La traversée électrique des Pyrénées
Histoire de l’interconnexion entre la France et l’Espagne
Résumé
À partir des archives EDF, des rapports techniques ou encore de la presse locale, l’auteur questionne l’évolution des représentations, partagées entre une mystique de l’interconnexion et la montée en puissance d’oppositions cherchant à promouvoir un autre modèle de développement régional, des modes de production de l’électricité différents et de nouveaux processus de décision.
En mettant au jour une trajectoire qui est loin d’être linéaire, où la connexion entre les réseaux n’est donc ni une évidence, ni une fatalité, et encore moins le résultat d’un processus logique et naturel, il pose un jalon important dans l’histoire contestée de la construction électrique de l’Europe.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Remerciements
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction
- Premiére partieLes premiéres interconnexions :du régime des saisons au régime de l’argent
- Introduction
- Chapitre 1. Tentative de portrait des Pyrénées
- I. Un personnage aux identités multiples
- II. Une montagne technique, financière et administrative
- III. Une richesse hydroélectrique
- Chapitre 2. La place de l’Espagne dans une Europe électrique en construction
- I. Les chemins de l’électrification espagnole
- II. L’Europe électrique parle français, pero no habla español
- Chapitre 3. Une irrésistible tendance bien enrayée : projets et échecs de l’interconnexion
- I. Les chemins de fer transpyrénéens
- II. L’Andorre et la première ligne électrique transpyrénéenne
- III. Une première ligne franco-espagnole à l’histoire chaotique
- Chapitre 4. De l’ingénieur au diplomate
- I. Encadrement et normalisation des relations franco-espagnoles
- II. Le renforcement de l’interconnexion, un ciel apparemment sans nuage
- III. La baisse de tension du couple électrique franco-espagnol
- Deuxiéme partie Les interconnexions concertées :du régime des échecs au régime souterrain
- Introduction
- Chapitre 1. L’interconnexion redécouvre les échecs
- I. Le choc de Cazaril-Aragon
- II. Nouveau projet, nouvelle méthode, nouvel échec
- Chapitre 2. Quand David devient Goliath : l’établissement d’un nouveau rapport de force
- I. Au-delà du paysage
- II. L’interconnexion souterraine : une victoire ou une défaite ?
- Chapitre 3. La traversée souterraine des Pyrénées, et après ?
- I. Les paysages de l’électricité
- II. Les projets d’Europe électrique face aux enseignements de l’histoire
- Conclusion. Du visible à l’invisible, de l’indifférence au rejet
- Annexe 1. Les entreprises électriques espagnoles
- Annexe 2. Chronologie des projets et lignes d’interconnexion
- Annexe 3. Cartographie des projets et lignes d’interconnexion
- Bibliographie
- Index des personnes
- Index des lieux
- Index des entreprises
- Titres de la collection
← 10 | 11 → Introduction
En 2010, après des années d’opposition, RTE (Réseau de transport d’électricité), parvient à faire accepter par les populations locales et les élus, un projet d’interconnexion à travers les Pyrénées qui reliera Baixas et Santa Llogaia. Il n’y avait pas eu de liaisons très haute tension (THT) entre la France et l’Espagne depuis les années 1960 après un premier échec retentissant en 1996 et un second presque attendu en 2003. Pourtant, la réalisation de ce projet est plus qu’un simple événement technique et électrique. En effet, pour la première fois, l’interconnexion entre la France et l’Espagne ne sera pas aérienne. Opposées à l’idée de voir des câbles électriques dans le paysage pyrénéen, les associations anti-THT ont tout fait pour imposer une liaison souterraine. C’est aussi la première fois que les citoyens ont pu participer directement au processus d’élaboration de la ligne. La situation de blocage a été si forte qu’un médiateur européen (Mario Monti) a été instauré pour faire redescendre les tensions et renouer les liens. À