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Voie de la plume, voie du sabre

Le corps-à-corps poétique chez Bauchau, Dotremont et Bonnefoy

de Matthieu Dubois (Auteur)
©2016 Thèses 584 Pages

Résumé

Cet ouvrage se propose d’évaluer l’imprégnation de l’Extrême-Orient dans la littérature française d’après-guerre par l’étude de l’esthétique poétique de trois écrivains emblématiques de leur génération : Henry Bauchau, Christian Dotremont et Yves Bonnefoy. On observera comment leurs œuvres relèvent d’un imaginaire sino-japonais syncrétique, qui leur permet d’interroger une certaine pratique de l’écriture afin de développer un usage performatif du langage.
En particulier, cet imaginaire permet de saisir différents aspects du rayonnement de l’Extrême-Orient relatifs à la place du corps dans la création. Il invite à considérer l’impact des arts martiaux orientaux – progressivement intégrés dans la culture européenne – à l’égard des représentations et des valeurs associées à l’Asie. L’enjeu de cette étude est alors de comprendre la spécificité de ces œuvres majeures de la production poétique française contemporaine, marquées par cette culture éloignée, en regard de la pensée de la création comme geste et comme présence, telle qu’un art martial les met en œuvre en son propre lieu.
L’analyse comparative et différentielle des trois œuvres fera apparaître, outre leur singularité, un horizon commun concernant une requalification des enjeux de l’écriture poétique pouvant ouvrir à un enrichissement de l’existence et, ainsi, à un mieux-être.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Introduction
  • PremiÈre Partie - Henry Bauchau. Une Écriture guerriÈre et guÉrisseuse
  • Chapitre 1 - Dire l’intériorité
  • I. De l’intime à l’extime
  • 1. Géologie de soi
  • 2. Horizon de violence
  • 3. Enjeux d’une parole poétique
  • II. Présence de l’indicible
  • 1. Exprimer la déchirure
  • 2. Poétique de l’« allusif »
  • 3. Négocier l’intenable
  • III. Acte guerrier de l’écriture
  • 1. Engagement de la plume
  • 2. De l’héroïsme solaire à l’héroïsme nocturne
  • 3. Créer : un combat avec l’Ange
  • Chapitre 2 - Poétique des mutations
  • I. Œuvre du temps
  • 1. Cheminement d’écriture
  • 2. Poésie, acte d’espérance
  • 3. « Structure synthétique » de l’imaginaire
  • II. Pouvoir pacificateur de la création
  • 1. Désarmement des poèmes
  • 2. Potentiel guérisseur de l’écriture
  • 3. Horizon des arts martiaux
  • III. Transmutation de la souffrance en jouissance
  • 1. Œuvre du Tao
  • 2. Vivre l’immanence
  • 3. Potentiel de l’invisible
  • Chapitre 3 - « Voie » de l’écriture
  • I. Ritualité de la plume
  • 1. Établir un lieu poétique
  • 2. Écriture comme acte
  • 3. De la plume à l’épée
  • II. Dimension initiatique de l’écriture
  • 1. Errance et non-savoir
  • 2. Rencontre de l’altérité
  • 3. Fusionner avec le monde
  • III. Langage poétique et puissance de Vie
  • 1. Pouvoir auto-affectif du langage
  • 2. Vulnérabilité et performativité
  • 3. De l’auteur au lecteur
  • DeuxiÈme Partie - CHRISTIAN Dotremont. Une poÉsie du geste
  • Chapitre 1 - Revitaliser l’écriture
  • I. Explorer le langage
  • 1. Facéties poétiques
  • 2. Conquérir la matérialité des signes
  • 3. Déterritorialiser la création
  • II. Figuration/dé-figuration de l’écriture
  • 1. Paradoxe des logogrammes
  • 2. Du lisible au visible
  • 3. Geste « calligraphique » extrême-oriental
  • III. Enjeux révolutionnaires de la création
  • 1. Transformer le monde, changer la vie
  • 2. Initier à la sensualité
  • 3. Œuvre du « parmi »
  • Chapitre 2 - Quête de présence
  • I. Désir des mots, désir de l’autre
  • 1. Lyrique amoureuse
  • 2. Écueil et recueil de l’autre
  • 3. Fonder une communauté
  • II. Vaincre l’inauthenticité
  • 1. Posture de transparence
  • 2. Écriture et spontanéité
  • 3. Sincérité du faire
  • III. Toucher l’autre : de l’intime à l’entre-des-corps
  • 1. De l’iconotexte à l’écrit du corps
  • 2. Calligraphie et arts martiaux
  • 3. Maîtriser le souffle
  • Chapitre 3 - Acte de la création
  • I. Énigme du trait
  • 1. Parole logographique
  • 2. Poétique du secret
  • 3. Lire l’invisible
  • II. Langage de la « chair »
  • 1. « Travail vivant » de Dotremont
  • 2. De l’écriture à l’acte d’adhésion à la Vie
  • 3. Sur fond de silence et d’immobilité
  • III. Puissance transitoire du langage
  • 1. Esthétique de l’échange
  • 2. Pouvoir pathétique des signes
  • 3. Esthétique et éthique
  • TroisiÈme Partie - Yves Bonnefoy. Une Refiguration du SacrÉ
  • Chapitre 1 - Poésie et absolu
  • I. Révéler la « présence »
  • 1. Du surréel à la « terre »
  • 2. Poétique de l’horizon
  • 3. Témoignage de soi
  • II. Habiter poétiquement le monde
  • 1. « Empiègement » de l’image
  • 2. Écrire/désécrire
  • 3. Structure spiralaire
  • III. Écriture et inquiétude spirituelle
  • 1. Quête du sens, quête de salut
  • 2. Imaginaire religieux en rémanence
  • 3. À la jonction de la sagesse extrême-orientale
  • Chapitre 2 - Lieu et temps du sacré
  • I. Fonder un lieu
  • 1. Ailleurs et ici
  • 2. Conscience du seuil
  • 3. Architecture poétique
  • II. Vivre le présent
  • 1. Poétique de l’atemporalité
  • 2. Durée et finitude
  • 3. Lever les yeux du livre
  • III. Intériorité du corps
  • 1. Désir d’incarnation
  • 2. Sacralisation du faire
  • 3. Pratique spirituelle des arts martiaux
  • Chapitre 3 - Énigme de la Vie
  • I. Intuition de l’Un
  • 1. De l’épars à l’indivisible
  • 2. Expérience de l’être
  • 3. Participer au Tout
  • II. Épreuve de la mortalité
  • 1. « Intrigue nocturne » de l’existence
  • 2. Paroles et gestes de foi
  • 3. Ouverture à la compassion
  • III. Vie et langage : vers une poétique sacrée
  • 1. Imaginaire cratyléen
  • 2. Parole de la Vie
  • 3. Esprit des mots
  • Conclusion
  • Bibliographie sélective
  • Annexes
  • Titres de la collection

INTRODUCTION

Poésie française et imaginaires martiaux

L’époque contemporaine, configurée en profondeur par des bouleversements historiques, politiques et technologiques d’ampleur mondiale, façonne une conscience collective marquée par la déstabilisation et la déconstruction des certitudes. À la faveur de l’élargissement des connaissances théoriques, l’univers paraît paradoxalement d’autant plus opaque et menaçant1, tandis que le rapport au sacré et au symbolique se trouve remplacé par des rapports de force économiques ou militaires. Les littératures européennes enregistrent ces mutations ; elles reflètent le plus souvent, dans leurs formes et leurs thématiques, les vertiges et les inquiétudes liés aux représentations nouvelles du monde2 – à la fois comme espace géopolitique dont l’axe s’est déplacé avec le déclin des empires, et comme grandeur physique aux frontières infinies.

