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Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation

Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande

de Bernard Schneuwly (Auteur) Christophe Ronveaux (Auteur)
©2018 Collections 534 Pages
Série: ThéoCrit', Volume 13

Résumé

Mesure-t-on assez ce qu’il y a d’étrange au projet d’émancipation d’enseigner la littérature à tous ? Ce livre documente cette singularité en décrivant ce qui s’enseigne effectivement dans les classes au primaire, au cycle d’orientation et au gymnase. Il vise à comprendre comment se transforme l’objet d’enseignement, la littérature, pour une génération d’élèves. Notre dispositif de recherche quasi expérimental a fait passer auprès de trente enseignant·e·s deux mêmes textes contrastés. L’un, classique, Le loup et l’agneau de La Fontaine, est bien connu des enseignant·e·s et bardé d’apprêts pédagogiques et didactiques. L’autre, inconnu, tiré de la littérature romande, La négresse et le chef des avalanches de Lovay, ne fait l’objet d’aucun accompagnement préalable. Les enseignant·e·s s’y prennent-ils différemment pour enseigner un texte classique et un texte contemporain ? Quelles variations constate-t-on d’un degré à l’autre ? Qu’est-ce qui se construit graduellement pour des élèves de 11 à 17 ans ?
Au départ des soixante séquences d’enseignement qui ont été rassemblées, le livre envisage tour à tour trois focales : un grand angle pour les séquences d’enseignement, un angle moyen pour les instruments de l’enseignant·e et un angle micro-analytique pour les activités langagières. Deux processus sont mis en évidence : les élèves transforment leur rapport au texte à travers une « disciplination » croissante suivant leur scolarité ; dans leurs pratiques, les enseignant·e·s disposent d’une large panoplie d’instruments et des dispositifs issus par « sédimentation » d’une histoire parfois lointaine, plus récente ou contemporaine.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Préface. Le loup et les avalanches : une nouvelle fable didactique (Bertrand Daunay)
  • Introduction
  • Partie I. Instituer la littérature en disciplinant les élèves
  • Chapitre 1. Formes de progression comme disciplination des élèves et sédimentation de pratiques (Thérèse Thévenaz-Christen / Christophe Ronveaux / Bernard Schneuwly)
  • Chapitre 2. Des pratiques d’enseignement de la littérature : quelques jalons historiques et analyses de pratiques effectives (Chloé Gabathuler / Bruno Védrines)
  • Chapitre 3. De la réputation « littéraire » (Bruno Védrines / Chloé Gabathuler)
  • Première synthèse intermédiaire Construire un élève discipliné – Questions générales de recherche et esquisse d’une méthode
  • Chapitre 4. Lire Le loup et l’agneau : une situation problème encadrée par la tradition (Christophe Ronveaux / Chloé Gabathuler)
  • Chapitre 5. « C’est simple ! Je parle d’un quotidien » Quelque(s) lecture(s) de Lovay et la nouvelle transposée (Francine Fallenbacher / Christophe Ronveaux)
  • Deuxième synthèse intermédiaire Instituer la littérature – Contrastes entre deux textes utilisés comme réactifs
  • Chapitre 6. Recueil et analyse des données (Bernard Schneuwly)
  • En guise de transition
  • Partie II. De la protodiscipline vers la discipline « Littérature » Approches globales des séquences
  • Chapitre 7. Des archiélèves sous le double effet des variables de degrés et de textes. Analyse synoptique des séquences (Bernard Schneuwly / Christophe Ronveaux)
  • Chapitre 8. À la rencontre du texte : d’une longue médiation à l’entrée immédiate (Orianna Franck / Bernard Schneuwly)
  • Chapitre 9. Modifications des plans d’enseignement : un espace d’invention pour enseignants et élèves (Orianna Franck)
  • Chapitre 10. Pour finir, sortir du texte ou s’en sortir ? (Christophe Ronveaux)
  • Conclusions de la partie II
  • Partie III. De quelques instruments des enseignants : où la porosité se manifeste et où la sédimentation apparait en plein jour
  • Chapitre 11. Des dispositifs pour enseigner : le commentaire au centre – les discours comme indices significatifs (Sandrine Aeby Daghé / Bernard Schneuwly)
  • Chapitre 12. Résumer, comprendre et interpréter une histoire (Christophe Ronveaux)
  • Chapitre 13. Le questionnaire : quelles utilisations pour la lecture de textes littéraires ? (Daniel Bain / Serge Érard)
  • Chapitre 14. L’écriture et la lecture littéraires : une relation qui se transforme (Thérèse Thévenaz-Christen / Sandra Canelas-Trevisi)
  • Chapitre 15. Texte en voix : prosodie, discours et enseignement de textes littéraires (Claire Ragno Paquier / Christophe Ronveaux)
  • Chapitre 16. Quand La Fontaine s’invite en classe : de la matérialité des supports à des pratiques de lecture différenciées (Sandrine Aeby Daghé / Serge Érard)
  • Conclusions de la partie III
  • Partie IV. L’élève, réactif, institue le texte comme littéraire – L’enseignant, disciplinant, lui ouvre de nouveaux possibles
  • Chapitre 17. Les jugements dans la lecture de textes littéraires (Chloé Gabathuler)
  • Chapitre 18. Émotion esthétique en classe de littérature : une tension entre étrangeté et réalité (Irina Leopoldoff Martin)
  • Chapitre 19. La “Négresse” et le “Loup” au fil des régulations en classe (Francine Fallenbacher / Martine Wirthner)
  • Chapitre 20. Mémoire didactique : ce qui est rappelé et anticipé (Bruno Védrines / Bernard Schneuwly)
  • Conclusions de la partie IV
  • Conclusions finales
  • Références bibliographiques
  • Annexes
  • Titres de la collection

