« Du divin et des dieux »
Recherches sur le « Peri tôn tou theou » de Paul Valéry
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’éditeur
- À propos du livre
- Dédicace
- Table des abréviations pour les références aux textes de Paul Valéry*
- Pour référencer cet eBook
- Sommaire
- Préface
- 1. Approches génétiques
- Le Peri tôn tou theou : dossier et Cahiers
- Le dialogue Des choses divines : contextes et enjeux d’une genèse résorbée
- A la recherche d’une dramaturgie
- Le chantier des « choses divines » (1921–1945) Complexité d’une genèse éclatée
- 2. Etudes thématiques
- La thématique de la mort dans le Peri tôn tou theou
- Eros et mystis dans le Peri tôn tou theou
- Le personnage d’Athikté dans le Peri tôn tou theou
- La nuit sanjuaniste et le Peri tôn tou theou valéryen
- Le jeu valéryen des cinq triades néoplatoniciennes dans le Peri tôn tou theou
- L’activisme nihiliste de Valéry et Nietzsche
- 3. Projections du Peri tôn tou theou dans l’œuvre valéryenne
- Que veut dire « Θ » ? Analyse des onze registres « Dieu » conservés à la Bibliothèque Nationale de France
- Divergence de Paul Valéry et Catherine Pozzi
- Le Peri tôn tou theou et L’île Xiphos
- Échos du Peri tôn tou theou dans le Faust
- Annexe
- Le dossier « Peri tôn tou theou » : deux approches des feuillets
- Occurrences du « πέρί » / « Péri » dans les Cahiers (C, VIII à XXIX)
- Occurrences du sigle « θ » non associées au Peri tôn tou theou
- Feuilles volantes connexes
← 10 | 11 → Préface
Plus d’un lecteur sera étonné de découvrir un volume consacré à la réflexion de Paul Valéry sur Dieu et sur ce que l’écrivain aimait appeler, selon une expression plus nuancée, les « choses divines ». C’est assurément un pan peu connu de la pensée valéryenne que nous abordons ici, une source d’inspiration de sa création qui se présente, à première vue, comme marginale. Il est vrai aussi que le territoire de ces « choses divines » finit par prendre, sous la plume de Valéry, une signification si vaste et aux contours tellement indécis qu’on en vient à se demander si ce thème n’est pas l’une des innombrables facettes qui segmentent la réflexion qu’il consacra pendant toute sa vie à une anthropologie critique, si ce n’est sceptique.
Pourtant, la richesse et l’originalité des idées de Valéry en la matière, ainsi que l’importance, quantitative aussi bien que qualitative, des matériaux qui se rattachent d’une manière ou d’une autre à cette méditation, nous font voir à quel point notre idée d’un Valéry sans idoles – et donc, sans Dieu(x) – est due, en bonne partie, à une perspective faussée, occultant une partie essentielle de la figure de l’écrivain. Cette image courante est sans doute, en partie, le résultat du choix fait par Valéry lui-même de ne pas publier l’essentiel de cette abondante réflexion gravitant autour du sacré, de sa volonté de dissiper l’image qui ferait de lui un penseur des profondeurs théologiques.
Si les notes éparses dans les Cahiers témoignent d’un chantier vaste et suivi sur les « choses divines », le Peri tôn tou theou1 s’est peut-être voulu, quant à lui, le lieu de rassemblement et de parachèvement (ou, tout du moins, le centre de gravité) de cette pensée originale, assurément, ainsi qu’étonnamment riche. Il s’agit d’une hypothèse à poser avec la plus grande prudence. Car nous avons affaire à un projet resté inachevé, dispersé en des matériaux hétéroclites, ébauchant d’innombrables pistes au sein d’une multiplicité de décors, sans aboutir à la plénitude, ironique et poétique à la fois, des autres dialogues socratiques de Valéry.
C’est pour mieux comprendre les enjeux de cet objet textuel singulièrement problématique qu’est le Peri tôn tou theou, pour creuser et confronter les ← 11 | 12 → différentes perspectives d’analyse susceptibles de s’en dégager, que l’Equipe Valéry de l’ITEM lui a consacré un séminaire pendant trois ans. Les textes ici présentés recueillent le fruit de ce travail collaboratif et essayent de mettre en lumière l’intérêt intrinsèque de ce territoire encore peu étudié par la critique valéryenne. Peu étudié, mais non pas vierge : plusieurs années après les travaux pionniers de Paul Gifford2, le dossier Peri tôn tou theou de la B.N.F., entouré de certaines notes des Cahiers s’y rattachant, a fait l’objet d’une publication par les soins de Julia Peslier3, en même temps que paraissaient les très éclairantes analyses de Barbara Scapolo4. La complexité et la richesse de ce chantier donnaient cependant lieu à d’autres perspectives de grande ampleur, que les études recueillies dans ce volume se proposent d’explorer.
