Quand Jacques et Paul se paraphrasent
Étude d'intertextualité entre 1 Corinthiens, Jacques et Romains
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- Über das Buch
- Zitierfähigkeit des eBooks
- Conventions
- Préface
- Table des matières
- Introduction
- Première Partie Questions préliminaires
- A. Intertextualité et épistolographie gréco-romaine
- 1) Qu’entend-on par « intertextualité » ?
- L’origine du mot « intertextualité »
- Développements ultérieurs de la notion d’intertextualité
- L’intertextualité dans la présente étude
- 2) L’intertextualité à l’école des professeurs de rhétorique
- 3) Les épîtres du Nouveau Testament et leur diffusion
- 1 Corinthiens, Romains et Jacques sont-elles des lettres ?
- La circulation des lettres dans l’Empire romain
- La diffusion de 1 Corinthiens et de Romains
- Le cas particulier de Jacques
- Conclusion
- B. L’intertextualité de Jacques : status quaestionis
- 1) Jacques et la littérature grecque
- L’approche de Martin Dibelius
- Développements ultérieurs
- Jacques et la littérature gréco-romaine
- 2) Jacques et l’Ancien Testament (y compris les écrits deutérocanoniques)
- Joseph Bickersteth Mayor
- Martin Dibelius
- Jean Cantinat
- Sophie Laws
- Luke Timothy Johnson
- Wiard Popkes
- Richard Bauckham
- Douglas J. Moo
- Benedict Thomas Viviano et Pierre Keith
- Dale C. Allison
- En résumé
- 3) Jacques et les Paroles de Jésus
- De Mayor à Davids : des positionnements contrastés
- Quatre études plus particulières
- Conclusion
- 4) Jacques et les écrits pauliniens
- Options différentes concernant les liens entre Jacques et les écrits pauliniens
- Hypothèse selon laquelle Jacques n’entretient pas de dépendance directe avec les écrits de Paul
- Hypothèse selon laquelle Jacques témoigne d’une distance avec les lettres authentiques de Paul
- Quelques études sur les relations entre Jacques et 1 Corinthiens
- Conclusion
- 5) Jacques et les autres livres du Nouveau Testament
- Jacques et 1 Pierre
- Jacques et les écrits johanniques
- Conclusion
- 6) Jacques et les autres écrits environnants
- Jacques et Qumran
- Jacques et les Apocryphes
- Jacques et certains documents chrétiens
- Conclusion
- 7) Conclusion
- C. Méthode de travail adoptée
- Deuxième Partie Les liens littéraires entre Jacques et 1 Corinthiens
- A. Les conceptions communes aux deux épîtres1
- Conclusion
- B. Examen des similitudes littéraires rencontrées
- 1) Tableau des parallèles
- 2) Les mots ou expressions qui ne se rencontrent pas ailleurs dans le Nouveau Testament
- – τί τὸ ὄφελος / ἐὰν… δὲ μὴ ἔχω / ἀλλ᾽ ἐρεῖ τις (n° 36, 38 et 39)
- – εἴ τις δοκεῖ… εἶναι (n° 22) et τις… σοφὸς… ἐν ὑμῖν (n° 49)
- – τοῖς ἀγαπῶσιν αὐτόν (n° 9 et 28) et ὁ θεὸς ἐξελέξατο… τῷ κόσμῳ (n° 28)
- – κύριος τῆς δόξης (n° 24)
- – κατὰ τὰς γραφὰς / τὴν γραφήν (n° 31)
- – ἐὰν ὁ κύριος θελήσῃ (n° 65)
- – ἐσόπτρος (n° 19)
- – κριτήριον (n° 29)
- – ἤτω (n° 71)
- Conclusion
- 3) Les mots ou expressions qui ne se rencontrent que rarement ailleurs dans le Nouveau Testament
- – μὴ πλανᾶσθε (no 12) et οὐκ οἴδατε ὅτι (no 57)
- – ἵνα ἦτε (no 4)
- – καυχᾶσθαι et καύχησις (no 7 et 66)
- – ζῆλος καὶ ἔρις (ou ἐριθεία) / ἀκαταστασία / πρᾶγμα (n° 50 et 52)
- – ἐν τῷ ὀνόματι τοῦ κυρίου (no 73)
- – Ὥστε / Ἴστε, ἀδελφοί μου ἀγαπητοί (no 15) et οὐκ ἔνι + τροπή / ἐντροπή (no 13)
- – καλῶς ποιεῖν (no 31 et 40)
- – Parallèles supplémentaires
- Conclusion
- 4) Passages où des mots ou des notions sont rapprochés de façon inhabituelle
- – γίνεσθε… εἰδότες ὅτι (no 43)
- – χάρις et δίδωμι (no 1 et 59)
- – πειρασμός et (περι)πίπτω (no 2)
- – ἁμαρτία et θάνατος (no 11)
- – ἐλευθερία et νομός (n° 21 et 34)
- – κενός et πίστις (n° 41)
- – σῶμα, πνεῦμα, μέλος et γλῶσσα (n° 42 et 46)
- – ἀδελφός et ἀδελφή (no 37) / σώζω et ἀπόλλυμι (n° 63)
- Conclusion
- 5) Hypothèse de la dépendance littéraire directe
- C. La dépendance littéraire directe
- 1) L’argument christologique de Jc 2,1 et les exhortations morales qui le suivent
- Le « Seigneur de gloire » en 1Co 2,8
- La difficulté d’interprétation du syntagme en Jc 2,1
- Une paraphrase de 1 Corinthiens en Jc 2,1 ?
- Autres renvois à 1 Corinthiens en Jc 2,1-5
- Le caractère emblématique de Jc 2,5
- L’appel à la loi en Jc 2,6-13 dans son contexte immédiat
- La construction rhétorique de Jc 2,14-18
- Conclusion
- 2) L’emprunt par Jacques du contexte ecclésiologique de 1 Corinthiens
- L’agencement des exhortations en Jc 3–5
- Jc 3,13-18 : les rivalités internes à la communauté et la sagesse de Jacques
- Conclusion
- 3) Jacques, 1 Corinthiens et les Paroles de Jésus
- L’évocation de la béatitude des pauvres en Jc 2,5
- Auditeurs et réalisateurs de la Parole (Jc 1,22-25)
- La citation du commandement de l’amour en Jc 2,8
- Conclusion
- 4) L’imitation par Jacques de formulations rhétoriques de 1 Corinthiens
- – ἀδελφοί [μου] [ἀγαπητοί]
- – μὴ πλανᾶσθε ἀδελφοί μου ἀγαπητοί (Jc 1,16)
- – οὐκ οἴδατε ὅτι (Jc 4,4) et ἵνα ἦτε (Jc 1,4)
- – εἴ τις δοκεῖ… εἶναι (Jc 1,26)
- Conclusion
- 5) Conclusion : la dépendance directe de Jacques à l’égard de 1 Corinthiens
- D. Conclusion
- 1) Reprise du parcours effectué
- 2) Éléments de réponse à plusieurs énigmes d’ordre historique
- L’unité de rédaction de Jacques
- Les destinataires de Jacques
- L’auteur de Jacques
- Troisième Partie Les liens littéraires entre Jacques et Romains
- A. Les conceptions communes à Jacques et Romains
- B. Examen des similitudes littéraires rencontrées
- 1) Tableau des parallèles
- 2) Les mots ou expressions qui ne se rencontrent pas ailleurs dans le Nouveau Testament
- – διὰ νόμου κριθήσονται (n° 19)
- – ἀκροατής et ποιητής (n° 20)
- – παραβάτης νόμου (n° 23)
- – νόμον τελέω (n° 23)
- – χωρὶς ἔργων (n° 31 et 36)
- – κατεργάζεται ὑπομονήν (n° 47)
- – δώρημα (no 52)
- – κατακαυχάομαι (n° 96)
- – ἐν τοῖς μέλεσιν ὑμῶν (n° 63 et 68)
- – εὔχομαι ὑπέρ (no 81)
- – σὺ τίς εἶ ὁ κρίνων (n° 85 et 116)
- – θέλεις δὲ (no 109)
- – σὺ πίστιν ἔχεις (no 122)
- Autres expressions communes
- Conclusion
- 3) Les mots ou expressions qui ne se rencontrent que rarement ailleurs dans le Nouveau Testament
- – ἀτιμάζω (no 7, 23)