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Préface

Le loup et les avalanches : une nouvelle fable didactique

Bertrand DAUNAY

Théodile-CIREL
Université de Lille

Comment comprendre « ces textes curieux, quand on envisage leur statut, et qu’on appelle “littéraires” », pour emprunter ses mots au Foucault de L’Ordre du discours ? Comment comprendre leur rôle et comment comprendre ce qu’ils disent ? C’est à ces questions que s’affronte l’ouvrage collectif que dirigent Christophe Ronveaux et Bernard Schneuwly. Faisant partie des rares tentatives didactiques de poser la question de la définition de la littérature, au lieu de se contenter d’une connivence avec le lecteur qui rendrait possible de s’en abstenir, il s’efforce de redonner pertinence à une question qui a déjà bien (ou mal) servi, « Qu’est-ce que la littérature ? » cette question « enfantine, mais que toute une vie se passe à esquiver », comme disait Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes.

Les auteurs, par un parcours historique des conceptions de la littérarité dans les deux siècles de l’histoire récente de la littérature, montrent que les institutions qui instituent cette dernière la redéfinissent sans cesse comme discours différencié et différenciant, en l’inscrivant dans une tendance à l’autotélisme, à la (dé)négation de la référentialité, à la valorisation du travail sur le langage ; si cette tendance peut être régulièrement contrariée, elle reste constante sous des formes diverses. Le parcours conceptuel qui nous est proposé – cavalièrement résumé ici – n’est pas, dans le propos de l’ouvrage, un préambule à la description de l’approche scolaire de la littérature, car les deux sont intimement liés, l’école étant une de ces institutions qui inventent sans cesse la littérature, aux côtés des études littéraires et de la pratique littéraire. ← 13 | 14 →

Une telle position n’est pas nouvelle, mais les auteurs la reprennent avec une autorité qui force l’intérêt du lecteur. C’est sans doute le concept – car je crois que l’on peut, avec cet ouvrage, parler de concept – de réputation littéraire qui permet de reprendre cette position en lui donnant une force nouvelle, puisqu’il éclaire le processus de construction sociohistorique de la littérature et le rôle spécifique (mais non exclusif) qu’y joue l’école. Le substantif réputation exprime le résultat d’une action ; mais il est possible de l’entendre, conformément au sémantisme potentiel du suffixe, comme une action : le fait de réputer. Et si l’école a le souci de divulguer la réputation déjà faite, elle a aussi pour fonction de réputer, de faire la réputation de ce qui est littéraire.

