Les voix du théâtre québécois contemporain
De l’auteur au personnage et vice-versa
Résumé
En effet, les auteurs dramatiques, face à la difficulté de plus en plus grande de faire entendre leurs voix, choisissent souvent de se représenter dans leurs œuvres et exploitent dans leurs créations leur moi d’auteur comme un matériau. C’est cette voix de l’écriture aux limites de l’autofiction et de l’autobiographie qu’explore la seconde partie de l’ouvrage. Pour cela, l’autrice s’intéresse à des œuvres plus proches du plateau et montre comment les auteurs, souvent aussi acteurs, metteurs en scène, se pensent et se représentent dans leurs œuvres et interrogent leur pouvoir de création de la fiction.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction
- I. Les êtres déterritorialisés du théâtre québécois des années 2000 : essai d’une typologie
- 1. Décomposition du modèle familial…
- 1.1 Les pères absents
- 1.2 Les familles dysfonctionnelles
- 2. … et familles recomposées : substitutions et démultiplications
- 2.1 Les parents démultipliés, les enfants absents
- 2.2 Dédoublement et gémellité
- 2.3 Interchangeabilité et renaissances perpétuelles
- 2.4 Un monde animal : cycle de la vie et nouvelles tribus
- 2.4.1 Animaux-témoins et recomposition familiale
- 2.4.2 Troubles et métamorphoses
- 2.4.3 Au-delà de la mort et cycle de la vie
- 3. Les apatrides du théâtre québécois
- 3.1 Des maisons et des hommes : l’autochtonie chez Daniel Danis
- 3.2 Des visages de l’américanité
- 3.2.1 La fin de l’American dream : les sans-territoire de Louisiane Nord
- 3.2.2 Desperate family : les américains « en toc » de Le Plan américain
- 4. Les spectres intertextuels ou les revenants du théâtre québécois
- 4.1 Ce qui meurt en dernier de Normand Chaurette : l’omniprésence des absents
- 4.1.1 L’intertextualité comme source de l’écriture des personnages
- 4.1.2 Présence-absence : les fantômes de l’hypotexte
- 4.2 Évelyne de la Chenelière : le spectre de l’écriture
- 4.2.1 Contre les « générations spontanées »
- 4.2.2 Une revenante comme source et forme de la fiction théâtrale
- 4.2.3 Transferts de présence
- 4.2.4 Intertextualité et héritage artistique
- 5. Les « hommes sans qualité » : les personnages du monde médiatique
- 5.1 Le monde médiatique comme modèle d’écriture des personnages : trois instantanés des années 2000
- 5.1.1 Judith aussi : le modèle publicitaire et les êtres sans histoire
- 5.1.2 Félicité d’Olivier Choinière et la société du spectacle
- 5.1.3 Rouge Gueule : les détournements du confessionnal
- 5.1.4 Le modèle médiatique contre le « télévisisme »
- 5.2 Le personnage dramatique et son auteur à l’épreuve des formes médiatiques : l’extimité dans Nous voir nous de Guillaume Corbeil (2013)
- 5.2.1 Le modèle dramaturgique du réseau social
- 5.2.2 « Personnages-réseaux » et ethos de l’auteur dramatique
- II La confusion des voix : L’auteur-personnage dans tous ses états, de l’atelier à la scène
- 1. La ventriloquie ou la rhapsodie assumée
- 1.1 Larry Tremblay et ses poupées : le modèle dramaturgique de la ventriloquie
- 1.2 Autofictions et ventriloquies scéniques dans les solos de Marie Brassard
- 2. Le moi de l’auteur au centre des dispositifs : dramaturgies de la genèse
- 2.1 Mouawad seul(s) : le moi de l’artiste au centre de la polyphonie scénique
- 2.2 Danis et la page blanche : les moi rêvés
- 2.3 Je pense à Yu et Entrefilet de Carole Fréchette : la mise en scène du moi de l’auteur dans la création
- 3. L’auteur sur scène : une nouvelle place
- 3.1 Un, Deux, Trois… : le moi ludique de l’auteur en jeu Mani Soleymanlou
- 3.2 Voix de l’individu, voix du collectif : quand « l’auteur passe à l’acte », le cas du spectacle Jusqu’où te mènera ta langue du Jamais Lu
- Conclusion
- Bibliographie
- Ouvrages généraux sur l’individu (sociologie, anthropologie, philosophie)
- Ouvrages généraux sur le théâtre
- Monographies
- Périodiques et articles
- Ouvrages sur le personnage (de théâtre)
- Ouvrages sur l’auteur (de théâtre)
- Monographies
- Périodiques et articles
- Ouvrages généraux sur la littérature et le théâtre québécois
