Chargement...

Dany Laferrière. La vie à l’œuvre

Suivi d’un entretien avec l’auteur

de Bernadette Desorbay (Auteur)
©2020 Monographies 462 Pages

Résumé

L’œuvre de l’écrivain et artiste Dany Laferrière est jubilation d’être et revisitation du monde. Il en ressort une vision sur l’origine physique de la pensée et un vitalisme dont la présente étude s’attache à relever les sources et les singularités.
L’écrivain qui exhumait le Code Noir en exergue à Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer a fait de son style le lieu privilégié où situer sa vérité avec les inattendus qui en dérivent. Dont cet hommage appuyé rendu lors de son intronisation à l’Académie française à l’auteur de L’Esprit des lois, à qui maints critiques ont pourtant cessé de reconnaître une position antiesclavagiste à l’endroit de la Traite atlantique.
Deux motifs convoquent psychanalyse et comparatisme. La semblance renvoyant à la division du sujet parlant et la revenance relative aux fantômes trangénérationnels issus des morts sans sépulture qui se sont multipliés, du commerce triangulaire à la zombification duvaliériste. S’y superposent les voix des écrivains avec lesquels Dany Laferrière a tissé de solides liens de parentés – Diderot, Bashō, Lawrence, Faulkner, Roumain, Whitman, Carroll, Miller, Bukowski, Tanizaki, Mishima, Charles, etc. Attentif aussi aux enjeux politiques, dont celui qui touche la dolosive dette de l’indépendance, cet ouvrage original rend compte de l’esthétique et de l’hontologie que l’écrivain a mises en œuvre à partir du Québec où il s’est réfugié à 23 ans, ainsi que de sa préférence pour l’élégance de la considération partagée.
L’analyse est suivie d’un riche entretien où l’écrivain évoque, au-delà de l’exil et de son travail sur les mythes, les atermoiements du désir qui ont accompagné son adolescence à Port-au-Prince.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction générale
  • Ire partie Réversibilité du cours intergénérationnel. La question de la jouissance
  • Introduction
  • Chapitre I – Le nom propre
  • Introduction
  • La jouissance du nom propre
  • La question du père
  • Les bombes à retardement
  • Les motifs de l’exil
  • Chapitre II – Déhontologie
  • Introduction
  • Déhontologie
  • Le roi déchu
  • La dette du maître
  • Le code hermétique
  • Le piège de la paternité
  • La jouissance du maître
  • La question des origines
  • Le désir de l’Autre
  • Chapitre III – Sens et jouissance
  • Introduction
  • Ne rien faire
  • Le franchissement
  • La parthénogenèse
  • L’épreuve de castration
  • Le motif de l’inversion
  • Le dandysme
  • Conclusion
  • IIe partie Le flottement du réel. La question de l’au-delà
  • Introduction
  • Chapitre I – Le flou
  • Introduction
  • La liste
  • Le sexe dans l’encrier
  • La pornographie
  • Chapitre II – Le miroir des morts
  • Introduction
  • Les morts
  • Le pays des merveilles
  • L’imago
  • Le miroir
  • La métamorphose
  • Pèlerin
  • Là-bas
  • Au seuil de la mort
  • L’acte manqué
  • Chapitre III – L’au-delà
  • Introduction
  • Dante
  • La possession
  • L’animisme
  • L’écriture automatique
  • Conclusion
  • IIIe partie La vie à l’œuvre. Une question de style
  • Introduction
  • Chapitre I – La considération
  • Introduction
  • La plume-épée
  • Montesquieu
  • La blague
  • La séduction
  • Diderot
  • Le style de Céline, le ton de Gombrowicz
  • Conclusion
  • Chapitre II – Les ténèbres
  • Introduction
  • Henri Matisse
  • Magloire Saint-Aude
  • William Faulkner
  • Borges
  • Laclos : l’emprise
  • Condorcet
  • Chapitre III – Le corps
  • Introduction
  • Tanizaki, Mishima et le Japon
  • D. H. Lawrence
  • Henry Miller
  • Conclusion
  • Conclusion générale
  • Annexe (1)
  • Entretien avec Dany Laferrière
  • Annexe (2)
  • L’œuvre
  • Annexe (3)
  • Bibliographie
  • Références à l’œuvre de Dany Laferrière
  • Bibliographie générale
  • Ressources générales
  • Index
  • Titres de la collection