Cette reconnaissance de la vertu que l’on pourrait dire créationniste de l’école (qu’André Chervel a aidé à penser), explique d’autant mieux comment elle peut instituer la littérature en reproduisant dans ce processus la tension qui caractérise l’objet, en faisant jouer les dichotomies qui lui sont inhérentes, entre langages ordinaire et littéraire ou entre usages littéraire ou ordinaire de textes par ailleurs réputés littéraires. Reprenant magistralement la thèse de Renée Balibar, les auteurs en font un système explicatif des variations d’approche de la littérature selon les niveaux scolaires, en dépit des virtualités de son effacement contenues dans la démocratisation de l’école. La projection de la tension propre à l’objet dans le cursus scolaire est précisément le ferment de la disciplinarisation de la littérature à l’école, qui permet la disciplination de l’élève – ou, plus précisément, dans l’approche des auteurs, de l’archiélève, soit l’élève virtuel qu’envisage la discipline dans ses diverses modes d’actualisation (contenus, exercices, évaluation).

On le voit, le maillage conceptuel est solide et permet de concevoir une « double hypothèse », nouvelle actualisation de la tension de l’objet : « l’instauration d’une progression spiralaire » (qui serait le résultat et le signe de la démocratisation de l’enseignement, en ce qu’elle permet la conception d’un enseignement de tout à tous prôné par Comenius, dont une citation ouvre le livre) s’articulerait à une « sédimentation de pratiques qui perpétue des éléments d’une progression linéaire ». Autrement dit, pour reprendre une de ces formules brillantes qui émaillent le texte, il s’agit de comprendre la « transformation des pratiques par sédimentation ».

S’emparant, frontalement, de la question de la littérature, l’équipe genevoise, fidèle à son souci d’une autre sédimentation, théorique, celle-là, dans l’approche didactique des objets qu’elle aborde, fonde sa réflexion sur un large éventail de références, faisant dialoguer les titres les plus ← 14 | 15 → récents avec ceux d’auteurs majeurs si souvent laissés dans l’oubli par les didacticiens de la littérature. L’ouvrage affronte des concepts complexes, construits dans le contexte du groupe de recherche ou empruntés ailleurs, mais sans jamais se laisser prendre par la griserie de l’évidence : par exemple, si l’on parle de sujet lecteur, ce n’est pas sans interroger les implications d’un terme comme sujet, trop souvent cantonné dans une appréhension idéaliste de la subjectivité, quand il engage aussi un assujettissement, que les auteurs entendent décrire sans nier le processus dialectique qui le rend potentiellement émancipateur.

Comme le laissent entendre les évocations à des travaux anciens de l’équipe que suscitent ces mots, si ce livre est le fruit d’un travail spécifique d’une dizaine d’années, il s’inscrit dans la déjà longue histoire de la didactique du français à Genève ; l’approche que propose l’ouvrage est neuve, mais elle est rendue possible par une tradition qui réunit des auteurs de toutes générations : Sandrine Aeby Daghé, Daniel Bain, Sandra Canelas‐Trevisi, Serge Érard, Francine Fallenbacher, Orianna Franck, Chloé Gabathuler, Irina Leopoldoff, Claire Ragno Paquier, Christophe Ronveaux, Bernard Schneuwly, Thérèse Thévenaz‐Christen, Bruno Védrines, Martine Wirthner.

Le groupe de recherche, qui a construit ces bases théoriques, a mis en œuvre un extraordinaire programme de mise à l’épreuve empirique des hypothèses et des intuitions qui en sont issues. On se rappellera longtemps, en didactique du français, cette étrange confrontation entre La Fontaine et Lovay, ou plutôt entre « La Négresse et le chef des Avalanches » et « Le loup et l’agneau », deux textes constitués en réactifs, afin de faire, non chimiquement, mais didactiquement, réagir le milieu. Ce que montre cette expérimentation didactique, armée d’une très riche méthodologie dont l’ingéniosité le dispute à la rigueur, est la manière dont les instruments de l’enseignement des textes littéraires en classe font la réputation littéraire ou, au contraire, font avec elle – selon les textes et les niveaux. Les résultats, d’une grande richesse, font ressortir, dans le contexte scolaire, l’interaction – l’intrication – entre le texte et le commentaire, que Michel Charles avait mise en lumière : si l’on entend par commentaire tout discours possible sur les textes (et on y inclura alors toutes les activités qui les accompagnent à l’école), c’est bien ce que montrent les influences que jouent les textes dans les modalités de travail dans les classes, influences qui varient du reste selon les niveaux ; voilà, assurément, un résultat proprement didactique !