Pour ce faire, un travail « de friche », en quelque sorte, s’avérait indispensable : avant de s’avancer dans la voie des interprétations, il était nécessaire de cerner les contours et de préciser les ambitions du Peri tôn tou theou. Resté à l’état de chantier, ce corpus où les frontières textuelles s’estompent ou se dérobent sans cesse est difficile à délimiter.
Où commence et où finit le Peri tôn tou theou ? A quel moment surgit-il dans l’esprit de son auteur ? Et à quel(s) moment(s) s’éclipse-t-il – pour resurgir de nouveau ? Par ailleurs, où réside-t-il, dans l’espace de l’écriture – car il est évident qu’il déborde largement des limites du dossier qui porte ce titre dans le fonds Valéry de la B.N.F. ? Des questions qui dans tant d’autres cas seraient vite enjambées appellent ici des réponses circonspectes et souvent hypothétiques.
Une certitude, cependant : on ne peut s’en tenir aux seuls feuillets rassemblés à la B.N.F. sous le titre « PÉRI TÔN TOU THÉOU », sans tenir compte des notes des Cahiers qui, de manière plus ou moins explicite, lui sont rattachées. A partir de là, la question se pose de savoir de quelle nature est l’échange qui s’instaure entre les deux lieux génétiques ; autrement dit : jusqu’où s’étend le périmètre du Peri tôn tou theou à l’intérieur des Cahiers ? Au-delà, nous sommes amenés à tenter de saisir le rapport qui lie le Peri – comme Valéry aime à l’appeler – à l’ensemble des notes des Cahiers placées sous le signe « Thêta » dans le catalogue de ses propres idées auquel l’écrivain procède à partir de 1908 : intersection ? recouvrement ? ← 12 | 13 → convergence ? Enfin, de nombreuses feuilles contenues dans d’autres dossiers conservés à la B.N.F, susceptibles de se rapporter à ce même chantier, ne sauraient être laissées de côté. Les textes de Nicole Celeyrette Pietri, Micheline Hontebeyrie et de Benedetta Zaccarello ici recueillis mettent au jour l’imbrication de ces différents réseaux génétiques afin de mieux comprendre les ambitions du projet que Valéry bâtit autour des « choses divines ».
Une autre question, élémentaire à première vue, devient de fait très complexe dès qu’on pose sur elle un regard attentif : qu’est-ce que le Peri tôn tou theou ? Un projet de dialogue ? Les brouillons ou les feuillets préparatoires d’un ouvrage demeuré inachevé qui aurait, à la suite d’Eupalinos et L’Ame et la Danse, couronné une trilogie socratique ? Si, comme l’a montré Paul Gifford, le Dialogue des choses divines s’inscrit, dans un premier temps, dans la continuité des deux dialogues, promettant une véritable trilogie dans la cohérence d’un projet éditorial, il est manifeste que le Peri tôn tou theou s’éloigne vite de cet élan initial. Au fil de son évolution, il se déploie dans un éclatement tel qu’il devient malaisé d’en saisir toutes les pistes. Il semble, en tout cas, impossible de considérer selon la perspective unifiante et téléologique d’un « projet » ce foisonnement de notes suivant des orientations très variées et dont certaines se présentent, de toute évidence, comme incompatibles entre elles. D’autant plus que leur auteur semble s’être affranchi très tôt du dessein, non seulement d’une publication, mais aussi d’un possible achèvement.
En ce qui concerne l’inscription générique du Peri, on constate que, si certains fragments relèvent pleinement d’une écriture dialogique, la plupart s’en écartent, parfois considérablement. Cette oscillation se voit confirmée, du reste, par les titres envisagés par Valéry : si la formulation « Dialogue des choses divines » ancre le chantier dans le sol d’un genre précis, la dénomination « Peri tôn tou theou » ouvre une marge d’indétermination que les notes et feuillets investiront largement.
Valéry n’est pas novice dans des travaux où la réflexion sur des thèmes difficiles se déploie dans un espace conceptuel qui revendique son éloignement des idola tribus du sens commun et se trouve, en même temps, indissociablement liée à une exploration formelle très poussée. C’est le cas pour ce Peri tôn tou theou, plus encore peut-être que pour Eupalinos ou L’Ame et la Danse.