Toutefois, en contrepoint de la crise des valeurs induite par ces ruptures, certaines œuvres poétiques proposent de nouvelles perspectives produisant du sens. Dans leur cas, s’il faut tenir compte de l’importance historique du christianisme, il s’agit également de prendre en considération les spiritualités autres auxquelles des écrivains de langue française se montrent sensibles, et qui émergent au début du XXe siècle. En effet, le traumatisme de la Seconde Guerre mondiale a impliqué, pour ces auteurs, la nécessité d’une intériorité à retrouver ailleurs que dans les pensées qui marquent majoritairement leur culture d’origine. L’écriture se constitue en quête de sens pour trouver une issue à la mise en question brûlante d’Adorno quant à la possibilité de continuer à écrire de la poésie3. Aussi ← 21 | 22 → peut-on associer avec Myriam Watthee-Delmotte tout un pan de la littérature contemporaine à la mise en œuvre de rites chargés de gérer l’affectivité à la suite de traumatismes collectifs qui procèdent d’une cause humaine ; soit :

[…] comprendre tout un pan de la littérature contemporaine comme une initiative individuelle à vocation virtuellement collective […] [de] manifest[er] le désir de réagir au traumatisme collectif de la perte du sens et de constituer sur cette base émotionnelle un « nous » fragilisé.4

Comme l’énonce Jean-Claude Pinson, poser la question d’une « habitation poétique », selon l’expression de Hölderlin, « c’est d’emblée se heurter à l’objection d’une pensée critique de la modernité qui demande […] comment le monde désenchanté qui est le nôtre pourrait bien encore être habité poétiquement »5. Par contemporain, on entendra la définition que donne ce poète et théoricien ; c’est-à-dire la poésie qui s’écrit à partir de 1945, « lorsque commence à s’effacer ce que Friedrich nomme la “dictature de l’imaginaire” des surréalistes »6. Dans ce contexte, les œuvres d’Henry Bauchau (né en 1913), de Christian Dotremont (né en 1922) et d’Yves Bonnefoy (né en 1923) représentent des tentatives de réponses possibles, fondées sur une exigence similaire de la voie poétique.

Or, chez ces trois écrivains apparaît l’attrait variable pour la pensée et l’esthétique extrême-orientales, en sorte que leurs rapports à l’Asie soulignent des aspects différents et complémentaires de la rencontre des cultures. Chacun d’eux entre en contact avec celle-ci de la même façon : comme la plupart des Occidentaux, ils ne disposent que d’un accès indirect à ses traditions esthétiques, littéraires et philosophiques. La méconnaissance du chinois et du japonais induit la particularité de leur approche, amenée à se fonder principalement sur des traductions et des reproductions, ainsi que, ponctuellement, sur des performances.

Dans le cas d’Henry Bauchau, la dédicace du Tao-tö king écrite par Raymond De Becker – ouvrage qui fait partie de la bibliothèque personnelle de l’écrivain – révèle qu’il a connaissance de la pensée philosophique de l’Extrême-Orient avant la Seconde Guerre mondiale. Son influence est lisible dès le premier recueil Géologie, publié en 1958 ; puis plus tard avec ← 22 | 23 → un recueil significativement intitulé La Chine intérieure. Sa connaissance de l’Asie va grandissante, entre autres grâce au projet d’une biographie de Mao Zedong7, qui nécessitera un travail minutieux de documentation sur la culture chinoise pendant presque dix ans. Pour Christian Dotremont, la connaissance de l’Asie est davantage liée à la découverte d’œuvres picturales et calligraphiques de maîtres orientaux : il compose en 1957 le commentaire du film d’Alechinsky intitulé Calligraphie japonaise. On peut noter également l’influence d’anthologies poétiques et d’ouvrages d’apprentissage de la langue chinoise8. Quant à Yves Bonnefoy, il lit comme d’autres de ses contemporains le recueil de haïkus traduits par Blyth et compose la préface à l’anthologie réalisée par Roger Munier9 ; il prend également connaissance d’ouvrages philosophiques sur le bouddhisme zen ou sur différentes formes d’art en Extrême-Orient. En outre, si aucun des trois poètes n’a résidé ni en Chine ni au Japon, Bonnefoy y a effectué un bref séjour en 1968.

À la différence de l’imaginaire de l’Orient dans les œuvres du XIXe siècle10, leur rapport à la Chine ou au Japon ne peut être réduit à l’expression d’un désir d’exotisme et met en lumière un horizon d’attente commun à la fois intellectuel, esthétique et spirituel. Cet imaginaire se caractérise par certains traits philosophiques et culturels qui fascinent ces poètes. Il concerne entre autres une régulation du réel par des puissances métaphysiques non intentionnelles (le Tao, les forces du yin et du yang) – soit un rapport spirituel au monde axé sur un Dieu absent – ; ainsi que le désir d’une union des contraires, à l’encontre du dualisme du corps et de l’esprit qui se radicalise à leurs yeux dans leur culture au XXe siècle11 :

[…] si la pensée de tradition taoïste dissocie ainsi ce qui constitue la forme sensible du principe qui anime celle-ci, elle ne radicalisera jamais cette ← 23 | 24 → opposition en un dualisme fondamental : il ne s’agit pas de l’opposition de l’âme et du corps […] telle qu’a pu la concevoir l’Occident. Dans la pensée chinoise, ce qui est esprit et ce qui est forme sont indissociables et ne peuvent exister l’un sans l’autre […].12

Ces éléments révèlent chez ces écrivains un mode d’appropriation de l’Extrême-Orient par innutrition philosophique et esthétique, corrigée par leur mode d’interprétation et leur cadre européen de références. Aussi y a-t-il implicitement une déperdition de l’originel de cette culture à travers les traductions ou les médiations qui en sont faites pour la rendre accessible aux Occidentaux. Cet écart conduit à la mise en place, dans les œuvres, d’un imaginaire sino-japonais dont la singularité est amplifiée par le fait que les éléments qui le constituent entrent en résonance avec les substrats spirituels, philosophiques et intellectuels de leur culture d’origine, en un « métissage d’imaginaires »13 parfois délicat à démêler. Ce métissage opère par ailleurs à double sens, puisqu’il concerne également la représentation d’une Asie mouvante et indéfinie chez les auteurs, aux valeurs permutables d’une culture à l’autre – en sorte que des références aux traditions japonaises peuvent s’associer aux chinoises dans leurs textes, sans toujours tenir compte des frontières géographiques et linguistiques14.