L’attention minutieuse à la dimension empirique, qui conduit aux plus subtiles analyses, jusqu’au grain le plus fin, explique la modestie du titre : ← 15 | 16 → « Une enquête dans les classes de Suisse romande ». Mais si ce dernier rend compte de la réalité du terrain observé, il ne dit pas assez l’universalité de l’approche, qui se déduit de la mise en relation des résultats empiriques non seulement avec ceux d’autres recherches didactiques, mais aussi avec la littérature théorique convoquée (didactique, psychologique, philosophique, littéraire, etc.).

Soucieux d’accompagner le lecteur dans ce travail théorique et empirique de grande ampleur, les auteurs ne lésinent pas sur les outils de balisage de la lecture : outre le résumé de l’ouvrage que constituent finalement son introduction et sa conclusion générales, des synthèses intermédiaires et des introductions ou conclusions partielles facilitent l’appréhension d’ensemble du projet et permettent au lecteur de mieux se plonger dans les moindres détails d’une analyse, sachant qu’il trouvera ensuite une aide pour retrouver le fil de la démonstration d’ensemble.

Ce bel ouvrage donne à voir une didactique qui, forte de sa maitrise des théories littéraires, préfère les discuter que s’y soumettre ; qui ne se sent pas tenue par des injonctions des programmes, mais tente de les décrire et de les comprendre au mieux ; qui, d’une exploration fouillée des pratiques d’enseignement, tire une modestie face à la complexité de l’objet d’analyse ; qui se croit assez forte pour oser la description d’un réel au lieu de se réfugier dans la prescription d’un autre… Et qu’il me soit permis de retourner aux auteurs de ce livre l’hommage qu’ils rendent aux enseignants dans les derniers mots de la conclusion : le corps à corps avec les sujets didactiques qu’ils ont observés permet au lecteur de mieux appréhender la richesse de l’acte effectif d’enseignement tout autant que celle de l’acte effectif de recherche.

Pour autant, ce projet de description de l’école est clairement orienté par une conviction : celle de la possibilité d’un enseignement de la littérature qui, exploitant dialectiquement la tension qui la caractérise quand elle se constitue dans « cet impossible accord » – dont parle Rancière dans la conclusion de La Parole muette – « de la grande écriture de l’esprit vivant et de la démocratie de la lettre nue », montre que l’école peut être porteuse d’un projet d’émancipation dont la littérature serait l’emblème, en ce que s’y réaliserait la possibilité d’un accès de tous à son discours, en dépit de tout.

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Introduction

Bien que les écoles soient différentes, nous ne voulons pas cependant y faire apprendre des choses différentes, mais les mêmes choses d’une façon différente […] selon l’âge et le niveau de préparation antérieur qui doit toujours tendre à s’élever graduellement.

– Ian Amos Komensky, dit Comenius (1657/1992),
Didactica Magna.