elles seules, ces années de contestations mériteraient peut-être un livre, comme celui qui a été dirigé par Daniel Boy et Mathieu Brugidou1 pour le Quercy. Il analyse très finement l’opposition à la ligne THT entre 1990 et 2003. Tout y est disséqué : la procédure de concertation, les contestations, la sociologie des opposants, le rôle des médias, le discours et les méthodes des différents acteurs ou bien encore la place des experts scientifiques. À bien des égards, le travail de ces chercheurs a révélé de nombreuses similitudes entre les oppositions lotoises et pyrénéennes, leur composition, leur fonctionnement, leur discours. Cet ouvrage nous a offert une formidable source de comparaison et une stimulante grille d’analyse, bien nécessaire à l’historien lorsqu’il se retrouve à scruter le présent. Il nous a conduit à tenter de comprendre l’échec du débat public dans les Pyrénées en 2003, mais aussi à retracer la généalogie de la contestation et à mettre en perspective les expertises scientifiques sur les avantages de l’interconnexion. Ceci n’est que l’aboutissement de notre histoire qui débute dans les années 1920 lorsque l’on voit apparaître les premiers projets de liaisons électriques transfrontalières à 150 kV. Aucune ligne ne traverse encore les Pyrénées vers l’Espagne, mais plusieurs études théoriques s’intéressent à la Péninsule. L’heure est au rapprochement des réseaux d’électricité, mais aussi des hommes. ← 11 | 12 → Les ingénieurs et électriciens de nombreux pays se retrouvent au sein des grands organismes de coopération électrique créés à cette période (le CIGRÉ en 1921, l’UNIPEDE en 1925)2. Au même moment, un vaste programme d’électrification régionale se met en place dans les Pyrénées, couronné par la création de l’UPEPO. L’Union des producteurs d’électricité des Pyrénées Occidentales rationalise le réseau du grand Sud-Ouest3. Elle produit, transporte et vend l’hydroélectricité pyrénéenne et entreprend même les premiers contacts avec des entreprises espagnoles. Elle disparaît en 1946 lorsque les biens de près de 1 500 sociétés électriques de production, de transport et de distribution sont nationalisés au sein d’une seule et même entité : Électricité de France, EDF. Jusqu’en 2000, c’est elle qui a en charge les projets d’interconnexion avec l’Espagne. Après cette date, suite à l’application des directives européennes relatives à la création d’un marché européen de l’électricité, les secteurs de la production et du transport sont séparés afin de faciliter l’accès à la concurrence. RTE voit donc le jour. La société hérite des activités de transport d’électricité et de gestion du système électrique. Dans notre récit, le lecteur ne s’étonnera donc pas de rencontrer successivement ces trois entreprises. En effet, chacune à leur tour, elles élaborent, conduisent et réalisent les projets d’interconnexion entre la France et l’Espagne : l’UPEPO jusqu’en 1946, puis EDF jusqu’en 2000, enfin RTE. Côté espagnol, le secteur électrique est plus éclaté4. La production est organisée régionalement. Les partenaires de l’UPEPO et d’EDF varient alors en fonction de la région concernée par l’interconnexion. Ainsi en Catalogne plusieurs entreprises productrices apparaissent dans les archives, notamment l’Union eléctrica de Cataluña (UEC) ou Fuerzas eléctricas de Cataluña SA (FECSA). La création en 1944 d’ENDESA (Empresa nacional de electricidad SA) est la première étape vers une rationalisation et une concentration de l’industrie électrique espagnole. Il faut cependant attendre les années 1980 et 1990 pour voir ENDESA prendre le contrôle des principales sociétés de production d’électricité. C’est à cette période qu’un gestionnaire de réseau indépendant voit le jour en Espagne, en 1985 est créé REE (Red eléctrica de España). À partir de cette date, c’est ce partenaire qu’EDF puis RTE rencontrent afin d’élaborer les projets de ligne électrique à travers les Pyrénées.
