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La politique française de non-prolifération nucléaire

De la division du travail diplomatique

de Florent Pouponneau (Auteur)
©2015 Thèses 260 Pages

Résumé

Aujourd’hui, la lutte contre la diffusion des armes nucléaires dans le monde est une priorité du gouvernement français. Mais pendant longtemps les acteurs diplomatiques français ont refusé de suivre les règles multilatérales dans ce domaine central de la politique internationale. Comment expliquer que la France soit devenue l’un des principaux promoteurs de la norme de non-prolifération nucléaire après s’en être tenue à distance ?
Pour répondre à cette question, ce livre refuse d’opposer deux approches traditionnelles de l’étude des relations internationales en mobilisant les outils et les méthodes de la sociologie politique. Il traque ainsi les contraintes du système international dans les effets qu’elles exercent sur les luttes et les alliances entre les différentes bureaucraties intervenant dans la définition de la politique française de non-prolifération et sur les représentations et les actions des diplomates, hauts fonctionnaires et responsables politiques impliqués.
À partir d’une enquête de terrain approfondie sur les exportations menées dans les années 1970, la participation au désarmement de l’Irak au début des années 1990 et les initiatives prises autour de la question du nucléaire iranien depuis 2003, les transformations de la politique étrangère de la France sont rapportées aux évolutions de la division du travail diplomatique.
Ce faisant, ce livre pose des jalons qui permettent de mieux rendre compte des pratiques diplomatiques et de penser autrement ce qu’est l’international.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Remerciements
  • Abréviations et acronymes
  • Introduction
  • Chapitre 1. Intégrer deux approches opposées de la politique internationale
  • La politique étrangère comme sous-produit de relations entre champs nationaux
  • Des relations entre États structurées et structurantes
  • Deux effets différenciés du système international
  • Chapitre 2. Une transformation de la politique de « grandeur » de la France
  • Une pluralité de lignes d’action
  • Une politique de distinction moins distinctive
  • Se démarquer dans la régulation internationale du nucléaire iranien
  • Chapitre 3. La consolidation d’une expertise d’État
  • Une transformation des collusions au sein de l’État
  • Une « communauté » d’experts de la non-prolifération
  • Chapitre 4. Des effets collatéraux de la fin de la guerre froide convergents
  • Une restructuration de l’oligopole nucléaire
  • Quand l’international affecte la compétition politique nationale
  • Quand la politique internationale sélectionne ses hommes
  • Chapitre 5. Faire avec la division internationale du travail politique
  • Une prise de distance structurellement délimitée
  • Des alliances internationales hors de contrôle
  • Conclusion
  • Bibliographie sélective

← 10 | 11 →Remerciements

De très nombreuses personnes ont contribué à la réalisation de cet ouvrage qui prolonge ma thèse de doctorat de science politique soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en décembre 2012.

Je tiens avant tout à remercier mon directeur de thèse, Michel Dobry, de m’avoir donné l’envie de faire de la recherche durant ses cours de maîtrise, de m’avoir fait découvrir les principaux auteurs de Relations internationales dans son séminaire de Master 2, et pour son exigence, ses nombreuses idées et sa bienveillance tout au long de mon travail de thèse et dans l’après-thèse.

J’adresse aussi mes plus vifs remerciements aux membres du jury pour leurs critiques, leurs conseils et leurs encouragements : Yves Buchet de Neuilly, Samy Cohen, Patrick Hassenteufel et Johanna Siméant. J. Siméant m’a en outre fait bénéficier de son séminaire de recherche (le SAMORI) durant ma thèse.

Je suis aussi reconnaissant au Département de science politique de l’Université Paris 1 qui a matériellement rendu possible les recherches effectuées durant ma thèse en me recrutant comme allocataire de recherche et ATER.

Ma gratitude va ensuite à toutes les personnes qui, durant mon enquête de terrain, ont accepté de répondre à mes questions – parfois à de nombreuses reprises –, m’ont facilité l’accès à des archives, et, plus largement, m’ont permis de me familiariser aux enjeux pratiques de la politique étudiée.

