Histoire, Forme et Sens en Littérature
La Belgique francophone – Tome 1 : L’Engendrement (1815–1914)
Résumé
De cette particularité surgit, en un demi-siècle seulement, la première littérature francophone consciente d’elle-même et porteuse de chefs-d’œuvre dans lesquels s’inventent des Formes issues de cette Histoire singulière.
Cette jeune littérature, qui émerge dès les années suivant la bataille de Waterloo et le Congrès de Vienne, se révèle très vite d’une grande richesse.
Dans ce premier tome d’une série de cinq, on comprendra combien les textes littéraires belges du XIXe siècle se démarquent subtilement ou ouvertement des modèles français : transgénérique et carnavalesque chez De Coster, mais aussi première fiction coloniale chez Nirep ; hantise du pictural chez Verhaeren ; questionnement de la langue chez Maeterlinck ; persistance du mythe nordique dans le dernier Eekhoud, dix ans après l’armistice de 1918 ; recours à la science-fiction chez Rosny.
Les mythes, les hantises, les singularités de cette littérature trament une cohérence que ce livre restitue ; une plongée nouvelle dans l’Histoire et l’historiographie littéraire, au-delà de l’approche canonique traditionnelle.
Les deux premiers volumes de la série Histoire, Forme et Sens en Littérature : La Belgique francophone ont été récompensés en 2017 du prix Lucien Malpertuis.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Préface
- S’inscrire au cœur du légendaire
- Aux confins du réel ; au bord du fantastique
- Se figurer à l’heure des littératures nationales
- Le XVIe siècle, un mythe fondateur
- Avatars et permanence du mythe du XVIe siècle
- Se vivre à travers l’Europe
- Bruxelles, ville d’accueil, creuset d’une littérature
- De Paris à Bruxelles. Et de Bruxelles à Paris
- S’inventer entre historisation et carnavalisation
- Dire et transcender une Histoire qui échappe aux normes des États-nations. La Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster
- Science et Zwanze à la conquête de l’empire colonial. Nirep et Les Mystères du Congo
- S’écrire dans une langue à soi
- Théorisation de la littérature à la fin du XIXe siècle. Nautet, Picard, Verhaeren, Maeterlinck, Mockel, Destrée
- Un premier laboratoire. Le Cahier bleu de Maurice Maeterlinck
- Le pictural comme métaphore du combat pour la littérature, James Ensor d’Émile Verhaeren
- Se lire au tournant du siècle
- De la scène à la flore, un même fil imaginaire. L’Intelligence des fleurs de Maurice Maeterlinck
- Au seuil de 1914. La Force mystérieuse de Rosny aîné
- Se dire après le désastre
- Un regard étranger asseoit le mythe de la Belgique. Magrice en Flandre de Georges Eekhoud
- L’inoubliable figure d’Émile Verhaeren. Il y a 40 ans de Maria Van Rysselberghe
- Index
- Titres de la collection
Le parcours d’un siècle auquel ces pages invitent prend foncièrement en compte la période 1815-1830 durant laquelle s’engrangent nombre d’éléments discursifs et mythiques qui vont porter cette littérature. Les premières œuvres de fiction du corpus francophone belge s’y écrivent en outre, tout comme celles liées à l’Afrique centrale voient le jour à la fin du siècle. La présence de cette dernière y est plus ancienne et plus significative qu’on ne le croyait. Elle s’inscrit dans un registre qui échappe à la surlittérarité, donnée constitutive majeure de ce champ littéraire. Les Mystères du Congo révèlent ainsi des liens avec l’imaginaire de La Légende d’Ulenspiegel qui donnent à penser sur l’enracinement de cet imaginaire et de cette œuvre dans le siècle, au-delà de la réception purement littéraire du chef-d’œuvre.
Les recherches monographiques du premier volume de cette entreprise se tournent d’autre part vers des textes que n’entourent pas l’aura dont bénéficie par exemple Pelléas et Mélisande. Ainsi, Magrice en Flandre, surprenant testament de Georges Eekhoud; Il y a quarante ans de Maria Van Rysselberghe, écrivaine jusqu’à présent trop peu prise en compte comme telle ; ou La Force mystérieuse de Rosny aîné, auteur dont l’étude continue de marquer le pas, bien qu’il fasse partie des ténors de la grande génération léopoldienne. Elles approchent par ailleurs des écrivains-phares tels Verhaeren ou Maeterlinck à travers des textes moins étudiés que leurs classiques : Ensor ou L’Intelligence des fleurs, respectivement.
