement l’intérêt des chercheurs »4.

Rappelons succinctement, par souci de contextualisation, que Marc Soriano occupera à l’université de Bordeaux III la première chaire de « Littérature populaire et pour la jeunesse » en 1974. Déjà en 1955, il écrivait : – « La littérature enfantine, à peine vieille d’un siècle, est à présent une branche importante de l’édition. Ce secteur de l’économie se concentre et s’organise mieux chaque jour ; il a ses auteurs, ses circuits de distributions, ses prix littéraires, son public. Les besoins, les tirages, les offres augmentent sans cesse. […] La littérature enfantine est en plein essor : pourtant les adultes lui témoignent une étrange indifférence. Elle reste un secteur “à part”, auquel la critique s’intéresse assez peu »5. Il remplacera dans la chronique qu’il anima pour la revue Enfance, le terme « jeune-s/jeunesse » par « enfant-s/enfantine ». Son célèbre Guide de la Littérature enfantine, paru en 1959, va s’étoffer en 1974 et prendre la forme d’un « ouvrage entièrement nouveau »6, sous le titre Guide de littérature pour la jeunesse. Courants, problèmes, choix d’auteurs7. La substitution qu’il y opère de l’adjectif « enfantine » à l’expression « pour la jeunesse », témoigne de la considération accordée dès cette date à cette tranche d’âge spécifique, entre l’enfance et l’âge adulte. Dès 1956, dans la préface d’un numéro de la revue Enfance consacré aux « livres pour enfants », Henri Wallon avait mis en évidence le concept de « collection pour la jeunesse » : il s’appuyait sur les résultats d’une enquête qui démontrait les différences entre production éditoriale pour adultes et pour enfants. Pour les acteurs de l’édition et les libraires, le choix de l’acheteur d’un livre pour adultes était généralement déterminé par le nom de l’auteur, plus accessoirement par le titre de l’ouvrage, puis par les éléments éditoriaux. Cet ordre s’inversait lorsqu’il s’agissait de livres pour enfants, c’est pourquoi libraires et éditeurs s’accordaient pour donner la prépondérance à la collection : « ensemble des ouvrages paraissant sous la même présentation matérielle et supposés offrir le même genre d’intérêt qui fait vendre chacun »8.

Dans l’une de ses chroniques, issue d’un numéro thématique de la revue Enfance consacré à l’adolescence en 1958, Marc Soriano employait pour la première fois la notion de « livres pour adolescents », dont l’avènement était justifié par l’âge du public visé : « Le jeune lecteur se détourne de son enfance et la renie ; il repousse les collections enfantines et aspire à des lectures adultes ; mais, en même temps les lacunes de ses connaissances et les intérêts sporadiques qui caractérisent la crise de maturation qu’il traverse ne lui permettent pas encore de s’intéresser à tous les livres pour adultes ». Dans cet article, l’auteur s’intéressait à certaines collections, comme la « Bibliothèque verte » (Hachette) qui, « se prêtait à des ambiguïtés », semblait déjà destiner certaines de ses œuvres non plus aux enfants mais plutôt aux adolescents, voire aux jeunes adultes, « surtout dans sa nouvelle présentation – texte dense et images rares – couverture dessinée en couleurs – [qui] se rapprochait davantage de la littérature populaire que de la littérature pour enfants ». Le chercheur s’interrogeait sur la possibilité de « créer une collection qui s’adresse[rait] spécifiquement à des adolescents proprement dits, c’est-à-dire mettons – pour simplifier les choses – à des garçons et des filles entre 14 et 18 ans ».

Marc Soriano remarquait que quelques maisons d’édition proposaient « certains chefs-d’œuvre classiques de l’art adulte qui, pour des raisons particulières, peuvent encourager l’adolescent à lire et pourraient être de ce fait considérés comme des classiques de l’adolescence »9. Il ciblait des œuvres de George Sand, Maupassant, Henri Bosco, Pierre Mac Orlan, Jules Roy, Colette, Blaise Cendrars… Il évoquait la collection « Prélude » aux éditions du Temps, dont « certains livres [avaient] été choisis comme particulièrement adaptés aux possibilités et aux besoins de l’adolescence » et identifiait ce faisant les « critères » qui inspiraient ce choix, à savoir :

  • des héros enfantins ou adolescents destinés à faciliter l’identification du jeune lecteur ;
  • le caractère épique ou tout au moins « héroïque » de l’aventure racontée, qui nuançait d’un certain romantisme le réalisme de l’écrivain ;
  • l’introduction ou la confrontation de l’adolescent aux problèmes fondamentaux de son époque : sujets sociaux, questions d’identités, perspectives de la science et du progrès, etc.

