L’argumentation dans les contextes de l’éducation
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du Livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des Matières
- Préface
- L’argumentation dans les contextes de l’éducation: enjeux et questions vives. Introduction
- Partie 1. Dynamiques des échanges et construction cognitive
- L’argumentation à visée cognitive chez les enfants. Une étude exploratoire sur les dynamiques argumentatives et psychosociales.
- Modélisation de l’argumentation d’élèves lors de l’utilisation d’un environnement informatique pour l’apprentissage des sciences
- Argumentation et conceptualisation en astronomie en classe de CM2 (grade 5): activités conjointes de l’enseignant et des élèves pour comprendre les saisons
- Partie 2. Mise en scène du savoir et gestion des désaccords
- Les paradoxes de l’argumentation en contexte d’éducation: s’accorder sur les désaccords. Analyse d’interactions argumentatives dans un dispositif de formation en psychologie à l’Université
- Impact de dérangements socio-épistémologiques sur l’évolution de l’argumentation et de la conceptualisation d’étudiants tunisiens en biotechnologie sur une question scientifique socialement vive: la thérapie génique humaine
- Pratiques d’argumentation et construction de savoirs en classe de sciences: une étude de cas concernant le concept d’articulation en biologie à la fin de l’école primaire
- Partie 3. Appartenances identitaires, valeurs et construction de connaissances
- Sur l’adéquation des théories de l’argumentation aux sciences de l’apprentissage et les fondements d’une théorie de «l’argumentissage»
- Le territoire comme composante de l’identification nationale dans l’argumentation des élèves du secondaire
- Des élèves débattent et argumentent à propos du développement durable. Valeurs en jeux, enjeux de valeurs
- Commentaires
- Argumentation et conceptualisation: Commentaires
ELISABETH NONNON (Université de Lille 3)
Du croisement dans les années 80 de questionnements a priori distincts, celui de l’argumentation et celui du socioconstructivisme, a émergé un champ de recherches dont le présent ouvrage montre la persistance, le développement et les évolutions, témoignant d’une communauté de chercheurs dynamique, au carrefour de la didactique, de la psycholinguistique et de la psychologie du développement. L’interaction entre les pôles de cette double filiation suscite leur enrichissement réciproque, ouvrant un espace de problèmes stimulant pour l’argumentation comme pour l’apprentissage. Peut-être faut-il d’abord rappeler ce double ancrage, dans le contexte francophone, pour comprendre les principes, les apports et les questions persistantes dont témoigne l’ensemble des travaux ici présenté.
Les années 80 ont vu le retour sur le devant de la scène, dans l’analyse des discours et le domaine didactique, de la question de l’argumentation, qu’elle apparaisse explicitement comme domaine d’études et d’apprentissages spécifiques (notamment par la diffusion dans les champs littéraires et des sciences sociales de la nouvelle rhétorique de Perelman, ou du modèle de Toulmin dans les champs scientifiques), ou qu’elle constitue de façon sous-jacente une dimension majeure du fonctionnement linguistique (Ducrot) ou des opérations logico-discursives de la logique naturelle (Grize et Borel). Ces travaux ont renouvelé l’approche de l’argumentation, la faisant échapper aux raideurs de la rhétorique et du raisonnement formel, lui redonnant sa dimension d’action symbolique concrète dans des contextes interactifs et sociaux divers. Ils rejoignaient la perspective d’un espace public de débat, fondateur d’une démocratie critique et participative, comme le propose Habermas. Ils ont fourni des outils d’analyse qui sont au fondement de ceux mobilisés aujourd’hui (typologie des arguments et des lieux de Perelman, schéma du module argumentatif de base de Toulmin, opérations logico-discursives de Grize). Mais ils se référaient toujours à une conception classique de l’argumentation comme étayage ou réfutation par des arguments d’une thèse dont on cherche à convaincre l’auditoire, en discréditant un point de vue adverse. En didactique du français notamment, ce modèle est resté prégnant: le travail sur ← 1 | 2 → l’argumentation se référait à des pratiques sociales extérieures à l’école, tributaires d’une conception éristique du débat et d’une approche normative des modes de raisonnement devant y avoir cours. Cependant dès ce moment, le déplacement des questions d’argumentation dans les contextes d’enseignement et d’apprentissage a questionné ces modèles: par exemple quand on analyse comme François les formes émergentes, non formelles et originales, de l’argumentation chez de jeunes enfants et leur dimension constructive (François, 1980), ou quand on s’interroge sur la dynamique d’échanges argumentatifs dans des situations exploratoires où les points de vue et les savoirs ne sont pas stabilisés, où il s’agit plus de coopération pour élaborer des connaissances que d’antagonisme pour défendre des thèses, où le discours argumentatif s’articule à des actions non verbales partagées et des ressources sémiotiques diverses (Nonnon, 1996). Au-delà du contexte didactique, l’analyse des processus argumentatifs chez des enfants et en situation scolaire oblige à questionner, diversifier et enrichir les conceptions et les outils d’analyse des phénomènes argumentatifs.