Ces études de textes jugés quelque peu marginaux par la critique permettent de rendre compte de la logique profonde de ce siècle littéraire – en écho à l’examen de ses divers mythes porteurs. Ceux-ci sont articulés au sein de ce que j’appelle, de façon synthétique, le mythe du XVIe siècle. Cette projection de soi a été de pair avec l’intériorisation et le rebrassage par les écrivains belges de la vision de la langue et de la littérature élaborée en France. Elle s’est jouée à travers l’histoire propre du pays comme des enjeux littéraires de l’Europe du XIXe siècle. Cet imaginaire, qui s’incarne aussi à travers la célébration de la peinture des Anciens Pays-Bas, créa un espace dans lequel s’inscrit le mélange de fantastique et de réel qu’Edmond Picard pointe, dès 1887, comme une potentialité importante des lettres belges. Point d’essentialisation pour autant dans les pages qui vont suivre. ← 19 | 20 → Tout au contraire, la volonté d’articulation de ces phénomènes à l’Histoire et aux différentes formes de devenir qu’ils prendront ensuite.
La spécification du premier champ littéraire, auquel le mot francophone peut être appliqué de plein droit, indique que l’appréhension post-coloniale des corpus francophones est trop étroite – sauf à en étendre le concept. Le recours à l’évidence gravitationnelle (par rapport à Paris) ne permet pas plus de répondre aux questions que pose la spécification de chaque littérature francophone.
Ce livre s’attache à l’une d’entre elles parmi les plus anciennes. Le corpus littéraire belge de langue française du XIXe siècle est le fruit d’une Histoire singulière et le terreau de certaines Formes esthétiques qui firent date et dont l’articulation avec Elle fait Sens. Ces trois termes, ceux du titre de l’ouvrage, sont donc écrits en majuscules à chacune de leurs occurrences.
Les éléments de lecture que dégage ce triangle conceptuel confronté à la pluralité des faits de la vie littéraire et de l’histoire d’un pays conduisent, me semble-t-il, à la nécessité de dialectiser, pour chaque époque, les qualifications généralement utilisées de centripète et de centrifuge. Leur pertinence est en effet différente selon qu’on les réfère au champ franco-francophone ou à l’histoire belgo-européenne. J’y reviendrai au terme du parcours.
Ces études amènent également à revisiter l’approche de la Littérature, entachée autant par des visions mythiques du fait national tout autant que par des descriptions post-positivistes. Elles ouvrent de même à l’intérêt d’un comparatisme intralinguistique. Aucun équivalent suisse de Pelléas mais une contemporanéité d’advenue – non de réception – du théâtre de Maurice Maeterlinck et de celui de Paul Claudel dans le théâtre de langue française à la fin du XIXe siècle. Pas de véritable texte du Je en Belgique, à la différence de la Suisse romande – et cela dès Amiel.
De quoi donner à songer et œuvrer avant même d’aborder, comme le fera le dernier tome de cette entreprise, les littératures francophones dans leurs diversités et leur commune appartenance. ← 20 | 21 →
S’inscrire au cœur du légendaire
Le premier chapitre de ce volume ne s’attache pas uniquement au XIXe siècle ni aux œuvres et figures dont il est question dans ces pages. Il concerne l’ensemble du processus littéraire francophone qui s’est ouvert en Belgique après 1815 et se poursuit jusqu’au XXIe siècle, et fera l’objet des divers tomes de cette entreprise.
Le chapitre trace certaines des lignes de faîte du corpus francophone belge, en s’attachant à pointer des spécificités qui persistent et se modifient à la fois. Il le fait en suivant les grandes séquences temporelles qui rythment deux siècles de vie littéraire. Un tel chapitre éclaire et enracine donc dans l’Histoire quelques-unes des singularités de la première littérature francophone stricto sensu.
Son invention comme sa réinvention constante – mais aussi les formulations qui en accompagnent naissance et devenir – prennent très tôt plusieurs des contours, voire des incontournables, qui continuent de produire leurs effets jusqu’à aujourd’hui. Notamment pour ce qui est du rapport à l’Histoire propre, à la Langue et à la Littérature.
