Évaluation et didactique

Introduction

Depuis l’émergence de leur domaine de recherche respectif dans les années 1970, la recherche en évaluation et la didactique, au moins en Europe francophone, n’ont cessé de développer leurs propres objets et orientations théoriques, mais aussi de croiser leurs approches, leurs démarches et parfois leurs points de vue critiques. Dès 1979, on observe la présence, dans L’évaluation formative dans un enseignement différencié, livre collectif dirigé par Allal, Cardinet et Perrenoud (1979/1995), de quelques didacticiens ou chercheurs qui sont ou deviendront proches des didactiques (par exemple Bain, Brun ou Weiss) ; alors que la didactique naissante manifestait un primat des disciplines et des contenus dans l’approche de ces questions, ces chercheurs contribuaient ainsi à un ouvrage inscrit dans un cadre scientifique visant pourtant majoritairement la construction d’une approche plutôt indifférenciée, sur le plan des disciplines et des contenus, de l’évaluation, et plus largement de l’enseignement.

Dans une orientation combinant préoccupations pédagogiques et sociologiques, où l’enseignement semble comme détaché de la spécificité de son objet, Cardinet (1979/1995a) précise en effet, en ouverture de l’ouvrage, que ce dernier « doit être rendu différent selon les élèves par une adaptation qui se situe essentiellement au niveau des méthodes, des cheminements, des exemples, etc. »¹ (p. 14). Les réflexions proposées sont d’ailleurs présentées par le résumé de la quatrième de couverture du livre comme abordant « plusieurs aspects – psycho-pédagogiques et sociologiques – de l’évaluation formative ». Et c’est précisément une mise en interrogation de cette approche, relativement indifférente aux différences disciplinaires, qui affleure, plus ou moins nettement, dans certaines contributions à ce livre de chercheurs en didactique (nous y reviendrons plus loin). Aussi voit-on émerger les prémices d’une discussion critique entre spécialistes de l’évaluation formative et didacticiens qui ne fera que se renforcer dans les années ultérieures.

Si en ouverture de ma réflexion visant à mettre en dialogue les approches des chercheurs en évaluation et en didactique, j’ai choisi d’évoquer l’ouvrage dirigé par Allal et al. (1979/1995), c’est que celui-ci a eu un rôle fondateur tant pour les travaux consacrés à l’évaluation formative que, plus largement, pour la dynamique de construction de la recherche en évaluation. Les sept éditions successives du texte témoignent en ce sens de l’importance scientifique de ce livre. Du reste, il constituait les actes d’un colloque éponyme organisé à l’université de Genève l’année précédente par les trois directeurs de l’ouvrage. Il s’agissait alors du deuxième colloque réunissant des chercheurs belges et suisses s’intéressant à l’évaluation (Allal, Dauvisis & De Ketele, 2017).

Les débats et les échanges entre la recherche en évaluation et la didactique me semblent en effet à la fois inscrits dans la fondation de ces domaines scientifiques et dans les logiques et dynamiques qui les sous-tendent toujours aujourd’hui. Nous verrons par exemple que, dans le prolongement des travaux sur l’évaluation formative, l’affirmation de l’importance du dialogue théorique entre ces deux domaines de recherche s’observe ainsi de manière récurrente tout au long des dernières décennies, tout autant que la nécessité de son renforcement ou le regret de sa faiblesse.

Au sein de l’association européenne de chercheurs en éducation, l’Association pour le développement des méthodologies d’évaluation en éducation (Adméé-Europe), il existe par exemple, depuis plus de dix ans, un réseau thématique « Évaluations et didactiques », qui vise, selon la présentation en ligne, « un rapprochement entre évaluations et didactiques disciplinaires »². Le site web du réseau avance en effet que « si on peut trouver surprenant le faible intérêt porté aux spécificités des contenus disciplinaires évalués dans de nombreux travaux en évaluation », il faut aussi « interroger la faible place accordée à l’évaluation des apprentissages dans de nombreuses approches didactiques ». L’objectif est alors de « faire dialoguer des traditions de recherche au départ différentes, en vue de tirer parti de l’apport mutuel de chacune d’elle ».

