Imaginaires et représentations littéraires de la mobilité
Résumé
Inspirée par les théories du mobility turn de John Urry et par la notion de nomadisme de Rosi Braidotti et de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Adina Balint réfléchit aux rapports entre les frontières identitaires, spatiales et poétiques qui produisent de nouvelles figures d’appartenance. Cet ouvrage dont la réflexion se situe à la croisée des études littéraires, des études comparatistes et transculturelles explore des similitudes et différences entre les modes de représentation de la mobilité (géographique, des individus, des imaginaires) et la mise en tension entre le sujet littéraire, le territoire et la communauté chez Anaïs Barbeau-Lavalette, Simone Chaput, Sergio Kokis, Catherine Mavrikakis, Régine Robin, Maylis de Kerangal, J.M.G. Le Clézio et Andreï Makine. Il en ressort que la mobilité n’est pas une action achevée mais un processus inachevé/inachevable porteur d’une influence directe sur le devenir du personnage-narrateur/narratrice et de sa créativité.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Remerciements
- Introduction
- I Mobilités
- II Discours et figurations de la mobilité dans le récit
- III Nomadismes
- IV Traversées
- V Déambulations. Villes et ailleurs
- Conclusion
- Index
Remerciements
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Faculté des Arts de l’Université de Winnipeg, dans le cadre du programme Explore financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.
Introduction
« Cette rue de Paris est une immense rue-monde où des communautés ethniques se frôlent, où les objets pauvres venus de partout s’échangent, où l’on ne sait plus dans quel pays on est ni quelle langue on parle. Il n’y a aucune synthèse possible à faire de ce devenir-monde fragmenté, seulement des collections, des accumulations, des montages, des chevauchements. »
(Robin, Le Mal de Paris 257)
La relation que tout individu entretient avec le monde s’épanouit dans le désir d’y inscrire une transformation, un mouvement de renouvellement du soi et de la société. Même si la « résidence sur terre »1 d’un sujet s’effectue par une référence en pointillé aux lieux d’habitation, son existence est déterminée par un flux de mouvements et de connexions avec l’univers qui l’entoure. Ayant comme toile de fond le Canada francophone contemporain, cet ouvrage rassemble des écrivains qui entretiennent un lien ambigu avec ce territoire sur lequel ils résident, qu’ils choisissent comme pays d’adoption suite à l’immigration, qu’ils quittent et retrouvent par intermittence, mais surtout, qui les a fait écrire et bouger, se déplacer, se mettre en mouvement. On rapproche ainsi des textes d’écrivains québécois contemporains comme Anaïs Barbeau-Lavalette, ←1 | 2→Sergio Kokis, Dany Laferrière, Catherine Mavrikakis, Régine Robin et Kim Thúy des écrits d’auteurs francophones du Manitoba,2 comme Simone Chaput, Lise Gaboury-Diallo et J.R. Léveillé, par l’exploration des allers et retours entre un lieu d’origine réel ou imaginaire et un ailleurs physique, symbolique et discursif. Ces corpus seront ensuite mis en rapport avec des œuvres d’auteurs français d’aujourd’hui, tels Maylise de Kerangal, Nancy Huston, J.M.G. Le Clézio et Andreï Makine, afin d’analyser des représentations de la mobilité littéraire et du transculturalisme en formulant l’hypothèse que la mobilité n’est pas une action achevée (un déplacement physique et géographique conçu de manière littérale) mais un processus inachevé/inachevable porteur d’une influence directe sur le devenir de l’individu, de ses communautés d’accueil et de sa créativité.