Cette histoire est celle de l’interconnexion. Cette notion est commune à l’ensemble des réseaux, qu’ils soient humains ou techniques. Dans ← 12 | 13 → son sens général, elle signifie la création d’une liaison, d’une capacité d’échange. Elle désigne « tout dispositif de liaison entre des éléments du système électrique, centres de production ou centres de consommation »5. Ce sont donc les interconnexions qui créent le réseau, qu’il soit régional, national ou transnational. L’interconnexion permet de répondre à une spécificité de l’électricité, l’impossibilité de stocker l’énergie. La mise en forme d’un réseau par le biais d’interconnexions permet d’ajuster en temps réel l’offre et la demande. L’interconnexion est « une véritable mutuelle d’assurance contre les imprévisions, elle fait jouer à plein les mécanismes de complémentarité hydraulique, de compensation énergétique spatiale et temporelle et débouche sur la notion de synergie appliquée à la gestion d’un réseau »6. Les interconnexions établissent une solidarité multiforme : commerciale entre les divers usages de l’électricité (distribution, traction ou grande industrie), géographique entre les régions de productions et les régions de consommation, hydrologique entre les différents régimes fluviaux, technique entre les centrales hydroélectriques et thermiques. Depuis l’entre-deux-guerres, les ingénieurs ont développé une série d’études visant à démontrer les avantages de l’interconnexion. Celle-ci permet par exemple de favoriser l’optimisation du parc de production. En construisant une ligne électrique, on peut éviter l’installation d’une nouvelle centrale et rentabiliser les équipements existants tout en limitant le suréquipement. Elle est également un levier écologique important car elle permet d’utiliser la source la moins polluante pour produire de l’électricité. Elle fonctionne selon les mêmes principes et pour les mêmes avantages que l’on parle d’interconnexion régionale, nationale ou européenne. Au tout début de notre période et jusque dans les années 1960 environ, elle intéresse les ingénieurs car la France a d’importantes capacités hydroélectriques en été au contraire de l’Espagne pour qui les ressources se concentrent en hiver. Ainsi, grâce à une interconnexion efficace, les Français pourraient utiliser de l’électricité espagnole en hiver et les Espagnols feraient de même en été. Sans elle, l’Espagne et la France seraient contraintes de construire des centrales supplémentaires pour répondre à leurs besoins énergétiques. Dans les années 2000, les études ont également démontré que l’interconnexion favorisait le développement des énergies renouvelables en Espagne. En effet, elle facilite l’utilisation de l’éolien, énergie par définition intermittente. Lorsque le vent n’est pas assez fort ou trop fort, les éoliennes ne produisent plus assez d’électricité. Il est alors nécessaire de trouver une autre source pour combler ce déficit, ce que l’interconnexion permet. Afin d’aboutir à la construction d’un réseau électrique européen, les institutions européennes ← 13 | 14 → insistent régulièrement sur l’importance et la nécessité de développer les interconnexions entre les pays membres. Les notions de solidarité, d’économies d’investissements et d’exploitation sont à la base des réflexions menées autour du transport et des échanges d’électricité. Elles alimentent toute une littérature, créatrice d’une théorie du réseau puissante où se mêlent argumentation scientifique et représentation d’un réseau idéal qui n’existe souvent que sous la plume et les calculs des ingénieurs. Ainsi, dans l’entre-deux-guerres, les avantages des réseaux semblent faire l’unanimité. Aucun problème ne se pose d’un point de vue théorique (selon les principes des lois d’Ohm, de Kirchoff – la loi des nœuds et la loi des mailles – et des lois de propagation de l’énergie électrique) comme mécanique (calcul de la stabilité des pylônes, portée et flèche des conducteurs). En pratique, les conditions de construction et d’exploitation font surgir d’autres problèmes qui peuvent être un stimulant puissant à l’innovation7 lorsqu’une réponse technique est possible. Cette théorie de l’interconnexion produit un enthousiasme largement partagé par les ingénieurs et les dirigeants des entreprises de production d’électricité.