- – ὦ ἄνθρωπε (no 13, 15, 85)
- – θησαυρίζω (no 16)
- – ἐριθεία (no 18)
- – προσωποληψία (n° 18)
- – βλασφημέω τὸ ὄνομα (no 23)
- – ἐκ πίστεως (no 4, 30, 32, 42, 46, 88, 93, 123)
- – ἐξ ἔργων (no 29, 33, 88, 93)
- – καύχησις (no 30, 128)
- – ἔχθρα (no 48, 72, 98)
- – περισσεία (no 53)
- – μοιχαλίς (no 62)
- – πνεῦμα οἰκεῖ [κατῴκισεν] ἐν (no 73)
- – στενάζω (no 76)
- – συνεργέω (no 79)
- – φαῦλος (no 82)
- – ἐπιτυγχάνω (no 93)
- – πταίω (no 94)
- – ἀπαρχή (no 76, 95, 129)
- – ἀνυπόκριτος (no 104)
- – καταράομαι (no 105)
- – ἀντιτάσσω, ἀνθίστημι et κρίμα λαμβάνω (no 108)
- – ἀποτίθημι (no 112)
- – Parallèles dans des citations tirées des Écritures
- – Parallèles supplémentaires
- Conclusion
- 4) Passages où des mots ou des notions sont rapprochés de façon inhabituelle
- – ἑρπετόν et πετεινός (no 6)
- – εἰδότες ὅτι ou οἴδαμεν ὅτι et κρίμα (no 14)
- – ὑπομονή et ἔργον (no 17)
- – νόμος et ἁμαρτία (no 19, 29, 50, 54, 58, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 70)
- – ἔργον et δείκνυμι ou ἐνδείκνυμι (no 22)
- – θάνατος, ἁμαρτία et ἐπιθυμία (no 49, 55, 56, 61, 64, 65, 66, 71)
- – νεκρός, πνεῦμα et σῶμα (no 73)
- – καλός, ποιέω et ἁμαρτία (no 67)
- – πίστις et καταργέω ou ἀργός (no 24, 32 et 40)
- – κληρονόμος, πίστις et ἐπαγγελία ou ἐπαγγέλλω (no 40)
- – ὀργή et κατεργάζομαι (no 41)
- – πίστις et διακρίνω (no 44)
- – διαλογισμός et διακρίνω ou διάκρισις (no 115)
- – δικαιοσύνη et εἰρήνη (no 120)
- Conclusion
- 5) Hypothèse de la dépendance littéraire directe
- C. La dépendance littéraire directe
- 1) Remarques préliminaires
- Emprunt du contexte ecclésiologique
- Imitation des expressions rhétoriques
- Premières observations concernant les ressemblances entre Jacques et Romains
- Les faibles et la consommation de nourriture
- Option retenue
- 2) La composition de Rm 2
- Rm 2,1-11 : inexcusable aussi celui qui juge !
- Rm 2,12-16 : justifié non en fonction de ce que tu as reçu, mais au regard de tes actes
- Rm 2,17-24 : la réception de la loi mosaïque confère une responsabilité redoutable
- Rm 2,25-29 : seule la circoncision spirituelle définit l’identité du Juif
- Conclusion
- 3) La composition de Rm 3,21–4,25
- Rm 3,1-20 : selon les Écritures, tous sont pécheurs, Dieu seul est juste
- Rm 3,21-31 : en Jésus-Christ, Dieu manifeste la gratuité de sa justice par une loi de foi
- Rm 4,1-12 : comment Abraham a-t-il été justifié ?
- Rm 4,13-25 : la descendance d’Abraham de par la foi
- Conclusion
- 4) La composition de Rm 7
- Rm 7 dans les développements de Rm 5–8
- Rm 7,1-6 : morts à la loi en appartenant au Christ
- Rm 7,7-13 : victime du péché qui, par la loi, me donne la mort
- Rm 7,14-23 : impuissant à agir selon la loi
- Rm 7,24-25 : appel à une intervention urgente et pertinente
- Conclusion
- 5) Le commandement de l’amour et l’actualité eschatologique de la vie chrétienne en Rm 13,8-14
- Rm 13,8-10 : la charité, plénitude de la loi
- Rm 13,11-14 : dans la perspective du jour qui approche
- Conclusion
- D. Conclusion
- 1) Reprise du parcours effectué
- 2) La paraphrase gréco-romaine pratiquée par Paul en Romains
- 3) Les conséquences de cette recherche concernant Jacques
- Conclusion générale
- 1) La technique de la paraphrase à l’œuvre en 1 Corinthiens, Jacques et Romains
- La paraphrase au profit des destinataires des premiers écrits chrétiens
- La riche coopération des premiers auteurs chrétiens
- 2) Les prolongations nécessaires
- Intertextualité
- Relations de Jacques à d’autres épîtres pauliniennes
- Relation de Jacques avec d’autres livres du Nouveau Testament
- Exploitation théologique
- Annexes
- A. Annexe I : traduction du tableau des parallèles entre 1 Corinthiens et Jacques
- B. Annexe II : traduction du tableau des parallèles entre Jacques et Romains
- C. Annexe III : mise en parallèle de 1Co 8,7-13, Jc 4,11-12 et Rm 14,1-15
- Bibliographie générale
- A. Sources
- 1) Textes bibliques
- 2) Documents magistériels
- 3) Dictionnaires et introductions
- B. Littérature ancienne
- C. Littérature patristique et médiévale
- D. Commentaires et études sur Jacques
- E. Commentaires et études sur 1 Corinthiens
- F. Commentaires et études sur Romains
- G. Études sur Paul et sa théologie
- H. Études sur la source Q
- I. Études sur le canon du Nouveau Testament
- J. Études sur l’intertextualité
- K. Études diverses
- Index
Introduction
Depuis que Martin Luther a qualifié Jacques d’« épître de paille »1, les lecteurs du Nouveau Testament éprouvent quelques difficultés à la situer dans l’histoire du christianisme ancien et dans le développement de la théologie néotestamentaire. En effet, les pères de l’Église qui s’y référaient effectuaient de la lettre une lecture plutôt conciliante2. Bien entendu, ils repéraient les possibles désaccords avec Paul, en particulier ce qu’il expose en Galates et Romains. Cependant, ils recevaient les affirmations de Jacques comme des attestations de la vérité révélée au même titre que celles de l’Apôtre et en produisaient une lecture harmonisante. Ainsi, Saint Augustin écrit :
Des hommes ne comprenant pas ce que dit l’Apôtre: Nous estimons que l’homme est justifié par la foi sans les œuvres de la loi (Rm 3,28), ont pensé que, d’après ces paroles, la foi suffisait à l’homme, même s’il vivait mal et ne faisait pas le bien. Qu’on ne dise pas que c’est la pensée de ce Vase d’élection. Après avoir dit dans un endroit: Car dans le Christ Jésus, ni circoncision ni incirconcision n’ont de valeur, il a ajouté aussitôt: mais la foi, qui agit par l’amour (Ga 5,6). C’est là la foi qui distingue des vrais croyants les démons impurs; car eux-mêmes, comme le dit l’apôtre Jacques, croient et tremblent (Jc 2,19), mais ils n’agissent pas bien. Ils n’ont donc pas cette foi dont vit le juste, c’est-à-dire cette foi qui agit par l’amour, pour que Dieu lui donne la vie éternelle selon ses œuvres. Mais comme les bonnes œuvres ←21 | 22→nous viennent elles aussi de Dieu, à qui nous devons et la foi et l’amour, le même docteur des nations a, pour cette raison, appelé aussi la vie éternelle elle-même une grâce3.