À ces données s’ajoute l’influence du zeitgeist – soit l’esprit de leur époque15 – sur leur sensibilité. Il s’agit de concevoir que les œuvres littéraires inscrivent en creux les mutations d’intellection de leur époque. La formation d’un imaginaire extrême-oriental singulier au XXe siècle repose d’une part sur l’influence d’auteurs de langue française qui ont été marqués par les cultures asiatiques, dont Paul Claudel, Saint-John Perse, Victor Segalen, Pierre Jean Jouve, Henri Michaux ; ainsi que des théoriciens comme René Étiemble, Roland Barthes et Ruth Benedict. D’autre part, il faut prendre en compte la traduction d’ouvrages littéraires ou réflexifs sur les aspects esthétiques, culturels ou philosophiques de ← 24 | 25 → ce monde éloigné et qui ont eu un impact significatif : on peut relever les œuvres littéraires de Yukio Mishima, Matsuo Bashô, Sei Shônagon, Jun’ichirō Tanizaki, celles philosophiques de Lao-Tseu, Daisetz Teitaro Suzuki, ainsi que les estampes de Katsushika Hokusai et l’œuvre cinématographique d’Akira Kurosawa.

L’esthétique de l’Extrême-Orient entre en écho avec les recherches poétiques d’un langage pur et les expérimentations typographiques concernant le blanc de la page, dans le prolongement des œuvres de Stéphane Mallarmé ou de Guillaume Apollinaire. Elle offre également d’approfondir indirectement les effets de simplicité et la valorisation d’un rapport concret à la matérialité des choses, qui caractérisent par exemple le travail de Francis Ponge ; ainsi que la dépersonnalisation du lyrisme amorcée avec Arthur Rimbaud. Par extension émerge une communauté d’écrivains de langue française dont la sensibilité soit se trouve imprégnée par des principes esthétiques liés à l’Extrême-Orient, soit invite à opérer ce rapprochement, tels Philippe Jaccottet, Marguerite Duras, René Char ou Eugène Guillevic. On retrouve chez ces auteurs des traits esthétiques et thématiques partagés, par-delà la singularité de leurs projets respectifs, par les œuvres d’Henry Bauchau, Christian Dotremont et Yves Bonnefoy16.

*

L’imprégnation de certains aspects de la culture extrême-orientale s’opère ainsi, pour une part, à l’insu des écrivains eux-mêmes. Dans cette perspective, on peut souligner que les traditions martiales issues principalement de l’époque féodale japonaise deviennent un vecteur privilégié de diffusion d’un imaginaire sino-japonais et façonnent les représentations qui y sont associées. Comme le souligne Gregory Irvine :

Une grande partie des clichés sur le sabre et les samouraïs qui nous parviennent en Occident ont été créés au Japon. […] Nous, Occidentaux, exposions dans nos musées des sabres et des armures traditionnels, représentation visuelle qui perpétuait l’idéal du samouraï, en relation avec le Japon à cette époque.17

Significativement, un fait est à noter : Henry Bauchau et Yves Bonnefoy partagent la lecture du livre d’Eugen Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, qui met en scène l’initiation de son auteur à l’art du Kyudo (littéralement « Voie de l’arc ») et qui a frappé leur imaginaire. Il est difficile de savoir si Dotremont en a également pris connaissance, puisque sa bibliothèque personnelle, conservée aux ← 25 | 26 → Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles, a été reconstituée a posteriori par son frère. Toutefois, ce livre publié en 1953 a exercé une influence importante dans la constitution des imaginaires extrême-orientaux au XXe siècle18. Il a donné accès à l’initiation mystérieuse d’un art martial traditionnel japonais et rendu perceptible la sagesse attachée à cette pratique. Il constitue ainsi l’une des sources majeures qui ont façonné la représentation des écoles de combat asiatiques comme des disciplines à vocation spirituelle – laquelle détermine encore, pour une large part, la réception des Occidentaux au sujet de ces traditions fondées sur le secret.

On peut dès lors postuler un rôle signifiant des « arts martiaux »19 en ce qui concerne la quête de sens des trois poètes, touchés par les sagesses extrême-orientales. Ceux-ci ne peuvent en effet demeurer totalement inconscients de l’importance grandissante de ces disciplines guerrières dans l’élaboration d’un imaginaire asiatique dans la période d’après-guerre – qu’ils les aient pratiquées ou non, observées ou non.

Leur importance dans la culture européenne est liée, entre autres, à la préservation de valeurs chevaleresques, perçues comme menacées par l’effritement des idéaux dans la postmodernité20. On peut souligner la rupture sur le plan des imaginaires qui s’opère en Occident à la suite des guerres mondiales et rend en grande partie caduque la représentation du guerrier pourfendeur du Mal21. Elle pousse à rechercher un héroïsme plus ← 26 | 27 → intérieur et personnel, tel qu’il apparaît dans la culture sino-japonaise. Leurs écoles de combat représentent à cet égard un espace d’expression où, de façon fantasmatique, certaines valeurs occidentales en désuétude peuvent être revivifiées, ainsi que les rites qui y sont associés22. Cela éclaire la raison pour laquelle les Occidentaux tendent à les assimiler à des pratiques qui ancrent la spiritualité non prioritairement dans le dire mais dans un faire gestuel nimbé d’exotisme et de mysticisme. Les ignorer, dans le cas d’œuvres contemporaines imprégnées par la culture extrême-orientale, revient à se priver d’un éclairage possiblement signifiant.

Bien que Bauchau, Dotremont et Bonnefoy n’associent pas nécessairement de façon explicite leur plume à l’épée, passer par une tradition a priori aussi éloignée de leur sensibilité qu’une discipline guerrière extrême-orientale offre de mettre en lumière, à partir de l’écart entre ces arts, des points de jonction riches en potentialités. Selon la perspective de Franck Villain et de Yasuaki Kawanabe, leurs différences constituent la condition de possibilité d’un dialogue apte à établir une intimité inédite entre eux :

[…] les « cultures » s’appellent et entrent en dialogue à travers l’attraction de leur altérité. […] Dialoguer apparaît ainsi dans l’action de se mettre dans ce « nul lieu » pour attendre le moment éventuel où va apparaître devant chacun un visage de l’autre non traduit, non interprété mais par lequel il nous est peut-être possible de nous sonder au sein d’une intimité nouvelle.23

Au-delà du contexte culturel des auteurs, le choix d’une pratique guerrière extrême-orientale comme terme comparant se justifie aussi en ce qu’elle partage avec les œuvres d’Henry Bauchau, Christian Dotremont et Yves Bonnefoy des préoccupations similaires, en sorte qu’elle entre en résonance avec leurs projets poétiques. Celles-ci concernent la question de la performativité ou de l’efficacité, la recherche du juste – au sens du poème ou du geste ajusté à soi –, ainsi que la question du sens – puisqu’en parallèle à la mise en question de la poésie que formule Adorno, les arts guerriers du Japon perdent leur raison d’être avec la brutale transition vers la modernité de l’ère Meiji qui signifie la fin des privilèges des ← 27 | 28 → samouraïs24. Plus que la musique, la danse, la sculpture ou la peinture pour lesquelles les auteurs montrent un intérêt explicite, les arts martiaux constituent des révélateurs pertinents des enjeux de leur art poétique, dès lors qu’ils partagent le fait d’explorer ce qui ancre fondamentalement l’individu dans le monde avec autrui : le langage, d’ordre verbal ou corporel, dans son pouvoir d’affectation comme potentiel menaçant ou porteur d’harmonie.