L’étude de ces textes exige un questionnement sur l’aventure existentielle comme « devenir »3 au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari, soit un mouvement de déterritorialisation et de reterritorialisation fertile accomplie par l’écriture. N’oublions pas, le terme même d’existence (ek-sistence) évoque le mouvement, la coupure, le départ, le lointain. Exister c’est sortir de soi, s’ouvrir à l’autre, fût-ce d’une manière transgressive. C’est d’ailleurs la démarche transgressive qui est l’indice le plus net d’une énergie active, d’une puissance vitale s’opposant au pouvoir mortifère des idéologies patriarcales et au poids des traditions. Être hors de soi est une manière de s’ouvrir au monde et aux autres, explique Michel Maffesoli dans Du nomadisme. Vagabondages initiatiques (28). En ce sens, les divers ravissements contemporains, qu’ils soient liés à la rencontre des cultures et au transculturalisme, à l’expression des affects, aux nouvelles technologies et aux médias, réaffirment un désir de circulation ancestral : circulation des biens, des êtres humains, de la parole, des savoirs et de l’information. Ces mouvements fondent tout ensemble social et le font perdurer dans son être : le devenir. Bien sûr, pour apprécier de tels mouvements dynamiques, il est indispensable d’avoir recours à une pensée qui ne soit pas seulement rationaliste ou réaliste, comme ce fut le cas durant la modernité du dix-neuvième siècle ; il faut avoir recours à une pensée appréhendant des subjectivités, des situations et des phénomènes, tant individuels que sociaux, ←2 | 3→qui, tout en ne se reconnaissant pas dans un état de choses existant, s’appuient sur ce qui est pour aspirer à ce qui pourrait être.
L’analyse des textes romanesques, autobiographiques et autofictionnels, pensée à la jonction des études littéraires, des études comparatives et transculturelles, a permis de considérer sous un angle nouveau les similitudes et les différences littéraires et théoriques entre la représentation et la perception de la mobilité (géographique, des individus, des imaginaires) des différentes communautés du Canada francophone au sein des Amériques4 et de la France. Dans cette démarche, nous nous appuyons d’abord sur la notion de « regards croisés », telle que la développe Jean-François Côté et Frédéric Lesemann dans leur ouvrage La construction des Amériques aujourd’hui. Regards croisés transnationaux et transdisciplinaires :
[L];a méthodologie comparative permet, tout en créant des rapprochements significatifs entre identités, collectivités et groupes culturels, de mieux interpréter les particularités de chacun d’eux. La comparaison engage plus qu’une découverte de l’altérité qui servirait à la complexification du point d’origine [de la recherche]. Par la distanciation critique qu’elle engendre, elle le modifie essentiellement. Enfin, elle contribue à créer une « perspective ouverte » au sein de laquelle viennent s’inscrire des objets particuliers tout en établissant un dialogue entre les identités en présence. (4)
Dans le présent ouvrage, les textes des corpus québécois, franco-manitobain et français comme nouvelles « zones de contact » (Pratt 12) tributaires des croisements entre l’ici et l’ailleurs sont problématisés en fonction de trois axes de lecture : entre diverses disciplines (études littéraires, études culturelles et études sur la mobilité) ; entre différentes méthodologies (poétique et philosophique) ; entre espaces géographiques (renvois à des territoires et lieux référentiels) et représentations poétiques (espaces et lieux symboliques, figurés). Ces croisements s’arriment à deux dimensions complémentaires qui soutiennent la réflexion. La première est socioculturelle et englobe des éléments culturels ayant trait au “mobility turn” (Sheller et Urry 207–226),5 soit à l’analyse du devenir et de la rencontre comme mouvements catalyseurs de changements. La seconde est poétique et se tisse à partir des éléments textuels ←3 | 4→propres aux littératures québécoise, franco-manitobaine et française, mais aussi à chacune des poétiques d’auteur.e.