Pour de nombreux ingénieurs, l’interconnexion est une quasi-obsession à tel point que Christophe Bouneau a pu parler d’une véritable « mystique de l’interconnexion »8. Certains techniciens n’hésitent d’ailleurs pas à la décrire comme un mouvement naturel. Ainsi, pour Jacques d’Harcourt, l’un des grands spécialistes de l’interconnexion dans les années 1930, elle est « un peu comme une solution saline qui se cristallise, les cristaux, isolés au début, se développent, s’agglomèrent et viennent finalement se prendre dans une masse unique »9. De même pour Henri Persoz qui fut président du Comité des interconnexions internationales de l’UNIPEDE et inspecteur général de la production et du transport d’EDF : « l’interconnexion électrique paraît animée par un ressort implacable : les réseaux électriques ne cessent de s’interconnecter les uns aux autres, dans un mouvement sans fin, qui a commencé avec le développement de l’électricité industrielle et qui ne s’arrêtera peut-être que lorsque la planète entière sera interconnectée »10. D’autres vont bien plus loin comme le professeur Giovanni Silva, également président du Comité des interconnexions internationales de l’UNIPEDE, qui déclare dans les années 1950, ← 14 | 15 → au moment où il considère que l’Europe électrique est une réalité : « Bien au-delà des froides considérations techniques, notre travail sera toujours dirigé, aussi silencieusement qu’inlassablement, vers la réalisation d’un avenir de bonheur et de paix »11. L’historiographie des réseaux électriques est profondément marquée par ces représentations issues du monde des ingénieurs d’autant plus que l’un d’entre eux, Henri Persoz, est un des pionniers de l’histoire de l’interconnexion européenne12. Dans ses travaux, il décrit le développement de l’interconnexion comme un processus théorique, mécanique et quasi organique. Les acteurs, les forces et les pressions qui poussent à sa réalisation sont souvent laissés de côté. On leur préfère l’idée d’une croissance naturelle animée d’une « irrésistible tendance des réseaux à s’étendre et se rejoindre »13. Ce sont des considérations techniques qui expliqueraient les interconnexions : « la première raison, apparue dans l’histoire de l’Europe, pour faire passer une ligne électrique à travers une frontière, est liée au fait que la puissance délivrée par une centrale hydraulique ne peut être absorbée entièrement par la consommation locale », s’y ajoute la complémentarité entre la production thermique et hydraulique, la mise en commun des équipements14. Ces études ont fortement influencé l’histoire de la construction des réseaux électriques européens, souvent présentée comme le résultat d’un processus logique et implacable qui ne s’arrête jamais, sauf peut-être lors des deux guerres mondiales15. Cette image a également joué un rôle non négligeable dans la vision politique des opposants. Ils étaient alors réduits à n’être que des aveugles incapables de comprendre les démonstrations scientifiques et refusant l’idée même du progrès : « les gens qui se demandent s’il y a une limite à la taille d’un réseau interconnecté posent en fait la question de savoir s’il y a une limite au progrès »16. Les premiers échecs de l’interconnexion ont probablement joué un rôle d’aiguillon car ils ont mis en lumière un point de vue différent. Ils sont la preuve que le développement du réseau d’électricité n’avait rien de naturel et d’inéluctable. En effet, depuis une cinquantaine d’années, de nombreuses voix ← 15 | 16 → se sont élevées contre une vision de l’interconnexion trop influencée par les représentations techniques. Le réseau est contesté et des théories de la décentralisation des moyens de production remettent en question l’idée d’une croissance sans fin des interconnexions. Peu d’opposants refusent intégralement les réseaux d’électricité, ce serait d’ailleurs une position difficile à tenir dans nos sociétés urbaines qui bénéficient de l’éclairage public, du métro ou du train électrique. Sans renier les grands principes de l’interconnexion, ils rejettent plutôt son évolution : de la coopération au libéralisme, de la solidarité au commerce. Ils nuancent alors les arguments nés dans l’entre-deux-guerres et mis en avant par les entreprises électriques et les ingénieurs. Ces nouvelles représentations offrent finalement une autre vision de l’histoire des réseaux interconnectés où l’incertitude existe, où rien n’est automatique, où la participation des acteurs est importante et où la croissance peut avoir une fin.