Bien que la poésie française et la pratique martiale diffèrent tant par leur ancrage culturel (l’Occident ou l’Extrême-Orient) que par leur medium (le langage verbal ou corporel), ainsi que leurs visées (l’élaboration d’un objet esthétique ou l’efficacité au combat), elles se rejoignent en profondeur en ce qu’elles touchent de façon similaire à la négociation des échanges relationnels. D’un point de vue anthropologique, toutes deux s’inscrivent parmi les formes complexes de gestion du « territoire intime »25 en relation avec autrui, en ce qu’elles touchent de façon commune à la question fondamentale de la violence. Comme le développe Paul Ricœur :

L’occasion de la violence, pour ne pas dire le tournant vers la violence, réside dans le pouvoir exercé sur une volonté par une volonté. Il est difficile d’imaginer des situations d’interaction où l’un n’exerce pas un pouvoir sur l’autre du fait même qu’il agit. […] La pente descendante est aisé [sic] à jalonner depuis l’influence, forme douce du pouvoir-sur, jusqu’à la torture, forme extrême de l’abus.26

Par ailleurs, ces formes d’expression constituent, selon l’expression de Winnicott, des « espaces potentiels »27 dont l’objectif est d’articuler l’expérience subjective à la vie en société. On conçoit que la création poétique et la pratique martiale ont évolué de manière parallèle dans le sens d’une sophistication des modes de contact avec autrui – pour l’une, par l’échange verbal ; pour l’autre, par l’interaction corporelle. Elles induisent une même ouverture à la dimension spirituelle de l’être-ensemble et représentent des voies qui initient à l’épanouissement de l’intériorité. ← 28 | 29 → Aussi les confronter offre-t-il de croiser des épistémologies différentes et complémentaires quant aux enjeux de la création, en particulier ce qui concerne son impact existentiel.

*

Affirmer qu’il existe, peu ou prou, des liens entre la poésie française et un art martial extrême-oriental – au-delà du topos qui compare la plume et l’épée dans l’imaginaire occidental28 – semble provocant en regard du repli actuel de l’analyse littéraire sur son domaine d’investigation. Comme le souligne Christophe Meurée, « la théorie de la littérature se résume, de plus en plus fréquemment et âprement, à une théorie des adversaires », alors qu’il « faudrait la muer en théorie des convergences »29 :

[…] malgré la mode de l’interdisciplinarité, une conjonction toujours plus élargie des perspectives théoriques court le danger d’une réception suspicieuse, parce qu’elle œuvre à contre-courant des désirs d’exclusivité qui règnent en maître sur la théorie littéraire depuis sa naissance […].30

Dans ce contexte apparaît tout l’intérêt de la démarche de Michel Henry, fondateur de la phénoménologie de la Vie, qui interroge le fondement de l’expérience par-delà son caractère polymorphe indéfini. Le fondement phénoménologique de toute chose y renvoie à la question du sentiment de soi, c’est-à-dire la manifestation de l’affectivité comme puissance invisible et immanente, qui détermine la subjectivité :

[…] les qualités attribuées aux corps ne sont que la projection en eux de sensations et d’impressions qui n’existent jamais ailleurs qu’au lieu où elles se sentent et s’éprouvent elles-mêmes, données à elles-mêmes dans l’auto-donation pathétique de la vie.31

Cette approche permet ainsi de réinterroger l’acte créateur en tant que phénomène commun à toutes les formes d’expression, en dépassant leurs distinctions usuelles. Elle déplace la création depuis les éléments formels qui la déterminent, vers le lieu invisible où son épreuve auto-affective assure son existence, et que Michel Henry désigne par le terme « chair » : ← 29 | 30 →

[…] notre chair n’est rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché par lui. Cela donc dont le corps extérieur, le corps inerte de l’univers matériel, est par principe incapable.32

Tout langage artistique est, à cet égard, à considérer comme une « matière-émotion »33 révélatrice de l’affectivité – les différentes formes d’expression constituant autant de modalités d’une épreuve intime de soi donnée en partage. L’écriture de poèmes et la pratique martiale se rejoignent en profondeur, sur un plan qui touche à l’intériorité, en ce sens que, par-delà les différences qui opposent l’art de la plume et l’art du sabre – l’un associé à la finesse de la maîtrise du langage et l’autre à l’habileté gestuelle –, tous deux se révèlent essentiellement des arts du vivre. Car il s’y joue l’accomplissement possible d’une plénitude d’être soi.

De façon concrète, la phénoménologie de la Vie permet d’interroger la création poétique en tant que geste d’écriture investi d’une présence corporelle, en regard du mode d’expression d’un art martial34. Alors que le corps constitue généralement un point aveugle de la conscience esthétique en Occident, l’imaginaire extrême-oriental invite à considérer, au contraire, la création en « acte ». Il qualifie la dimension du geste dans l’invention littéraire, comme il le fait par ailleurs dans les arts martiaux ; soit l’implication charnelle de l’écrivain dans son faire. Celle-ci se traduit par l’élaboration d’une écriture du corps propre au XXe siècle, qui vise la mise au point d’un substitut verbal pour le corps de l’auteur et valorise la dimension physique de l’énonciation. Aussi les textes de Bauchau, Dotremont et Bonnefoy s’offrent-ils à une lecture indiciaire qui déborde ← 30 | 31 → la constitution d’un sens langagier fondé sur l’arbitraire du signe et la figuration mimétique :

Appel à reconstitution, la page fonctionne, en tant que représentation visuelle de l’activité même de l’écriture et dans cette autoreprésentation, comme la preuve d’un corps, ou mieux son épreuve. […] ce déplacement conduit à envisager la totalité du texte comme le lieu du corps, et non à assigner ce rôle à certaines parties spécifiques : l’écriture corporelle perd sa localisation pour se diffuser à travers l’œuvre.35

D’un point de vue épistémologique, l’analyse interne demeure première et ne s’inféode pas à une logique purement contextuelle et déterminée par les écrits des auteurs qui accompagnent leurs œuvres – bien que leur confrontation s’avère éclairante. En ce sens, on rejoint l’heuristique constructive que préconise Jean Burgos ; soit la mise à distance « de ceux qui pensent qu’analyser une œuvre consiste à remonter à des antécédents, déceler des causes ou mettre à jour des motivations, parce qu’ils sortent du texte et laissent de côté sa spécificité créatrice »36. À la suite de Robert Weimann, cela signifie prendre en considération l’ambivalence inhérente à toute œuvre d’art ou littéraire, comme ce qui à la fois est le produit de son temps et à la fois construit son temps :