- Monographies
- Périodiques et articles
- Ouvrages et articles sur les dramaturges québécois
- Marie Brassard
- Évelyne de la Chenelière
- Normand Chaurette
- Olivier Choinière
- Daniel Danis
- François Godin
- Pier-Luc Lasalle
- Étienne Lepage
- Wajdi Mouawad
- Mani Soleymanlou
- Larry Tremblay
- Michel Tremblay
- Titres de la collection
Pourquoi analyser la question du personnage théâtral dans un corpus québécois ? Nous faisons l’hypothèse que la spécificité de ce théâtre québécois, en dehors de la comparaison trop souvent faite avec la dramaturgie américaine ou la dramaturgie européenne, repose sur une écriture dramatique qui interroge toujours la langue et fait persister le personnage dramatique, mais en jouant sur un « réalisme distancié1 » comme le propose Marie-Christine Lesage, c’est-à-dire en présentant des personnages décalés par rapport au modèle réaliste psychologique d’écriture du personnage en Amérique du Nord. Cette dramaturgie continue de mettre en scène des personnages, mais ces personnages ne sont plus des entités psychologiques, nous nous proposons donc de redéfinir ce qu’ils sont.
De plus, nous avons choisi, et ce n’est pas anodin, de nous intéresser à un corpus récent, celui des années 2000. On se demandera ce que devient l’écriture dramatique du personnage – au sein d’une écriture qui se fait encore avant le passage au plateau – dans un contexte québécois de création qui a consacré des écrivains scéniques (Robert Lepage, Wajdi Mouawad) qui représentent d’ailleurs le théâtre québécois à l’étranger. Les dramaturges québécois qui ne sont pas à proprement parler des écrivains scéniques ont dû en effet, eux aussi, repenser leur rapport à la scène.
Il s’agira de revenir aux fondements de l’écriture dramatique et notamment aux fonctions et aux visages de l’auteur dramatique en rapport avec la création d’êtres fictifs que sont les personnages. Ce rapport créateur-créature qui est défini par beaucoup de dramaturges comme inhérent à l’expérience de l’écriture dramatique est justement en adéquation avec les types de personnages récurrents dans la dramaturgie québécoise : des personnages métathéâtraux qui font signe vers leur création.
Notre réflexion s’inscrit dans une réflexion globale sur le personnage de théâtre. Alors que l’on a pensé à plusieurs reprises la « mort du ← 11 | 12 → personnage » dans le théâtre contemporain, le personnage est une entité qui sert toujours d’appui pour la communication entre les différents actants du processus dramatique (acteurs, metteurs en scène, concepteurs), notamment au Québec :
L’affaiblissement de la notion de « caractère » et les effets de la déconstruction se font sentir sur le personnage. Dédoublé, divisé, nanti d’une identité floue, simple support d’énonciation, le personnage de théâtre a été mis à mal dans les textes, mais il renaît obstinément dans la mesure où l’acteur et l’actrice lui redonnent en scène un corps et une substance humaine. Ses contours sont plus difficiles à repérer, son identité sociale s’est souvent dissoute et les analyses psychologiques ne suffisent pas à rendre compte de sa fonction dramaturgique de « carrefour du sens » qui rassemble, ne serait-ce que sous un sigle, une somme de discours. Le théâtre contemporain ne peut cependant pas se passer du personnage même si la façon de l’envisager évolue.2
Le personnage permet à la fois une réflexion générale sur le sujet, l’individu dans une société donnée – ici la société québécoise –, et en même temps, il doit absolument être dissocié de la personne humaine et être conçu comme un signe textuel. C’est d’abord un signe linguistique, une apparition en texte, en deux dimensions, qui projette des possibles en trois dimensions. Ainsi, dans l’étude du personnage de théâtre, il faut toujours prendre en considération cette double manifestation textuelle et scénique et l’on aura à s’interroger notamment sur les potentialités scéniques ouvertes par le personnage en texte et sur la façon dont les dramaturges programment des effets de présence sur scène.