Comme le remarque Josée Lartet-Geffard, la présence d’adolescents comme personnages principaux est antérieure à l’existence d’une littérature et de collections pour les adolescents : les auteurs Stendhal, Balzac ou Goethe, Le Diable au corps de Radiguet en 1923 et Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, en sont de bons exemples. Dès lors que la littérature pour adolescents se constitue au sein de collections spécifiques, ses héros en sont majoritairement des adolescents10. Dès 1958, Marc Soriano tentait de circonscrire cette littérature et militait pour qu’elle soit étudiée en classe sous forme de « morceaux choisis » et préconisée comme lecture d’approfondissement ou d’appui à l’analyse des extraits issus de classiques. Il distinguait une « littérature octroyée » par les adultes, que ceux-ci « préparaient », « d’une manière autoritaire et souvent arbitraire, […] à l’intention » des adolescents, d’une littérature « dérobée » par ces jeunes lecteurs, choisie dans la littérature adulte11. « Après avoir constitué son premier fonds en empruntant à la littérature générale, la littérature pour adolescents s’en est ensuite affranchie. […] Les éditeurs ont créé une visibilité commerciale en proposant des collections destinées à ce nouveau lectorat », reconnu comme un public bien distinct, constate Josée Lartet-Geffard12. Pour elle en 2005, pour Daniel Delbrassine en 2006 ou Tom et Nathan Lévêque en 2020, ce champ autonome éditorial pour les adolescents au sein des secteurs francophones « jeunesse » va donc se constituer véritablement dans les années soixante-dix, alors que l’adolescence s’affirmera progressivement comme phénomène de société.

Les tranches d’âge pouvaient varier d’un éditeur à l’autre : 12–17 ans, 13–16 ans, plus de 10 ans, ou encore 14–20 ans. La littérature dédiée aux adolescents s’inscrivait dans le champ de la littérature de jeunesse et revêtait bien une réalité éditoriale principalement caractérisée par sa tranche d’âge (et une « pelliculisation » de plus en plus fine), et par des collections spécifiques, mais celle-ci restait mal définie bien que l’emploi de la préposition « pour » « sign[ait] le fait que cette littérature [avait] été pensée et adressée à un [certain] lectorat »13. Force est de constater toutefois que sa frontière avec la catégorie éditoriale « pour adultes », qualifiée de « générale », demeure poreuse. Une décision éditoriale fait ainsi glisser certains livres du secteur adulte vers celui des collections jeunesse14 et inversement, de manière plus récente, des romans publiés initialement pour la jeunesse sont réédités dans une collection « générale »15.

Avec l’arrivée en France du cycle « Twilight » de Stephenie Meyer et le succès international du cycle de « Harry Potter » auprès des adolescents et des adultes, une nouvelle catégorie éditoriale, « young adult », « jeune adulte » ou « ado-adulte »16, voit le jour. On nomme aujourd’hui « livres crossover », ces ouvrages lus aussi bien par un public enfant, qu’adolescent ou adulte17.

La place que la littérature de jeunesse, dont la littérature pour adolescents, occupe dans le champ d’une didactique de la littérature à la « maturation scientifique » relativement récente, se révèle un enjeu intéressant à explorer. Son périmètre mérite d’être analysé au prisme des relations instituées et entretenues avec celui d’autres didactiques, celles du français langue première (FL1re) et du français langue étrangère ou seconde (FLE-FLS).

Rappelons que l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF)18 se centrait autrefois sur l’enseignement du français langue première, conformément à son ancienne dénomination : Association internationale pour le développement de la recherche en didactique du français langue maternelle (DFLM). Elle accueille, au fil des ans, un nombre croissant de chercheurs en français langue étrangère dans les Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature (RCDL) développées chaque année, depuis 2000, dans différents pays francophones comme la Belgique, la France, le Maroc, le Québec, la Suisse et la Tunisie. Marie-José Fourtanier, Gérard Langlade et Annie Rouxel, les chercheurs à l’initiative des premières rencontres organisées à l’IUFM de Rennes, se présentent comme « spécifiquement des didacticiens de la littérature ». Ils définissent la didactique de la littérature comme un « domaine propre », un « espace scientifique privilégié » et « un champ de recherche en émergence ». Ils précisent en même temps qu’il ne convient pas de considérer la didactique « comme un domaine de savoir autonome [], comme une discipline à part entière »19. Ils souhaitent à la fois établir un état des lieux de la recherche, faire émerger d’autres études fondées sur les dimensions épistémologique, historique, institutionnelle et praxéologique de la didactique de la littérature. Ils projettent aussi de constituer un réseau nécessaire pour formuler, expliciter cet enjeu de « reconnaissance scientifique et institutionnelle » de la didactique de la littérature.