Les marques qu’il s’agit de prendre par rapport à Paris, et à la conception française de la langue, de l’identité, de la littérature ou de l’Histoire dans le contexte des romantismes et de l’efflorescence des littératures nationales, sont bien évidemment liées pour une part à ce moment historique. Elles connaîtront de sérieuses variantes – notamment entre 1920 et 1970, puis entre 1970 et 1990. Reste que les choix faits à l’aube de cette littérature, particulièrement pour ce qui est de l’inscription du Soi et de l’Histoire propre, comme de la participation au « Littéraire » dès lors qu’il se fait en français hors de France, s’avèrent notoirement déterminants. Ils ne s’expliquent que par l’articulation entre Histoire propre, Histoire européenne et Histoire au sein d’une aire linguistique et littéraire.
Que, dès lors, nombre d’œuvres, parmi les plus saillantes du corpus s’inscrivent fréquemment aux confins du fantastique et du réel – même lorsque l’idéologie et/ou les pratiques linguistique et stylistique des uns et des autres paraissent s’y opposer – ; que le réalisme ait souvent été considéré dans le champ littéraire belge francophone comme insuffisamment littéraire ; que le système analogique de perception et de restitution du monde s’y soit développé de diverses manières ; qu’il se soit souvent ← 21 | 22 → articulé à une obsession que je qualifie de « surlittérarité » ; que la présence de l’Histoire – et de l’Histoire propre – par les plus grands auteurs belges francophones, s’inscrivant dans la vie littéraire et la dépassant en même temps n’ait souvent été possible que de la sorte, montre comment il fut alors malaisé de s’accommoder des schémas de lecture propres aux États-nations. Ce volume précise comment des auteurs d’esthétiques et d’idéologies diverses eurent à faire ou crurent devoir faire. Et comment ils entendirent résoudre la restitution et l’invention d’une Histoire rarement assumée pour l’exception relative, mais réelle, qu’elle représente.
Il n’est donc pas tout à fait surprenant que cette littérature ait privilégié des facettes de l’imaginaire ; voire le gommage, plus ou moins accentué, de la présence du référent. Paul Willems, le maître du réalisme magique au théâtre, explicita cette pratique, que l’on retrouve dans nombre d’esthétiques différentes de la sienne, et qui n’est pas sans expliquer certaines caractéristiques de la belgitude, dans les années qui suivirent le stigmate absolu de la Seconde Guerre mondiale et le chancre de la question linguistique en Belgique. ← 22 | 23 →
Aux confins du réel ; au bord du fantastique
Toutes les Histoires sont singulières. Toutes possèdent leur logique propre ; mais, dans le concert des nations, toutes n’ont apparemment pas, pour autant, de légitimité ou de droits comparables. Chacune doit, en outre, trouver ses propres modes d’expression et de lecture.
Il n’en va pas autrement en littérature, lieu où l’articulation entre Langue, Forme, Imaginaire et Réalité a à se tramer dans le creuset, toujours singulier et collectif à la fois, de la subjectivité d’un écrivain – et des singularités de la langue dans laquelle il écrit. Loin de l’État-Nation mais dans la langue qui l’inventa, qu’en est-il d’un pays, tel la Belgique, qui ne possède pas de langue propre, mais dont l’originalité par rapport aux autres États européens se manifesta à maintes reprises, notamment entre 2009 et 2011 au travers d’une année et demie de vie nationale gérée par un gouvernement fédéral qui n’était pas de plein exercice, mais avec des gouvernements des entités fédérées, qui l’étaient, eux. Cette situation n’a pas manqué de susciter, chez la plupart de nos voisins, des commentaires exempts d’analyse mais non de clichés.
Une autre histoire que celle des canons dominants
Qu’en est-il donc de la présence et des formes de présence de l’Histoire au sein de sa production littéraire de langue française ? Une littérature qui non seulement n’est pas la seule dans ce pays plurilingue mais s’écrit de surcroît dans une langue qui, non contente de ne pas lui appartenir en propre, apparaît, depuis plusieurs siècles, comme le bien et l’image par excellence d’un des voisins les plus immédiats du royaume. Le français est en effet devenu l’apanage et l’image de marque de la France, pays dont l’Histoire fut, se voulut et continue de se croire hégémonique. Or, la France est loin d’être le seul pays d’Europe dans lequel le français constitue, depuis ses lointaines origines, le substrat de la langue maternelle d’une partie de ses populations. Tel est notamment le cas de la Belgique mais aussi de la Suisse.