Cette histoire n’est donc pas seulement celle des ingénieurs. Elle n’est donc pas non plus uniquement technique. Au-delà des kWh échangés, des contrats entre les sociétés électriques ou des mesures de tension, on se doit également de décrire le rôle des Pyrénées dans l’identité des populations locales. On serait bien mal inspiré de négliger la place du paysage de l’électricité et l’évolution des représentations des ouvrages électriques qui furent des signes de modernité avant d’être rejetés dans les années 2000. On aurait beaucoup de difficultés à faire l’économie d’une analyse politique à l’échelle des États (la guerre civile espagnole, Franco, le gouvernement français dans les années 1990), mais aussi des relations bilatérales entre la France et l’Espagne et bien sûr de l’Europe. Pour son actualité la plus récente, cette histoire se fait parfois sociologie17 et emprunte aux sciences politiques18 voire aux études d’environnement et de design industriel19 qui ont réalisé des travaux précis sur les processus de décision et le développement d’une nouvelle relation entre les citoyens et le réseau électrique. C’est peut-être un lieu commun de le rappeler, mais c’est un ouvrage qui se veut ouvert. Le récit d’une histoire qui s’inscrit dans une tradition ← 16 | 17 → reconnue, dans le sillage des études pionnières de Christophe Bouneau. Ce livre doit beaucoup à ses écrits et à ses encouragements. Spécialiste de l’interconnexion, il est l’auteur d’études de référence sur l’électrification des Pyrénées20 et sur la construction de l’Europe électrique21. Il a guidé de nombreux étudiants vers l’histoire de l’électricité, inspiré et surtout encadré de jeunes chercheurs dans leurs recherches22. Laissant de côté le réseau physique, il s’est plus récemment intéressé au rôle des réseaux d’acteurs dans la constitution de l’Europe de l’électricité23. C’est d’ailleurs une tendance plus générale de l’historiographie que l’on retrouve également dans la belle synthèse de Vincent Lagendijk24 qui replace les interconnexions dans le contexte de la construction européenne. Son histoire de l’Europe électrique souligne leur rôle dans le processus d’intégration suivant le concept d’hidden integration développé par Thomas J. Misa et Johan Schot25. L’auteur interroge ainsi la relation entre les mouvements européistes et la mise en place d’un réseau électrique à l’échelle de l’Europe. À travers ce rapide panorama historiographique, on peut apprécier la diversité d’une histoire de l’interconnexion franco-espagnole. C’est d’abord une histoire des techniques, du fonctionnement du réseau électrique, des modalités du transport et des échanges d’électricité, de l’éventail de choix dans les types de pylônes et de lignes. C’est ensuite une histoire économique qui doit décrire le rôle des grandes entreprises électriques, s’intéresser aux ingénieurs et à leur place dans la construction d’un réseau européen, comprendre les enjeux liés aux modes de production de l’électricité, souligner le lien entre le développement régional et l’interconnexion. C’est aussi une histoire sociale et culturelle qui interroge l’évolution du rapport des populations aux lignes électriques et aux usages de l’électricité, une ← 17 | 18 → histoire ancrée dans une région, une culture et des paysages pyrénéens défendus. C’est enfin une histoire politique, celle de la construction européenne par la mise en place d’un vaste réseau européen, des relations bilatérales entre la France et l’Espagne, du rôle des hommes politiques dans les projets d’interconnexion et de la place du citoyen et de l’ingénieur dans les processus de décision. La région pyrénéenne est au cœur de cette histoire, elle est un cadre géographique pour les projets, un imaginaire culturel pour les populations, mais encore un lieu de rencontre entre un aménagement et des habitants. Hormis un personnage central récurrent, les Pyrénées, ce n’est pas l’histoire d’un individu. Évidemment, quelques figures peuvent ponctuellement apparaître (Jean Maroger, Franco, Alain Juppé par exemple), mais ce sont surtout des groupes d’individus qui s’imposent. Les ingénieurs qui réalisent les études théoriques, élaborent les projets, réalisent les lignes. Les hommes politiques qui peuvent être locaux, nationaux ou européens. Les populations locales qui sont les premières concernées par les aménagements électriques qui traversent leur région. Les opposants qui apparaissent progressivement après le Second conflit mondial jusqu’à devenir l’un des principaux acteurs de l’interconnexion dans les années 1990, mais surtout dans la décennie 2000-2010. Notre histoire est en grande partie le résultat des relations et contacts entre ces groupes, parfois cordiales, souvent conflictuelles car aucun d’eux ne parle le même langage et ne poursuit les mêmes objectifs.