Ces théologiens des premiers siècles de l’Église mettaient ainsi en œuvre leur conviction de foi selon laquelle l’Écriture, donnée par un auteur divin unique, ne peut se contredire elle-même. Mais à partir de l’interprétation anti-paulinienne qu’en a proposée le Réformateur, Jacques est devenue l’objet de réelles controverses. Luther a remarqué que, pour une épître chrétienne, il paraît curieux qu’elle ne fasse référence ni à la croix du Christ ni à la résurrection4. De plus, le moraliste n’expose-t-il pas, en Jc 2,14-26, une théologie du salut qui semble incompatible avec la doctrine de l’Apôtre de la justification quand il affirme la nécessité des œuvres5 ? ←22 | 23→Cette question, cruciale pour le Réformateur, a participé à l’accentuation, dans l’exégèse moderne, d’une approche nouvelle des origines de l’Église6 : a été appliquée à celle-ci la théorie hégélienne de l’histoire7 conduisant à stipuler, à l’époque ancienne, une place prédominante des conflits qui auraient opposé les premiers croyants8. Si le Christianisme s’est développé à partir d’un groupe au sein duquel pouvaient être défendus des points de vue aussi divergents, et peut-être même contradictoires, comme ceux de Paul et de Jacques, ne faut-il pas y voir une invitation à considérer que l’histoire avance grâce aux antagonismes9 ? N’en vient-on pas alors à estimer inévitables et nécessaires les divisions qui déchirent la communauté chrétienne, malgré la prière que Jésus, selon Jn 17, a prononcée avant sa Passion, et la place qu’il accorde au commandement de l’amour (voir Lc 10,25-37 ; Jn 13,34-35) ?
Aujourd’hui, les commentateurs nuancent le « jugement délibérément subjectif de Luther »10 ou de certains exégètes du xixe siècle comme le fondateur de l’école de Tübingen, Ferdinand Christian Baur11. Il ne ←23 | 24→s’agit plus de lire Jacques comme un écrit s’opposant à Paul de son vivant. Les spécialistes considèrent parfois l’opuscule comme une mise en garde contre une compréhension erronée qui affectait certaines communautés pauliniennes de la fin du ier siècle concernant la doctrine de l’Apôtre sur la justification par la foi seule12. Cependant, la question demeure de savoir si ce qui a été interprété comme une incompatibilité entre les affirmations de Romains et celles de Jacques reflète une divergence de vues présente du temps de Paul. En effet, certains commentateurs, même parmi ceux qui optent pour la pseudépigraphie de l’épître, soulignent que cet écrit semble assez proche de ce que le frère du Seigneur, et responsable de l’Église de Jérusalem, aurait pu produire13. Dans ce cas, l’auteur véritable de la lettre aurait chargé le Jacques historique de régler, de façon posthume, un différend avec Paul qui existait déjà, d’une façon ou d’une autre, à l’époque où se développaient les missions de l’Apôtre. En d’autres termes, le conflit se trouve déplacé de quelques décennies, vers la fin du ier siècle, après la mort de Paul et de Jacques, et renvoie à des désaccords apparus dès les débuts de la communauté chrétienne. De plus, à Jacques est souvent attribué un environnement ecclésial tardif, relativement imprécis et qui n’éclaire d’ailleurs pas décisivement le contenu de l’épître14.
La difficulté rencontrée à la lecture de Jacques relève en fait, pour une bonne part, du domaine de l’intertextualité. Qu’on la reçoive comme un écrit de l’époque de Paul ou de plusieurs décennies après, l’interprétation qu’on en propose ne peut s’abstraire de l’enseignement paulinien et de la controverse introduite par Luther. Aujourd’hui, Luke Timothy Johnson dénonce même un effet dommageable de cet état de fait, celui de ne lire Jacques qu’en fonction de Paul15. Voilà donc un problème dont semblent appelés à s’emparer les exégètes qui redécouvrent depuis quelque temps, et à la suite de critiques en littérature profane16, le caractère intertextuel ←24 | 25→inhérent à tout écrit17. Ces interprètes soulignent à juste titre la nécessité de tenir compte de l’intertextualité des livres de la Bible, notamment lorsqu’il s’agit des épîtres du Nouveau Testament, pour les situer le plus correctement possible dans l’histoire et pour bien les comprendre18.
L’intertextualité de Jacques a déjà fait l’objet de nombreuses recherches de la part des spécialistes. Le problème de l’utilisation par la lettre de traditions vétérotestamentaires a été soulevé19, mais, à notre connaissance, aucune étude exhaustive n’a été publiée à ce jour sur le sujet. Il y a peut-être là un manque, car les exégètes qui ont abordé la question ne sont pas encore parvenus à répondre à toutes les difficultés concernant l’usage de l’Ancien Testament par Jacques. En particulier, l’auteur se réfère-t-il à ces traditions grâce à un support textuel ou par le biais de transmissions orales? De même, les liens entre l’épître et la littérature chrétienne de la fin du ier siècle ou du début du deuxième (1 Clément, Pasteur d’Hermas, etc.) ont été évoqués et parfois examinés20. Cependant, les chercheurs ne parviennent pas à une unanimité concernant la signification de ces contacts. Par ailleurs, la question des relations avec les lettres de l’Apôtre, particulièrement Galates et Romains, s’avère incontournable pour le commentateur de Jacques. Les explications les plus diverses continuent à être soutenues par les savants. Ainsi, après avoir énuméré sept options possibles dont six ont été effectivement défendues ←25 | 26→par les critiques, Margaret M. Mitchell propose, dans un article stimulant, une huitième hypothèse à ces liens entre Jacques et les écrits pauliniens21. Cependant, aucune de ces théories ne s’impose vraiment chez les spécialistes qui militent en faveur d’opinions souvent contradictoires.
Les avancées les plus significatives dans l’étude de l’intertextualité de Jacques depuis une trentaine d’années portent sans conteste sur ses relations avec les traditions évangéliques qui nous rapportent les paroles de Jésus22. Sur ce point précis, des explications fort suggestives sur la manière dont Jacques opère ses allusions à l’enseignement du Christ en suivant les recommandations faites par les professeurs de rhétorique du monde gréco-romain ont été tentées par Wesley H. Wachob23 et surtout John S. Kloppenborg24. Ces découvertes jettent une lumière nouvelle sur Jacques et sa méthode pour utiliser ses sources, écrites ou orales. Poursuivre alors l’étude de l’intertextualité de notre épître semble susceptible d’apporter des éclairages innovants pour l’exégète.
Ce livre propose d’examiner attentivement les connexions littéraires de Jacques à l’aide du paradigme procuré par l’imitation ou paraphrase rhétorique telle qu’elle se trouvait enseignée par les professeurs des écoles gréco-romaines. Ces derniers nous ont légué des traités décrivant par le détail les leçons et les conseils qu’ils dispensaient à leurs élèves. Ils abordent en particulier l’importance de savoir se référer, de manière belle et adaptée, aux devanciers dans l’art oratoire et scripturaire. La technique de la paraphrase tient à cet égard une place de choix. L’interprète peut donc légitimement se demander dans quelle mesure les auteurs des épîtres du Nouveau Testament ont pratiqué cet exercice recommandé.
Le présent ouvrage prend pour terrain d’investigation les relations qu’entretient Jacques avec deux autres lettres : 1 Corinthiens et Romains. Plusieurs raisons président à la sélection de ces deux œuvres pauliniennes parmi les documents néotestamentaires. En premier lieu, un examen ←26 | 27→attentif révèle que ces deux épîtres présentent des similitudes littéraires nombreuses et significatives avec Jacques, ce qui permet au chercheur une étude plus riche et moins aléatoire dans ses résultats. En effet, comme nous le préciserons, l’imitation rhétorique consiste, pour l’écrivain, à emprunter des expressions singulières pour indiquer l’ouvrage auquel il renvoie. La quantité des ressemblances lexicales rend donc le recours à cette procédure plus décelable. Par ailleurs, l’authenticité paulinienne de 1 Corinthiens et de Romains ne rencontre pas d’opposition chez les spécialistes. En conséquence, les similitudes littéraires qu’on y détectera avec Jacques paraîtront susceptibles de témoigner de « liens » entre Paul comme auteur reconnu de ces deux épîtres et le personnage qui a composé l’opuscule. De plus, 1 Corinthiens et Romains constituent des missives dont la rédaction se trouve relativement bien située au cours du ministère apostolique du missionnaire25. Du même coup, l’exégète possède quelques données vérifiables concernant les circonstances historiques et ecclésiales qui les entourent. Il peut donc espérer, si les liens avec Jacques apparaissent avérés et significatifs, apporter des précisions sur le contexte d’écriture de la lettre adressée à la « diaspora » (Jc 1,1). Enfin, la difficulté majeure rencontrée dans l’interprétation de Jacques porte, semble-t-il, sur ses positions qui, pour certaines, paraissent parfois anti-pauliniennes lorsqu’elles entrent en comparaison avec ce qui se trouve surtout en Galates et Romains. Cette aporie a perturbé profondément la lecture que les fidèles ont effectuée de ces documents fondateurs pour la communauté chrétienne. Aborder la question de l’intertextualité de l’épître avec certaines lettres de Paul afin d’en tirer les enseignements qu’elle peut procurer représente donc un enjeu particulièrement intéressant et important pour l’exégèse du Nouveau Testament.