←12 | 13→

Introduction générale

Le titre du premier roman de Dany Laferrière Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) m’a longtemps intriguée. Tel un trompe-l’œil arrêtant le visiteur sur le seuil d’une alcôve emmurée, il semblait fait pour retarder la découverte du corps (du texte). Comme l’exergue l’indiquait ensuite, il était effectivement enfoui sous les décombres de cinq mots lapidaires tirés du Code Noir qui avait servi, de Louis XIV à Bonaparte, à réguler tout en l’entérinant le calvaire des esclaves issus de la Traite atlantique. Après ce premier impact paratextuel, un « Nègre Narcisse » (Laferrière 1985, 11) ouvrait le roman en décrivant la crasse ambiante comme s’il s’était agi de signaler, façon Adorno, que la culture n’avait pas attendu la Shoah pour ne plus être qu’ordure. Ce faisant, une insolence joyeuse et les promesses d’un gai savoir-faire mêlaient des rythmes jazz et rara-Remington 22 au concert asexué, inhumain, inconsolable de l’homme du ressentiment (Nietzsche) ainsi qu’au discours interminable du ressassement (Blanchot). Pour l’écrivain, il serait question d’enfoncer le clou1 jusqu’à l’orgasme – ou percement de l’abcès. En même temps qu’une solidarité nouvelle s’annonçait en écho au roman The Nigger of the Narcissus (1897) de Joseph Conrad, il était clair que rien – ni la dictature duvaliériste ni des débuts difficiles à Montréal – n’aurait raison de l’intention poétique du romancier ni de sa volonté de bonheur, plus proche du vitalisme lawrencien que des lourdeurs théoriques de la volonté de puissance nietzschéenne. Avec ses fulgurances et le pressentiment d’un tout-monde révélateur d’un univers de flottements et de relations glissantiennes plutôt que de racines fixes, au mitan des années 1980 Dany Laferrière a contribué à réaffirmer, à partir du Québec, l’universalité de la condition humaine, et à restaurer par là même les conditions de possibilité de la culture. Sur la scène ←13 | 14→médiatique québécoise où il brille dès son premier roman ainsi que dans les salons du livre, festivals, émissions et articles de presse qui le font connaître dans le monde, il n’a de cesse d’ébranler les métarécits et les préoccupations géographico-identitaires enclines à une périphérisation de sa personne et de son œuvre. Celle-ci, comptant à ce jour une trentaine de livres ainsi qu’un répertoire impressionnant d’interventions et de contributions, lui a valu de nombreuses distinctions et reconnaissances au sein des institutions les plus prestigieuses au monde2. J’ai partagé mon approche en trois parties, portant tour à tour sur la réversibilité du cours intergénérationnel et la question de la jouissance ; le flottement du réel et la question de l’au-delà ; la vie à l’œuvre et la question du style.