Cette évolution a été tributaire aussi des questions ouvertes à la même époque par les travaux en psychologie cognitive sur la dimension sociale du développement cognitif et de la construction de savoirs, qui ont mis en avant sa dimension processuelle, interactive, à travers notamment la nécessité de coopérer et de résoudre des conflits cognitifs entre participants. De ce fait c’est la conception même de l’apprentissage qui s’ouvrait au langage, à l’argumentation, à l’intrication des positions sociales, affectives et épistémiques, aux conflits de centration devenus observables à travers les protocoles d’échanges (Perrret-Clermont, 1979/96). L’enregistrement, la transcription et l’analyse fine d’interactions entre enfants dans des situations concrètes, de laboratoire d’abord puis de plus en plus écologiques, sont devenus des moyens indispensables pour la connaissance des processus d’apprentissage, d’une part parce que ce sont des moyens de repérer les traces d’opérations cognitives, de mobilisation de ressources dont on infère le rôle dans l’apprentissage, d’autre part parce que le travail de verbalisation, l’explicitation des centrations de chacun, la socialisation des questions et des réflexions apparaissent comme des médiations décisives dans la fécondité du travail conjoint. Les travaux sur les processus cognitifs donnent une place croissante aux cheminements, à une temporalité évolutive et tâtonnante, à l’importance des significations construites à travers l’interprétation des contextes et des objets proposés au travail cognitif (Inhelder & Cellérier, 1992). Comme ceux de Perret-Clermont, ces tra ← 2 | 3 → vaux ont de ce fait été amenés à mettre la validité des principes et des résultats initiaux à l’épreuve de la variété des conditions de recueil (âge, écarts de niveaux de connaissances initiales, type de savoir concerné), et à souligner de plus en plus la diversité des processus et la spécificité du travail conjoint selon les contextes, les statuts des savoirs à construire (Schubauer-Leoni, 1994). Cette évolution dans l’approche des processus de connaissance a des implications épistémologiques plus larges, rejoignant les travaux qui présentent l’activité de connaissance et de construction de savoirs comme une pratique sociale, menée dans des lieux de savoirs et des communautés discursives où les échanges et l’argumentation ont un rôle décisif.
Le croisement de ces filiations, nécessaire pour analyser la construction de savoirs en contexte d’enseignement dans sa dimension processuelle, interactive et discursive, amène à questionner la notion d’argumentation, et au-delà de la sphère scolaire et de locuteurs enfantins, peut-être à mieux comprendre l’argumentation en général, comme le dit un des auteurs de l’ouvrage. Tous les chapitres reprennent cette question, cherchant les modèles et outils d’analyse, et même la définition de l’argumentation, qui seraient pertinents et opératoires pour rendre compte des spécificités de cette activité complexe, quand elle s’exerce en contexte d’apprentissage. Ce questionnement a des implications méthodologiques et épistémologiques. S’ils recourent à des travaux d’ordre général récents qui fournissent outils et modèles, si un accord semble établi sur la conception générale des apprentissages et de la démarche scientifique, les auteurs s’attellent chacun à une description minutieuse, pas à pas, de corpus particuliers recueillis dans des contextes concrets, spécifiques et limités, même s’ils sont significatifs. L’ensemble offre un échantillonnage riche de contextes, d’enjeux épistémiques, de types de savoirs, de dispositifs témoignant de la variété des fonctions, des modalités de fonctionnement et des critères de validité de l’argumentation.
On peut rappeler les spécificités de l’argumentation en contexte éducatif qui appellent l’élargissement et la spécification des modèles initiaux.