En 2020, Annie Rouxel20 évoquait trois raisons majeures qui vont autoriser rétrospectivement l’émergence d’une didactique spécifique de la littérature, au sein de laquelle il incombait à la littérature de jeunesse de trouver sa place.

La première tient à la situation de l’enseignement de la littérature, marqué par un formalisme et un technicisme perçus comme responsables de la désaffection des élèves pour la lecture.

La deuxième réside dans les avancées scientifiques qui se sont appuyées sur les théories de la réception, l’intérêt des chercheurs se déplaçant du texte au lecteur.

La dernière est d’ordre institutionnel et concerne plus particulièrement les chercheurs français. Ils vont en effet s’intéresser aux nouveaux programmes du collège, préconisant des objets et méthodes d’enseignement novateurs, qui soulèveront de vifs débats. Leurs premiers travaux, qui datent des années soixante-dix, se caractérisent par une contestation de ce qui est identifié comme un modèle « traditionnel » de l’enseignement du français, défini « par la conception de la littérature qui s’y donnait à voir »21. Les didacticiens du français, considérant que la littérature enseignée « reproduisait de façon convenue un consensus culturel dépassé, […] adapté aux “héritiers” d’hier mais qui excluait les nouveaux élèves de l’école de masse, en ignorant ou en niant leurs propres représentations et pratiques culturelles »22, dénonçaient ainsi l’idéologie à l’œuvre dans la construction d’une vision de la littérature.

En mars 2007, durant les 8es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature à Louvain-la-Neuve, Jean-Louis Dufays constatait une « évolution significative » : « la didactique de la littérature [est] bien devenue aujourd’hui un “champ” au sein de la didactique du français, ainsi que l’objet d’un réseau de recherche spécifique au sein de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF) »23. Le concept de « champ » établi par Pierre Bourdieu est également utilisé par Bertrand Daunay, la même année, dans l’état des recherches en didactique de la littérature qu’il dresse sur les trente années d’activités écoulées24. Jean-Louis Dufays mentionne « l’exigence de professionnalisation » croissante, étayée sur des « modes d’intervention, qui se fondent de plus en plus sur une culture scientifique partagée, privilégient davantage un travail sur corpus, plus empirique, et cherchent de plus en plus à rencontrer des exigences structurelles nécessaires à toute communication scientifique ». Cela évacue « l’affirmation de croyances ou de convictions plus ou moins subjectives »25. Dès 2000, le discours de guidage des premières rencontres des chercheurs en didactique de la littérature invitait à renoncer aux approches théoriques qui, tournées vers la critique et la recommandation, n’adoptaient pas suffisamment une posture objective. Depuis une quinzaine d’années sont éditées les premières synthèses consistantes26 sur les recherches menées en didactique de la littérature. Elles confirment la montée en puissance des recherches descriptives « de plus en plus de travaux aujourd’hui cherchant avant tout à comprendre, sans a priori, les processus par lesquels les maîtres enseignent et les élèves apprennent. On pourrait voir là un signe de la maturation scientifique de ce champ de recherche »27.

Le changement relatif au traitement didactique de la littérature dans des recherches tournées vers l’action jusqu’en 1990, et qui prennent de plus en plus en compte le réel enseigné et son contexte, permet une forme d’autonomisation de la didactique de la littérature au sein de la didactique du français. Avec elle émergent de nouvelles notions et des concepts listés dans Un dictionnaire de didactique de la littérature, paru en 2020, fruit d’une recherche collective28. Cette publication met en exergue la lecture littéraire et le sujet lecteur, entre autres, notions communes à la didactique du FLE et du FL1re.