C’est sûrement dans la démarche que nous adoptons que se situe notre originalité. En effet, à notre connaissance, il n’existe pas encore d’ouvrage centré sur une seule frontière et couvrant une large période chronologique de près d’un siècle. C’est pourtant une méthode qui permet de scruter au mieux les évolutions des échanges, des acteurs, des représentations tout en conservant une précision relativement fine. Il existe bien sûr des études sur la construction de l’Europe électrique, mais en cherchant à réaliser un plan d’ensemble, elles sont contraintes à un simple survol des frontières des pays européens. Malgré leur indéniable qualité, comme le travail de Vincent Lagendijk qui nous a été d’une aide précieuse, elles ne peuvent prétendre être exhaustives et laissent quelques zones d’ombre. Ainsi, elles passent à côté de l’analyse des acteurs locaux, du rapport au paysage ou encore de la construction d’un réseau de coopération entre les entreprises électriques. On peut également trouver des articles sur des interconnexions précises circonscrits à un projet26. Ils sont souvent très détaillés, mais ils manquent de mise en perspective et identifient mal les évolutions. C’est à partir de ces différents travaux que notre histoire s’est construite. Elle s’en inspire et s’y réfère. L’enjeu n’est évidemment pas de les contredire, mais plutôt de tenter ← 18 | 19 → de les compléter en jouant avec les échelles d’analyse. Avant toute chose, c’est une étude historique que nous menons ici avec ses méthodes et ses sources propres. Elle s’appuie pour cela sur les archives des entreprises électriques françaises conservées par EDF sur le site de Blois où les chercheurs sont si bien reçus. Ces documents sont croisés et complétés avec des articles de presse, des rapports provenant des organismes électriques internationaux, des études techniques et bilans annuels de RTE ou de son partenaire espagnol REE et des directives européennes. On peut donc d’ores et déjà souligner un biais important de notre travail qui aborde cette histoire sous un angle quasi exclusivement français. Hormis quelques documents issus de journaux espagnols ou d’entreprises électriques ibériques, les sources utilisées sont surtout françaises. La disponibilité de la documentation en langue française, ainsi que notre maîtrise relative de la langue de Cervantès expliquent en grande partie cette lacune. Cela n’est certainement pas sans conséquence sur notre récit. Les populations nous apparaissent plus favorables à l’interconnexion et l’histoire moins conflictuelle de l’autre côté des Pyrénées. Les archives des entreprises françaises sont un prisme déformant qui donne parfois l’impression que l’initiative revient toujours à l’UPEPO ou à EDF. Heureusement, l’Espagne abrite plusieurs spécialistes de l’électricité et de l’industrialisation qui nous ont permis de pallier ce manque27.
Cette histoire s’inscrit dans un espace précis28. Les personnages et lieux deviennent alors familiers, les entreprises et élus nous semblent proches. Nous parvenons autant à comprendre les revendications des anti-THT, que le désarroi des ingénieurs face aux échecs successifs. C’est pourquoi nous espérons avoir fait vivre cette histoire, en la décrivant, en l’analysant, mais surtout en la racontant. ← 19 | 20 →
______________
1 D. Boy et M. Brugidou (dir.), Le débat public, un risque démocratique ? L’exemple de la mobilisation autour d’une ligne à très haute tension, Paris, Éd. TEC & DOC, 2009, 179 p.
2 Le CIGRÉ est le Conseil international des grands réseaux électriques, voir C. Bouneau, History of CIGRE (International Council on Large Electric Systems). A Key player in the development of electric power systems since 1921, CIGRÉ, Paris, 2011, 196 p. L’UNIPEDE est l’Union internationale des producteurs et distributeurs d’électricité.
3 C. Bouneau, Modernisation et territoire. L’électrification du grand Sud-Ouest de la fin du XIXe siècle à 1946, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest, 1997, 736 p.
4 Voir annexe 1.
5 C. Bouneau, « Transporter » dans M. Lévy-Leboyer, H. Morsel (dir.), Histoire de l’électricité en France. Tome deuxième 1919-1946, Paris, Fayard, 1994, p. 782.
Résumé des informations
- Pages
- 190
- Année de publication
- 2014
- ISBN (PDF)
- 9783035264623
- ISBN (MOBI)
- 9783035295603
- ISBN (ePUB)
- 9783035295610
- ISBN (Broché)
- 9782875741820
- DOI
- 10.3726/978-3-0352-6462-3
- Langue
- français
- Date de parution
- 2014 (Septembre)
- Mots clés
- frontière développement régional électricité rapports techniques
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 190 p., 21 fig., 8 tabl.