Qui plus est, la complexité politique de la Belgique comme ses formes de gestion démocratique ne se comprennent, si l’on y regarde de près, qu’en remontant le long cours de l’Histoire. Et, particulièrement, en ces ← 23 | 24 → moments-clefs que furent les tournants des XVe-XVIe siècles d’une part ; des XIXe-XXe siècles, de l’autre. Comme pour la plupart des États européens, quelque chose d’essentiel se noue en effet durant la première période et continue de produire des effets jusqu’à aujourd’hui. On l’oublie trop souvent, quand on ne refuse pas de le reconnaître – situation fréquente pour les pays qui n’ont pas accédé à des formes d’hégémonie.
En ce qui concerne l’amont de l’Histoire de la Belgique, le paradoxe est d’autant plus grand que l’apogée des anciens Pays-Bas bourguignons se produisit sous Charles Quint. Elle se réalisa donc à un moment capital de l’Histoire européenne. L’impact de ce moment historique dépassa de loin le destin immédiat des populations sur lesquelles régnait, depuis le milieu du XIVe siècle, la famille du jeune archiduc Charles (1500-1558). Cet État (les anciens Pays-Bas, appelés aussi Flandre, Belgique, Germanie inférieure, Pays de par deçà, etc.) était parmi les plus développés et les plus densément peuplés d’Europe. Dans ses Mémoires1, le monarque le considère comme son propre pays. Du fait des aléas des histoires dynastiques, ce pays de la Toison d’Or se vit inscrit dans un Empire qui comprenait les Espagnes et une belle part de l’Italie, le Nouveau Monde, les Allemagnes ainsi que les possessions des Habsbourg face aux Turcs. Dans chacune de ces sphères, Charles Quint régnait selon des modalités différentes tout en les insérant dans un dessein qui dépassait chacun d’entre eux. À son pays natal, l’empereur donna ainsi des constitutions que l’on pourrait qualifier de pré-fédérales. Ces constitutions demeurèrent en usage jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Elles y furent plus ou moins d’application sous l’autorité, légitime mais lointaine, des descendants du père de Charles Quint, installés à Madrid ou à Vienne. Elles s’appliquaient à un État qui se scinda en deux à la fin du XVIe siècle (Hollande / Belgique, mais aussi Luxembourg et diverses parties du Nord de la France). Soit les Pays-Bas calvinistes et catholiques pour se reporter aux données de l’époque). Cela devint un fait sans retour au milieu du XVIIe siècle, à l’heure du déclin de la maison d’Espagne.
Au cœur même de la façade occidentale de l’Europe, les habitants des anciens Pays-Bas apprirent donc à vivre avec des princes légitimes qui demeuraient en dehors de leurs frontières et les géraient à partir de ces ailleurs. Ils les traitaient en fonction d’intérêts qui n’étaient, par conséquent, pas d’abord les leurs. Les populations des Pays-Bas catholiques ← 24 | 25 → développèrent dès lors une mentalité sociétale différente de celles des États-nations qui se mettaient en place autour d’eux. Cette situation induisit un rapport de celles-ci au politique et aux élites peu comparable à celui qui se développait en France, par exemple, mais aussi dans d’autres pays développés qui entouraient le bassin scaldo-mosan. En posant, par ailleurs, les bases d’un tout autre type d’imaginaire que celui qui allait prévaloir en France, cette situation historique dessinait les prodromes d’autres formes de rapports à l’Histoire ; de représentations ou de formes d’identification à l’Histoire.
À travers la francisation générale des élites européennes qui se développa à l’heure de l’hégémonie française en Europe, le français, langue qui avait toujours été parlée et écrite dans les Pays-Bas du Sud, tendit à devenir de plus en plus hégémonique dans les couches instruites de l’ensemble de la société de ce pays. Cet état de fait, conforté par l’annexion, par la France jacobine en 1794 des anciens Pays-Bas et de la Principauté de Liège, la renforça ; mais de façon réactive cette fois. En effet, l’inclusion des anciens Pays-bas catholiques et de la Principauté de Liège au sein des Pays-Bas du Nord, lesquels entendaient étendre progressivement l’usage du néerlandais sur le territoire du royaume créé, entre France et Allemagnes, par le Congrès de Vienne, montra très rapidement les problèmes qui se posaient en terme de société même si l’essor économique de l’ensemble était patent. La fondation du royaume de Belgique, en 1830, dota celui-ci d’une constitution très libérale, bien différente de celles qui prévalaient dans d’autres pays européens. Elle reposait toutefois sur le suffrage censitaire, ce qui engendra une gestion politique de classe. La question des langues, que le législateur avait laissée libre, ne s’y posa donc pas – les élites représentées aux Chambres parlant toutes le français. Et cela, alors qu’existait, et continuait à se développer, une littérature flamande, prolongement d’une très ancienne et remarquable tradition médiévale.