L’étude s’efforcera de montrer que l’analyse minutieuse des phénomènes littéraires, constatables par tous ceux qui possèdent la langue grecque, peut conduire l’interprète à affirmer la relation directe de deux missives et à en déterminer l’ordre de dépendance. Le modèle de la ←27 | 28→paraphrase rhétorique que nous utiliserons permettra cette démonstration. En l’occurrence, il apparaîtra que l’auteur de Jacques s’est servi de 1 Corinthiens pour rédiger son épître et que Paul connaissait Jacques quand il a composé Romains. Ainsi deviendra-t-il possible de relever la manière dont les deux épistoliers ont employé la terminologie de la lettre qu’ils ont imitée et les raisons de ces emprunts. Cela pourra conduire à proposer une lumière innovante sur le contenu des missives remises dans leur contexte d’écriture et dans l’histoire du christianisme primitif. En particulier, la découverte de la pratique de la paraphrase dans des passages demeurés obscurs permettra d’interpréter à nouveaux frais ces textes restés en partie impénétrables. Cette approche originale autorisera également un regard nouveau sur les relations qu’entretenaient les premiers responsables d’Églises, si divers dans leurs personnalités, et pourtant tous disciples du même Seigneur Jésus-Christ.
Pour procéder avec rigueur, cette étude demande à être précédée par un ensemble de considérations introductives qui constituent la première partie de ce livre. Il paraît nécessaire en effet de préciser le sens donné dans cette investigation au terme « intertextualité » souvent critiqué en exégèse biblique. De même, il convient de vérifier dans quelle mesure des documents tels que 1 Corinthiens, Romains et Jacques pouvaient, à l’époque de leur production, circuler de manière à atteindre des écrivains susceptibles de les imiter. En outre, établir un état des lieux sur les recherches déjà effectuées sur l’intertextualité de Jacques avec l’ensemble de la littérature environnante semble à même de situer notre enquête dans le cadre des nombreuses études qui la précèdent. Cette prise en considération des différentes théories concernant les connexions à l’œuvre dans l’opuscule préparera à l’analyse et la compréhension des liens entre cette lettre et les deux épîtres pauliniennes qui lui seront comparées. Enfin, notre approche exégétique possède un caractère relativement nouveau. Aussi, il nous faudra indiquer la méthode de travail qui sera suivie dans l’examen des similitudes entre Jacques, 1 Corinthiens et Romains.
La seconde partie sera entièrement consacrée à l’analyse des contacts littéraires décelables entre Jacques et 1 Corinthiens. Nous aurons auparavant, dans le status quaestionis, signalé les quelques essais qui ont abordé l’intertextualité de ces deux épîtres. Nous commencerons donc notre enquête par un exposé des conceptions générales communes à ces deux lettres. En effet, remarquer que les deux écrits baignent dans une même atmosphère religieuse et se positionnent de façon identique face ←28 | 29→à des contextes ecclésiaux comparables permet d’évoquer la plausibilité d’une paraphrase. Puis, une liste des parallèles littéraires sera dressée, à partir de laquelle il deviendra loisible d’étudier les mots ou expressions plus ou moins exceptionnels qui sont employés semblablement dans les deux missives, ainsi que leur agencement. Il sera cependant nécessaire de signaler, au cas par cas, les difficultés soulevées par la critique textuelle. Dans l’éventualité où elles porteraient sur les termes comparés, elles affecteraient la pertinence des rapprochements effectués. S’il arrivait que les mêmes expressions ne se retrouvent que rarement ou pas du tout dans l’ensemble de la production grecque environnante, les ressemblances conduiraient à émettre, de façon acceptable, la possibilité d’une dépendance littéraire directe d’un des écrits sur l’autre. Cette hypothèse devra cependant être confirmée par un examen du fonctionnement des similitudes dans les épîtres. En particulier, le paradigme de la paraphrase invitera à déceler les raisons de l’imitation et la nécessité d’en appeler à un texte antérieur pour expliquer certains passages du document secondaire. Cet examen permettra de déterminer l’ordre de relation entre les lettres : l’auteur de Jacques s’est servi de 1 Corinthiens. On regardera alors de près, et avec un intérêt certain, comment le moraliste agence les expressions pauliniennes avec certaines allusions à l’enseignement de Jésus. Par ailleurs, le renvoi au langage dont l’Apôtre use en 1 Corinthiens et l’emprunt par Jacques du contexte ecclésial précis de cette épître apparaîtront comme une indication nouvelle. Elle permettra, après interprétation, de spécifier les circonstances dans lesquelles vivent les « douze tribus » (Jc 1,1) destinatrices de la lettre. Cet ensemble de remarques émises grâce à l’examen attentif de l’intertextualité des deux documents pourra amener de plus à réévaluer, comme l’ont déjà réalisé très différemment certains commentateurs26, l’unité et la cohérence théologique de Jacques, remises sérieusement en cause par le passé27.
Notre recherche nous conduira donc à rapprocher considérablement les deux épîtres, non seulement du point de vue de leur expression et de leur contenu, mais aussi quant à leur contexte d’écriture. Jusqu’à quel point ? Semble-t-il envisageable, comme le proposent certains interprètes, ←29 | 30→qu’un chrétien de la fin du ier, voire du iie siècle, ait choisi de paraphraser 1 Corinthiens, tout en dépendant également de lettres ultérieures comme Galates et Romains28 ? Afin de préciser cette question, nous poursuivrons notre enquête en l’orientant vers l’intertextualité de Jacques avec Romains : l’auteur de l’opuscule arrange-t-il ensemble des données de 1 Corinthiens et de Romains ou bien la rédaction de Romains se trouve-t-elle influencée par Jacques ? À ce stade de l’étude, le chercheur peut en tout cas affirmer que regarder les liens entre Jacques et les écrits pauliniens uniquement à travers la relation entre la foi et les œuvres représente une réduction indue du problème. Malgré cette tendance que manifeste l’histoire de l’interprétation, les multiples ressemblances entre 1 Corinthiens et Jacques démontrent que les contacts apparaissent beaucoup plus larges et variés.
Découvrir que Jacques dépend de 1 Corinthiens entraîne, certes, un certain nombre de réajustements dans la manière de lire ces deux épîtres. Cependant, cela ne contrarie pas radicalement les positions admises habituellement par les spécialistes concernant ces deux écrits. En revanche, examiner des liens entre Jacques et Romains revient à traiter d’une question très débattue et souvent, hélas, assez polémique. Il s’agira donc de demeurer circonspect et d’avancer avec prudence. L’enquête, qui fera l’objet de la troisième partie, suivra la voie déjà parcourue dans l’étude précédente sur les relations entre Jacques et 1 Corinthiens. Ainsi, remarquer les conceptions générales communes aux deux épîtres, parfois oubliées lorsqu’on aborde Jacques et Romains conjointement, s’avèrera instructif. Puis, la liste des rencontres littéraires entre les deux lettres et l’examen de ces ressemblances suscitera un certain nombre de réflexions susceptibles de rejeter l’opinion parfois défendue de l’indépendance des deux écrits. Il apparaîtra envisageable, au contraire, d’opter avec une probabilité très confortable en faveur d’une relation directe entre eux. L’étude des phénomènes littéraires concernés montrera alors que Romains dépend de Jacques, et non l’inverse, comme le pensait Luther. Cela, on peut le comprendre, le faisait réagir sévèrement contre « l’épître de paille » : ne se présentait-elle pas comme une brutale remise en cause de l’enseignement capital de l’Apôtre sur la justification par la foi ?