Je tiens aussi à remercier tous les collègues et amis qui m’ont aidé en relisant des passages de ma thèse ou du livre : David Ambrosetti, Sylvain Antichan, Hélène Dufournet, Daniel Gaxie, Christian Olsson, Christophe Wasinski. Merci tout particulièrement à Lorenzo Barrault, Vincent Demunck et Caroline Frau, ce travail leur doit beaucoup.

La rédaction de cet ouvrage a débuté et a été achevée lors de mes post-doctorats au sein du Cérium (Université de Montréal) puis du REPI (Université libre de Bruxelles). Je tiens à remercier chaleureusement Frédéric Mérand et Barbara Delcourt, leurs directeurs respectifs, pour leur soutien, leur aide et leur amitié. Merci aussi à tous les collègues – doctorants, jeunes docteurs et enseignants – que j’ai pu rencontrer au sein de ces institutions et qui ont rendu si plaisants ces séjours à l’étranger.

← 11 | 12 →Pour avoir permis à cet ouvrage de voir le jour, je remercie Émilie Menz des éditions Peter Lang ainsi que les responsables de la collection « Enjeux internationaux ».

Mes pensées vont enfin à mes amis qui ont contribué à ce travail, notamment Gregory Daho et Michaël Goudoux, à ma mère, pour son soutien sans faille et ses nombreuses attentions, à mon père pour son aide logistique, à Anne et Pierre pour leur accueil durant plusieurs étés studieux. Enfin, un grand merci à Cécile Carayol pour son soutien de tous les instants, et pour les bonheurs passés et à venir.

À Aloïs.

← 12 | 13 →Abréviations et acronymes

AAD

Access to Archival Databases (archives du département d’État américain)

AIEA

Agence internationale de l’énergie atomique

ANMO

Direction Afrique du Nord et Moyen-Orient (ministère des Affaires étrangères)

AN

Archives nationales

ASDQA

Sous-direction du désarmement et de la non-prolifération nucléaires (ministère des Affaires étrangères)

CAP

Centre d’analyse et de prévision (ministère des Affaires étrangères)

CEA

Commissariat à l’énergie atomique

CIA

Central Intelligence Agency

CPNE

Conseil de politique nucléaire extérieure

CSNU

Conseil de sécurité des Nations unies

DAM

Direction des applications militaires (Commissariat à l’énergie atomique)

DAS

Délégation aux affaires stratégiques (ministère de la Défense)

DGRCST

Direction des relations culturelles, scientifiques et techniques (ministère des Affaires étrangères)

DGSE

Direction générale de la sécurité extérieure (ministère de la Défense)

DRM

Direction du renseignement militaire (ministère de la Défense)

ENA

École nationale d’administration

EU3 ou E3

Format de négociation dans le dossier du nucléaire iranien qui regroupe l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne

EU3+3

Format de négociation dans le dossier du nucléaire iranien qui désigne les pays de l’EU3 plus la Chine, les États-Unis et la Russie (variante : « P5+1 »)

FRS

Fondation pour la recherche stratégique

IFRI

Institut français des relations internationales

← 13 | 14 →IRIS

Institut de relations internationales et stratégiques

MAE

Ministère des Affaires étrangères

OMC

Organisation mondiale du commerce

ONU

Organisation des Nations unies

OTAN

Organisation du traité de l’Atlantique Nord

PESC

Politique étrangère et de sécurité commune (Union européenne)

P5

Les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies (Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Russie)