[…] on the one hand, the work of art [is] a product of its time, a mirror of its age, a historical reflection of the society to which both the author and the original audience belonged. On the other hand… the work of art is not merely a product, but a “producer” of its age ; not merely a mirror of the past, but a lamp to the future.37

L’investigation textuelle s’appuiera de façon essentielle sur une approche qui relève de l’analyse comparative et différentielle, telle que la développe Ute Heidmann. L’objectif est de respecter l’identité de chaque objet étudié – tant en ce qui concerne chacune des œuvres, les unes par rapport aux autres, qu’en ce qui concerne la différence entre la poésie française et un art martial extrême-oriental –, c’est-à-dire d’éviter que la recherche du semblable empêche de reconnaître ce qui est différent, et de garder à l’esprit que la démarche comparative demeure un acte de construction : ← 31 | 32 →

[…] si nous prenons l’option de la différentiation, nous nous engageons à construire un axe de comparaison suffisamment pertinent et complexe pour prendre en compte à la fois le trait commun perçu et les différences fondamentales des phénomènes à comparer.38

À partir de ce soubassement méthodologique, l’analyse prendra appui sur deux modalités principales. D’une part, elle reposera sur l’interrogation de la mise en jeu du corps du scripteur qui induit des parallélismes entre la création littéraire et la pratique martiale. La conception du corps, qui relie l’esthétique à l’acte poétique, s’étudiera à la lumière de la phénoménologie de Michel Henry, de façon à révéler comment la parole investit la rédaction pour inscrire ce qui est de l’ordre d’une voix, d’un geste ou d’une implication charnelle dans le monde. Comme le souligne Didier Anzieu, « [l]e corps de l’artiste, son corps réel, son corps imaginaire […] sont présents tout au long de son travail et il en tisse des traces, des lieux, des figures dans la trame de son œuvre »39. En particulier, la distinction que Michel Henry pose entre « corps » et « chair » s’avère éclairante à l’égard des interrogations qui sous-tendent l’écriture poétique contemporaine :

La démarche du poète n’est pas sans analogie avec la démarche phénoménologique, dans l’attention qu’il porte au déchiffrement des signes multiples qui apparaissent à sa conscience et que lui apporte l’expérience vécue de son propre corps. La pratique même de l’écriture poétique participe au premier chef de cette expérience en chiasme ; nés du corps, questions et désirs suivent […] leur parcours charnel jusqu’à la main qui écrit […].40

En outre, la qualification du sentir qu’opère le phénoménologue ouvre au dépassement des dualismes de la pensée occidentale hérités de l’époque moderne et permet de relier sur ce point les interrogations des auteurs avec la pensée extrême-orientale41. Le cadre épistémologique ← 32 | 33 → de Michel Henry, qui différencie les contenus noématiques perçus du pouvoir effectif de percevoir – d’ordre invisible –, recoupe de ce point de vue la perspective néo-confucéenne qui distingue l’être réalisé (ti) et le principe qui permet d’œuvrer (yong), selon la dyade du visible et de l’invisible, du latent et du patent qu’analyse François Jullien42.

D’autre part, des convergences ponctuelles chez chaque auteur entre son travail poétique et un art guerrier – non nécessairement conscientisées – seront mises au jour, du fait que ces deux formes d’expression constituent des « rites profanes »43, au sens donné par Claude Rivière. Toutes deux s’ancrent dans un temps et dans un espace spécifiques, détachés du quotidien, qui les assimilent à des formes d’expression ludiques. Elles s’inscrivent en même temps dans un régime de permanence qui a vocation à faire en sorte que leur potentiel initiatique déborde la sphère délimitée de la création pour irriguer l’existence tout entière du sujet.

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Dans l’analyse des esthétiques poétiques des auteurs, la pratique guerrière extrême-orientale se constituera ici en « tertium comparationis »44, tel que le conçoit Ute Heidmann. Cette étude mettra alors en œuvre, de façon indirecte, un mode de réciprocité, à savoir un éclairage en retour sur un art martial qui s’est développé pour une part simultanément aux œuvres poétiques retenues. Alors qu’un nombre grandissant d’études attestent l’intérêt d’un biais extrême-oriental pour rendre compte d’œuvres littéraires du XXe siècle, la question se pose de pouvoir explorer des pistes inédites dans le champ des études comparatives de l’Orient. Cette recherche qui interroge la fécondité de la rencontre des cultures pourra éclairer, en retour, un objet étranger à l’analyse littéraire : un art corporel asiatique. On explorera de ce point de vue une piste peu étudiée dans le cadre des sciences humaines, en regard du faible appareillage critique qui entoure actuellement les arts martiaux45. ← 33 | 34 →

Ceux-ci représentent pourtant un phénomène transculturel dont l’importance ne cesse de croître depuis leurs premières démonstrations à la fin du XIXe siècle en Europe et, de façon significative, surtout à partir de la fin des conflits mondiaux – période qui a vu leur développement et leur diversification exponentielle. Si ces disciplines gardent en mémoire leurs traditions d’origine, en particulier à travers les codes rituels qui déterminent leur aspect ésotérique, elles sont devenues d’autant plus complexes à étudier qu’elles s’intègrent dans des cultures allogènes qui, parfois, les resémantisent à partir de leurs filtres propres. C’est pourquoi les arts martiaux constituent désormais un patrimoine qui transcende les frontières nationales et appartiennent à un imaginaire collectif grandissant, popularisé par de nombreux media46.

Si cette expression renvoie dans l’imaginaire occidental à une pratique définie – les écoles guerrières d’Asie –, elle recouvre cependant des réalités multiples, parfois fondées sur des présupposés opposés. Aborder ces méthodes de combat nécessite une clarification notionnelle – bien que face à leur complexité mouvante, elle soit vouée à demeurer provisoire. La dénomination générique d’« arts martiaux » désigne trois formes de lutte selon la typologie usitée au Japon : les bujutsu, qui sont les écoles militaires féodales, les budo, qui correspondent aux arts martiaux modernes dérivés des premiers, et les kakutogi, qui renvoient aux sports de combat conçus récemment sur les modèles occidentaux47. Pour des raisons de cohérence historique et de clarté épistémologique, l’expression « arts martiaux » renverra ici aux budo – dès lors que seuls ceux-ci ont été introduits en Occident au moment où les trois poètes accèdent à leur vocation d’écrivain.