←30 | 31→Cette découverte ouvrira la voie à une lecture en partie nouvelle de Romains, en particulier pour ce qui regarde les premiers destinataires de l’épître. En effet, dans la mesure où Paul pratique la paraphrase de Jacques, cela signifie qu’il considère que ses correspondants connaissent l’opuscule du moraliste et détectent les renvois effectués. Ainsi, les développements de Romains, souvent adressés à des interlocuteurs par le biais d’apostrophes rhétoriques, retrouveront leur contexte d’écriture au cœur d’une discussion entre des protagonistes mieux identifiés. Par ailleurs, notre reconnaissance de l’utilisation par Paul de Jacques entraînera certaines conséquences pour la réception de la lettre à la diaspora (voir Jc 1,1). Non seulement la manière dont l’Apôtre en use indiquera comment elle pouvait être comprise dans l’Église primitive, mais encore les circonstances de sa composition, parfois supposées indéfinissable et sujet à de nombreuses spéculations, se trouveront précisées. Apparaîtra alors un dialogue à la fois théologique et pastoral fort instructif entre deux éminents leaders de la communauté chrétienne du milieu du ier siècle par missives interposées.
La conclusion générale se développera selon deux axes. Le premier consistera à revenir sur les apports de l’étude effectuée quant à la méthode suivie et aux résultats obtenus. Il s’agira d’évaluer tout d’abord la pertinence du paradigme de la paraphrase gréco-romaine dans le traitement de l’intertextualité entre deux épîtres de Nouveau Testament. La découverte de cette pratique chez les premiers écrivains chrétiens complète en effet les renseignements déjà à disposition des chercheurs sur leur aptitude à user de l’art rhétorique enseigné et recommandé à leur époque. Elle interroge également les capacités des auditeurs à percevoir les multiples rapprochements que les missives opèrent. Elle laisse entrevoir enfin les relations qu’entretenaient entre eux les premiers auteurs chrétiens et la manière dont ils se prêtaient à une émulation mutuelle afin de préciser en quels termes il convenait de proclamer l’Évangile du Christ.
Dans un deuxième temps, la conclusion devra aborder les ouvertures consécutives à notre recherche. Celles-ci regardent tout d’abord l’interprétation des lettres comparées. À cet égard, notre examen souligne les similitudes littéraires, mais n’exploite que peu les découvertes quant à la théologie de ces écrits. Par ailleurs, l’enquête menée invite également à emprunter des voies inattendues pour la critique du Nouveau Testament elle-même. En effet, si l’attention portée à l’intertextualité de trois documents permet quelques avancées, il semble probable que la science exégétique ←31 | 32→gagnerait à poursuivre l’investigation en appliquant une méthode similaire à d’autres épîtres. Il est vraisemblable de plus que la recherche concernant les Paroles de Jésus et leur utilisation par les évangélistes puisse tirer parti de ce que le présent livre manifeste quant à l’emploi par Jacques de ces enseignements du Maître. Par ailleurs, notre étude conduit également à souligner combien les écrivains du Nouveau Testament, loin d’intervenir de façon isolée dans les débats et la constitution d’un corpus autorisé pour l’Église naissante, se savaient membres d’une communauté qui partageait la même foi ; une foi qui demandait, pour porter du fruit, d’être vécue et transmise dans la communion.
1 L’expression « strohene epistel » apparaît dans la Préface au Nouveau Testament dont on trouve une traduction en Luther, Œuvres I, 1047–1052. Le document se termine par ces termes: « C’est pourquoi, l’Épître de saint Jacques, comparée à eux [il s’agit des livres du Nouveau Testament préférés par Luther, à savoir Jean, 1 Jean, Romains, Galates, Éphésiens et 1 Pierre] est une vraie épître de paille, car elle n’a aucun caractère évangélique en elle. Mais j’en dirai plus à ce sujet dans d’autres préfaces ». Il convient de souligner, avec Assaël – Cuvillier, L’épître de Jacques, 110 que réduire à cette expression le jugement porté par le Réformateur sur Jacques constitue une limitation indue, puisqu’il écrit ailleurs: « Je tiens pour bonne l’épître de saint Jacques, malgré le fait qu’elle ait été rejetée par les anciens » (cité en Ibidem, 110). Pour autant, comme nous l’indiquerons dans un instant, d’autres prises de position de Luther témoignent de ses difficultés avec l’opuscule.
2 Voir Johnson, The Letter of James, 126–140 ; « Journeying East with James », 78 ; « How James Won the West », 100.
3 Augustin d’Hippone, De gratia et libero arbitrio, VII, 18 ; de même, De Trinitate, XVIII, 32: « Voilà pourquoi l’Apôtre Paul dit lui aussi: “Dans le Christ Jésus, ni la circoncision, ni le prépuce n’ont de valeur, mais la foi qui opère par l’amour” (Ga 5,6): ainsi distingue-t-il cette foi de celle qui fait croire et trembler les démons (Jc 2,19) »; voir également De fide et operibus, XIV, 23; Lettres 2,6. De manière semblable, Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Romains, 302, 317, 1162 s’appuie sur Jc 2,26 pour expliquer la teneur de Romains que le Docteur angélique s’applique à expliquer.
4 Dans sa préface aux épîtres de Jacques et de Jude, il écrit : « L’épître prétend enseigner des chrétiens, alors que tout au long de son enseignement elle ne parle jamais de la souffrance, de la résurrection et de l’Esprit du Christ; elle parle plusieurs fois du Christ mais n’enseigne rien sur lui mais parle de la foi commune en Dieu » (cité en Assaël – Cuvillier, Jacques, 110). À l’occasion d’un propos de table auquel il ne convient pas de demander la rigueur de pensée d’un traité de théologie, le Réformateur déclare : « Rejetons l’épître de Jacques dans ce cours car elle ne contient aucune syllabe du Christ. Elle ne parle pas une seule fois du Christ, si ce n’est au début. Je pense que c’est l’œuvre d’un quelconque juif qui a entendu parler du Christ mais n’y a rien compris […]. De la Passion et de la Résurrection du Christ il ne dit pas une seule parole, alors que c’est là toute la prédication des apôtres » (cité en Ibidem, 112).
5 Ainsi, toujours dans sa préface à Jacques, Luther affirme de l’auteur de l’épître : « Tout d’abord il contredit directement saint Paul et toute l’Écriture, en soutenant la justification par les œuvres, en disant qu’Abraham a été justifié par ses œuvres puisqu’il a sacrifié son fils. Alors que saint Paul dit en Rm 4 qu’Abraham a été justifié sans les œuvres et par la foi seule; ce qu’il prouve par Gn 15, donc avant qu’il ne sacrifie son fils » (cité en Assaël – Cuvillier, Jacques, 110). Ajoutons que, à nouveau lors d’un propos de table, le Réformateur déclare : « Beaucoup de gens ont dépensé beaucoup de travail, de peine et de sueur à comparer l’épître de saint Jacques avec celle de saint Paul. Je sais bien que Philippe Melanchthon en dit quelque chose dans son Apologie, mais ça n’est pas très sérieux. Car ces deux textes sont diamétralement opposés : c’est la foi qui justifie et la foi seule ne justifie pas. Si quelqu’un peut faire concorder ces deux passages, je lui mettrai ma barrette sur la tête et accepterai qu’on me traite de nigaud » (Luther, Propos de table (Tischenreden), 348.