SGDN

Secrétariat général de la défense nationale

TNP

Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires

UE

Union européenne

UNSCOM

United Nations Special Commission – Commission spéciale des Nations unies

URSS

Union des Républiques socialistes soviétiques

← 14 | 15 →Introduction

La « lutte contre la prolifération nucléaire », c’est-à-dire la politique de contrôle de la distribution internationale des armements nucléaires, est présentée par le gouvernement français comme une priorité de son action extérieure visant à préserver la paix et la sécurité du monde. Cette politique publique mobilise une multitude d’acteurs, de services et de ressources administratifs puisqu’il s’agit à la fois de réguler des transferts de connaissances et de biens jugés sensibles, de surveiller des activités nucléaires étrangères, de défendre des positions lors de négociations multilatérales, d’adopter des sanctions économiques ou encore d’évaluer la possibilité de détruire par la force armée des sites industriels. Surtout, depuis 2003, une série d’initiatives diplomatiques prises dans les compétitions et les marchandages internationaux déployés autour de la question du programme nucléaire de l’Iran a été l’occasion pour les représentants de la France de souligner la place particulière de leur pays dans le monde. Pour autant, ce qui se veut évident ne va pas de soi. Longtemps, les acteurs diplomatiques français (les diplomates du Quai d’Orsay, mais aussi les fonctionnaires du ministère de la Défense ou du Commissariat à l’énergie atomique et les responsables politiques) se sont distingués sur la question de la prolifération nucléaire par leur refus de se conformer et de participer aux normes et aux institutions multilatérales mises en place à l’instigation des États-Unis. Entre les années 1950 et 1970, le gouvernement français s’est engagé dans plusieurs ventes d’installations et de matières nucléaires à l’étranger (Corée du Sud, Inde, Irak, Iran, Israël, Pakistan…) qui ont suscité des controverses sur leurs potentiels militaires au sein même de l’appareil d’État. Si la politique d’exportation nucléaire évolue au milieu des années 1970, ce n’est qu’au début des années 1990 que la diplomatie française s’inscrit pleinement dans les dispositifs multilatéraux existants et qu’elle contribue à leur renforcement1. Comment expliquer que la France soit devenue l’un des principaux promoteurs de la norme internationale de non-prolifération nucléaire après s’en être tenue à distance ?

Pour répondre à cette question, et ainsi rendre raison d’un changement en politique internationale, ce livre s’appuie sur les démarches ordinaires ← 15 | 16 →et les acquis généraux des sciences sociales contre l’idée commune d’une rupture méthodologique et théorique de l’étude des relations internationales2. Il revient ainsi sur un objet « canonique » des Relations internationales – la politique étrangère des États dans le domaine de la sécurité – en mettant résolument à l’épreuve les catégories spécifiques de la discipline parmi les plus installées : l’anarchie, le rééquilibrage de la puissance, l’unipolarité ou encore l’intérêt national. Par ailleurs, dès lors qu’on admet que les interactions interétatiques ne sont pas a priori différentes des autres interactions sociales, en ce qu’elles ne se déroulent pas dans un vide, on doit penser comment les relations objectives qui s’instaurent entre les États façonnent ce qu’ils font et ce qu’ils sont, étant entendu que ces institutions n’agissent pas « comme un seul homme ». Ce livre refuse donc aussi d’opposer deux approches classiques de l’analyse de la politique internationale: l’étude des processus internes aux États et l’étude des propriétés du système international. Il aborde ainsi les contraintes du système international d’un point de vue non conventionnel. Ces contraintes sont traquées dans les effets qu’elles exercent sur les luttes et les alliances entre les différentes bureaucraties intervenant dans la définition de la politique de non-prolifération et sur les représentations et les actions des diplomates, hauts fonctionnaires et responsables politiques impliqués. Si la politique française de non-prolifération des armements nucléaires a été prise comme objet, c’est qu’elle apparaît particulièrement apte à manifester les recompositions en cours du système international, à condition d’aborder ce domaine d’action autrement qu’on le fait habituellement et d’adopter un dispositif d’enquête permettant de saisir le global dans le local.