Quelle étrange idée que de vouloir enseigner du même et de tout à tous, sans distinction de classe, de niveau de vie, de religion ou de sexe ! Au moment de formuler cette utopie, le pasteur morave Ian Amos Komensky jouit d’une renommée internationale pour son ouvrage Ianua Linguarum Reserata (littéralement « La porte des langues ouverte »). L’ingéniosité de ce qu’il serait convenu d’appeler un « manuel de langue » séduit toute l’Europe. La matière langagière, le plus souvent des items simples (« Agnus ») insérés dans de courtes phrases (« Agnus balat »), est ordonnée par thème, à la manière d’une encyclopédie. Si l’ouvrage convainc (il est immédiatement traduit dans plusieurs langues), un enseignement raisonné de tout pour tous restera sans suite. Les pratiques d’enseignement de l’époque, pour peu que l’on puisse les reconstituer, n’attestent pas de la méthode. Serait-ce qu’un enseignement gradué et les manières de faire afférentes sont irréalisables dans le contexte social, économique et politique du 17e ? Ou bien manque-t-il une institution spécialisée pour que l’exercice d’une didactique des langues dans une progression spiralaire soit possible ? Ou encore l’innovation que représente l’artéfact de Komensky d’« une langue profondément travaillée par le projet didactique » (Besse, 2001, p. 15) est à ce point éloignée des pratiques d’enseignement contemporaines du pasteur qu’elle ne dépassera pas la zone d’influence de son concepteur ? Ce questionnement sur la Didactica Magna de 1657 est le nôtre, bien sûr, lecteurs et lectrices du 3e millénaire. Il est tentant cependant de rapprocher l’utopie de Komensky de celle de l’enseignement gradué du français tel qu’on peut le lire dans ← 17 | 18 → le plan d’études romand. Enseigner le français, langue de scolarité, de la première (4 ans) à la dernière année (15 ans) de l’école obligatoire à partir des textes, ces objets culturels complexes, déterminés par leur projet d’influence, semble relever de la même utopie d’enseigner graduellement du même et de tout à tous. Mesure-t-on assez ce qu’il y a d’étrange dans un enseignement spiralaire des textes au regard des pratiques effectives ? Appliquée à la littérature, cette question est doublement problématique : d’abord pour l’objet d’enseignement en lui-même, souvent considéré comme un privilège réservé à ceux qui ont été sélectionnés pour des études longues ; ensuite pour les manières de faire des enseignants qui sont formés, encore aujourd’hui, selon les degrés d’enseignement primaire et secondaire, dans des curriculums distincts.

Ce sont ces réflexions qui ont porté le projet de recherche déposé en 2010 auprès du Fonds national suisse de la recherche scientifique1 de mettre à la question ce qui s’enseigne graduellement en littérature à l’école obligatoire. Le présent livre clôt ce travail de longue haleine. Il s’inscrit dans une tendance qui s’est fait jour depuis une quinzaine d’années dans plusieurs didactiques disciplinaires, surtout francophones, et en didactique comparée, d’analyser les pratiques quotidiennes dans les salles de classe. Ce mouvement s’accompagne d’une volonté de préciser les cadres théoriques, les appareils notionnels et méthodologiques visant à déterminer les nombreux facteurs qui contraignent ces pratiques aux différents degrés scolaires. Les recherches du GRAFE (acronyme de Groupe de recherche pour l’analyse du français enseigné) participent de ce large mouvement. Le GRAFE a d’abord attaché son intérêt à deux des trois domaines essentiels de la discipline français : les pratiques langagières et le fonctionnement de la langue2. La question de ce qui s’enseigne s’est portée sur deux objets contrastés, la production de texte argumentatif et la notion de phrase relative en grammaire3. Le groupe ← 18 | 19 → GRAFElect a poursuivi en 2007 sa description de la discipline dans le domaine des pratiques langagières, en observant l’enseignement effectif de la compréhension aux trois cycles de l’école obligatoire genevoise4. Il manquait le domaine de la littérature. GRAFElitt s’est constitué en 2010 pour compléter la description du triptyque de la discipline.

Encore fallait-il définir le point de vue à partir duquel travailler sur ce dernier domaine. Dans la continuité des recherches précédentes et de son corps de concepts, proches d’ailleurs d’autres approches en didactique, nous avons choisi de mettre à nouveau au centre l’objet enseigné et ses transformations, appréhendés à partir du travail de l’enseignant en interaction avec les élèves. L’une des conséquences méthodologiques de ce choix nous a poussés à observer comment se travaille un même objet d’enseignement. En proposant aux enseignants ce même objet, nous adoptions un point de vue radicalement transpositif. Puisque la variation est constitutive de la pratique de classe, qui sans cesse innove, transforme, intègre, tout en s’appuyant sur les instruments de la tradition, variation et constance d’un même objet enseigné devraient nous renseigner avec fruit sur la logique d’enseignement de la littérature.