Lié au plaisir sexuel, affectif ou intellectuel en même temps qu’à la satisfaction des sens, le questionnement autour du mot « jouissance » est d’autant plus intéressant au regard de l’œuvre de Dany Laferrière qu’en droit il désigne le fait d’avoir l’usage d’un bien et d’en tirer bénéfice, voire la liberté de disposer d’une chose. Il m’a en effet semblé indicatif qu’après une dédicace jouissive « À Roland Désir, en train de dormir quelque part sur cette planète » (Laferrière 1985), l’auteur ait placé, en exergue d’un premier roman3 prometteur de facilités en la matière, une disposition juridique remontant au XVIIe siècle et reprise par Napoléon en 1802 dans sa version à peine retouchée sous Louis XV : « “Le nègre est un meuble.” (Code Noir, art. 1, 1685) »4. Le livre aurait pu concerner « Le Nègre Narcisse » propre à l’esthétique caribéenne de la blès (Patricia Donatien-Yssa) s’il ne s’était pas agi de faire figure d’individu, avec ses propres états d’âme, et de sortir d’une fatigue ancestrale liée à un ‘nous’ littéraire par trop ghettoïsé : « Je ne veux pas subir l’outrage géographique, être défini par ma langue ou la couleur de ma peau, entendre parler de créole, métis, Caribéen, francophone, ni de Haïtien, tropical, exilé, nègre, toutes ces notions qui ont un petit ←14 | 15→air postcolonial »5 (Laferrière/Douin 2006e). La première partie mettra en évidence le je(u) de la jouissance et de la réversibilité, mot qui n’est pas encore au Dictionnaire de l’Académie française, mais que Le Trésor de la langue française définit comme la « qualité de ce qui peut ou doit revenir à son propriétaire » et au « caractère de ce qui peut être reporté sur quelqu’un d’autre », voire à un phénomène pouvant faire retour.

Après avoir relevé la forte coïncidence entre sens du Verbe et sens charnels chez un écrivain comme Dany Laferrière qui n’a de cesse de rappeler l’origine physique de la pensée, j’envisage la question de l’au-delà à partir du flottement du réel. Une citation du Coran, participant d’un décor syncrétique de substitution6 : « La vie d’ici-bas n’est qu’une jouissance trompeuse (Sourate III, 182) » (Laferrière 1985, 13) annonce l’intérêt d’un passage autour d’un noyau oxymorique (Benalil 2007b, 16) fusionnant au-delà et ici-bas : « Allah est grand et Freud est son prophète » (Laferrière 1985, 14). Quand le loa vaudou Legba, à la barrière du temps, n’intervient pas lui-même dans les romans qui suivent pour assurer le va-et-vient entre le visible et l’invisible, l’écrivain évoque le miroir pour son art d’instaurer un ailleurs de la représentation qui ne revienne pas qu’au même, permettant de passer, par la transposition, outre le piège de l’imago zombifiante lié à la blessure narcissique (Freud). Il effectue de même un travail sur les mythes, d’Homère à Shakespeare en passant par Sophocle et Dante, qui montre combien les gens ont tous, en tout temps et en tout lieu, à dépasser une conscience transgénérationnelle abîmée, au profit d’une conscience autonome. Selon Frankétienne, le but de Dany Laferrière était, dès le départ, de ne pas passer inaperçu mais de représenter ce que René Depestre, parlant de poètes tels que Magloire Saint-Aude et Davertige (alias Villard Denis), appelle un phénomène personnel. Il y est arrivé à travers une œuvre importante, qui est le fruit d’un style bien à lui et d’une longue persévérance. Celle-ci fut ponctuée par une élection remarquée à l’Académie française le 12 décembre 2013 – la compagnie du Quai Conti, qui en était à la lettre ‘v’, lui a donné ←15 | 16→le surnom de Vaillant – et par un remarquable discours de réception tenu sous la Coupole le 28 mai 2015. Il y occupe désormais un fauteuil à vie, un honneur pour la littérature, pour la France, le Canada, son pays d’adoption depuis près d’un demi-siècle, et une bonne nouvelle pour Haïti et pour lui-même en réponse notamment à l’À-Vie7 d’un président mortifère responsable de l’absence du père, Windsor Klébert Laferrière, dont il porte les nom et prénoms à l’état civil.