Un révélateur des transformations du système international

La question de la prolifération nucléaire, loin d’être un aspect marginal de la politique internationale3, touche directement à l’organisation et à la distribution sociale de la violence. Tout d’abord, les politiques de contrôle de la diffusion des armes nucléaires prennent place dans un ensemble d’institutions, de règles de droit et d’accords multilatéraux. Le principal dispositif juridique en la matière est le Traité sur la non-prolifération des ← 16 | 17 →armes nucléaires (TNP) de 1968 que la France n’a ratifié qu’en juillet 1992 (c’est le dernier membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies à l’avoir fait). Ce traité ne reconnaît comme détenteurs d’armes nucléaires que les États qui ont procédé à un essai nucléaire avant le 1er janvier 1967, un groupe d’États qui correspond aujourd’hui, de fait, aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité (Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Russie)4. Ces États s’engagent à faciliter l’accès aux usages pacifiques de l’énergie nucléaire et à prendre des mesures de désarmement, tandis que les autres signataires renoncent à acquérir des armes nucléaires ou à aider à l’acquisition d’un tel armement (le TNP compte 189 États membres en 2014). Avec l’entrée en vigueur de ce traité en 1970, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), une organisation « apparentée » au système des Nations unies, est chargée de veiller, à l’aide notamment d’un corps d’inspecteurs, au respect des accords de garantie que les États signataires du TNP doivent signer avec elle. Ces documents interdisent à ces derniers d’utiliser à des fins militaires les installations et matières nucléaires concernées. Pour éviter que la coopération nucléaire civile soit détournée, des réunions entre pays exportateurs de technologies nucléaires ont été également mises en place. Ainsi, au sein du comité Zangger et du Groupe des fournisseurs nucléaires, des directives concernant l’exportation de certains produits ont été élaborées et les ventes sont examinées. Par ailleurs, depuis les années 1990, le Conseil de sécurité des Nations unies et l’Union européenne ont voté une série de sanctions contre des pays accusés d’activités « proliférantes » (la Corée du Nord, l’Irak et l’Iran). De plus, des actions militaires ont été menées contre l’Irak au nom de la non-prolifération et d’autres pays, dont l’Iran, ont été menacés d’un usage de la force, par la France notamment, et ont fait l’objet d’actions clandestines visant à ralentir leurs programmes nucléaires. Dans ce contexte, le nombre d’États communément reconnus comme possédant des armes nucléaires demeure restreint. Il s’élève à neuf avec les membres permanents du Conseil de sécurité, les trois pays qui n’ont pas ratifié le TNP (Israël, l’Inde et le Pakistan) et la Corée du Nord qui s’est retirée de ce traité en 2006. Or, la valeur particulière de l’arme nucléaire, à la capacité de destruction inégalée, dépasse le seul cadre militaire et stratégique pour atteindre de puissants effets politiques et symboliques qui participent à la reproduction des rapports de domination entre les États5. L’ensemble des pratiques soustrayant une ressource militaire à la compétition libre ← 17 | 18 →entre les États au nom de la « non-prolifération » peut ainsi être renvoyé à l’existence d’un « oligopole » au sens de Norbert Élias, c’est-à-dire à un « système d’interdépendances dans lequel des individus ou des groupes d’individus limitent ou règlent par la menace de la violence directe ou indirecte l’accès à certaines chances convoitées par tout le monde »6.