Mais la nécessité d’un autre point de vue s’est imposée avec de plus en plus d’insistance, à la suite de la comparaison des pratiques d’enseignement de la lecture menée par GRAFElect notamment. La présence de la littérature à tous les degrés dans des formes variées et d’exercices de lecture contrastés nous a incités à articuler de manière plus centrale notre description de l’enseignement de la littérature à la variation des degrés scolaires. De nombreuses études – et notamment le travail pionnier de Renée Balibar – montrent que les finalités de l’enseignement de cet objet qu’on appelle « littérature » tel qu’il apparait transposé dans les pratiques scolaires, et donc l’objet « littérature » même, changent fondamentalement en fonction des degrés, notamment en comparant l’école primaire et les filières d’excellence de l’école secondaire. Du moins en était-il ainsi lors de la mise en place de la discipline scolaire dans le cadre de la forme école moderne dans la deuxième moitié du 19e siècle. Des recherches en didactique du français montrent cependant que cette bipartition de l’école a subi les assauts de la transformation du système scolaire menée sous la bannière de la qualification de la main-d’œuvre et de la démocratisation des études. Pour explorer les modalités de ces transformations, il fallait considérer la progression ← 19 | 20 → didactique des savoirs enseignés à l’aune de contenus semblables abordés à différents degrés scolaires.

Les principaux ingrédients d’un vaste projet de recherche étaient rassemblés. Mais il fallait encore, d’une part, développer les outils conceptuels pour aborder la problématique ainsi esquissée, et d’autre part, opérationnaliser le questionnement pour le rendre empiriquement observable.

Pour forger des concepts nécessaires à la recherche et préciser la problématique, nous avons exploré trois domaines théoriques. Le premier a précisément trait à l’organisation de la progression didactique concernant la place de la littérature dans l’enseignement du français – comme objet d’étude aussi bien que comme réservoir de textes à lire. Il s’agissait de cerner, à travers les prescriptions et des pratiques déclarées, les principes sous-jacents de l’entreprise de « disciplination » des élèves du point de vue de la transformation de leur rapport aux textes littéraires. Et de formuler des hypothèses quant à cette progression et aux transformations qu’elle a subies et subit encore, sachant qu’une discipline, dans sa structuration, l’organisation de ses savoirs à enseigner et ses modalités de transmission, se transforme au cours de l’histoire à travers le processus continu de disciplinarisation. Les deux concepts de disciplination des élèves et disciplinarisation comme processus constitutif de la discipline se sont imposés au cours de la recherche au point de traverser l’ensemble du présent ouvrage.

Penser la discipline dans la dynamique de ses transformations mène immanquablement à un deuxième champ de réflexion théorique, celui de la transformation des pratiques et du statut même de la littérature dans la discipline français. La littérature didactique décrit minutieusement des points de rupture dans les prescriptions et recommandations. La didactique elle-même contribue à la transformation des représentations de ce qui est à enseigner dans des démarches multiples d’ingénierie. Cependant les transformations de l’objet d’enseignement ne s’effectuent jamais sur les cendres et le sel du passé, mais suivent plutôt une logique de sédimentation qui superpose et mélange – à l’image de la sédimentation fluviale – des couches historiques diverses de pratiques d’enseignement.

Il fallait faire un pas de plus encore et oser la question ontologique tant rebattue : qu’est-ce que la littérature ? Sur la base d’une analyse historique volontairement partielle, nous avons adhéré à une vision de la littérature comme construction socio-historique, sans cesse redéfinie – sans essence stable, pas de réponse possible à la question ontologique – construction ← 20 | 21 → à laquelle participent trois institutions : (i) le champ de la production de la « littérature » et sa critique, (ii) les études littéraires et (iii) l’école elle-même. Cette dernière produit de la « littérature » par des pratiques spécifiques d’études des textes dont elle assure la réputation littéraire, cette réputation étant le produit d’innombrables discours et pratiques, dont précisément ceux de l’école.