Parmi l’ensemble des disciplines martiales présentes en Europe, dont le Judo, le Karaté et le Ju-jutsu sont parmi les plus connus, l’Aïkido constituera l’art de référence dans le contexte de cette étude. La première raison est historique : si le nom « Aïkido » apparaît officiellement en 1942 pour désigner le travail de son fondateur, Maître Morihei Ueshiba (né en 1883), son introduction en France coïncide avec l’émergence des œuvres poétiques sélectionnées – Maître Minoru Mochizuki le fait ← 34 | 35 → connaître en 1953. Le second motif est lié au fait que sa transmission tend à garder la méthode d’enseignement actuelle proche de celle de Morihei Ueshiba, en raison de son vœu de l’écarter de la compétition – ce qui l’a préservé d’une occidentalisation propre au cadre sportif48. En troisième lieu, l’Aïkido condense de façon prototypique les valeurs associées, dans les représentations occidentales, aux méthodes de combat asiatiques – valeurs qui ont intéressé les écrivains qui n’ont pratiqué aucun art martial. C’est en grande partie dû à la figure mystique de Maître Ueshiba qui a progressivement valorisé une approche philosophique des mouvements – jusqu’à l’abandon, à la fin de sa vie, de leur finalité destructrice49. Cet arrière-plan, lié à la beauté plastique des gestes50 issue de l’usage d’armes chevaleresques (sabre en bois et bâton) et d’une tenue qui réactualise fantasmatiquement un Japon médiéval romantique, a rencontré un horizon d’attente important. On peut souligner que la France représente, avec le Japon, le pays où se pratique le plus cette discipline.

L’Aïkido s’assimile à un art de contact, au sens où il privilégie des techniques qui visent à contrôler l’adversaire et à l’immobiliser au sol, plutôt que des frappes. Il propose une trentaine de réponses possibles à de multiples attaques, tant à mains nues que face à des armes blanches. D’un point de vue technique, seules les notions d’irimi (entrer dans l’espace de l’adversaire), atemi (se trouver dans une position avantageuse pour placer un coup sans craindre de riposte adverse51), awase (le fait de s’harmoniser aux gestes de l’autre) et musubi (fusionner avec le corps de l’autre afin de réaliser une technique52) constituent les éléments sur lesquels s’accorder pour définir l’identité formelle de l’Aïkido. Cet art se caractérise en particulier par la mise en avant d’un principe d’harmonie, inscrit de façon programmatique dans son nom, qui conditionne tant la forme des techniques que leur exécution. Le nom « Aïkido » est composé ← 35 | 36 → de trois caractères que l’on peut traduire, parmi d’autres possibles, par « voie de l’harmonie des énergies »53. Ce principe accorde une importance essentielle à autrui, telle que l’Aïkido pose idéalement le fait de pouvoir opposer à l’agressivité une efficacité qui ne cède pas à des moyens eux-mêmes perçus comme violents ou contraignants. Pour cette raison, il est associé de façon privilégiée à une voie martiale qui conduit à vivre une forme de spiritualité, fondée sur la compassion dans l’application des gestes.

En tant qu’art corporel, sa spécificité réside dans sa vocation à éduquer en profondeur le corps dans une optique d’efficacité – motivée par le principe que la pratique est une question de vie ou de mort54. Cette recherche conduit à explorer et à développer au maximum les potentialités de l’adepte : tant la sensibilité la plus aiguë à soi et à son environnement – au point de pressentir toute menace sans la percevoir –, que générer une puissance d’ordre surhumain par la maîtrise globale du corps – par exemple en mobilisant de façon dissociée chaque partie du corps de façon simultanée ou en apprenant à bouger sans utiliser les muscles externes –, ainsi qu’à produire un effet sur l’autre à distance par le développement de l’intention. Ce qui est visé concerne le dépassement des contingences physiques, soit l’annulation des différences de force, d’âge, de rapidité, pour assurer l’accès à une maîtrise non susceptible de décroître avec l’avancée en âge et, ainsi, rendre féconde l’étude martiale tout au long d’une vie. Le cœur de la pratique consiste dès lors non à enrichir quantitativement un répertoire gestuel qui aurait pour but de surprendre l’adversaire, mais à améliorer qualitativement son exécution.

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En raison de l’entremêlement des référents asiatiques dans les œuvres sélectionnées, l’analyse fera appel au croisement des traditions chinoises et japonaises pour rendre compte de leurs poétiques respectives. Cette façon de procéder se justifie également en regard du caractère syncrétique, non exclusif, du mode de pensée de ces cultures, ainsi qu’en regard de l’héritage artistique et philosophique que le Japon doit historiquement à la Chine. Aussi le choix d’un art martial d’origine japonaise comme terme comparant s’avère-t-il en non-contradiction avec le fait d’explorer ← 36 | 37 → l’influence de la culture chinoise ; de même qu’inversement, les concepts de la tradition lettrée chinoise peuvent étayer les perspectives philosophiques attachées aux formes d’expression artistiques ou martiales du Japon.

Cependant, explorer la présence d’un imaginaire extrême-oriental chez Henry Bauchau, Christian Dotremont et Yves Bonnefoy conduira, plus profondément, à comprendre le substrat culturel occidental qui à la fois détermine et motive sa réception. L’analyse comparative et différentielle des œuvres fera apparaître, outre leur singularité, un arrière-plan commun concernant une qualification des enjeux de la création poétique. Si leur imaginaire de l’Extrême-Orient est, en définitive, l’expression d’un horizon d’attente de l’Occident à un moment donné de son histoire culturelle, l’évaluation de son imprégnation dans leurs entreprises permettra d’interroger trois pratiques de l’écriture déterminant un usage performatif du langage. À la suite des travaux sur l’acte linguistique55, la ritualité littéraire56 et l’interrogation phénoménologique de la création57, on évaluera le potentiel d’impact de ces modalités de création – soit leur pouvoir auto-affectif et pathétique.

S’il est vrai que lire, c’est élargir les perspectives intérieures du lecteur en tant que « voyage consenti dans la dimension du fictif qui, au retour, peut déboucher sur une réappropriation plus lucide du réel »58, réciproquement l’objectif de cette recherche est d’ouvrir, par le biais de l’analyse littéraire, une voie d’intellection de la réalité. On s’inscrira en particulier dans la continuité des travaux en phénoménologie de la Vie, laquelle propose à la recherche des tâches nouvelles :

[…] l’exploration systématique de l’invisible qui détermine notre être profond et indépendamment duquel il devient impossible de rien comprendre à l’homme, non plus qu’à l’ensemble des problèmes qui concernent sa réalité véritable. ← 37 | 38 →59

Selon les termes de Jean-Claude Coquet à propos de l’intérêt épistémologique de la phénoménologie aux côtés des études littéraires traditionnelles, « [s]i la phénoménologie est bien cette discipline qui nous invite à retourner aux choses mêmes et nous propose une marche à suivre, la littérature de son côté offre à la phénoménologie de quoi fonder ses analyses »60. Le concept henryen d’« incarnation » permettra d’articuler différents paramètres de l’écriture poétique : la « matière-émotion » et la « structure d’horizon »61, l’idiolecte62 et le support médiologique63. Pour reprendre la formule de Myriam Watthee-Delmotte :

Ce faisant, on touche à ce qui reste trop largement impensé dans la théorie littéraire : l’aspect émotionnel et sensoriel mis en œuvre dans la lecture, vue non plus comme une activité exclusivement cérébrale, mais comme un rapport au médium et comme la mise en œuvre d’une sensibilité esthétique, avec une performativité réelle.64