6 Voir Johnson, James, 125 ; Hengel, « Der Jakobusbrief als antipaulinische Polemik ».
7 Voir Ellis, « Dating the New Testament », 494–496.
8 Voir Johnson, James, 90 ; « A Survey of the History of Interpretation of James », 42.
9 Cette théorie de l’histoire se trouve sous-jacente, par exemple, à l’histoire des premiers siècles de l’Église telle que la reconstitue von Harnack, L’essence du christianisme: seize conférences faites aux étudiants de toutes les Facultés de l’Université de Berlin. Le savant explique les évolutions de la communauté chrétienne et de ses institutions par les oppositions qu’elle a rencontrées au contact du monde gréco-romain. Dunderberg – Tuckett – Syreeni (dir.), Fair Play: Diversity and Conflicts in Early Christianity rassemble également vingt-trois contributions sur les différents conflits ou oppositions que les spécialistes pensent repérer dans l’histoire du christianisme primitif.
10 Assaël – Cuvillier, Jacques, 113, qui estime qu’un tel point de vue « est clairement lié à sa décision réformatrice » ; voir Johnson, James, 58–64.
11 Voir Baur, Paul the Apostle of Jesus Christ, 203. Fusco, Les premières communautés chrétiennes, 20–31 offre un exposé clair et approfondi concernant l’influence de l’approche de Baur sur la reconstitution de l’histoire de la communauté chrétienne primitive dans l’exégèse moderne.
12 Voir Vouga, L’Épître de saint Jacques, 84–85; Assaël – Cuvillier, Jacques, 100. Augustin d’Hippone, De gratia et libero arbitrio, VII, 18, cité ci-dessus, suggère que le Père latin entrevoyait également cette possibilité.
13 Voir Ruegg, « À la recherche du temps de Jacques » ; Nienhuis, « The Letter of James as a Canon-Conscious Pseudepigraph ».
14 Voir cependant les essais originaux et judicieux de Nienhuis, « Canon-Conscious Pseudepigraph ».
15 Voir Johnson, James, 246 ; « Friendship with the World and Friendship with God », 202–203.
16 Voir Samoyault, L’intertextualité : mémoire de la littérature.
17 Voir Phillips, « Biblical Studies and Intertextuality: Should the Work of Genette and Eco Broaden our Horizons? ».
18 Voir Brodie – MacDonald – Porter, « Introduction: Tracing the Development of the Epistles - The Potential and the Problem », 2–3. L’étude de l’intertextualité des écrits du Nouveau Testament se révèle particulièrement intéressante parce qu’elle porte, non sur des prérequis partisans ou discutables concernant l’histoire ou la théologie, mais sur des textes reçus par tous les chrétiens, quelle que soit la confession à laquelle ils appartiennent. Une telle approche pourrait donc rencontrer un accueil favorable dans le cadre du dialogue œcuménique, ce qui ne semble pas négligeable lorsqu’il s’agit de textes et d’interprétations qui ont douloureusement et durablement opposé les membres de la communauté chrétienne.
19 Voir Cantinat, Les építres de saint Jacques et de saint Jude, 17–20 ; Johnson, James, 29–34 ; « The Use of Leviticus 19 in the Letter of James » ; Bauckham, James: Wisdom of James, Disciple of Jesus the Sage, 29–111 ; Popkes, Der Brief des Jakobus, 27–32 ; « James and Scripture: An Exercise in Intertextuality » ; Keith, « La citation de Lv 19,18b en Jc 2,1-13 ».
20 Voir Cantinat, Jacques, 28–34 ; Johnson, James, 66–80 ; « The Reception of James in the Early Church » ; Popkes, Jakobus, 40–42.
21 Voir Mitchell, « The Letter of James as a Document of Paulinism? ».
22 Voir Deppe, The Sayings of Jesus in the Epistle of James ; Hartin, James and the Q Sayings of Jesus ; Wachob, The Voice of Jesus in the Social Rhetoric of James ; Johnson – Wachob, « The Sayings of Jesus in the Letter of James » ; Popkes, Jakobus, 32–35.
23 Voir Wachob, The Voice of Jesus in the Social Rhetoric of James.
24 Voir Kloppenborg, « The Reception of the Jesus Traditions in James » ; « The Emulation of the Jesus Tradition in the Letter of James ».
25 D’après les commentateurs, 1 Corinthiens aurait été rédigée par l’Apôtre lors de son séjour à Éphèse, au cours de son troisième voyage apostolique : voir Fitzmyer, First Corinthians, 48. Romains, pour sa part, a probablement été écrite à la fin de ce même voyage, alors que Paul séjourne à Corinthe et s’apprête à se rendre à Jérusalem pour y présenter le fruit de la collecte effectuée auprès des Églises : voir Fitzmyer, Romans, 86–87 ; Gignac, L’épître aux Romains, 42.
26 Voir Davids, Jacques, 23 ; Johnson, James, 13–15 ; Assaël – Cuvillier, Jacques, 27–45 ; Ingelaere, « La structure de l’Épître de Jacques ».
27 Voir Dibelius, Der Brief des Jakobus, 14–23.
28 Voir dans ce sens Mitchell, « Document of Paulinism » ; Nienhuis, « Canon-Conscious Pseudepigraph ».
Première Partie Questions préliminaires
Entreprendre une étude d’intertextualité entre Jacques et deux épîtres pauliniennes, 1 Corinthiens et Romains, exige tout d’abord de vérifier la pertinence d’une telle recherche : que désigne-t-on par « intertextualité » dans l’analyse de documents datant du début de notre ère ? Ce premier examen devrait conduire à préciser notre champ d’investigation et la méthode suivie pour mener l’enquête. Dans la mesure où nous aborderons l’éventualité que des missives chrétiennes aient influé sur un auteur sacré du Nouveau Testament, il importe de préciser ce que nous savons de la circulation des épîtres au cours de la deuxième moitié du ier siècle. Ainsi, nous pourrons évaluer la possibilité effective d’une dépendance littéraire entre ces écrits. Nous terminerons cette partie préparatoire à l’étude proprement dite en dressant un état de la question de l’intertextualité dans Jacques. Ce problème s’est en effet posé avec acuité à la science biblique moderne. Un tour d’horizon conduira à prendre en compte avec sérieux les difficultés réelles qui se présentent au chercheur lorsqu’il interroge les liens que cet opuscule entretient avec la littérature environnante.
A. Intertextualité et épistolographie gréco-romaine
L’exégèse chrétienne a, depuis ses débuts, lu les épîtres du Nouveau Testament en lien avec les autres écrits de l’Église primitive, avec la Bible juive, et plus largement avec les œuvres littéraires qui influençaient la culture ambiante. L’approche critique a cherché, pour sa part, à revisiter la nature, la détection et la signification des rapports qu’entretiennent ces textes. Pour désigner cette démarche particulière, de nombreux savants ont adopté, ces dernières décennies, une terminologie reçue de l’analyse littéraire développée dans la deuxième moitié du xxe siècle par les ←33 | 34→spécialistes : l’intertextualité1. Cet emprunt, bien que courant aujourd’hui, ne va pas sans poser quelques questions2. Avant d’engager une investigation concernant les relations entre plusieurs épîtres néotestamentaires, il paraît nécessaire de préciser le sens que nous donnerons à ce terme technique. Nous établirons également le bien-fondé, au-delà de cette appellation, d’une étude d’intertextualité appliquée à l’épistolographie gréco-romaine à laquelle appartiennent les lettres du Nouveau Testament. Cela nous permettra d’exposer la méthode choisie pour conduire nos investigations.
1) Qu’entend-on par « intertextualité » ?
L’origine du mot « intertextualité »
La difficulté à utiliser, au sein de la recherche biblique, le terme « intertextualité » réside principalement dans l’arrière-plan philosophique de la démarche qui a vu naître ce vocable dans le domaine singulier de la ←34 | 35→littérature3. Julia Kristeva, poursuivant les travaux de Mikhaïl Bakhtine sur le « dialogisme » dans le roman4, est la première à utiliser le mot « intertextualité » dans un article datant de 19665. Dans la perspective d’une sémiotique translinguistique, la spécialiste propose, par la suite, sa propre définition du « texte » :
Nous définissons le texte comme un appareil translinguistique qui redistribue l’ordre de la langue en mettant en relation une parole communicative visant l’information directe avec différents énoncés antérieurs ou synchroniques. Le texte est donc une productivité, ce qui veut dire : 1. son rapport à la langue dans laquelle il se situe est redistributif (destructivo-constructif) […] ; 2. il est une permutation de textes, une intertextualité : dans l’espace d’un texte plusieurs énoncés, pris à d’autres textes, se croisent et se neutralisent6.