Il en allait de même dans le champ francophone mais avec d’autres paramètres. De ce côté-là, en effet, l’évidence d’une langue et d’une culture à sauvegarder ne se posait pas – ou pas de la même manière. Il s’agissait en effet de savoir comment inventer en français une littérature propre, différente de la littérature française. C’est-à-dire de créer dans la langue dominante de l’époque une littérature partiellement différente en langue française. Et cela, à côté d’écrits qui continuaient à voir le jour dans les langues dialectales du sud du pays (phénomène qui ne concernait bien sûr pas la bourgeoisie francophone dans les Flandres). La question de l’invention d’une littérature francophone (terme qui n’existe pas encore dans les ← 25 | 26 → premières décennies du XIXe siècle) se pense et se joue2 bien évidemment dans les paramètres de l’époque : ceux de la hantise des États-nations et des littératures nationales. Les uns comme les autres reposent toutefois sur une équation qu’il est impossible de réaliser en Belgique – comme en Suisse d’ailleurs. L’adéquation d’un État et d’une langue ne pourrait, en effet, y être de saison. Encore moins d’une langue propre et spécifique. De telles questions, toutes les littératures francophones auront à les affronter, dans les tensions qui sont le lot de chacune, en y mêlant tensions et Histoires singulières.
Par ses constituants des XVIe et XIXe siècles, la Belgique échappe donc aux canons qui définissent les devenirs européens après la bataille de Waterloo et le Congrès de Vienne. La Belgique du XIXe siècle, si elle s’inscrit aux avant-postes du devenir économique du continent (comme les anciens Pays-Bas l’avaient été au tournant des XVe-XVIe siècles), pose donc – et se pose – des problèmes que d’autres n’ont pas à affronter. Aussi bien par rapport à la notion de littérature qui est en train de prendre forme qu’à l’égard de la vision de l’Histoire, téléologique et nationaliste, qui formata, pour des décennies, la compréhension et la diffusion des faits en Europe et dans le monde. Pour le champ linguistique et littéraire qui nous concerne, cela doit en outre se réaliser dans la langue en laquelle fut conçue l’idée moderne de nation. Celle-ci (celle qui fait coïncider langue, pays et identité) posa les prémices de la France moderne dont accouchèrent la Révolution et l’Empire. Cela déboucha, dans la seconde moitié du XIXe siècle, sur des discours d’escorte visant à faire du français – et du français tel que la France officielle le vit et le transcende en littérature – le sésame, et de cette identité, et de l’universel.
Des éléments du mythe à la forme singulatrice
C’est dans ce contexte culturel, politique et historique précis (par ailleurs celui d’une efflorescence de très grands écrivains français), et sur cet arrière-plan d’Histoire propre (l’Europe du temps comme l’Europe contemporaine ont bien du mal à le reconnaître3), que se produit ← 26 | 27 → l’invention des lettres belges de langue française au sens moderne du terme4. Dès les années 1820-1830 en effet, et parallèlement à une entame du travail de publication des textes anciens des XIVe, XVe et XVIe siècles, ont lieu des débats sur le droit, la possibilité et les modalités d’une littérature francophone autonome en Belgique (le mot Belgique est utilisé avant la révolution de 1830 et la proclamation de l’Indépendance). Durant cette décennie se mettent également en place les premiers éléments du ou des mythes singularisateurs de cette littérature et de cette Histoire5 au sein de l’espace européen. Ainsi se trouve-t-on devant les prémices de la seconde époque décisive des constituants de formes d’identité et d’imaginaire singuliers : celle qui va poser les bases du royaume de Belgique et déterminer une part de son devenir.