Ici, l’écriture tend vers une certaine théâtralisation : à travers l’ébauche de « scènes », mais aussi par la visualisation puissante du décor, ainsi que par la recherche d’une dramaturgie dont les codes se verraient – comme dans d’autres œuvres ou projets valéryens – constamment réinventés (Jacqueline Courier-Brière). Toutefois, la présence d’écritures et de structures plus abstraites (comme dans le cas des cinq « triades » que se propose d’analyser Jean Hainaut) laisse entrevoir, ← 13 | 14 → telles les coulisses ou les machines nécessaires au jeu, un travail d’expérimentation et de théorisation sous-jacent : définition de notions ou de conditions formelles, intentions générales, réflexions spéculatives.
A l’intérieur d’une matière complexe et discontinue, le dialogue demeure la forme idéale pour établir un ordre de présentation et un niveau stylistique homogène dans sa diversité même, pour déployer une galaxie de contenus dont l’étendue et les limites sont difficiles à saisir – mais dont il est important de souligner que, dans toute leur étendue et leur hétérogénéité, ils possèdent un dénominateur commun : ce que nous appelons le « divin ».
Il est à peine nécessaire de rappeler l’importance que la forme dialogique prend au sein de l’œuvre de Valéry. Le dialogue n’est pas perçu et utilisé uniquement en tant que forme d’énonciation spécifique mais, au-delà, en tant qu’une modalité essentielle de la pensée (Paul Gifford). Il s’agit pour Valéry de mettre en scène le dialogue (et non pas le monologue) intérieur qui anime tout être selon lui, ainsi que d’accueillir la multiplicité de points de vue qui s’ouvre dès qu’on abandonne la perspective simpliste et, en définitive, fausse de l’opinion courante. Une fois de plus – et d’une manière particulièrement propice, s’agissant d’une question sur laquelle il est simplement impossible de faire valoir une vérité définitive –, Valéry donne voix, dans sa pratique du dialogue, à ses divers et innombrables questionnements, en même temps qu’il favorise sa volonté d’interlocution avec autrui (Paul Gifford, Fabienne Mérel), et qu’il fait entendre, dans la polyphonie déployée, un point de vue multiple sur le divin (Franz Johansson).
A l’image d’une forme qui n’envisage jamais de renoncer à son évolution dynamique, les éléments qui constituent ce qu’on peut appeler le Peri tôn tou theou sont en perpétuel mouvement : une constante extension, exploration, invention et réinvention marquent l’allure des feuillets et des notes de ce corpus. Or, paradoxalement, il en résulte la possibilité pour le lecteur de dégager des noyaux et des structures qui ressortent par leur récurrence ou leur permanence, à travers la suite de variations auxquelles Valéry procède, fidèle à son habitude, en cours de rédaction.
Fluctuantes, les dramatis personae s’étendent à des personnages anachroniques ou imprévisibles, souvent dépourvus de consistance aussi bien que de constance. Mais dans ces fluctuations, l’importance de certaines figures s’impose avec évidence. Ainsi les personnages du Daimon et d’Athikté, auxquels on peut ajouter Eryximaque (Barbara Scapolo) se présentent comme des pôles fondateurs à l’intérieur d’une structure perpétuellement mobile. Le décor et l’espace-temps prennent un relief certain. De même, certains moments, épisodes ou scènes se dessinent avec une insistance et une intensité remarquables : c’est le cas, bien sûr, du « Prélude » sur la plage qui voit l’entrée en scène d’Athikté ou encore de l’apparition du ← 14 | 15 → Daimon de Socrate, aussi problématique que décisive, destinée à devenir le pivot des scènes les plus abouties. Des motifs s’affirment avec une force particulière, parmi la multiplication des directions ébauchées : telle la « mort naturelle » – mort par achèvement, par épuisement des combinaisons possibles d’une vie – de Socrate dont le Daimon doit faire le récit aux disciples.
Le corpus et la structure dramatique du Peri tôn tou theou se constituent comme une nébuleuse. On ne sera pas surpris que Valéry y esquisse une phénoménologie complexe et éparpillée de ce qu’il appelle les « choses divines ». Sa manière d’envisager le sacré, de mettre en relation ce plan de la réflexion avec d’autres perspectives de sa propre pensée tisse un réseau de questionnements qui se donne comme fin de faire émerger des analogies de comportement et de pensée, des figures propres à la croyance, des aspects de notre relation à l’extraordinaire, davantage que la formulation d’une réponse aux interrogations soulevées par la foi.
Par là, l’analyse valéryenne se dérobe à toute simplification : elle prend rarement une position univoque, si ce n’est pour critiquer notre propre besoin de croire, bien au-delà des limites de toute religion. Il en résulte que Dieu, la religion, la croyance sont attaqués, certes, mais nullement évincés.