De même, dans un autre espace de recherche, l’Association pour les recherches comparatistes en didactique (ARCD) a consacré récemment l’un de ses séminaires d’actualité sur le thème des « apports réciproques des différentes approches didactiques à la question de l’évaluation ». L’appel à communication invitait à réfléchir à la possibilité pour les recherches didactiques de « dialoguer, prendre appui ou au contraire s’opposer aux connaissances spécifiques relatives aux pratiques évaluatives » (ARCD, 2020, p. 3 ; certaines communications présentées dans ce séminaire ont été publiées dans : Verfaillie-Menouar & Chabanne, 2021).

Pour se faire une première idée rapide des formes de ce dialogue théorique entre les deux domaines de recherche, on peut se pencher sur certaines de ses concrétisations éditoriales. En en restant à Peter Lang, l’éditeur du livre d’Allal et al. (1979/1995) et du présent ouvrage, il est possible en effet d’observer que les titres manifestant explicitement un dialogue entre théories de l’évaluation et théories didactiques sont relativement peu abondants.

En limitant la recherche aux ouvrages de cette maison d’édition touchant au domaine de l’éducation et édités au moins partiellement en français, le catalogue en ligne de la Bibliothèque nationale suisse³ indique, entre 1979 et 2022, 18 livres comportant un titre ou un sous-titre avec le mot « évaluation » (ou un mot de sa famille). Parmi ces 18 livres, un seul titre contient également le mot « didactique »⁴ et aucun ne comporte des mots tels que « discipline », « disciplinaire », « contenu » ou « matière ». Sur ces 18 ouvrages, 5 titres adjoignent néanmoins au mot « évaluation » un domaine disciplinaire : les mathématiques apparaissent ainsi une fois, tandis que les langues sont évoquées dans les 4 autres titres (dont le livre présentant également le mot didactique sur sa couverture que j’évoquais à l’instant)⁵.

Mais pour caractériser le dialogue théorique ici à l’œuvre entre les spécialistes de l’évaluation et les didacticiens, il faudrait se pencher plus précisément encore sur cette occurrence du mot « didactique » et sur la forte représentation des langues parmi les cinq livres dont le titre renvoie à des questions d’évaluation rattachées à un domaine disciplinaire⁶. En effet, on peut souligner avec Huver et Ljalikova (2013) ou Maurer et Puren (2019) que, sur la question de l’évaluation, la didactique des langues, à l’instar de la didactique du français langue étrangère (cf. Chnane-Davin & Cuq, 2017), a développé des travaux essentiellement centrés sur le développement et la préconisation de méthodologies et d’outils d’évaluation des compétences linguistiques⁷. Cette centration de la didactique des langues sur la conception de dispositifs évaluatifs serait, d’après Chnane-Davin et Cuq (2017), notamment liée au développement des logiques certificatives à l’œuvre en matière linguistique, en particulier depuis l’instauration du Cadre européen de référence pour les langues – CECRL – au début des années 2000.

Or, cette question d’une visée instrumentale ou prescriptive des travaux sur l’évaluation, ici en didactique des langues, constitue un autre objet de débat que l’on retrouve également plus largement dans la recherche didactique et la recherche en évaluation. Ainsi, dans différentes contributions du livre dirigé par Allal et al. (1979/1995), dont il a été question au début de cette introduction, on discerne une polémique naissante, ouverte par certains chercheurs plaidant pour des études plus compréhensives des pratiques évaluatives en classe et de leur complexité, par rapport à une orientation visant majoritairement l’élaboration d’outils d’évaluation formative. Cette dernière orientation se lit d’ailleurs explicitement dans la conclusion de l’ouvrage, où Cardinet (1979/1995b) précise que le choix de l’évaluation formative comme objet de réflexion et d’échange provient d’« un souci d’application particulier » (p. 262, je souligne), qui ne permet « pas de structurer un domaine de la même façon que le développement d’une théorie ». Au reste, cette orientation se lit également dans les deux « questions fondamentales » qui, selon le résumé de l’ouvrage, ont été traitées, tant sur un plan conceptuel que pratique, par les contributeurs : d’une part « comment faire de l’évaluation scolaire un outil de formation plutôt qu’un instrument de sélection ? », et, d’autre part, « en quoi l’évaluation formative permet-elle de guider une action pédagogique différenciée, adaptée aux caractéristiques des élèves ? ».