Symétriquement, dans le champ du FLE, depuis les années quatre-vingt et alors que l’intérêt pour la littérature et la littérature de jeunesse retrouve de la vigueur, des réflexions, accompagnées de propositions didactiques et de comptes rendus d’expériences, vont trouver leur place dans le débat didactique. Citons les travaux de Marie-Claude Albert et Marc Souchon, Denis Bertrand et Françoise Ploquin, Francine Cicurel, Jean-Pierre Goldenstein, Isabelle Gruca, Mireille Naturel, Éliane Papo et Dominique Bourgain, Jean Peytard et Amor Séoud.

Plus récemment sont publiés des ouvrages et revues portant sur la place du texte littéraire dans les diverses approches méthodologiques (par exemple, ceux de Chiara Bemporad et Thérèse Jeanneret, Luc Collès, Jean-Marc Defays, Anne Godard, Nadja Maillard-De La Corte Gomez, Julie Rançon ou encore Estelle Riquois). Mentionnons aussi des revues et ouvrages plus récents portant sur la place du texte littéraire dans les diverses approches méthodologiques en Didactique du FLE. Deux grandes tendances s’y dessinent.

La première concerne le choix des corpus analysés : l’accent porte soit sur des comptes rendus d’expérimentations d’activités, soit sur l’étude de corpus figés restreints à des manuels. Par leur format, ces manuels n’exploitent que des documents courts, qui excluent de fait la question du traitement de l’œuvre intégrale, pourtant centrale en didactique de la littérature de jeunesse. Les éditeurs de ces manuels proposent néanmoins des supports composés de textes inédits ou non, fabriqués ou remaniés pour s’ajuster aux niveaux linguistiques des apprenants29, offrant la possibilité aux enseignants de travailler le texte intégral.

La seconde tendance a trait au contexte d’enseignement : le terrain privilégié par ces chercheurs demeure universitaire et relatif aux cours pour étudiants étrangers en France ou à l’international. Leur recherche est tournée vers des adultes de niveaux avancés. La littérature de jeunesse n’y est, par conséquent, que très rarement convoquée, ce qui paraît logique, même si, de manière générale, les adolescents représentent, dans ce public du FLE, une grande part des apprenants et une part de marché significative de ce secteur d’activité. En 2022, 64 % des certifications françaises pour étrangers (DELF, DALF) sont passées par des jeunes de 18 ans ou moins au niveau mondial, sur une moyenne de 530 000 candidats annuels30. La propension à favoriser l’apprentissage d’une langue étrangère (L1, 2 ou 3) dans les systèmes éducatifs étrangers accompagne cette tendance.

C’est dire que la littérature de jeunesse révèle ainsi, pour reprendre les propos tenus par Luc Collès et Jean-Louis Dufays31 concernant la littérature, la « porosité » des frontières didactiques, mais aussi celle des séparations construites entre ses publics et justifie ainsi une « approche contextuelle plurielle ».

Ces deux tendances justifient et expliquent la « contre-position » adoptée et les choix privilégiés dans cette contribution : se focaliser sur le texte intégral d’une part et le public adolescent d’autre part.

La littérature (et dans une moindre mesure et plus récemment celle de jeunesse) se situe à l’interstice des didactiques du français (quel que soit son statut et/ou son contexte d’enseignement-apprentissage). Elle est l’une des matières principales dans les collèges et établissements de l’enseignement secondaire et constitue un objet de réflexion important pour les didacticiens du français langue première. D’un autre côté, dans l’enseignement du français langue étrangère ou seconde, la littérature a longtemps constitué (et constitue encore) la motivation d’apprenants à l’international, soucieux des dimensions culturelles dans leur fréquentation de la langue cible. Il faut bien admettre qu’autrefois, cette dimension culturelle dont est porteuse la littérature constituait bien la base de l’enseignement (« apprendre […] à lire dans les grands textes ») mais aussi son horizon optimal (« apprendre le français pour savoir lire, en fin de compte, la littérature française »32). Avec des besoins communicatifs et spécifiques (notamment oraux et professionnels) nouveaux, l’engouement pour la littérature en général pourrait sembler moins légitime, mais on aurait sans doute tort de négliger l’intérêt qu’elle suscite encore aujourd’hui, qui plus est auprès de publics adolescents qui eux ne partagent pas les mêmes objectifs d’apprentissage que les adultes. Contrairement à ce que peuvent penser certains didacticiens, la littérature n’est, pour les apprenants, pas une « vieillerie »33, encore moins lorsqu’on les interroge, et ceci d’autant plus que s’est développée une littérature qui leur est spécifiquement dédiée : une littérature de jeunesse qui autorise une articulation avec la motivation et l’intérêt des adolescents.