Une fois notre problématique arrimée à l’arsenal complexe d’outils conceptuels élaborés dans ces trois domaines, nous avons pris le parti d’analyser le travail de l’enseignant à partir d’outils déjà existants : les gestes fondamentaux de l’enseignant et la panoplie d’instruments qui rendent possible sa tâche de disciplination. Le croisement dans notre problématique des modalités de construction de l’objet enseigné et de la progression didactique entraine un choix méthodologique double : (i) l’utilisation d’un objet commun pour toutes les observations opérées dans les classes, en l’occurrence deux textes contrastés, l’un issu de la longue tradition d’enseignement du littéraire, l’autre sans aucun passé didactique ; et (ii) l’observation des pratiques dans des degrés scolaires contrastés.

Ce dispositif semi-expérimental a été mis en œuvre dans 30 classes de trois degrés, chacune travaillant les deux textes choisis selon un protocole de recueil de données classique. L’analyse des données ainsi recueillies est opérée selon une démarche multifocale de trois degrés : le degré des séquences dans leur logique temporelle, séquentielle, celui des instruments des enseignants mis en œuvre pour « discipliner » les élèves et finalement celui des activités langagières liées au travail sur les textes littéraires.

Cette brève présentation de la problématique et des moyens pour l’aborder se reflète dans la structure en quatre parties du livre.

La partie I présente classiquement les bases théoriques du travail mené en deux temps. Dans un premier temps, il s’agit d’introduire, à travers la discussion d’une littérature scientifique choisie, les outils conceptuels que nous avons évoqués plus haut. Une première synthèse permet de poser les premières questions de recherche. Celles-ci s’articulent autour des deux concepts de sédimentation et de disciplination. Il faut lire la première esquisse de la méthodologie comme une réponse à ces questions. Dans un deuxième temps, à partir de quelques instruments didactiques et de la critique littéraire, sont analysés distinctement les deux textes choisis pour l’expérimentation. À partir de la comparaison succincte de leurs lieux d’incertitude supposés, une deuxième synthèse présente quelques hypothèses sur le possible traitement contrasté des deux textes dans les ← 21 | 22 → classes. S’impose dès lors l’exposé de l’appareil méthodologique et de son opérationnalisation : recueil des données et méthode d’analyse. Méthodes au pluriel, devrait-on écrire, puisque la saisie du processus de transformation de l’objet enseigné nécessite des changements de points de vue.

L’exposé des résultats en trois parties distinctes reflète le choix d’une triple focale.

La partie II adopte la focale large. Les séquences d’enseignement sont présentées et discutées dans leur logique intrinsèque comme un tout : macrostructure, entrée dans les textes, sortie des textes, plans adoptés par les enseignants, puis modifiés. La partie III adopte la focale plus étroite sur les instruments de la disciplination. Elle se centre sur les dispositifs didactiques mis en œuvre par les enseignants. Sur l’ensemble des dispositifs d’abord, puis sur quelques-uns parmi les plus significatifs, analysés séparément : le résumé, le questionnaire, l’écriture de textes, la lecture à voix haute et la matérialité des supports du texte de La Fontaine. Pour finir, la partie IV adopte une focale microscopique : elle met en lumière d’une part quelques-unes des actions langagières portant sur le texte (les jugements esthétiques et l’expression de réactions émotionnelles) et d’autre part des gestes fondamentaux du travail enseignant (les régulations et la création d’une mémoire didactique). La conclusion finale discute les résultats au crible des deux concepts présents en filigrane dans tous les chapitres du livre : la sédimentation d’une part, la disciplination de l’autre. L’analyse de leur interaction constitue le point d’orgue de l’entreprise.