On le voit donc, au-delà d’un premier résultat sur le nombre d’ouvrages manifestant une discussion entre les théories de l’évaluation et les approches didactiques de l’évaluation parus chez le même éditeur que le livre dirigé par Allal et al. (1979/1995), se pencher sur les travaux concernés, sans même entrer dans le détail du contenu, permet d’interroger les spécificités de leurs orientations respectives sur un plan conceptuel ou méthodologique, mais aussi sur des aspects épistémologiques plus larges tels que les visées de recherche. Mais on voit qu’entreprendre un tel travail amène aussi à identifier les objets de débat entre les approches et à cerner les tensions et polémiques structurantes, tant entre domaines de recherche qu’entre les tendances ou orientations de recherche propres à ces domaines. Enfin, une telle analyse de ces discussions critiques permet de faire ressortir les principales difficultés et limites que rencontrent ces approches.

Ces trois visées possibles du questionnement des théories de l’évaluation et des recherches didactiques sur l’évaluation, à travers leur mise en dialogue, constituent précisément les visées principales de cet ouvrage : mieux caractériser ces différentes approches, contribuer à mettre en évidence les enjeux des débats qui les animent et aider à cerner les écueils que ces discussions identifient. Avec près d’un demi-siècle de travaux plus ou moins partagés, que pouvons-nous dire en effet de ces approches de l’évaluation scolaire, de leurs spécificités et de leurs convergences ? Quels regards portent-elles l’une sur l’autre ? Quelles sont les tensions que ce dialogue théorique produit ? C’est à ce type de questions que cet ouvrage va chercher à proposer des éléments de réponse à partir d’une discussion comparée et critique d’une large production théorique tirée des deux domaines concernés.

Mais avant de préciser les modalités d’analyse de cette littérature théorique en évaluation et en didactique, il me faut encore ajouter que l’étude de ce dialogue théorique vise aussi à dessiner une orientation de recherche spécifique sur l’évaluation. Plus exactement, nous verrons que cet ouvrage peut être considéré comme la mise à l’épreuve d’une démarche d’étude des recherches sur l’évaluation en vue de l’affermir, au moyen des éclairages et résultats ainsi produits, en tant que perspective de recherche possible sur l’évaluation⁸.

Chercher à dessiner une telle orientation de recherche sur l’évaluation peut surprendre alors même qu’il existe, comme je l’indiquais plus haut, un domaine spécialisé de la recherche en évaluation, qui est particulièrement actif, avec son association de chercheurs, ses revues, ses colloques annuels, etc., et que l’évaluation est aussi un objet de recherche ancien pour la didactique, comme nous le verrons. Cela peut aussi étonner puisqu’il existe en outre des projets scientifiques articulant ces deux approches scientifiques de l’évaluation.

Toutefois, c’est justement dans la perspective d’une mise en débat métathéorique de ces travaux et projets que veut se situer cet ouvrage, en tirant précisément parti de la richesse et de la diversité des recherches menées sur l’évaluation en sciences de l’éducation et en didactique et des discussions que cela suscite afin de mieux souligner leurs caractéristiques théoriques et de cerner une orientation spécifique de cette question.

Il faut donc insister sur la dimension critique que comporte ce travail de mise en débat des théories de l’évaluation et des approches didactiques de l’évaluation. Il convient toutefois de préciser d’emblée que le point de vue que propose ce livre s’inscrit lui-même dans des orientations de recherche critiques à l’œuvre au sein des deux domaines scientifiques concernés.