L’analyse des œuvres poétiques d’Henry Bauchau, Christian Dotremont et Yves Bonnefoy permettra de saisir certaines facettes complémentaires du rayonnement de l’Extrême-Orient, relatives à la place du corps dans la création. En particulier, on observera les vertus guerrières et guérisseuses liées à l’écriture, la question du geste et la dimension spirituelle qui lui est attachée. Chaque partie déploiera successivement une poétique d’auteur afin de souligner la singularité de son rapport à l’écriture et à l’Extrême-Orient, avant de faire émerger, dans une synthèse finale, les points de convergence autour de la question de l’acte scripturaire. L’ordre des œuvres s’inscrit dans une logique de complexification du rapport à cette culture – et par corollaire aux budo. Si l’impact des traditions asiatiques sur l’imaginaire d’Henry Bauchau apparaît de façon visible, il s’avère déjà plus crypté pour Christian Dotremont, et beaucoup plus distendu en ce qui concerne Yves Bonnefoy, qui privilégie dans ses essais le filtre des traditions occidentales. Toutefois, si dans ce dernier cas l’on se trouve dans une situation limite – le rapprochement entre son art poétique et l’esthétique asiatique s’opérant par homologies –, ce choix révèle en contrepartie l’efficacité heuristique des concepts issus des traditions du Japon et ← 38 | 39 → de la Chine pour mettre au jour des potentialités de sens non encore élucidées, et qu’autorise la pluralité de sens de ses textes.

Pratiquer une forme de dialogue interdisciplinaire en rapprochant des œuvres poétiques de langue française et un art martial d’origine japonaise s’institue ici en méthode, dans la continuité des principes formulés par Edgar Morin65. Le choix de convoquer des domaines extrinsèques à la littérature – les budo, le corps, l’interrogation phénoménologique de la création – fait droit à la richesse du croisement des perspectives. Par le biais de la comparaison différentielle, on rejoint l’approche de François Jullien par rapport aux études classiques de sinologie66 : on se trouve en mesure d’interpréter des aspects signifiants de la culture extrême-orientale – sa tradition martiale – auxquels elle ne prête pas nécessairement attention67, sous un éclairage réciproque avec les œuvres de poésie. L’effet de retour s’avère essentiel : en même temps que la critique littéraire se décentre par rapport à sa propre tradition, elle peut jeter un regard nouveau sur ses propres interrogations. Le spécialiste d’Extrême-Orient se fait alors un découvreur de l’Occident ; et le savoir sur une discipline telle que l’Aïkido constitue dès lors un nouvel organon.

Par corollaire, le choix des outils d’investigation implique d’emblée la potentialisation du sens des textes, tel que le souligne Dominique Maingueneau :

La métaphore optique (notre « regard », notre « vision » de la littérature) […] laisse penser qu’il existerait un objet stable, la littérature, dont nous pourrions mieux percevoir les propriétés si nous améliorions nos instruments de perception. C’est oublier que cet « objet » se transforme avec ces instruments.68

Gérard Genette rappelle aussi que « [ p]enser fait sentir »69, en sorte que chaque œuvre se modifie à mesure que s’affine et se diversifie le champ de connaissance et de référence qui les éclaire. De ce fait, emprunter la voie ← 39 | 40 → qu’ouvre la phénoménologie de Michel Henry implique de faire droit à la dimension nécessairement subjective de l’acte interprétatif, en sorte que cette étude contribue au processus d’affectation de soi des œuvres. À la suite de Judith Schlanger, la posture scientifique adoptée participe à certains aspects de la création littéraire, parce qu’il y va du « risque de la novation » – le nouveau n’étant intégré qu’à condition d’être « audible » par rapport au contexte, « intéressant », et « souhaitable » par rapport aux divers intérêts70.

En ce sens, cette étude privilégie la pratique de la lecture que décrit Michel Lisse ; soit l’exploration des œuvres par découpage et prélèvements de citations, agencées pour appuyer une argumentation, avec le risque que ce rassemblement paraisse faire violence au texte en ne respectant pas sa singularité :

Telle est, pourrait-on dire, la tâche paradoxale de la lecture ou tel est l’effet de la lecture : injonction à la disjonction. S’il y a rassemblement, il est indispensable de préserver au sein de ce rassemblement ce qui est dispersé en tant que tel, la dissémination, le décentrement, l’effraction…71

Ainsi, le cheminement proposé à travers les différentes œuvres fait émerger des éléments signifiants par-delà leurs écarts temporels. En contrepartie, c’est ce qui fait que la lecture – en tant que décision de trancher parmi les multiples presque infinis que génèrent les textes – ne peut s’identifier à l’application d’un programme tracé d’avance et représente une activité responsable :

Le lecteur devient de la sorte le gardien du texte ; à lui qui, comme récepteur, n’existait pas avant l’œuvre, le texte, le poème lui est confié, donné. À la fois, le lecteur est inventé par l’œuvre et il la contresigne, lui donne une existence. La compétence du lecteur est produite par l’œuvre, mais le lecteur, en tant que contresignataire, rend l’œuvre lisible […].72

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Afin d’alléger le système de notes bibliographiques, les citations des poèmes renverront directement aux ouvrages qui constituent le corpus de référence. Pour Henry Bauchau, il s’agit principalement de l’ouvrage Poésie complète73 qui contient les recueils : Géologie, L’escalier bleu, Célébration, La Chine intérieure, La mer est proche, La nef des fous, La sourde oreille ou le rêve de Freud, Les deux ← 40 | 41 → Antigone, Poèmes pendant la guerre du Golfe, Heureux les déliants, Exercice du matin, Nous ne sommes pas séparés et L’accueil. On renverra cependant ponctuellement à l’édition antérieure des œuvres complètes74 pour prendre en compte des textes non repris dans l’édition de 2009. À ces volumes s’ajoute le dernier recueil publié du vivant de l’écrivain : Tentatives de louange75.

Pour Christian Dotremont, l’ouvrage principal de référence pour l’analyse textuelle est celui des Œuvres poétiques complètes76 réalisé sous la direction de Michel Sicard. Toutefois, le caractère atopique de son œuvre nécessite de prendre en compte sa dimension plastique ; aussi fera-t-on référence aux principaux livres d’art qui recueillent ses logogrammes les plus longs : Logbook77, J’écris donc je crée78, Traces79, Commencements lapons80. En raison du fait que son œuvre demeure éclatée et non totalisable, on renverra aussi, de façon ponctuelle, à des logogrammes ou autres œuvres iconotextuelles appartenant à des collections muséales ou privées. En dernier lieu s’ajoute un recueil consacré spécifiquement aux logoneiges et aux logoglaces composés en Laponie et photographiés par Caroline Ghyselen, intitulé Mémoire de neige81.