L’ampleur du texte, le mode de travail de l’équipe et le choix des éditeurs de structurer les résultats autour de multiples focales nous poussent à formuler un modeste mode d’emploi. Figurent à la fin de l’ouvrage la table des matières détaillée et les tables des tableaux et figures pour permettre au lecteur, qui voudra cheminer au gré de ses intérêts, de se reporter à la vue d’ensemble du travail. La première partie peut être lue à partir des deux synthèses intermédiaires : la première s’est écrite à partir des trois premiers chapitres et expose en détail notre questionnement en esquissant une méthodologie pour y répondre ; la deuxième s’est écrite à partir des chapitres quatre et cinq et compare succinctement les deux textes qui ont fait l’objet de l’expérimentation réalisée en classe. La méthode de recueil de données et la méthode d’analyse, quant à elles, sont présentées au chapitre six. Les trois parties empiriques du livre, qui suivent, reflètent l’approche multifocale et mettent chacune en évidence une dimension essentielle de l’objet d’enseignement, la lecture (littéraire) de textes (réputés) littéraires. La première montre comment l’objet même ← 22 | 23 → de l’enseignement se transforme dans les pratiques d’enseignement en fonction des degrés scolaires. La deuxième permet de saisir in vivo le processus de sédimentation. La troisième met en évidence les effets graduels de la disciplination. Bien évidemment, dans chacune des parties, les dimensions de l’objet apparaissent, mais la focale adoptée permet de mieux « voir » l’une ou l’autre de ces dimensions, sans pour autant épuiser la valeur de l’ensemble. Aussi s’est imposé, pour chacune des focales, un travail de synthèse qui rassemble les résultats exposés séparément dans chacun des chapitres. C’est le rôle des conclusions des parties II, III et IV que de décrire avec plus de précision chacune des dimensions de l’objet enseigné en fonction de la focale adoptée. La lecture préalable de ces conclusions est une possibilité pour le lecteur qui voudra saisir le sens de la focale et situer sa lecture de l’une ou l’autre des analyses empiriques. Chaque chapitre comprend sa propre méthode d’analyse et peut se lire indépendamment des autres. Ceux-ci représentent autant d’éléments de preuve et contribuent à l’interprétation générale. Ce mode de lecture discontinu, somme toute assez banal, nous semble particulièrement indiqué étant donné le nombre d’analyses réalisées, indispensable selon nous pour saisir la réalité multidimensionnelle des pratiques d’enseignement.

Le caractère pluriel des focales adoptées reflète les modalités de l’élaboration de l’ouvrage. Conçu par l’ensemble du groupe GRAFElitt, ce livre est le résultat d’un travail collectif de personnes appartenant à plusieurs disciplines : les lettres, la linguistique, la psychologie, les sciences de l’éducation. Chacun a participé à la récolte des données (contacts avec les enseignants, enregistrements dans les classes, gestion des données). Le premier traitement des données – la relecture des transcriptions et l’élaboration des synopsis – a été réparti sur l’ensemble du groupe. Puis, pour l’analyse, chacun des membres a choisi un angle d’attaque que représente chacun des chapitres des parties II, II et IV. Ces chapitres ont été abondamment commentés sous l’autorité d’articles, de livres, dont il est impossible de rendre compte de toutes les influences ici, et discutés à divers moments de leur élaboration, ce qui permettait à chacun de s’approprier les résultats des différentes analyses et de donner ainsi une direction commune au tout. De ce mode de travail résulte une écriture polyphonique selon une structure définie collectivement.

Résumé des informations

Pages
534
Année de publication
2018
ISBN (PDF)
9782807610101
ISBN (ePUB)
9782807610118
ISBN (MOBI)
9782807610125
ISBN (Broché)
9782807610095
DOI
10.3726/b14933
Langue
français
Date de parution
2019 (Mars)
Mots clés
Enseignement Textes littéraires Lecture Scolarité Programme scolaire analyse littéraire Pédagogie
Publié
Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Warsawa, Wien, 2018, 534 p., 15 ill. b/w, 35 tab. b/w
Sécurité des produits
Peter Lang Group AG

Notes biographiques

Bernard Schneuwly (Auteur) Christophe Ronveaux (Auteur)

Christophe Ronveaux est maitre d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève. Il mène des recherches sur l’enseignement de la compréhension en lecture et la réception de la littérature de jeunesse. Bernard Schneuwly est professeur honoraire de l’Université de Genève. Il travaille sur la construction des objets enseignés dans la classe de français et le rapport entre enseignement et apprentissage dans une perspective historico-culturelle. Ils sont tous les deux membres du Groupe de recherche en analyse du français enseigné (GRAFE).

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Titre: Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation