La Langue qu’elles habitent
Écritures de femmes, frontières, territoires
Résumé
Établies pour la plupart dans des territoires d’un entre-deux inconfortable, les écrivaines étudiées dans ce riche panorama de silhouettes féminines ont été amenées à cerner leur propre espace linguistique, littéraire et intime. Les approches critiques de ce volume se veulent également sans frontières. Stratégies d’écriture, liens méta- et intertextuels, affirmations identitaires, rapport à la langue comme à la sexualité ou aux origines structurent les différentes contributions de ce livre.
Au niveau identitaire, les frontières sont franchies et dépassées. Alexandra David-Néel, Assia Djebar, Maryse Condé, Vénus Khoury-Ghata, Leila Sebbar, Latifa Ben Mansour, Maïssa Bey, Nancy Huston, Yasmina Reza, Laura Alcoba, auteures au regard distancié, liées par des parentés d’écriture et de fi liation, tissent dans la langue française de fabuleux métissages. En transgressant les frontières du dire, ces écrivaines ont peut-être déplacé certaines bornes littéraires et dessiné de nouvelles poétiques de la littérature.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des Matiéres
- Présentation (Montserrat Serrano Mañes)
- Voyage et écriture à travers les lettres d’Alexandra David-Néel à son mari entre 1911 et 1925 (Fanny Martin Quatremare)
- Traversée de la mangrove de Maryse Condé (Mª Luisa Bernabé Gil1)
- Vacarme pour une lune morte de Vénus Khoury-Ghata : une dénonciation impudique de la guerre, sous l’étendard de l’humour noir (Virginia Iglesias Pruvost)
- Leïla Sebbar et la résilience de la langue (Mª Carmen Molina Romero)
- La narrativisation de la souffrance dans Le chant du lys et du basilic de Latifa Ben Mansour (Loubna Nadim Nadim)
- Le personnage féminin dans les romans de Maïssa Bey : conquête de soi et de l’altérité (Lila Lamrous)
- Dire l’Algérie par son paysage : le regard de Maïssa Bey (Carme Figuerola)
- La « pagaille polyglotte » de L’empreinte de l’ange de Nancy Huston. Un livre sur Babel (Luisa Montes Villar)
- La Traversée de l’hiver de Yasmina Reza : un trajet immobile entre frontières identitaires (Montserrat Serrano Mañes)
- Laura Alcoba, une enfance entre deux langues (André-Alain Morello1
- Titres parus dans la collection
MONTSERRAT SERRANO MAÑES1
Pendant le XXe siècle, nous avons assisté à un épanouissement des études consacrées à la construction identitaire de la part de la gent féminine. De régions diverses et multiples, les femmes qui ont écrit et qui continuent d’écrire à la lisière des langues et des frontières sont arrivées à incarner, nous semble-t-il, l’harmonie fluide qui doit exister – et qu’elles se montrent capables de rendre visible – entre centre et périphérie. S’affirmant dans des espaces mobiles, leurs recherches individuelles estompent de fait toute frontière : périphérie/centre, multiplicité/unité ; elles déclinent dans tous les sens, et sous toutes les formes, la richesse de l’hybridité qui renvoie à tous les possibles. Nous pourrions même parler d’un effet transfrontalier, car ces écrivaines se sont affranchies des limites institutionnelles et étatiques. Situées à cheval entre les réseaux territoriaux, c’est sur une langue commune, le français, qu’elles clouent fermement les pivots qui marquent leur démarche vitale.
Yasmina Reza a déclaré dans une de ses interviews : « On est de la seule patrie de sa langue. J’écris en français, je suis de France. » À partir de cette déclaration, devenue réflexion de maintes lectures, nous pourrions affirmer que les écrivains dits francophones ont un dénominateur commun : leur territoire-nation est la langue française2. Ceci est, semble-t-il, plus valable encore pour les écrivaines francophones, dans ce sens que par leur féminité elles subissent de nombreuses contraintes3. Si Marie Cardinal, dans son roman Les Mots pour le dire, montrait le chemin du « dire l’indicible » et affranchissait ainsi la parole de la femme, d’autres ←9 | 10→écrivaines ont cherché à faire tomber des remparts, des frontières intimes et même physiques et géographiques, pour bâtir et établir fermement leur cohésion interne. Des frontières qui, nous tenons à y insister, sont devenues graduellement mobiles, instables, fluides : « la francophonie a bien des frontières mais ne cesse pour autant de se heurter aux frontières », quoique « la francophonie littéraire pourrait se rêver sans frontières », indique V. Bonnet (2002 : 13).
Et quoi de plus labile, de plus mouvant, que les territoires du moi ? Se mouvoir dans ces espaces est, de fait, se déplacer dans la déterritorialisation complexe et de la parole littéraire et de l’intimité qui dit et qui se dit. Car c’est dans l’entre-deux littéraire que le langage singulier de chacune de ces « femmes en littérature » que ce volume aborde, se dévoile dans une étonnante multiplicité de formes. S’inscrit alors dans leurs discours, leur liberté : la liberté de leur spécificité, celle d’une appartenance, multiple ou particulière, qui leur est échue de manière volontaire ou naturelle. Et c’est par l’écriture qu’elles s’installent dans le monde, au travers de leur expérience spécifique.
Notre propos n’est pas de réfléchir dans cette introduction sur le caractère prétendument mythique des rapports des auteures choisies avec la langue française. Il ne s’agit pas, non plus, de polémiquer sur l’idée généralement répandue qui considère le français comme patrie littéraire. Nombreux sont les écrivains qui, cependant, en ont témoigné : Albert Camus, par exemple, déclarait déjà : « Ma patrie, c’est la langue française. » Certes, il s’avère que le rapport à la langue est différent pour chacune de nos auteures. De plus, elles n’appartiennent pas, à quelques exceptions près, à des pays qui ont le français en partage.
Il est certain, nonobstant, que le choix du français comme langue d’écriture implique le questionnement identitaire. Aussi, les œuvres de ce type d’écrivaines laissent-elles entrevoir, de quelque façon qu’on s’en approche, la prise de conscience des liens entre leur terre liminaire et leur langue d’écriture. C’est entre les coutures frontalières qu’elles s’expriment. En nous tenant à l’écart du mythe du « babélisme », et plus encore de l’idée d’un prétendu mythe langagier comme patrie littéraire, nous présentons tout simplement un volume hétéroclite, aussi bien par le choix des auteures que par les approches critiques proposées.
En rupture de frontières de toute sorte, il existe néanmoins entre les figures qui s’y dessinent, des points convergents : le voyage ; la rupture et la dispersion des frontières ; l’utilisation, volontaire ou toute naturelle, de ←10 | 11→la langue française. Nous avons cerné en tout cas, dans un éparpillement apparent, tout un siècle : Alexandra David-Néel, qui ouvre le volume, naît en 1868 ; Laura Alcoba naît tout juste un siècle après, en 1968. Et si David-Néel part de Paris pour embrasser le monde et l’élargir, Laura Alcoba vient d’Argentine et s’installe en France pour ancrer de nouvelles racines. D’une certaine manière, aller et retour se rejoignent au travers de ces deux noms ; les doigts délicats du temps tissent de fines coutures qui unissent les fils d’un tapis merveilleux aux couleurs du métissage de la langue française.
Si nous prenions dans un premier temps comme mesure de référence les parentés d’écriture et la filiation des auteures élues, nous devrions signaler que pour David-Néel, écrire en français n’est pas un choix, mais une évidence. Il en va de même pour la Guadeloupéenne Condé, au cas où nous ne retiendrions que sa nationalité et la langue de l’école. Femme de voyage, femme en voyage, elle a toujours poursuivi dans ses ouvrages une quête identitaire et un travail sur la mémoire.
Pour Nancy Huston, Canadienne de langues française et anglaise, son choix est fait très tôt, s’installant en France – et dans sa langue – dès ses vingt ans. Khoury-Ghata, Libanaise chrétienne maronite, et qui acquiert le français par l’intermédiaire de son père, habite en France depuis l’âge de 35 ans ; elle a toujours choisi d’exprimer ses douleurs en français, et cette écriture forte, en langue française, est devenue sa planche de salut, ce qui lui permet de survivre à ses angoisses vitales. Laura Alcoba, exilée de sa patrie comme de sa langue, manifeste dans ses juxtapositions narratives les limites mouvantes entre patrie littéraire – extérieure à la nation – et nationalité. D’autres, nées en France comme Reza, ont quand même des racines à l’écart de la norme socialisée.
Bien des auteures, étant maghrébines, ont aussi fait une élection, de Assia Djebar à Maïssa Bey, en passant par Leïla Sebbar ou Latifa Ben Mansour ; élection fondée sans doute sur des motifs différents, comme différentes sont leurs écritures, mais pour lesquels la langue de la littérature devient une patrie dans l’exil4. Autant d’auteures au regard distancié.
←11 | 12→Habitant la langue française, mais venues d’horizons géographiques divers, ces écrivaines sont toujours à la recherche d’une identité, établies pour la plupart dans un entre-deux inconfortable qui les pousse à cerner leur propre territoire. S’il est vrai que cet espace s’avère fondamentalement intime, souvent en rapport avec la sexualité, s’il est vrai aussi qu’il est conquis après un parcours douloureux, il n’est pas moins vrai que cet acheminement est une source créative forte d’une énorme richesse.
La langue française, devenue langue d’emprunt, suppose aussi un choix volontaire : la délimitation linguistique réaffirme ainsi une démarcation territoriale. Mais ce territoire s’étend sur deux versants : interne et externe. À l’idée de l’altérité vient se superposer celle de la « liminalité ».
Les échelles spatiales sont quand même toujours présentes. Que ce soit le cas de ces femmes qui traversent littéralement des frontières de pays exotiques ou autres, faisant du voyage un élément de survie et d’affirmation, ou de celles qui, installées inconfortablement dans un entre-deux identitaire, cherchent à unifier les deux parties de leur être frontalier, s’évertuant à affirmer ainsi leur identité unique, soumise à un large faisceau interculturel5.
Y a-t-il des barrières que ces femmes ne puissent pas franchir ?
Géographiquement, les frontières jouent un rôle majeur. Ceci est valable pour les pays décolonisés, aux frontières établies arbitrairement, et pour ceux dont elles sont ancestrales. Ceci peut nous mener à regarder les œuvres des auteures choisies d’un point de vue spatial aussi bien que social. Laissant de côté le vaste champ de la sociologie6, il faudrait aborder l’aspect d’une poétique des frontières, dans une œuvre littéraire, chez ←12 | 13→une écrivaine concrète, ou plus largement à partir d’un corpus d’œuvres littéraires.
Identitairement, les frontières peuvent être franchies et dépassées. Peut-être ces écrivaines, en transgressant les frontières du dire, ont-elles déplacé les limites littéraires ? Si cela est, leur discours, établi sur un territoire décliné au féminin francophone, nous propose des manières de décrire et de voir le monde à partir de l’altérité et de la confrontation, ainsi que de la fusion des contraires7.
Il va sans dire que le thème de l’exil est souvent présent, car il implique un malaise et une déconstruction identitaire. Mais les frontières et les territoires acquièrent fondamentalement un poids spécifique en ce qui concerne des limes internes qui cherchent à éviter la radicalité, et à trouver graduellement une place dans le monde et dans la littérature de langue française.
Résumé des informations
- Pages
- 194
- Année de publication
- 2020
- ISBN (PDF)
- 9782807615526
- ISBN (ePUB)
- 9782807615533
- ISBN (MOBI)
- 9782807615540
- ISBN (Broché)
- 9782807615519
- DOI
- 10.3726/b17008
- Langue
- français
- Date de parution
- 2021 (Janvier)
- Publié
- Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 194 p., 2 ill. n/b.
- Sécurité des produits
- Peter Lang Group AG