La première est la dimension nécessairement coopérative et constructive des pratiques argumentatives que promeut le milieu scolaire: même si les échanges dans une tâche de résolution de problème ou d’exploitation de documents incluent des antagonismes ou des positions divergentes, il s’agit en principe de conflits de centrations à dimension cognitive autant que sociale, qui visent à être dépassés dans une conception plus intégrative ← 3 | 4 → ou par divers moyens de résolution de la contradiction (Grize & Pieraut-Le Bonniec, 1983), du moins à donner lieu à approfondissement des positions individuelles. Certes l’observation de séquences réelles, dans les travaux de groupes notamment, a montré que ce n’est pas toujours le cas, que les facteurs socio-affectifs pèsent parfois plus lourd que la validité des apports, et que sans le relais de l’enseignant, ce n’est pas toujours l’élève qui voit juste qui est écouté1. Il reste que le modèle de l’argumentation comme confrontation de thèses antagonistes et volonté de convaincre n’est pas adéquat dans ce contexte. La notion de thèse comme point de départ de l’argumentation est à interroger: si les élèves disposent au départ d’opinions, d’éléments de connaissances qui peuvent s’opposer entre eux (du moins quand il s’agit d’objets de débat ancrés dans l’expérience et les savoirs sociaux), il s’agit rarement d’une thèse construite, qui resterait stable durant le débat: la visée est d’ailleurs de transformer ces opinions préalables. En situation d’apprentissage les élèves sont confrontés à de l’inconnu ou à des éléments qui déstabilisent les opinions: il s’agit d’un espace d’exploration où ils entrent tous en tâtonnant. Les positions sont labiles, les thèses, même l’espace de problème fondant la confrontation sont à construire par le processus même de discussion. Il arrive souvent que les élèves mettent beaucoup de temps à s’approprier la nature problématique de ce qui est proposé ou à saisir la nature de la divergence entre centrations (Garcia Debanc, 1998). C’est donc dans le temps qu’il faut saisir comment émergent les processus de problématisation, de stabilisation d’une position, les modalités d’étayage et de mise en question, les points d’accord provisoires et les dépassements.
La dimension processuelle et évolutive est donc centrale dans la plupart des situations d’argumentation pour apprendre. Les questions, les rôles discursifs, les objets de discours et leurs niveaux d’appréhension, les significations de la tâche se transforment, et c’est cette dynamique qui fait qu’il peut y avoir apprentissage et non conversation sur des opinions ou débat formel. Cela suppose de prendre en compte dans l’analyse deux dimensions centrales de cette dynamique: celle du travail sur les contenus de savoir et les significations, celle du temps, de la durée longue et stratifiée où s’opèrent ces cheminements. Ces deux aspects posent des questions théoriques et méthodologiques aux modèles de l’argumentation, qui a priori les ont peu investis. ← 4 | 5 →
Sur la dimension des contenus, donc de la dimension sémantique de l’argumentation, il faut se demander quelles ressources théoriques aident à rendre compte de cette construction conjointe d’objets de discours et de points de vue, et des opérations conceptuelles et langagières (logico-discursives, disent Grize et Borel) qui les font évoluer, s’enrichir, se dissocier, changer de statut épistémique ou d’éclairage. Les mouvements discursifs qui font bouger les schématisations initiales sont alors beaucoup plus variés que les configurations argumentatives classiques centrées sur les enchaînements thèse-arguments, ou prémisses – loi de passage – conclusion. Ils sont d’autant plus distants des modèles canoniques que les enfants sont jeunes, que les tâches proposées font appel à des démarches heuristiques et non à l’explicitation de connaissances acquises et de points de vue stabilisés, qu’elles s’articulent à un implicite partagé ou à des actions conjointes non verbales. Une analyse linguistique fine est nécessaire pour voir précisément les usages du langage à partir desquels inférer ces mouvements de pensée (dans les reformulations, les changements de modalité par exemple). D’autre part l’importance des contenus notionnels à construire dans les interactions d’apprentissage fait qu’on ne peut interpréter les mouvements argumentatifs et leur productivité que si on a effectué une analyse a priori précise des concepts ou démarches dont l’apprentissage est visé, de leurs facettes comme dit Tiberghien, des niveaux de formulation, des seuils à franchir et des parcours possibles. C’est à ce prix qu’on peut interpréter ce qui est en jeu dans chaque formulation, en quoi elle est susceptible de contribuer à une avancée. Or le statut des savoirs et concepts en jeu, leur régime de vérité, leurs rapports avec les savoirs d’expérience, la structure des champs conceptuels sont très différents selon les contextes, entre domaines disciplinaires mais aussi à l’intérieur de chaque domaine. Cela induit des fonctions et des modalités différentes de l’argumentation, qu’il s’agisse de l’implication des locuteurs, de la pluralité ou non de positions acceptables, du recours plus ou moins possible à l’action ou à des savoirs stabilisés et objectifs. On constate alors une grande variété des pratiques argumentatives selon les contextes: c’est un des apports des recherches rassemblées dans cet ouvrage que de non seulement montrer cette variété, mais d’expliciter des critères de différenciation dans les fonctionnements argumentatifs en fonction des contextes, et de tenter des typologies.
L’analyse de l’argumentation se heurte alors à un double risque d’éclatement. On peut d’une part se demander si l’élargissement nécessaire de la ← 5 | 6 → notion et des indicateurs de sa pratique ne risque pas de diluer sa spécificité, en l’identifiant à l’ensemble des mouvements discursifs qui tissent la dynamique des interactions. D’autre part la variété des pratiques argumentatives en fonction des contextes sociaux et épistémiques met en question les modèles unitaires en risquant de faire éclater l’unité de la notion. C’est une des questions théoriques que posent chacune à sa façon les contributions de l’ouvrage, en confrontant des modèles normatifs de l’argumentation et des productions empiriques dont on postule qu’elles correspondent à des formes d’argumentation, et en opérationnalisant comme outils d’analyse les éléments de ces modèles (par exemple les phases de la discussion critique de van Eemeren, l’inventaire des lieux selon le modèle de l’Argumentum Model of Topics…). La pertinence mais aussi les non-coïncidences constatées permettent de dégager des spécificités de l’argumentation en contexte d’apprentissage, tout en cherchant à garder la cohérence de la référence à la notion. Le défi théorique est celui-là: penser un modèle suffisamment intégrateur et flexible pour garder l’unité de la notion tout en acceptant l’hétérogénéité de ses pratiques empiriques et ses modes non formels, dans des situations non canoniques, où souvent l’argumentation ne se présente pas à l’état pur, mais mêlée et intégrée à d’autres pratiques discursives.
L’autre problème à prendre en compte, si on croise l’argumentation et les processus d’apprentissage, est celui du temps, des choix opérés quant à la temporalité et donc aux unités d’analyse. Les interactions argumentatives en situation d’apprentissage sont à analyser comme un parcours qui s’effectue dans une durée orientée (même s’il est loin d’être toujours linéaire), et la dimension d’une temporalité longue est constitutive des apprentissages. Cette dimension questionne à la fois l’approche de l’argumentation et les conclusions relatives aux apprentissages.
Comme le soulignait Plantin, la plupart des schémas classiques du fonctionnement argumentatif sont plus ou moins centrés sur le module de base du discours argumentatif: relation thèse/arguments ou transfert d’adhésion de prémisses à une conclusion, et sont opératoires pour de petites unités du discours argumentatif. Le schéma des phases de la discussion critique de van Eemeren et Grootendorst, que plusieurs contributions de l’ouvrage mettent à l’épreuve, vise une portée plus large, puisqu’il schématise les grandes unités d’un débat. Mais il s’agit d’un modèle normatif, qui se place sur le plan d’une syntaxe idéale dans le cadre d’une argumentation codifiée; il permet de décrire, mais moins de rendre compte de la façon ← 6 | 7 → dont se génère dans une durée longue un espace de problématisation qui appelle l’argumentation, comme le tente Plantin (1996). Il s’agit de rendre compte du processus qui génère le déplacement et le renouvellement des questions et sous-tend dans la durée la dynamique d’une discussion productive, et donc d’analyser précisément comment, à plusieurs moments de l’interaction, des prémisses, des arguments ou des conclusions découlant des échanges sont thématisés comme lieu problématique, suscitant une remise en question et en chantier des acquis. Le repérage de ces seuils opérés par ce qu’il appelle la voix du tiers nécessite une analyse linguistique rigoureuse, notamment de l’hétérogénéité des voix énonciatives à l’œuvre dans les interventions des participants et des rethématisations. Cette prise en compte de la durée pose des problèmes non seulement théoriques, mais méthodologiques: il ne faut pas sélectionner seulement des extraits pris comme exemplaires de «bougés» significatifs, mais s’affronter à de longs échanges comportant temps apparemment morts, retours en arrière, décalages entre participants, labilité des positions et des acquis. La prise en compte de cette réalité empirique est nécessaire pour cerner la nature du travail mis en œuvre par les élèves et aussi par l’enseignant pour dégager et stabiliser les acquis qui émergent dans l’argumentation, condition inévitable pour qu’on puisse parler d’apprentissage.