La troisième partie porte sur le style. Il y est question de l’intronisation de l’écrivain à l’Académie française et de son rapport avec le fauteuil n° 2. Je parlerai de l’hommage appuyé qu’il a rendu à l’auteur de L’Esprit des lois (1748), à qui maints critiques ont pourtant cessé aujourd’hui de reconnaître une position antiesclavagiste à l’endroit de la Traite atlantique. Ce sera l’occasion de s’interroger sur le rapport que l’auteur entretient avec l’humour contre ce qui relève au contraire de l’ironie, du sarcasme et de la raillerie. Après d’autres considérations sur le XVIIIe siècle, autour de Diderot, de Laclos et de Condorcet, je parlerai des lectures qui ont marqué Dany Laferrière. Des auteurs comme Borges, maître de la réversibilité temporelle et des bibliothèques infinies, ou Faulkner pour Absalom, Absalom ! (1936), Magloire Saint-Aude, Augustin, Proust, D. H. Lawrence – L’Amant de Lady Chatterley (1928) et Apocalypse and the Writings on the Revelation (1931) –, Tanizaki et Mishima ainsi que Henry Miller et Charles Bukowski complètent l’approche comparatiste des deux premières parties autour notamment de Jacques Roumain et Jacques-Stephen Alexis, Malraux et Tiga, Gombrowicz, Céline, Maurois, Aimé Césaire, Gabriel María Márquez, Baldwin, Walt Whitman, Philip Roth et Lewis Carroll. Pour son poids sur l’esthétique de Dany Laferrière, Bashō, grand maître du haïku, mériterait un travail à part. En attendant, il sera question de la nipponitude affichée dans Je suis un écrivain japonais (2008) et du désir de nipponité qui apparaît dès le premier roman, sorti cinq ans après le Bonjour et adieu à la négritude (1980) de l’asiaphile René Depestre8, ainsi que dans Éroshima (1987)9, où le prénom de Hoki, qui ←16 | 17→fut celui de la dernière épouse, japonaise, de Henry Miller10, instaure le lien, par ailleurs revendiqué, avec l’américanité. Je mettrai l’accent à la fois sur le motif de l’érotisme déflagrant et de l’explosion du pays natal11 ainsi que sur les tropes historiques qui portent l’auteur à ratisser large en matière d’appartenance12.

Sensible aux raffinements érotiques et à l’Éloge de l’ombre (1933) de Yun’ikiro Tanizaki, qui lui parle de son propre intérêt pour les ténèbres et l’obscur, Dany Laferrière est proche aussi de Yukio Mishima, qu’il a longtemps considéré comme quelqu’un du pays13. S’il préfère toutefois à ce dernier, offrant « l’exemple de l’écrivain tombé dans le piège de la pureté identitaire » (Je suis un écrivain japonais 211), Bashō qui « ne voit pas le paysage comme une géographie [mais] ne perçoit que des couleurs » (210) – à l’instar plus tard des fauvistes dont il sera aussi question –, il a été marqué par les adolescents de Confession d’un masque (1949) inquiets de ne jamais perdre la face. Dans l’entrevue en annexe, Dany Laferrière évoque, au-delà des motifs de l’exil et du travail sur les mythes universels, qu’ils soient grecs ou haïtiens, les atermoiements du désir qui ont accompagné son adolescence à Port-au-Prince après une enfance marquée par l’exil en son propre pays, éloignement dû au fait qu’il était devenu à quatre/cinq ans le fils d’un opposant au régime duvaliériste. La terreur ne l’avait cependant pas empêché d’être heureux, sous la protection de la mère, des tantes et de Da, la grand-mère maternelle qui le recueillit à Petit-Goâve, lieu-source de son inspiration poétique. Da, qui tout en goûtant aux petites choses de la vie, avait sa façon de ←17 | 18→ferrailler avec les fantômes inter- et trangénérationnels (Abraham et Török) issus des morts sans sépulture qui s’étaient multipliés de la Traite atlantique à la zombification duvaliériste. Raison pour laquelle, si j’aborde également l’histoire et l’économie au regard des relations entre Haïti et la France, dont le Code Noir et la question de la réversibilité de ladite dette de l’indépendance, il ne sera question ni de militance ni de passions idéologiques mais bien de l’esthétique et de l’hontologie (Lacan) que l’écrivain a mises en œuvre de 1985 à aujourd’hui ainsi que de sa préférence pour l’élégance de la considération partagée.