Pour Yves Bonnefoy, on renverra aux volumes principaux qui rassemblent parfois plusieurs recueils en un tout cohérent – son entreprise poétique n’ayant pas encore fait l’objet d’un volume d’œuvres complètes – : Le Cœur-espace82, Poèmes83 (qui contient les recueils Anti-Platon, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, Hier régnant désert, Pierre écrite et Dans le leurre du seuil), Ce qui fut sans lumière84 (qui contient en plus du recueil éponyme Début et fin de la neige et ← 41 | 42 → Là où retombe la flèche), Les planches courbes85, Le Grand Espace86, Raturer outre87, L’Heure présente88 (qui contient aussi les recueils La longue chaîne de l’ancre, Théâtre pour les enfants, Aller, aller encore et Le Digamma).

Les références aux textes qui accompagnent leur œuvre poétique (romans, pièces de théâtre, journaux, essais, articles, entretiens, etc.) seront données, dans chaque partie qui leur est consacrée, une première fois complètement ; par la suite, elles seront données par leur titre, sans la mention explicite de leur auteur.

En ce qui concerne l’Aïkido, bien que cet art demeure profondément rattaché à la figure de son fondateur et aux principes de son enseignement, il existe actuellement de multiples écoles réunies sous ce même vocable, dont les présupposés et les formes peuvent diverger sensiblement. Ces différents styles renvoient à la fois à l’évolution des recherches de Maître Ueshiba au long de sa vie, ainsi qu’aux interprétations de ses disciples – certains choisissant de perpétuer à l’identique sa pratique, d’autres de s’en affranchir dans une mesure relative pour en approfondir les principes clefs. Les analyses de cet art martial renverront ici principalement aux formes développées par Léo Tamaki – soit l’Aïkido Kishinkai89 – dans le sillage de l’enseignement de Maître Nobuyoshi Tamura, considéré comme l’élève le plus proche du fondateur. Ce choix est motivé, entre autres, en raison de l’exploration de principes d’utilisation du corps inspirés des écoles anciennes de l’époque féodale (koryu) qui inscrivent la pratique dans une réflexion globale et pragmatique, de manière à situer les techniques dans leur contexte d’origine. ← 42 | 43 →


1 Voir à titre indicatif : Brian Greene, La magie du cosmos. L’espace, le temps, la réalité : tout est à repenser, traduit de l’anglais par Céline Laroche, Paris, Laffont, 2005, collection « Folio essais » ; Stephen William Hawking, Une brève histoire du temps. Du Big Bang aux trous noirs, traduit de l’anglais par Isabelle Naddeo-Souriau, Paris, Flammarion, 1989, collection « Champs ».

2 Voir Jean-Claude Polet, Auteurs européens du premier XXe siècle, volume 2 : Cérémonial pour la mort du sphinx (1940-1958), Bruxelles, De Boeck, 2008 ; Catherine Mayaux et Szavai Janos, Problématique du roman européen. 1960-2007. Actes du colloque international de Cergy-Pontoise de décembre 2007, Paris, L’Harmattan, 2009, collection « Cahiers à la Nouvelle Europe ».

3 « […] écrire un poème après Auschwitz est barbare », Theodor Wiesengrund-Adorno, Prismes. Critique de la culture et société, traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Paris, Payot, 1986, collection « Critique de la politique », p. 26.

4 Myriam Watthee-Delmotte, Littérature et ritualité. Enjeux du rite dans la littérature française contemporaine, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2010, collection « Comparatisme et Société », pp. 236-237.

5 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète. Essai sur la poésie contemporaine, Seyssel, Champ Vallon, 1995, collection « Recueil », p. 65.

6 « Sans trop d’égards pour les périodisations (toujours aléatoires) auxquelles recourent les historiens de la littérature, j’appelle “contemporain”, en un sens très large, ce qui vient après cette modernité poétique qu’Hugo Friedrich fait commencer avec Baudelaire et analyse jusque chez Saint-John Perse », ibid., p. 13.

7 Henry Bauchau, Essai sur la vie de Mao Zedong, Paris, Flammarion, 1982. Les notes préparatoires et la bibliothèque extrême-orientale de l’écrivain se trouvent archivées au Fonds Henry Bauchau de l’Université catholique de Louvain.

8 Voir Françoise Lalande, Christian Dotremont, l’inventeur de Cobra. Une biographie, Paris, Stock, 1998. Certains ouvrages sont recensés au Fonds Christian Dotremont des Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles – en réorganisation au moment de la réalisation de cette étude.

9 Yves Bonnefoy, « Préface. Du haïku », in Roger Munier, Haïku, Paris, Fayard, 1983, pp. IX-XXXVI.

10 Voir Jean-Claude Berchet, Le voyage en Orient. Anthologie des voyageurs dans le Levant au XIXe siècle [1985], Paris, Robert Laffont, 2005, collection « Bouquins ». L’Orient au XIXe siècle renvoie davantage au Moyen-Orient méditerranéen et s’associe à la question du voyage que peuvent effectuer rituellement les écrivains.

11 Cette dissociation, qui prend ses racines dans le logos grec, provient à la fois d’une interprétation tardive des Évangiles à contre-sens et de la pensée de Descartes. Voir David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité [1990], Paris, Presses universitaires de France, 2008, collection « Quadrige/Essais débats ».

12 François Jullien, La valeur allusive. Des catégories originales de l’interprétation poétique dans la tradition chinoise (contribution à une réflexion sur l’altérité interculturelle) [1985], Paris, Presses universitaires de France, 2003, collection « Quadrige », p. 107.

13 Voir Olivier Ammour-Mayeur, Les imaginaires métisses. Passages d’Extrême-Orient et d’Occident chez Henry Bauchau et Marguerite Duras, Paris, L’Harmattan, 2004.

14 Cette conception d’une sagesse commune à la Chine et au Japon provient des échanges culturels entre ces deux pays, en sorte que le Japon s’est approprié les traditions de son voisin, dont le système d’écriture, la pensée du Tao et des cinq éléments, les formes artistiques et les méthodes de combat.

15 Voir à titre indicatif : Catherine Mayaux (éditrice), France-Japon : regards croisés. Échanges littéraires et mutations culturelles, Berne, Peter Lang, 2007, collection « Littératures de langue française ».

Résumé des informations

Pages
584
Année de publication
2016
ISBN (PDF)
9783035265675
ISBN (MOBI)
9783035297966
ISBN (ePUB)
9783035297973
ISBN (Broché)
9782875742940
DOI
10.3726/978-3-0352-6567-5
Langue
français
Date de parution
2015 (Novembre)
Mots clés
Henry Bauchau Christian Dotremont l'Aïkido Analyse phénoménologique de la création poétique
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 584 p., 7 ill.

Notes biographiques

Matthieu Dubois (Auteur)

Matthieu Dubois a accompli un mandat de recherche en littérature française contemporaine à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) et à l’Université de Cergy-Pontoise. Il a travaillé préférentiellement sur les imaginaires extrême-orientaux, principalement chez Yves Bonnefoy, Christian Dotremont et Henry Bauchau, ainsi que sur l’application de la phénoménologie de Michel Henry en littérature. Il s’est parallèlement intéressé à l’analyse phénoménologique des arts martiaux japonais, en particulier l’Aïkido.

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Titre: Voie de la plume, voie du sabre