La préoccupation des chercheurs et des « experts » pour la multiplication des puissances nucléaires est ancienne. Par exemple, dès 1957, Morton Kaplan justifie la politique de non-prolifération en définissant comme ingérable le système international de veto individuel, une configuration dans laquelle chacun des acteurs est doté d’une force nucléaire de « seconde frappe »7. Toutefois, avec l’affrontement et la vulnérabilité réciproque des États-Unis et de l’Union soviétique, l’intérêt pour l’arme atomique se déplace vers les conditions du succès de la dissuasion (ou de l’« équilibre de la terreur »). Ce n’est qu’après l’effondrement de l’URSS que la thématique de la (non-)prolifération prend une ampleur inédite et considérable. L’essentiel des travaux, souvent marqués par un mélange des genres dans lequel les propositions théoriques côtoient des considérations d’ordre pratique, reprend les préoccupations médiatiquement et politiquement constituées sur le sujet en se concentrant sur les causes et les conséquences de la dissémination du nucléaire militaire8. Même si le questionnement de ce livre est autre, retracer à grands traits les perspectives de ces études permet de révéler des premiers éléments sur la manière dont les acteurs appréhendent la réalité pratique. Bien que certains auteurs insistent sur le poids des luttes politiques et bureaucratiques au sein des États, la plupart des travaux qui s’intéressent à la « décision » de se doter d’un arsenal nucléaire mettent en évidence la volonté des États d’augmenter leur sécurité, leur prestige et leur influence9. En ce sens, un programme nucléaire militaire de l’Iran aurait pour objectif d’empêcher ← 18 | 19 →une agression des États-Unis et la politique de non-prolifération américaine devrait chercher à réduire le sentiment d’insécurité des dirigeants iraniens10. Cette vision est, nous le verrons, très proche des représentations et des rationalisations de certains acteurs diplomatiques français. Par ailleurs, la grande majorité des travaux souligne le risque de guerre qu’implique la prolifération en mettant en avant l’éventualité d’accidents, la dangerosité des nouveaux gouvernements aspirants, les dynamiques d’« effet de domino » ou encore la possibilité d’un terrorisme nucléaire11. En postulant une rationalité des acteurs, certains auteurs se distinguent en avançant que la diffusion des armes nucléaires conduit au contraire à pacifier les relations entre États12. Contre l’« alarmisme nucléaire », les effets contre-productifs, voire négatifs, de l’imposition de la norme de non-prolifération sont également parfois soulignés13. Ce clivage se retrouve chez les acteurs étudiés. La première approche, qui tend à considérer que la politique de non-prolifération va de soi, est celle du gouvernement français depuis le début des années 1990 ; le deuxième point de vue, organisé autour du principe que toutes les nations sont égales, constitue la posture gaullienne des années 1960 qui survit encore aujourd’hui parmi les élites françaises.

Dans le prolongement de ces perspectives, les analyses des pratiques gouvernementales de non-prolifération tendent à se focaliser sur l’action à l’égard des pays « proliférants » (pour notamment évaluer l’efficacité des stratégies adoptées, les activités et les intentions des acteurs ciblés ou encore les risques induits par le développement du commerce du nucléaire civil)14. En décalage, notre analyse de la politique française ← 19 | 20 →se concentre sur les relations transatlantiques et dépasse l’enjeu le plus immédiat du nucléaire militaire. Malgré le changement de conduite de la France envers la norme de non-prolifération, ce domaine de la politique internationale demeure une occasion privilégiée de frictions et de tensions avec les États-Unis. Dans les années 1970, la diplomatie française lutte contre le stigmate de pays proliférant que tentent de lui accoler les dirigeants américains tout en négociant sa participation limitée à des activités communes de contrôle des transferts de biens et technologies nucléaires. Dans la décennie 1990, et jusqu’au début des années 2000, les programmes nucléaires de l’Irak et de l’Iran constituent d’autres occasions pour les autorités françaises de se démarquer des lignes d’action de la politique étrangère américaine en contestant les définitions du « problème » et les solutions proposées. C’est ainsi que l’engagement français sur le dossier iranien s’inscrit dans le sillage d’une opposition vaine à une intervention militaire américaine en Irak. Cette récurrence de « différends transatlantiques » suggère que la question posée par le changement de la politique française de non-prolifération n’est pas seulement celle de l’adhésion à une norme15. La politique d’État étudiée a également partie liée aux contraintes de l’espace international dans lequel les acteurs et les pratiques, dont les conduites envers la prolifération ne sont qu’un aspect, prennent place. Ainsi, les activités diplomatiques articulées autour de la norme de non-prolifération des armes nucléaires recouvrent un autre objet d’étude, plus large, qui représente le véritable intérêt de la recherche, ce que certains auteurs appellent des « activités de rééquilibrage » de la ← 20 | 21 →puissance en l’articulant à un problème de « structure »16. Dans cette perspective, il ne peut être ignoré que le revirement à expliquer s’inscrit, selon le sens commun, dans une transformation du système international caractérisée par le passage d’un système dit bipolaire, marqué par l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique, à un système souvent dit post-bipolaire, faute d’accord supplémentaire sur ses propriétés, où les États-Unis apparaissent comme prédominants.