La notion de productivité se révèle essentielle à cette approche. Elle affirme le travail du texte lui-même, indépendamment de l’auteur7, dans le cadre sociologique de la culture dans lequel le texte est reçu. La sémanalyse que promeut Kristeva8 prend comme objet le texte ainsi défini pour en étudier le géno-texte, au-delà du phéno-texte9, afin d’analyser les mouvements de ←35 | 36→la signifiance10. Cette approche se présente comme une science nouvelle, et non pas seulement comme le prolongement de la sémiologie. En effet, elle instaure et organise, dans le regard qu’elle porte sur le texte, une rencontre inédite entre plusieurs épistémès, parmi lesquelles sont évoqués en particulier le structuralisme, le matérialisme marxiste et le freudisme11. Par ailleurs, estimant que « tout texte est absorption et transformation d’un autre texte »12, la spécialiste identifie le texte à une intertextualité qui ne réfère pas spécifiquement à divers écrits considérés comme des sources, mais aux connexions possibles et infinies produites par le texte lui-même13. Le terme « intertextualité » désigne donc bien une composante essentielle à l’analyse littéraire qui a forgé ce vocable. Il souligne qu’un texte ne peut être réduit à une œuvre et que, comme tel, il échappe aux déterminations de l’écrivain. Il entre, en effet, dans la sphère herméneutique propre au lecteur qui, par les jeux intertextuels, en exploite la signifiance14. Il proclame « la bonne nouvelle de la mort du Sujet »15. Voilà un ensemble de propositions susceptibles d’entrer en conflit avec les conceptions partagées par les lecteurs des écrits bibliques.
←36 | 37→Développements ultérieurs de la notion d’intertextualité
Si Barthes maintient une position qui vulgarise et développe l’optique de Kristeva16, l’utilisation ultérieure, par les critiques littéraires, de cette théorie et de la terminologie qui lui est associée ne se présente pas de façon homogène. Ceci se vérifie particulièrement en ce qui concerne la notion d’intertextualité17. Regardons rapidement deux « tendances » dissemblables, mais significatives, de ces développements, l’une s’apparentant davantage à une recherche diachronique, l’autre portant plutôt sur une dimension synchronique de l’analyse littéraire.
Dans un ouvrage où il s’attache à produire une taxinomie des visages que peuvent prendre les relations entre deux textes, Gérard Genette s’appuie sur Kristeva et propose de considérer l’intertextualité comme
une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique traditionnelle de la citation (avec guillemets, avec ou sans référence précise) ; sous une forme moins explicite et moins canonique, celle du plagiat (chez Lautréamont, par exemple), qui est un emprunt non déclaré, mais encore littéral ; celle de l’allusion, c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses inflexions, autrement non recevable18.
←37 | 38→Il annonce étudier, pour sa part, un type particulier de transtextualité qu’il nomme « hypertextualité » en précisant :
J’entends par là toute relation unissant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire19.
Suite à cette définition provisoire, le chercheur propose quelques précisions de langage. Soulignant que tout texte est hypertextuel20, il rappelle que la parodie, à laquelle est souvent attachée une connotation négative, et qui signifie, chez les Grecs, un chant ludique accompagnant une déclamation afin d’en faciliter la réception, désigne pour lui le détournement d’un texte en l’appliquant à un nouveau sujet, mais en le transformant à minima21. Le travestissement implique lui aussi une transformation, qui ne porte cependant pas sur le sujet, mais sur le style, et à effet dégradant22. La transposition renvoie à une transformation ni ludique ni satirique, mais sérieuse23. Rangées dans la catégorie des imitations, la charge possède une fonction satirique absente du pastiche24. L’imitation sérieuse est nommée forgerie25. Un tableau récapitule ces pratiques hypertextuelles découvertes par l’analyse des œuvres littéraires26 :
←38 | 39→La suite de l’ouvrage s’attache à analyser, à travers l’histoire de la littérature, chacune de ces six pratiques hypertextuelles.
Ces deux définitions de l’hypertexte et de l’hypotexte témoignent d’une compréhension plus restreinte du terme d’intertextualité et de sa portée herméneutique que chez Kristeva27. L’approche permet à Genette, en tout état de cause, de décrire les pratiques hypertextuelles rencontrées dans la littérature ancienne et moderne indépendamment des conceptions sous-jacentes à la théorie du texte. Son approche s’apparente davantage à une démarche diachronique : elle conduit à situer les œuvres les unes par rapport aux autres et à en examiner la filiation. Cependant, l’analyse de la nature des relations entre différents écrits autorise également des considérations sur la lecture à opérer de ces œuvres, dans la lumière des phénomènes intertextuels repérés. Par ailleurs, même si Genette n’étend pas expressément ses investigations au domaine biblique, certaines de ses catégories pourront être reprises par les exégètes28.
Pour sa part, Michael Riffaterre exploite la notion d’intertextualité dans la perspective de la lecture telle qu’elle est commandée par le texte29. Il fait entrer en jeu ce qu’il nomme l’intertexte :
L’intertextualité est la perception, par le lecteur, de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie. Ces autres œuvres constituent l’intertexte ←39 | 40→de la première. La perception de ces rapports est donc une des composantes fondamentales de la littérarité d’une œuvre, car cette littérarité tient à la double fonction, cognitive et esthétique, du texte30.
Il insiste sur la nécessité de ne pas confondre intertexte et intertextualité : ramener cette dernière à la connaissance de l’intertexte, qu’il soit antérieur au texte (cela relèverait de la prise en compte des influences qui s’exercent sur le texte) ou postérieur au texte (pour constater les prolongements du texte, son Nachleben), serait la vider de son sens propre31 :
Je définirai donc ainsi l’intertextualité : il s’agit d’un phénomène qui oriente la lecture du texte, qui en gouverne éventuellement l’interprétation, et qui est le contraire de la lecture linéaire32.
L’intertextualité est donc inscrite dans le texte et assure, de façon singulière, la « production du texte »33 dans sa signifiance. Comment caractériser, dans le texte, la présence d’une intertextualité ?
Si l’on prend au sérieux le critère de textualité, les traits définitoires de l’intertextualité sont :
- un texte dont le système de référents est dévié, comme dans le cas de l’allusion et de la citation, vers l’intertexte ;
- un ou plusieurs intertextes (la pluralité intervenant aussi bien dans le cas d’un sonnet que dans des textes longs). Contrairement à ce qui se passe pour l’allusion et la citation, l’intertexte reste latent, soit parce qu’il est ailleurs, loin du texte, soit parce qu’il est implicite, et si c’est le cas, de deux choses l’une, ou bien l’intertexte est présupposé par le texte, ou bien il est lié au texte par un interprétant34 ;
←40 | 41→- une catachrèse35 qui compromet la lecture du texte et déforme son message, engendrant la difficulté ou l’obscurité caractéristique de la littérarité36.
L’intertexte, quant à lui, ne se limite pas à une liste, impossible à établir, parce qu’infinie, des textes auxquels le texte renverrait le lecteur. Il désigne surtout les structures, internes au texte, qui conduisent le lecteur à saisir la présence d’un intertexte indépendamment de la conscience qu’en avait l’écrivain37. Ce phénomène intertextuel peut s’imposer au lecteur38 sous la forme de l’incompatibilité textuelle, d’une règle violée, d’une catachrèse ←41 | 42→qui arrête la lecture et renvoie à un intertexte nécessaire39. L’influence de cette intertextualité s’exerce même si l’intertexte reste, pour l’heure, inconnu au lecteur : elle représente alors une attente de sens40.
Riffaterre distingue trois types d’intertextes : le surdéterminant qui influe de façon nécessaire, au-delà de toute grammaticalité, sur la lecture de l’ensemble du texte41 ; le présupposé dont l’indice s’identifie, dans le texte, à un « énoncé tel que l’on ne peut le lire sans avoir l’impression qu’il y manque un élément essentiel, ou au contraire qu’un élément superflu lui a été ajouté »42 ; le proleptique qui intervient à l’intérieur d’une narration et en indique le fil conducteur et l’ordonnancement43.
À noter que le critique met à part les pratiques de la citation et de l’allusion qui, si elles appartiennent bien au phénomène d’intertextualité, n’en représentent qu’une performance seconde. En effet, elles relient des composantes textuelles délimitées, non des textes dans leur ensemble44. Pour lui, l’intertextualité au sens strict se vérifie en ce qu’elle provoque à une lecture hors normes qui permet de percevoir la signifiance du texte45. ←42 | 43→Il apparaîtra profitable, au cours de notre étude, d’examiner dans quelle mesure les citations ou allusions sont de nature à influer, du fait de leur récurrence, sur l’essence même du texte qui les effectue.
Certes, les exemples pris par Riffaterre appartiennent surtout au domaine de la poésie qui se prête particulièrement à ces jeux intertextuels46. Pour autant, ses analyses du phénomène d’intertextualité ouvrent des perspectives prometteuses pour toute étude qui examine les liens complexes entre plusieurs textes, poétiques ou non. Nous serons conduits à confronter nos propres découvertes à telle ou telle procédure intertextuelle décrite par Riffaterre. La question demeure cependant des présupposés idéologiques qui entrent en compte dans la recherche de ce critique littéraire et qui sont liés à la théorie du texte telle qu’elle a été mise en place par Kristeva et Barthes47.
L’intertextualité dans la présente étude
Face à ces approches à la fois novatrices et épineuses concernant l’intertextualité, la position retenue par la présente étude consiste à regarder les champs ouverts par les pratiques littéraires diverses comme autant d’opportunités pour mettre en valeur des richesses contenues dans le texte biblique, mais parfois non suffisamment exploitées. C’est, semble-t-il, la position adoptée par la Commission Biblique Pontificale et exposée dans un document publié en 1993. Indiquant, par exemple, que les recherches sur l’énonciation et sur l’intertextualité opérées par la méthode sémiotique interviennent de plus en plus dans le domaine biblique, les spécialistes ajoutent : « La sémiotique ne peut être utilisée pour l’étude de la Bible que si on sépare cette méthode d’analyse de certains présupposés développés dans la philosophie structuraliste, c’est-à-dire la négation des sujets et de la référence extra-textuelle »48. Notons que, parmi les commentateurs cités ←43 | 44→en note au début de cette partie, si Yoon désapprouve l’usage du vocable « intertextualité » dans les études bibliques parce que cela reviendrait, à son avis, à épouser, par là même, les conceptions idéologiques qui ont vu naître ce terme technique49, les autres se montrent plus nuancés, reconnaissant à la fois la fécondité apportée par cette notion stimulante et le glissement que les biblistes ont imposé à la notion telle que la concevait Kristeva du simple fait de l’inviter dans leur domaine singulier d’investigation. En outre, comme l’ont signalé certains commentateurs, les pères de l’Église n’ont pas attendu les théories littéraires de l’intertextualité pour exceller dans la lecture intertextuelle de l’Écriture50.
Le chercheur accueille donc comme une chance le pluralisme méthodologique et herméneutique qui, à notre époque, a investi le monde scientifique51. Il ne renonce pas pour autant à l’exercice d’une saine critique, particulièrement lorsqu’il emprunte des pratiques, parce qu’elles lui semblent de nature à servir son propos, même si elles ont pris naissance dans un contexte idéologique dont il ne partage pas tous les tenants et aboutissants.
←44 | 45→Il en va ainsi pour l’intertextualité52. Il ne s’agit pas, pour le bibliste, de contester au texte un message singulier, ni au lecteur la possibilité de rejoindre le sens que l’auteur y a logé. L’exégète cesserait alors d’inscrire sa recherche dans la continuité de la tradition biblique qui témoigne elle-même d’une élaboration doctrinale53. Il renoncerait également à ce qui représente, dans la pratique chrétienne et le magistère ecclésial, un passage nécessaire de son travail54. Pour notre part, en empruntant la notion d’intertextualité, nous entendons évoquer les inférences, sur un texte donné, de tout autre texte. L’intertextualité désigne alors, pour reprendre en partie la formulation proposée par Genette55, toute relation unissant un texte B à un texte A. Nous pourrons également être conduits à nommer hypertexte le texte où est décelée la connexion à un autre texte, et hypotexte le texte sous-jacent au texte étudié. Notre enquête cherchera à préciser les règles qui président aux possibles influences. Les indices linguistiques (similitudes de mots ou d’expressions, formules introduisant une citation…), mais également les ressemblances formelles des genres littéraires employés, nous permettront de détecter et d’examiner ces relations.
Dans la mesure où une étude d’intertextualité s’attache à mettre en évidence des éléments repérables dans le texte lui-même, elle demande à être effectuée indépendamment de conclusions historiques ou théologiques préétablies. Notre investigation demandera en particulier aux textes et aux phénomènes intertextuels que nous scruterons de nous ←45 | 46→indiquer, s’ils le peuvent, l’ordre de dépendance des écrits étudiés. Nous ne nous appuierons pas, pour cela, sur des présupposés historiques concernant la date de composition de Jacques. Par ailleurs, les écrits examinés sont, certes, insérés et reçus dans un corpus déterminé. Cependant, il appartient à la recherche de mener une enquête sur les liens entre ces écrits et l’ensemble du corpus afin de justifier, autant que possible, leur appartenance à un tel ensemble. Pour ce qui regarde les écrits pauliniens, le lien avec l’Ancien Testament est aisément établi grâce à l’usage habituel de la citation ou de l’allusion. Celui avec les traditions proprement chrétiennes se trouve inscrit dans la référence explicite et fréquente à la personne historique de Jésus-Christ. En ce qui concerne Jacques, sa place dans le corpus des écrits néotestamentaires ayant été discutée par les exégètes modernes, une section de cette partie préliminaire sera consacrée à l’état de la question de l’intertextualité de cette lettre et abordera en particulier ses liens avec l’Ancien Testament d’une part et avec les traditions évangéliques d’autre part.
Une critique textuelle attentive représente également un préalable nécessaire à une étude qui entend manifester et interpréter, à partir des détails littéraires, les connexions que l’écrivain sacré a pu établir avec d’autres œuvres ou données culturelles. Il sera donc toujours prudent d’établir les parallèles entre deux textes à partir d’éléments textuels que la critique ne remet pas en cause. À l’inverse, affirmer ces liens en fonction de positions prérequises absentes du document lui-même reviendrait à priver l’étude d’intertextualité de sa force démonstrative et à plier le texte à des déterminations exogènes56. Nous estimons donc que l’examen des relations qu’entretient un écrit avec l’environnement littéraire ou culturel qui l’entoure (ce que nous nommons intertextualité) se range nécessairement ←46 | 47→parmi les premières étapes de l’analyse d’un texte. Il permet en effet d’en déterminer, avec plus ou moins de précision, la nature et le contexte57.
Par ailleurs, une étude d’intertextualité ne se limitera pas, par principe, à une recherche d’ordre historique (ou diachronique). Elle pourra et devra également s’étendre à l’examen des effets, sur le texte et sa lecture, produits par la présence d’un phénomène intertextuel58. Les indications concernant le contexte historique et sociologique d’une œuvre ne représentent-elles pas une invitation à en préciser, par ailleurs, le fonctionnement interne et la portée véritable59, particulièrement lorsqu’elles sont fournies par l’auteur lui-même ?
Résumé des informations
- Pages
- 828
- Année de publication
- 2020
- ISBN (PDF)
- 9782807612396
- ISBN (ePUB)
- 9782807612402
- ISBN (MOBI)
- 9782807612419
- ISBN (Broché)
- 9782807612389
- DOI
- 10.3726/b16044
- Langue
- français
- Date de parution
- 2019 (Décembre)
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 828 p., 6 tabl.