Dans ce contexte qui précède et prépare l’indépendance de 1830, les premiers textes de fiction capables d’engendrer ce réel et de propulser cet imaginaire voient en outre le jour. Ils mettent en exergue – et ce n’est pas un hasard dans le contexte préromantique qui est le leur – des figures de l’Histoire des anciens Pays-Bas des XVe et XVIe siècles. En 1823, Édouard Smits publie, et fait ainsi représenter au Théâtre de la Monnaie, Marie de Bourgogne6, pièce qui met en scène la fille de Charles le Téméraire, grand-mère de Charles Quint. Le texte loue l’habileté de la jeune duchesse dans la position de faiblesse qui était la sienne. Elle parvint en effet à déjouer les volontés annexionnistes du roi de France, Louis XI. Quatre ans plus tard, alors que le roman historique incarné par Walter Scott vient de faire souche en France avec Cinq-Mars (1826) d’Alfred de Vigny, Henri Moke (1803-1862) publie Le Gueux de mer (1827), livre qu’il sous-titre La Belgique sous le duc d’Albe. Ce roman produit les premiers éléments du mythe ← 27 | 28 → du XVIe siècle7. Le principe d’une figure de résistance qui ne veut pas du pouvoir – figure censée incarner le petit Belge héroïque que conforteront les combats de 1914-1918, et qu’emblématisera la figure de Tintin – s’y inscrit déjà très clairement, tout comme s’y esquisse le songe du Siècle d’or et du Pays de cocagne lié au règne de Charles Quint. Dans ce roman, le grand-père du héros, qui descend par ailleurs des grandes familles de la splendeur bourguignonne, les Gruthuysen, est présenté comme un proche de l’empereur. Et Moke d’affirmer, dans sa préface, avoir composé son roman « dans le but d’offrir aux lecteurs le tableau fidèle d’une époque glorieuse pour la Belgique ».
En 1828, le même Moke publie Le Gueux des bois. Il ne manque pas d’inscrire cette nouvelle production fictionnelle dans une réflexion sur l’Histoire et la Littérature. Réflexion qu’il entend tramer dans une perspective à la fois européenne et belge – dût l’indépendance du royaume ne pas encore avoir été proclamée. Conscient de la singularité de l’Histoire de son pays, comme de la nécessité, pour l’affirmer et la faire vivre, de la sortir des modèles interprétatifs aliénants des pays qui l’entourent, Moke va jusqu’à prendre distance à l’égard de Schiller. Il considère ainsi que celui-ci a « méconnu entièrement le caractère des héros belges » dans ses évocations des Pays-Bas du XVIe siècle. La qualification de ce dernier, un « État libre opulent, pacifique et respecté » qu’un souverain étranger ruina en voulant « substituer son despotisme aux lois nationales », engrange des éléments majeurs de l’imaginaire historique à venir des Belges.
Consécutive au rejet8 de l’union contrainte et forcée des Belges avec les Hollandais, la reconnaissance de l’indépendance de la Belgique en 1830 s’obtint assez aisément du fait de l’accommodement progressif des Puissances européennes. Et cela, bien que cette proclamation détricotât ce qu’avait entendu mettre en place le Congrès de Vienne. Se développe alors, en Belgique, une littérature modérément romantique9 qui ne manque pas d’exalter des faits du passé héroïque des principautés féodales ou des anciens Pays-Bas. Ainsi conforte-t-elle et étend-elle le mythe historique du Siècle d’or (XVe-XVIe siècles) et du Pays de cocagne mis à mal par les appétits de ces puissances étrangères dont les Belges n’ont que faire. Le mythe du petit Belge courageux et désintéressé, qui aboutira quarante ans plus ← 28 | 29 → tard à la (re)création de Tyl l’espiègle par Charles De Coster, prend ainsi peu à peu figure. Et cela, en même temps que le renvoi à la double dimension, germanique et latine, du pays, comme à sa qualification progressive par la hantise et la grandeur d’une tradition picturale originale remontant au Siècle d’or : celle de la peinture flamande10. Ces divers éléments sont censés permettre l’affirmation de la et des différences des Belges par rapport à la tradition française. Entre 1830 et 1870, ces différences se déclinent toutefois sans produire de(s) formes originales capables de trancher sur les canons français. Il faut attendre plusieurs décennies avant que ne s’entament les processus d’autonomisation et de singularisation réelles d’une littérature francophone digne de ce nom – et non pas d’une littérature française mineure hors de France11.
L’événement se produit en 1867 avec la publication par Charles De Coster de La Légende d’Ulenspiegel dont le titre définitif est : La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs12. Cet intitulé complexe est notoirement indicatif de la démarche que doit suivre un écrivain « provincial » (i.e. belge) lucide – le terme francophone n’existant pas encore13. Ce que De Coster fait, il l’indique en outre, certes dans un style carnavalesque qui en dit long sur ce qu’il s’agit de miner, dans la préface du roman, dite du Hibou. Il s’agit, en effet, de porter à la Forme tous les ingrédients du mythe du XVIe siècle14 engrangés durant les quarante années antérieures ; et, à travers cette Forme, de dire une Histoire qui ne ressemble en rien à celle de la France, mais n’en est pas moins une Histoire au sens strict. Tels sont le projet et la réussite de celui qu’il faut sans doute considérer comme le premier romancier francophone de l’histoire de la langue française.
Jouer des dédoublements qu’attestent, dès l’entame, les divers segments de son titre (et qu’incarnent ses personnages et leurs jeux de miroir) se trouve, dès lors, au cœur d’une Forme qui emmêle gaiement des modes narratifs que la tradition normative française préfère opposer ou, en tous les cas, séparer. De Coster recourt par ailleurs à l’ésotérique pour faire ← 29 | 30 → entendre dans le long terme, au-delà de l’absurdité de ce qui paraît ressortir à l’Histoire (avec un H majuscule) – et donc aux canons dominants de la lecture de celle-ci – un Sens qui se révélerait humain. De la sorte, cet auteur écrit un roman de l’Histoire hors de l’Histoire, matrice qui se révèlera très opérante dans le corpus des lettres belges francophones. Enfin, la Forme de De Coster sort de la langue normée, scolarisée, qui n’est pas tout à fait celle du Grand Siècle, il faut le préciser, mais celle de la diffusion normative du français. Il n’hésite pas, en outre, à recourir au légendaire, là encore, pour dire une Histoire qui se trouve au fond de la mémoire mais ne peut se couler dans les moules des récits fictionnels de l’Autre, et notamment des États-nations, et de celui qui l’affirme par excellence, la France.
De Coster invente ainsi une Forme apte à témoigner de cette singularité belge que des non-Belges ont vue et décrite beaucoup mieux que les Belges eux-mêmes15. À partir de La Légende d’Ulenspiegel commence donc à se préciser – le processus connaîtra bien évidemment de nombreuses modulations historiques – les modalités foncières de l’inscription singulière de l’Histoire dans les textes belges de langue française.
Pour faire court, disons que l’Histoire ne saurait s’y trouver tout à fait au centre du récit, sauf dans les écritures réalistes – et encore ! De la sorte, le corpus des lettres francophones belges essaie de contourner ou de transformer un code majeur de la tradition française du XIXe siècle. Il s’attaque de même à la linéarité narrative, et à la vraisemblance. On retrouvera en revanche celles-ci comme structure dominante de la plupart des œuvres coloniales, mais pas des plus singulières – la confrontation au tout Autre et les processus de domination n’étant pas les mêmes que ceux de la confrontation à l’Autre sur fond de Même.
L’Histoire n’est donc pas absente du corpus francophone belge mais s’évade des canons censés la proférer et l’exalter en français, lesquels ne font que la rendre illisible, anecdotique ou inexistante. Elle sert donc, non seulement, de toile de fond, mais aussi de matière. Une matière dont elle ne constitue pas pour autant le Sens – et certainement pas la clef du Sens. Ce n’est pas pour rien que De Coster, dans La Légende, afin de faire advenir ce Sens caché, a notamment recours à la « Quête des Sept », comme aux séquences fantastico-cosmiques de l’ailleurs exotérique dans lesquelles Tyl et Nele se voient projetés à plusieurs reprises.
Dans sa transcription par les lettres belges francophones, l’Histoire se voit donc presque toujours décalée. Elle peut impliquer des personnages ← 30 | 31 → majeurs, mais les saisit alors dans une position ou à un moment toujours bancals par rapport à sa mythification et son héroïsation.