Repérer les effets de l’international en suivant les acteurs et leurs pratiques

Afin de capturer plusieurs états de la structure du système international, et donc de saisir comment l’effondrement de l’URSS a affecté les identités et les activités des acteurs, les terrains de l’enquête rassemblent différentes facettes de la politique française de non-prolifération nucléaire sur une période de plus de trente ans (1974-2009)17. Pour ne pas déduire d’un substantif une substance, selon l’expression de Ludwig Wittgenstein, et éviter tout engagement dans les luttes entre acteurs pour la définition de la réalité, l’idée d’un ensemble disparate d’actions menées au nom de la non-prolifération est retenue18. En cela, ce livre retrace les moments de redéfinition et d’institutionnalisation d’une catégorie d’action publique – « la politique de non-prolifération nucléaire » – capable d’opérer un classement et un étiquetage d’un ensemble hétéroclite de dispositifs, d’agents et d’actions19. Mais l’étude du changement de politique et de l’imposition du « problème » observés ne se limite pas à la question des usages d’un label. Si une large partie de la politique décrite consiste en des discours qui mettent en forme et en sens les conduites, ce n’est pas ← 21 | 22 →qu’une politique de mots, et ceux-ci peuvent être trompeurs20. Outre les inflexions des pratiques discursives gouvernementales, la modification des règles de contrôle des exportations nucléaires, l’annulation de contrats de vente, l’adhésion à des traités et la participation à des actions multilatérales jusque-là refusées, l’investissement dans les organisations internationales, les manœuvres diplomatiques déployées dans des « crises de prolifération » ou encore les compétitions bureaucratiques sont autant de moyens d’objectiver les transformations et les régularités de cette politique d’État.

Cet ouvrage ne vise toutefois pas à rendre compte de tous les aspects et de tous les moments de la politique française de non-prolifération. Il étudie certaines « zones privilégiées » relativement microscopiques21 : participation de la France au « groupe des fournisseurs nucléaires » entre 1974 et 1976, polémique sur les ventes d’installations nucléaires au Pakistan ou à l’Irak, découverte du programme nucléaire irakien en 1991 ou encore « crise iranienne » à partir de 2003. Pour une part, les descriptions et les explications sont commandées par les difficultés de l’accès aux données. Néanmoins, on connaît l’image, énoncée par l’épistémologue Abraham Kaplan, de l’ivrogne qui cherche obstinément ses clés au pied d’un lampadaire au seul prétexte que c’est là qu’il y a le plus de lumière22. Le choix a été fait de s’attarder sur les terrains apparaissant comme les plus riches d’enseignement au regard de la question principale posée, qui est celle des effets du système international sur la politique française de non-prolifération. L’étude s’attache donc prioritairement aux moments où l’intensité des relations transatlantiques est la plus haute, là où la « structure » du système international est susceptible de mieux se révéler en raison de la place particulière que les États-Unis y occupent. En outre, l’analyse ne vise pas à retracer une genèse de cette politique publique. Certes la restitution de la genèse des problèmes d’État, et plus largement des phénomènes sociaux contemporains, constitue un formidable instrument de dénaturalisation des évidences présentes. Revenir sur les modalités de l’imposition du « problème » de la prolifération nucléaire dans l’appareil ← 22 | 23 →d’État au milieu des années 1970, c’est mettre à jour des incertitudes, des conflits et des compromis oubliés, et rappeler que les experts dominants vantent alors les vertus de la diffusion des armes nucléaires. De plus, ce passé pèse sur le présent. Des traces d’une doxa disqualifiant la politique de non-prolifération suivie, visiblement ancienne et affaiblie, ont pu être repérées autour du dossier iranien. Cependant, l’un des risques de ce type d’approche génétique est de penser le présent à partir du passé en considérant que la genèse d’un dispositif institutionnel enferme la vérité sur sa réalité présente, alors qu’une institution, une fois formée, peut avoir une vie propre et perdurer avec des enjeux qui ont changé23. À distance de toute idée de nécessité historique, ce livre compare deux coupes temporelles séparées (1974-1981 et 2002-2009) qui correspondent à la fois à deux états différents de la politique française de non-prolifération nucléaire et à deux états différents du système international, et il s’intéresse à ce qui se passe au moment de la fin de la « guerre froide » afin de reconstituer la logique du passage entre ces deux états du jeu national et international. Enfin, pour multiplier les effets de connaissance, deux échelles de temporalité sont combinées : une analyse diachronique saisissant le processus d’institutionnalisation de la politique étudiée et une analyse synchronique restituant les actions autour de la question du nucléaire iranien dans le cours même de leur accomplissement24.