La question de la temporalité est en effet au cœur de celle des apprentissages. On ne peut parler d’apprentissage que dans une durée longue: le temps de l’apprentissage, celui de l’activité menée en commun, celui de l’observation ne coïncident pas. Qu’on se place dans la perspective de zone de développement proche de Vygotski ou celle du conflit socio-cognitif de Perret-Clermont, il faut garder en mémoire l’importance du travail intra-individuel d’intériorisation du conflit et de son dépassement, dont le travail conjoint est le point de départ. Il ne suffit pas que des déplacements, des prises de conscience, des points de vue nouveaux, des éléments de conceptualisation aient émergé dans le débat pour qu’on puisse automatiquement en conclure à l’apprentissage. Les avancées sont souvent fragiles et labiles, les élèves n’en ont pas toujours une conscience claire: la question de la stabilisation est essentielle, et par là celle de l’institutionnalisation et des garants de la validité. D’autre part comme le disait Vygotski, usages du langage et mouvements de pensée ne sont pas homogènes et transparents l’un à l’autre. Une formulation verbale n’est pas plus un reflet fidèle d’une opération cognitive qu’elle n’induit directement un mouvement de pensée: il faut donc être prudent dans l’interprétation des ← 7 | 8 → traces langagières et les inférences en termes de progrès ou d’obstacle cognitif, en étant attentif à l’épaisseur de langage, aux tensions et décalages qu’induit son usage (par exemple la pluralité de sens du terme inclinaison, dans la discussion sur l’astronomie analysée dans cet ouvrage). Enfin, quand on se place en situation écologique et non expérimentale, la tension entre les dimensions collective et individuelle des démarches est capitale: un groupe n’est pas un interlocuteur collectif, et si l’activité est conjointe, l’apprentissage met en jeu des temporalités individuelles et des rythmes d’appropriation qui peuvent être en décalage. C’est pourquoi il est difficile de parler d’apprentissage à l’échelle de l’observation d’une séance, même d’une succession de séances. L’inscription dans une temporalité scolaire plus longue est nécessaire, prenant en compte à la fois la mémoire du terrain commun et des tâches partagées, et les reprises, transferts, réévaluations ultérieurs qui garantissent l’acquisition. De fait, au delà de la foi un peu naïve des débuts, les contributions de l’ouvrage sont judicieusement prudentes dans les conclusions sur ce qui s’apprend dans l’argumentation: vise-t-on d’abord par de telles pratiques l’acquisition de connaissances ou de concepts, ou plus la sensibilisation à un espace public de confrontation raisonnable de points de vue, l’initiation à une posture épistémologique de doute et d’examen critique, l’appropriation de normes discursives et cognitives? Les accents ne sont pas les mêmes selon les contributions. Dans tous les cas, les formulations sont nuancées, et mentionnent des acquisitions de façon non assertorique: points de vue plus subtils, ouverture à des perspectives qui déstabilisent des doxa initiales, élucidation de sa position en l’étayant par des justifications raisonnables. Par ailleurs, par rapport aux premiers recueils de données, la plupart des auteurs optent pour une observation de portée plus longue, de séquences correspondant à des dispositifs complexes, où les phases spécifiquement argumentatives s’inscrivent dans un ensemble d’activités didactiques hétérogènes (lecture de documents, écriture..) qui les nourrissent et les relancent avant, pendant et après les moments de discussion.