L’approche du personnage de fiction implique aussi de comprendre en quel sens utiliser le terme « création » car le dramaturge crée son personnage sans pour autant « accroître la population mondiale3 » et le personnage est donc le révélateur des modalités de l’activité créatrice d’un auteur, une activité hybride ou « monstrueuse » comme la définit le dramaturge grec Dimitris Dimitriadis :
Créer de l’humain par la voie contre-nature qu’est l’art de la poésie dramatique, c’est entrer, presque par effraction, dans un processus de génération qui n’a rien à voir avec la normale mais qui pourtant n’en est pas moins générateur d’une humanité de second degré, une espèce d’humanité où se conjuguent le charnel et l’intemporel, le palpable et l’intouchable, ← 12 | 13 → le mortel et l’incorruptible, tout en étant absolument inventée, poétique : manufacturée. […] Accouchement monstrueux.4
Le lien entre la voix de l’auteur dramatique et les voix fictives de ses personnages sera au centre de notre recherche. Plusieurs auteurs dramatiques soulignent d’ailleurs le lien intime entre leur moi et les personnages qu’ils créent qui sont autant de possibles émanant d’eux-mêmes, de multiples en lien avec leur propre subjectivité et leur vision de l’humanité. Or, dans notre corpus, nous verrons à quel point cette négociation entre la voix de l’auteur dramatique et celle de ses autres (fictifs ou réels) est essentielle.
Les études qui portent sur le personnage dans le théâtre contemporain ont souvent pris la forme d’une analyse dramaturgique des personnages dans les textes (définis comme des figures ou des voix), mais elles n’ont jamais vraiment posé la question du lien à l’auteur. Néanmoins, elles nous serviront de fondement théorique, en particulier dans la première partie constituée d’analyses dramaturgiques du personnel dramatique du théâtre québécois des années 2000. C’est le cas par exemple de l’ouvrage Le personnage théâtral contemporain : décomposition, recomposition5 de Julie Sermon et Jean-Pierre Ryngaert qui est une référence parce qu’il donne une méthodologie pour analyser les personnages dans le théâtre contemporain et parle d’un « effet-figure » en détournant le titre d’un célèbre ouvrage du critique littéraire Vincent Jouve sur le personnage de roman6.
De la même façon, on peut citer l’ouvrage de Sandrine Le Pors auquel nous empruntons l’idée de « voix », Le Théâtre des voix, à l’écoute du personnage et des écritures contemporaines7, qui analyse l’énonciation dans le théâtre contemporain et notamment les effets récurrents de polyphonie et de choralité qui créent des personnages sans corps et/ou vocalement démultipliés et qui nous sert de point d’appui notamment pour parler ← 13 | 14 → d’une « rhapsodie » de plus en plus assumée dans les oeuvres que nous allons étudier :
Reste que, dans la perspective de l’analyse du texte de théâtre, la démarche la plus commune est d’avoir recours au concept de voix par un usage métaphorique ou symbolique. La voix désigne alors le sujet de l’énonciation ou de la parole. […] Cette approche nous renvoie aux travaux sur le dialogisme, la polyphonie et l’intertextualité mais aussi, plus récemment, aux travaux de Jean-Pierre Sarrazac sur le « devenir rhapsodique » du drame qui, évoquant et creusant la notion de polyphonie, signale la présence de voix multiples au sein d’une voix unique tenue parce qu’il appelle la voix du « rhapsode ». Ce « devenir rhapsodique » correspond à une dynamique d’écriture, antérieure à la tragédie grecque et à la spécialisation des formes selon les modes épique, lyrique et dramatique. S’affranchissant d’une vision szondienne selon laquelle le théâtre épique figurerait le dépassement dialectique du théâtre dramatique, Sarrazac, en annonçant un « devenir rhapsodique » du drame, compare l’auteur dramatique, dans ses pratiques, à la figure du rhapsode antique, cousant ensemble les différentes formes existantes ou une sorte de patchwork […]. Le statut hybride – Sarrazac dit aussi « monstrueux » – définit la rhapsodisation et dans cette configuration, la voix du rhapsode s’intercale ou s’immisce dans l’ensemble du tissu textuel de la pièce : soit en chevauchant les voix des personnages, soit plus implicitement, en tant que monteur ou qu’« opérateur » au sens mallarméen.8
Malgré la grande diversité des oeuvres que nous abordons, nous avons mis en place des critères de sélection des auteurs. Nous parlerons tout d’abord d’auteurs qui n’écrivent pas à proprement parler à partir de la scène, mais qui entretiennent cependant un lien avec elle sur le mode de l’aller-retour et souvent dans le cadre d’une collaboration privilégiée avec un metteur en scène. Cette collaboration peut être de plusieurs types : l’exclusivité comme c’est le cas de Normand Chaurette avec Denis Marleau ces dernières années, ou le compagnonnage comme c’est le cas de Larry Tremblay avec Claude Poissant.