Par ailleurs, en abordant un domaine de la « haute politique », ce travail s’est heurté à la difficulté de l’accès aux terrains d’enquête clos. Contre tout défaitisme méthodologique, plusieurs stratégies de recherche ont permis de banaliser l’approche des lieux de pouvoir internationaux25. Pour réussir les entretiens auprès des diplomates et hauts fonctionnaires rencontrés – qui d’ordinaire savent contrôler leurs discours, nombre d’entre eux étant des spécialistes de l’élaboration d’« éléments de langage » – nous avons garanti l’anonymisation de leur parole, acquis des connaissances précises sur les dossiers étudiés pour gagner en crédibilité ou encore veillé à accumuler les témoignages et à diversifier les intérêts par rapport à ← 23 | 24 →l’enquête (de façon classique, il s’est avéré judicieux de rencontrer des acteurs « marginalisés », par exemple à la retraite ou « vaincus » dans la compétition pour la définition de la politique). En outre, si l’accès aux coffres où sont stockées les archives publiques a été difficile – la plupart des demandes de dérogation au délai légal de communication ayant été refusées – il a été possible de contourner, au moins en partie, les oppositions du ministère des Affaires étrangères ou du Commissariat à l’énergie atomique en jouant avec la logique du classement des documents, en saisissant ce que les acteurs font « fuiter » concernant des négociations en cours dans la presse et en consultant des archives étrangères. L’argumentation repose ainsi sur un dépouillement systématique de la presse, des discours et des documents publics librement consultables ; sur la réalisation entre février 2006 et décembre 2010 de 120 entretiens, la plupart enregistrés, auprès de 80 acteurs aux positions diversifiées (des diplomates français et étrangers, des membres du ministère de la Défense ou du Commissariat à l’énergie atomique, des responsables politiques, des fonctionnaires européens et internationaux ou encore des experts et universitaires) ; et sur l’exploitation de plusieurs fonds d’archives privées et publiques (du ministère des Affaires étrangères, de la présidence de la République ou encore du département d’État américain via notamment « Wikileaks »26). De plus, en raison de la manière dont est construit l’objet, il ne faut pas surestimer les effets induits par le non-accès à certaines informations sur le détail des luttes nationales. La restitution des processus causaux qui se sont constitués autour de l’action étudiée (« process-tracing »)27 et la capture des logiques spécifiques des espaces sociaux impliqués importent davantage que la quête du moment et des modalités précises de la « prise de décision ».

Résumé des informations

Pages
260
Année de publication
2015
ISBN (PDF)
9783035265613
ISBN (MOBI)
9783035298000
ISBN (ePUB)
9783035298017
ISBN (Broché)
9782875742926
DOI
10.3726/978-3-0352-6561-3
Langue
français
Date de parution
2015 (Novembre)
Mots clés
non-prolifération nucléaire nucléaires IAIA le contrôle des exportations nucléaires
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 260 p.

Notes biographiques

Florent Pouponneau (Auteur)

Docteur en science politique de l’Université Paris 1, Florent Pouponneau est collaborateur scientifique au REPI (Université libre de Bruxelles) et chercheur associé au CESSP (Université Paris 1).

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Titre: La politique française de non-prolifération nucléaire