Les réflexions contenues dans ce livre sont par exemple marquées par ma formation théorique sur l’évaluation, et en particulier les travaux de Lecointe (2001b) sur l’évaluation institutionnelle, que ce dernier présentait comme visant en particulier « la typologie et l’analyse critique des approches, démarches et outils » d’évaluation (p. 5, je souligne)⁹. Mes réflexions sont également largement nourries des travaux de l’équipe de recherche Théodile-CIREL, à laquelle j’appartiens, et de la tradition de recherche critique en didactique à laquelle elle se rattache. Au reste, cette tradition scientifique concerne en particulier les questions d’évaluation, comme le montre le « méta-programme » de recherche que consacrait cette équipe, à la fin des années 2000, à l’examen de la manière dont les « disciplines de recherche pensent (quand elles les pensent) leurs outils de mesure et d’interprétation des performances des élèves » (Daunay, 2008, p. 9).

Dès lors, l’analyse des recherches et débats sur l’évaluation dont je rends compte ici ne saurait être considérée comme externe au regard des domaines scientifiques visés : non seulement une telle analyse peut elle-même être positionnée dans ces débats théoriques entre approches spécialisées et didactiques de l’évaluation, mais elle est surtout, inséparablement, à la fois construite par rapport à ces deux domaines et par ces deux domaines. De même, on pourrait considérer que cette analyse donne à voir les développements respectifs des recherches spécialisées et didactiques sur l’évaluation sous un angle particulier qui est lui-même produit par ces derniers.

J’ai choisi de mener cette analyse en me penchant sur trois grandes discussions théoriques à l’œuvre dans la recherche en évaluation et dans le champ didactique ainsi que dans les échanges croisés entre ces deux domaines :

• – les débats sur la délimitation de ces domaines de recherche et la définition de leurs objets, à travers la question de la place à donner aux contenus et disciplines d’enseignement ;
• – les discussions sur les visées des recherches menées dans ces domaines et plus particulièrement les polémiques sur les orientations plus ou moins prescriptives ou descriptives des travaux ;
• – les controverses plus méthodologiques touchant à la construction de l’évaluation, non plus seulement comme objet de recherche, mais comme composante ou démarche de la recherche elle-même.

Ces discussions renvoient bien sûr, d’une manière globale, à des objets de polémique ordinaires de la recherche (concernant les objets et frontières théoriques, les visées scientifiques des travaux et leurs méthodologies). Mais dans ce livre, il sera bien question de les aborder à propos d’interrogations précises et d’approches repérées, et non de tenir un discours général : dans leurs déclinaisons propres aux théories de l’évaluation et aux approches didactiques précisées dans la liste ci-dessus (le traitement des contenus et disciplines scolaires, les tensions entre les visées prescriptives et descriptives de la recherche, l’assimilation entre recherche et évaluation), nous verrons alors que ces débats sont historiquement structurants, voire fondateurs, des dynamiques théoriques qu’on peut y observer.

Il s’agira donc, dans cet ouvrage, d’explorer tout d’abord ces trois grands axes de questionnement des approches spécialisées et didactiques de l’évaluation en y consacrant successivement les trois premières parties. La première partie portera sur la question de la place conférée aux contenus et disciplines d’enseignement dans les débats relatifs à la définition de la recherche en évaluation et des didactiques et de leurs périmètres respectifs. La deuxième partie traitera ensuite des discussions théoriques sur les visées de la recherche en évaluation et des didactiques, en se centrant sur les tensions entre les orientations plaidant pour des approches prescriptives et celles appelant à des recherches descriptives. La troisième partie abordera alors le dernier axe de questionnement des théories spécialisées et didactiques de l’évaluation, touchant plus à une dimension méthodologique : les discussions sur la distinction ou l’assimilation entre démarche de recherche et démarche d’évaluation. Chacune de ces parties sera structurée autour de trois chapitres, consacrés à l’évaluation pour l’un, et aux approches didactiques pour les deux autres¹⁰.

À la suite de ces trois parties, le livre proposera une quatrième et dernière partie de nature un peu différente. Cette partie finale visera en effet à expliciter les caractéristiques de l’orientation de recherche que j’entreprends de dessiner dans ce travail. En sept courts chapitres, je préciserai donc les fondements d’une approche théorique de l’évaluation qui peut, à la fois, s’appuyer sur le croisement des apports des travaux spécialisés et didactiques sur l’évaluation, mais aussi interroger les orientations dominantes de ces travaux qui auront été identifiées dans les parties précédentes.