Nous parlerons aussi des démarches très intéressantes de Marie Brassard ou encore d’Evelyne de la Chenelière qui peuvent être davantage qualifiées d’écrivains scéniques. Ainsi Marie Brassard, dans le travail qu’elle fait autour de la poésie scénique et du solo polyphonique est à mettre en lien avec l’oeuvre de Daniel Danis, notamment avec certains de ses spectacles qui tendent vers le solo performatif. Evelyne de la Chenelière, pour sa part, développe des thématiques (l’être médiatique et ← 14 | 15 → médiatisé) et des pratiques (l’intertextualité) que l’on pourra rapprocher du travail d’Étienne Lepage ou de Larry Tremblay. Le travail de Wajdi Mouawad trouvera aussi une place puisque son spectacle Seuls rejoint nos interrogations sur le rapport entre la voix de l’auteur et les voix de ses personnages et la mise en scène du moi de l’auteur.
Le deuxième critère dramaturgique, essentiel, qui a compté dans le choix des auteurs abordés dans cet ouvrage est une forme de persistance du personnage, en tout cas la proposition d’une écriture singulière du personnage qui s’éloigne à la fois du modèle psychologique réaliste américain et du modèle européen du personnage-figure. Pour cela nous nous appuyons sur le travail de Marie-Aude Hemmerlé. La thèse de Marie-Aude Hemmerlé, intitulée Représentations et figurations des dramaturgies québécoises contemporaines : de Normand Chaurette à Daniel Danis9 est sans doute la première en Europe à avoir fait le point, à la fois de manière synthétique et par le biais d’analyses dramaturgiques de détail, sur la singularité du théâtre québécois et notamment sur la persistance, dans ce théâtre, de la fable et du personnage.
Marie-Aude Hemmerlé y souligne le caractère hybride du personnage dans le théâtre québécois des années 1980 et 1990 qui ne s’apparente pas au personnel dramatique des pièces réalistes américaines, mais ne correspond pas non plus totalement aux figures décrites dans la dramaturgie européenne :
Le personnage, tout d’abord. Ce dernier ne disparaît pas, mais il vacille entre incarnation et figure, entre tradition américaine et tradition européenne. On discerne toujours son identité, même s’il renvoie de moins en moins à une entité psychologique. Au contraire, il s’extrait de tout traitement peu ou prou réaliste, devenant le témoin de sa propre histoire, un conteur qui s’invente. Cette oscillation va de concert avec des temporalités et des espaces qui se jouent de toutes cohérences.10
Les auteurs avec lesquels nous cheminerons, s’ils ne sont pas qualifiés de réalistes et qu’ils se distancient volontairement d’un modèle notamment psychologique du personnage qui est encore largement ← 15 | 16 → présent aujourd’hui dans les dramaturgies américaines et canadiennes anglophones, ne proposent pas pour autant une dramaturgie sans rapport à un réel, sans représentation du réel. Ils « témoignent d’un réel troublant et troublé, de la quête d’un réalisme redouté, mais en même temps recherché, toujours à redéfinir.11 »
Ce rapport au réalisme peut être étendu à la littérature québécoise dans son ensemble, qui, selon Pierre Nepveu, est fondée sur le motif de la destruction et de la renaissance perpétuelles et donc sur l’idée que la réalité est transformable à loisir et à l’infini :
La littérature « québécoise », elle, transforme, ou veut transformer, la réalité. Elle est portée par une sorte de mythe faustien où s’affirment les infinies possibilités de développement du moi (individuel ou collectif) mais où, du même coup, comme l’a rappelé Marshall Berman (All that is solid melts into air. The experience of Modernity) à propos du mythe de Faust dans la modernité, se pose l’exigence d’une perpétuelle et infinie destruction.12
D’ailleurs, Pierre Nepveu relie à cette vision d’ensemble de la littérature québécoise une pensée sur l’individu dans la société québécoise, un sujet toujours menacé de mort, toujours renaissant, et dont l’identité se définit justement par ce mode d’être précaire :
Résumé des informations
- Pages
- 206
- Année de publication
- 2019
- ISBN (PDF)
- 9782807606678
- ISBN (ePUB)
- 9782807606685
- ISBN (MOBI)
- 9782807606692
- ISBN (Broché)
- 9782807606661
- DOI
- 10.3726/b15313
- Langue
- français
- Date de parution
- 2019 (Avril)
- Published
- Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2019, 202 p.