Ce qui intéresse Valéry, c’est le décryptage de nos mécanismes psychologiques et langagiers ; sa « critique » est, en ce sens, à comprendre davantage dans le sens kantien d’une analyse des limites constitutives de notre possible connaissance du divin que dans celui d’une prise de position contre le choix de la foi ou même contre l’appareil de l’Eglise. Tel un entomologiste de nos pensées et croyances, Valéry recommence sans cesse son travail de « déconstruction » de nos manières d’organiser socialement le besoin psychologique et physiologique du « divin ».
D’où une recomposition constante, à partir de points de vue sans cesse renouvelés, des pièces de ce puzzle concernant l’énigme de la croyance, et la volonté de retravailler indéfiniment non seulement les figures de la religion, mais aussi les critiques à son encontre. Tout comme il prend en compte la « création de Dieu », Valéry met alors également en scène la mort de Dieu, la négation nihiliste héritée de Nietzsche (Jean-Philippe Biehler). La crainte de la mort occupe ici une place capitale, en tant que germe et fondement du divin (Barbara Scapolo). Les « choses divines » apparaissent comme une fabrication tout artificielle, produite par l’homme « faiseur de Dieux ». Ce qui ne s’oppose nullement à une richesse anthropologique qui s’exprime avant tout à travers la physiologie mystérieuse de la mystique et de l’Eros.
Le lien que Valéry établit entre ces « extrêmes de l’être » que sont Eros et Mystis nous renvoie vers la manière dont le projet d’écriture du Peri tôn tou theou s’est trouvé, à différents stades de son évolution, enrichi par les expériences ← 15 | 16 → amoureuses de l’écrivain : les relations avec Renée Vautier au début des années 1930, avec Jeanne Loviton (alias Jean Voilier), à partir de 1938. Mais c’est la liaison avec Catherine Pozzi – passion absolue d’abord, orageuse ensuite – qui, coïncidant avec l’émergence et les premiers développements du Peri au début des années 1920, alimente de manière décisive la méditation sur le divin (comme le soulignent selon des points de vue différents Fabienne Mérel, Nicolas Cavaillès et Micheline Hontebeyrie). Et c’est au sein de ce corps scriptural étrange, inscrit, une fois de plus, sous le signe du dialogue, que l’écrivain fait le mieux entendre la voix de l’Autre, radicalement différente de la sienne : celle d’une Catherine fort disposée, comme on le sait, à la métaphysique et à la spiritualité.
A travers la figure féminine d’Athikté, le Dialogue des choses divines met en scène la composante « divine » de l’amour : c’est grâce à l’amour absolu, au « pur amour », conçu comme une véritable expérience mystique, que l’être peut atteindre une forme de perfection (Fabienne Mérel). Le désir, la possession physique, la jouissance participent de cette mystique (Barbara Scapolo). Dans ce sens, le symbole de la nuit obscure, emprunté par Valéry à Jean de la Croix, vient sublimer l’évocation d’une passion amoureuse d’essence divine (Monique Allain-Castrillo).
Le dialogisme prend également la forme, dans le Peri tôn tou theou, d’une ouverture opérée par Valéry sur d’autres imaginaires textuels, dans un échange constant avec les sources (ou les cibles polémiques) de sa propre recherche. De Platon à Nietzsche en passant par Saint Jean de la Croix – ce modèle secret dans la trajectoire de Valéry, dont l’importance déterminante se découvre ici dans toute son évidence –, Valéry joue la carte de l’échange, en interroge les potentiels, s’approprie les personnages et les images qui, dans notre culture, s’associent à la question du divin et fabrique, à partir d’eux, des alter ego, des voix, des variations destinées à hanter aussi d’autres projets valéryens – des deux dialogues socratiques qui précèdent le Peri (et, dans un premier temps, en déterminent la naissance), jusqu’au Faust des dernières années, qui en hérite de nombreux aspects, motifs et structures (Franz Johansson). On songe encore aux proses des Histoires brisées, notamment aux fragments dessinant cette « Ile Xiphos » où il sera à nouveau question des « choses divines » (Jürgen Schmidt-Radefeldt).
Résumé des informations
- Pages
- 261
- Année de publication
- 2014
- ISBN (PDF)
- 9783653026979
- ISBN (MOBI)
- 9783653999075
- ISBN (ePUB)
- 9783653999082
- ISBN (Broché)
- 9783631626566
- DOI
- 10.3726/978-3-653-02697-9
- Langue
- français
- Date de parution
- 2014 (Mars)
- Mots clés
- Mysticism Religion Philosophy
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2014. 261 p.