Plus que l’histoire, le légendaire
Au siècle suivant, et particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, ce mouvement prendra des proportions accrues. Il s’accomplira notamment à travers l’esthétique du fantastique réel et du réalisme magique. On en aperçoit la logique dans la Lettre aux comédiens qui interpréteront Warna, de Paul Willems (1912-1997). Après avoir évoqué, comme mémoire profonde du texte, les nuits de l’hiver 1944-1945 et parlé de la menace historique16 qui persistait encore au début des années 1960 (et dura jusqu’aux années 1980), le dramaturge signale que ces éléments révèlent le « sentiment du destin », mais d’un destin qui se décide « ailleurs ». C’est pourquoi, écrit-il, Warna « appartient au temps de la légende ».
Le légendaire renvoie ainsi à l’Histoire immémoriale, transmise par la tradition orale17 ou les comportements des uns et des autres. Une « Histoire non écrite, et qui n’est pas celle des historiens »18. Sans aller aussi loin, et dans le propos, et dans l’imaginaire – mais avec la conscience aiguë d’une situation dont se fait l’écho sa Préface du Hibou et avec un engagement historique du texte plus marqué – De Coster a bel et bien produit les ingrédients du type de Forme qui peut répondre – et cela au cœur même du siècle du romantisme – à la situation de son pays. Un pays qui n’a ni le contrôle de sa (ses) langue(s), ni celui de son Histoire, mais qui a parfaitement conscience, et des unes, et de l’Autre. Le mythique et le légendaire deviennent, dès lors, porteurs de cet état de fait et des mentalités qui en procèdent.
Si cela se remarque d’une façon plus nette du côté francophone que du côté néerlandophone19, il n’en reste pas moins que cette propension au réalisme magique a également fleuri en Flandre et s’atteste, par exemple, dans les œuvres de Johan Daisne ou d’Hubert Lampo, lequel commenta ← 31 | 32 → d’ailleurs le francophone Guy Vaes (1927-2012)20. Pour affirmer leur différence par rapport à la France, mais aussi pour dire une Histoire qui ne cesse de leur échapper, les Belges francophones en ont donc remis sur certains éléments littéraires plus que sur d’autres, ce que je qualifie de surlittéralité. Les écrivains les plus célèbres délaissèrent ainsi l’écriture réaliste ou, au contraire, l’exacerbèrent. L’expressivité naturaliste, telle que l’entendent les Belges, fut notamment censée permettre, et cet ancrage, et ces débordements du réel.
Camille Lemonnier (1844-1913), que ses pairs proclamèrent en 1883 « maréchal des lettres belges », fait ainsi son apparition dans le ciel littéraire avec un récit qui va au bout de ce que devrait être le réalisme mais passe les bornes de la bienséance : Sedan (1871). Celui-ci concerne la défaite des armées françaises de Napoléon III devant celles de Guillaume Ier de Prusse. Loin de relater la bataille, ses faits d’armes héroïques ou tragiques, le futur romancier décrit au contraire le champ de bataille après la défaite. Hommes et chevaux agonisent ou gisent dans la pestilence générale et l’absurdité de l’Histoire. La réédition du volume en France ne conserva toutefois pas le titre original qui renvoyait trop explicitement aux stigmates d’une Histoire nationale. On y substitua une appellation renvoyant à l’univers physique du désastre, Les Charniers21 – ce qui atténuait l’effet de distorsion de l’énoncé initial par rapport à la matière du livre.
La grande époque de la fin du XIXe siècle, celle des Verhaeren, Maeterlinck, Eekhoud, Rosny22 ou Rodenbach voit Edmond Picard, le mentor des lettres belges engagé dans le combat socialiste, proclamer, dès 1887, que le fantastique réel constituera le fil rouge de cette littérature. À travers ce type d’esthétique, cette littérature dirait le réel, mais autrement que ne le fait la tradition dominante de restitution du réel. Un réel « vu, senti, en ses accidents énigmatiques… avec intensité »23, écrit Picard. Bref, en ses décalages et en ses failles. ← 32 | 33 →
Résumé des informations
- Pages
- 430
- Année de publication
- 2015
- ISBN (PDF)
- 9783035265477
- ISBN (MOBI)
- 9783035298307
- ISBN (ePUB)
- 9783035298314
- ISBN (Broché)
- 9782875742766
- DOI
- 10.3726/978-3-0352-6547-7
- Langue
- français
- Date de parution
- 2015 (Juillet)
- Mots clés
- Littérature francophone littérature belge histoire de la Belgique littérature nationale De Coster Nirep Maeterlinck Eekhoud 19e sièclee Verhaeren Rosny
- Published
- Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 430 p.