Des recherches récentes se sont intéressées à l’utilisation de la littérature de jeunesse dans des cours de français comme langue étrangère. En 2019, la revue Les Langues modernes, de l’Association des professeurs de langues vivantes de l’enseignement public (APLV), sortait un numéro intitulé « Littérature jeunesse et enseignement des langues » présenté par Nadja Maillard-De La Corte Gomez, le tout premier qui effectuait un focus spécifique sur la littérature de jeunesse. Elle rappelait que les premiers travaux qui ont porté sur l’usage de la littérature de jeunesse dans l’enseignement des langues remontaient à plus de quarante ans et concernaient notamment l’enseignement de l’anglais à partir d’albums34. En 2020, l’enseignante-chercheuse Christèle Maizonniaux abordait la pertinence du recours à la littérature de jeunesse dans l’enseignement des langues et cultures en contexte universitaire, dès le niveau débutant. Elle présentait des démarches innovantes, centrées sur l’écriture créative, expérimentées avec des étudiants internationaux en Australie. Elle valorisait des activités de lecture sur des textes et des ouvrages iconotextuels contemporains, qui s’inspirent de dispositifs issus de l’enseignement du FL1re en contexte scolaire : cercles de lecture, carnets de lecture…35 En novembre 2022, Le Français dans le monde, revue des professeurs de FLE, a consacré un dossier à la littérature de jeunesse (n° 443) encourageant les enseignants à l’utiliser dans différents contextes.

Cet ouvrage s’adresse prioritairement aux enseignants, mais aussi aux étudiants inscrits dans des filières de formation initiale qui s’intéressent à la littérature de jeunesse et à la place qu’on peut lui donner dans les cours de français dispensés à des publics adolescents (mais aussi étudiants) en France ou à l’international. Ceux-ci ont en partage l’enseignement du français (qu’il soit langue première, seconde, de scolarisation ou étrangère) dans des contextes variés (qu’il s’agisse de son apprentissage au collège en France ou à l’étranger, ou dans des institutions de formation en langue) pour lesquels le recours à la littérature de jeunesse semble à la fois légitime et pertinent. Qui plus est, cette période de la vie qui couvre, grosso modo, les années passées dans l’enseignement secondaire, est aussi celle durant laquelle, dans les systèmes scolaires ou hors institution (c’est-à-dire dans les centres culturels, alliances françaises ou « boîtes de langues »36 diverses) à l’étranger, ces publics adolescents sont davantage confrontés à l’enseignement d’une seconde ou troisième langue étrangère, dont le français bénéficie au même titre que d’autres langues. Loin de ne constituer qu’un artifice culturel, la littérature de jeunesse permet effectivement, par ses caractéristiques et ses thématiques, de donner aux adolescents du sens à leur apprentissage de la langue. Territoire partagé, permettant des va-et-vient constructifs dans la réflexion qui s’opère au sein de ces didactiques respectives, la littérature de jeunesse a toute sa place dans les classes de langue.

Traiter des problématiques liées à l’usage de la littérature de jeunesse en classe, par-delà les variations des contextes linguistiques et culturels, trouve un appui dans les développements les plus récents qui soulignent, comme le fait Anne Godard, par exemple, la « convergence dans les objectifs du français langue étrangère, du français langue seconde et du français langue maternelle »37.

Résumé des informations

Pages
288
Année
2024
ISBN (PDF)
9782875749697
ISBN (ePUB)
9782875749703
ISBN (Broché)
9782875749680
DOI
10.3726/b21542
Langue
français
Date de parution
2024 (Avril)
Mots clés
Didactique du français didactique de la littérature littérature de jeunesse enseignement secondaire français langue première français langue étrangère-seconde lecture littéraire pratiques de lecture œuvre intégrale nouvelle et formes brèves adolescents
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2024. 288 p.

Notes biographiques

Anne-Claire Raimond (Auteur)

Anne-Claire Raimond est Professeure des universités à la Sorbonne Nouvelle dans le domaine des sciences du langage et de la didactique du français. Ses recherches portent sur l’enseignement de la littérature de jeunesse en français langue première, seconde et étrangère, sur la formation des enseignants et sur l’analyse de leurs pratiques.

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