Croisements disciplinaires
Plusieurs notions rattachées aux études culturelles et littéraires ont défini le mouvement des individus et des populations et la diversité au Canada et dans les Amériques durant les dernières décennies : mobilités culturelles (Gin et Moser), hybridités culturelles (García Canclini), esprit migrateur (Ouellet), métissage (Vasconcelos),6 identités mouvantes (Andrès et Bernd, dir. ; Thibeault) multiculturalisme et transculturalisme (Imbert, Moser)7 en sont les exemples les plus notoires. Comme l’explique Patrick Imbert dans Le Transculturel et les littératures des Amériques, ces concepts remettent en question des termes comme « racine », « monoculture », « étranger », « exil » et contestent une pensée et des littératures qui ne se seraient fondées que sur le binarisme entre l’ici et l’ailleurs, le soi et les autres, l’intérieur et l’extérieur : « De nos jours, tout se déplace, tout se recontextualise et la légitimité nationale se définit de plus en plus, à tout le moins dans les démocraties libérales, par la capacité à pénétrer les réseaux mondiaux de savoirs […] » (10). En effet, cette mise en réseaux des savoirs, mais aussi des discours et des imaginaires, nous ramène à la question du « surplus des savoirs » (Imbert, Comparer le Canada et les Amériques 237–248), qui, selon Imbert, illustre la valorisation du changement et la transition permanente qui :
[…] permettent de gagner sans faire de tort, pour vivre une vie qui n’est pas un jeu à somme nulle où l’on perd quand l’autre gagne, car il faut avoir accès à plusieurs savoirs, à plusieurs discours, à plusieurs langues et plusieurs cultures et inventer son originalité dans des combinaisons inédites, ce qui ouvre à l’innovation culturelle et sociale permanente. (241)
Les Amériques devenues les lieux des métissages et des réseaux sont tributaires des croisements qu’elles suscitent, mais aussi des confrontations auxquelles elles donnent lieu.
De nos jours, au Canada, ces croisements ne sont plus véritablement exotiques, mais indiquent une possibilité du quotidien qui se fonde sur ←4 | 5→la conception postmoderne de sociétés mondialisées. En se référant aux représentations de l’identité dans les littératures québécoise et francophones minoritaires du Canada, Thibeault souligne :
Dans le nouvel ordre mondial, l’individu ne participe plus à une collectivité dont l’identité serait prédéterminée par son appartenance à un même référentiel, c’est-à-dire à un grand récit qui serait fixé dans le temps par une quelconque autorité traditionnelle ; l’individu semble davantage projeté dans un monde où les références sont multiples et, surtout, de divers horizons. (38–39)
Pour sa part, Jean-François Lyotard, dans La Condition postmoderne, parle d’une mise en réseau des référents en déplacement qui conduit l’individu à s’identifier à un nous déterminé non plus par une appartenance commune à un grand récit, mais davantage par l’assemblage des échanges vécus avec autrui—qui ne participent pas nécessairement à un « même » culturel—comme autant d’expériences personnelles enrichissantes pour le soi. Cela ne signifie pas forcément la disparition de tous liens sociaux ou communautaires, sauf que l’individu ne perçoit plus ces liens sociaux comme étant inscrits uniquement dans les a priori de la naissance, mais comme correspondant davantage à des repères qu’il ou elle peut délaisser au besoin pour redéfinir son rapport avec autrui. La conception identitaire apparaît ici comme flexible et mobile. Il s’agit d’un processus que nous appelerons « déplacement créateur », dans l’optique des étapes de l’acte créateur selon Didier Anzieu :
[l];e retournement épistémologique, qui constitue l’acte créateur par excellence, transforme en noyau générateur d’une œuvre d’art ou de pensée ce qui aurait pu rester un simple objet de curiosité, d’inquiétude ou de recueillement silencieux, et qui le plus souvent le reste et se trouve tout au plus consigné comme tel en passant, dans un journal intime, une lettre […], une boutade, un trait d’esprit. […] De périphérique, ce représentant psychique se déplace et est instauré comme central […]. (Le Corps de l’œuvre 116)
Anzieu souligne donc la plus-value du « déplacement » dans le processus de création et l’importance de la mobilité qui occupe une place centrale dans l’avènement de l’œuvre.