Car plus ou moins explicitement, une question sous-tend tous les chapitres: non seulement qu’est-ce qu’on apprend, mais: est-ce qu’on peut apprendre en discutant (Nonnon, 1990)? L’expérience montre que le débat ne suffit pas: il faut insister sur les conditions pour que l’argumentation soit facteur d’apprentissage. Tous les chapitres de l’ouvrage soulignent le rôle fondamental des dispositifs et des ressources où s’ancrent les moments de discussion, et montrent une investigation des caractéristiques de ← 8 | 9 → dispositifs favorables non seulement au déclenchement d’échanges entre élèves, mais à leur fécondité sur le plan notionnel. Il y a bien sûr la conception des tâches et situations-problèmes, pour susciter un engagement à la fois émotionnel et cognitif, des divergences et la nécessité de coopérer. Une condition importante est aussi la possibilité de s’appuyer à divers moments sur des connaissances valides, par le biais d’une documentation ciblée pour susciter tel ou tel effet, par exemple pour jouer en cours d’échange le rôle du tiers, que les élèves entre eux n’arrivent pas toujours à prendre en charge, et faire émerger de nouvelles questions (ainsi, entre autres, les documents successifs proposés comme «dérangements» dans des séquences de biologie). L’injection d’éléments de savoir mis à disposition des élèves demande une pertinence des moments où la faire intervenir, et une gestion subtile de la temporalité, avec des espaces de latence et de murissement, pour que se développe le travail intérieur de chacun. On peut souligner aussi le rôle des outils qui soutiennent et médiatisent le travail conjoint (logiciel Digalo, scripts, comme le montrent plusieurs recherches), en obligeant notamment à temporiser et à prendre une certaine distance par rapport à ses propres processus. Des travaux déjà anciens menés à l’Institut National de Recherche en Pédagogie (INRP) avaient montré le rôle d’activités d’écriture individuelle avant la discussion (mettre au clair ce qu’on pense, ce qu’on a tiré d’une documentation), en cours ou en fin de discussion (stabiliser les acquis, élucider des seuils) (Garcia-Debanc, 1995). Plusieurs dispositifs présentés ici font ainsi intervenir des tâches de réalisation (écrit, présentation orale) qui scandent le parcours argumentatif. On peut dire que c’est de son articulation à d’autres tâches et d’autres types de discours que l’activité argumentative tire sa richesse dans ce contexte, à la différence des discours argumentatifs «purs» schématisés par les descriptions normatives.
C’est donc un vaste chantier qui continue à nous inciter au travail: cerner encore plus finement l’interaction entre les formes d’activité et de discours hétérogènes où s’ancrent les activités argumentatives, qu’il s’agisse d’actions et manipulations partagées ou d’activités sémiotiques (lire, écrire, schématiser…), et la façon dont les systèmes de signes externes (cartes, schémas, canevas des logiciels…) étayent ou interfèrent avec l’activité discursive (Nonnon, 2008); cerner encore plus finement les indicateurs linguistiques qui permettent de conclure à une portée argumentative et d’inférer des bougés dans la conceptualisation (glissement de sens des mots, changements de thématisation ou de modalité, etc.); cerner ← 9 | 10 → encore plus finement les relations complexes entre les différentes temporalités qui entrent en jeu dans l’analyse de l’apprentissage (temps de la tâche projetée, de l’activité effective des enfants, de l’observation, temps pluriels de l’appropriation), et entre la logique collective de l’activité conjointe et la logique personnelle de l’appropriation).
Une des contributions souligne la difficulté de concevoir ces dispositifs. Effectivement cela demande beaucoup d’engagement et de rigueur que d’imaginer et de mettre en œuvre des tâches pour susciter des argumentations constructives, qui ne soient ni de simples débats d’opinion, ni des rites formels. C’est difficile pour l’enseignant, mais aussi pour le chercheur: comme on le voit dans les contributions, les auteurs ont souvent les deux fonctions, mais surtout la conception de dispositifs fait partie intégrante du travail de chercheur, puisque justement l’investigation des caractéristiques des relations entre contextes et des modes d’argumentation est au cœur de la recherche. Il est exigeant aussi de se confronter à la réalité empirique, éventuellement déceptive, des productions discursives effectives en situation, en dégageant leur logique et leur dynamique, sans cependant y projeter ce qu’on voudrait qu’elles soient. Il faut saluer l’engagement et l’humilité que suppose ce type de recherche, et dire combien tant dans la convergence des questions que dans la diversité des corpus et des types d’analyse, l’ensemble de recherches ici présentées donne à écouter la voix des enfants qui apprennent, donne à penser et à se réjouir des avancées, en ravivant les enjeux si importants de cette question et la stimulation à poursuivre le questionnement. ← 10 | 11 →
Références
François, F. (1980). Dialogue discussion et argumentation au début de la scolarité, Pratiques n° 28 (Argumenter), 83-94.
Garcia Debanc, C. (1998). Une argumentation orale dans une démarche scientifique, Repères n° 17 (L’oral pour apprendre).
Résumé des informations
- Pages
- X, 394
- Année de publication
- 2015
- ISBN (PDF)
- 9783035108484
- ISBN (MOBI)
- 9783035193367
- ISBN (ePUB)
- 9783035193374
- ISBN (Broché)
- 9783034316729
- DOI
- 10.3726/978-3-0351-0848-4
- Langue
- français
- Date de parution
- 2015 (Mai)
- Mots clés
- argumentation apprentissage contexte dispositif analyse d'interactions
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. X, 394 p., 4 ill. en couleurs, 8 ill. n/b, 58 tabl., 15 graph.