Mettant en lumière les différentes modalités de la mobilité dans l’imaginaire littéraire au Canada francophone et en France à travers des ←5 | 6→représentations romanesques et autobiographiques/autofictionnelles, cet ouvrage s’inscrit dans le contexte plus large de la postmodernité. Bien que les récits à l’étude n’aient pas nécessairement été écrits dans cette perspective, le regard critique porté sur eux, valorisant l’hétérogène plutôt que les systèmes binaires, tient directement compte du contexte postmoderne, tout en le problématisant (Moser et Robin 155–161).8 Pour Moser et Robin dans un article intitulé « Réflexion critique sur l’hétérogène », la conjoncture du postmodernisme a opéré :
[…] un décentrement des pratiques d’écriture et de langage, des pratiques formelles, à la faveur des divers phénomènes : […] l’hétérogène sous tous ses aspects : l’écriture féminine […], les écritures minoritaires, « ethniques », comme on dit ; l’hybridité culturelle inscrite dans la fiction, le métissage, toutes les formes de ce que Scarpetta appelle « l’Impureté » ; les polyphonies et polysémies de toutes sortes ; l’interdiscursivité et l’intertextualité généralisées. Tout a été transformé, bouleversé, dans le réemploi, le mime parodique, le déplacement, la répétition. L’hétérogène langagier selon nous travaille le texte littéraire comme une bordure, une frontière, créant de l’opacité là où tout semblait familier, des écarts, des fissures, de la fragmentation, du nomadisme, de la migration des signes, un exil dans l’écriture […]. (159)
Nous vivons en effet dans un monde où l’effacement partiel des frontières géopolitiques, en raison de la mondialisation, a conduit à la coexistence de plusieurs cultures—ce qu’Amaryll Chanady appelle la « contamination culturelle » (Entre Inclusion et exclusion 28). Mais cette coexistence demeure conflictuelle et exige de retracer et de reconnaître les différentes « voix » singulières de chaque culture, non pour les enfermer dans le bloc monolitique qu’est la communauté homogène ou l’État nation, mais afin de relever la singularité de leurs expressions dans une dynamique d’interinfluences.
Dans les pages qui suivent, ces « voix » sont d’emblée étudiées en fonction de leurs mises en écriture dans les textes des écrivains des corpus retenus. Notons que l’intégration de la littérature dans une optique interdisciplinaire est désormais établie. Comme l’écrit Imbert :
De nos jours, on pourrait […] presque affirmer que, contrairement au début du XXe siècle, l’anthropologie, l’histoire ou la sociologie ont rejoint la littérature. D’une part, car il n’y a plus d’objectivité, mais une construction de l’objet ←6 | 7→en rapport avec l’autre dans une compétitivité de discours antagonistes. […] Ces disciplines affirment donc moins donner un accès à des représentations objectives que déboucher sur des constructions qui sont des rapports de pouvoir incluant une part d’indéterminé. C’est dans celui-ci que l’autre se construit dans un rapport dynamique et en déséquilibre contrôlé permanent, inscrit dans la mobilité des réseaux entrecroisés. (Trajectoires culturelles transaméricaines 8)
Pour dialoguer entre les éléments méthodologiques, culturels et textuels, nous avons préféré penser ces « réseaux entrecroisés » en termes de « rhizomes », plutôt que selon une logique de « métissage ».
Le concept de « rhizome », emprunté à Deleuze et Guattari, permet une interprétation qui tient compte de la complexité de l’exercice de rapprochement, d’entrecroisement et de comparaison entre les textes. Initialement utilisé dans les sciences de la nature, ce concept signifie les racines des tubercules qui, contrairement à celles des arbres qui sont solidement ancrées dans le sol, ont des racines fluides, non ordonnées, multiples et interconnectées. Dans leur ouvrage Mille plateaux, Deleuze et Guattari définissent l’idée de rhizome dans ces mots :
Résumé des informations
- Pages
- X, 216
- Année de publication
- 2020
- ISBN (PDF)
- 9781433176203
- ISBN (ePUB)
- 9781433176210
- ISBN (MOBI)
- 9781433176227
- ISBN (Relié)
- 9781433176234
- DOI
- 10.3726/b16694
- Langue
- français
- Date de parution
- 2020 (Octobre)
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- New York, Bern, Berlin, Bruxelles, Oxford, Wien, 2020. X, 216 p.