Dany Laferrière a réuni dans un ensemble intitulé « Une autobiographie américaine » ses onze à douze premiers livres, les ayant regardés à partir du troisième, L’Odeur du café (1991), comme ne devant en former qu’un seul. Il lui arrive aussi d’y placer, plus largement, toutes ses fictions. En regroupant ensuite, sous le titre de Mythologies américaines (2016), les romans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985), Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ? (1993), Fête chez Hoki tiré de Éroshima (1987) et l’inédit Truman Capote au Park Hotel, il signale, façon Magritte, que ceci n’est pas une autobiographie mais une galerie de récits où la vie échappe à la représentation même si elle y contribue. Ce travail sur les mythes, liant les pôles de l’américanité et de la nipponité à l’universalité, est inauguré par le scénario d’un long métrage documentaire réalisé par Tahani Rached, Haïti/Québec (1985). Suivent des livres qui dépassent les cloisonnements habituels entre roman, entretien et essai, ainsi que quatre films, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1989) de Jacques Benoît sur le roman éponyme (1985), Comment conquérir l’Amérique en une nuit (2004), dont il est réalisateur et scénariste, Le Goût des jeunes filles (2004) de John L’Écuyer sur le roman éponyme (1992), et Vers le sud (2006f) de Laurent Cantet, d’après des passages de La Chair du maître (1997) réunis dans Vers le sud (2006) et une section de Pays sans chapeau (1999)14. Il est en outre l’auteur ←18 | 19→de trois livres entièrement dessinés et calligraphiés de sa main Autoportrait de Paris avec chat (2018) et L’exil vaut le voyage, coédités par Boréal et Grasset, ainsi que de Vers d’autres rives, coédité par L’Aube et Boréal. D’abord sortis au Québec, plusieurs de ses livres ont sinon été réédités en France avec un décalage qui fait qu’un dernier en date en Europe n’est pas toujours le vrai cadet15. J’ai aussi tenu compte des apparitions publiques de Dany Laferrière, dont la plupart sont consultables en ligne, ainsi que de l’apport de la critique. Les témoignages et la littérature secondaire relevant des domaines abordés, ne manquent pas non plus à l’appel. J’ai toutefois accordé la plus large part à l’œuvre elle-même ainsi qu’à celles des écrivains évoqués par l’auteur ou qui s’avéraient utiles à l’étude des influences, des sources et des parentés.

Ce qui m’a poussée à entreprendre ce travail, tient à l’esthétique de Dany Laferrière. S’y est ajoutée ma sympathie pour un homme qui, à son arrivée à Montréal en 1976, avait d’abord dû apprendre à ne pas perdre ses clefs. Qu’on ne s’attende pas à en trouver les doubles ici, elles n’auraient aucun intérêt au regard de la dérive poétique d’un écrivain habitué à trouver son souffle dans des bibliothèques ouvertes à tous les vents.

←19 | 20→

1 À Katy Lena Ndiaye, Dany Laferrière explique en 2004 que « quelqu’un qui a des choses brillantes à dire a peur du ressassement, il est toujours, ce qu’on appelle, en termes de séduction. […]. Alors que le ressassement, c’est l’obsession, c’est l’idée d’enfoncer le clou, si l’on peut dire. » (« Franc-Parler » 2004, 12’40’’-12’53’’).

2 V. annexe 2.

3 Un autre tapuscrit, malheureusement perdu, a précédé Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) : « (Toujours se méfier du mythe du premier roman.) » (Je suis fatigué 101).

4 Cf. Articles 44 et 46 du Code Noir ; si l’article 44 déclare le ‘Nègre’ « être meuble », l’article 46 ajoute : « […] Voulons […] que la condition des esclaves soit réglée en toutes affaires comme celle des autres choses mobilières […]. » Le numéro est supprimé lors de la réédition du roman dans Mythologies américaines (2015).

5 « Je veux entendre le chant du monde et je refuse le ghetto. Je fuis la langue vernaculaire, car je pense qu’on peut créer la créolité sans fabriquer des images exotiques, en cultivant plutôt le classicisme le plus pur, la langue commune » (Laferrière 2006e).

6 L’auteur affirme n’avoir eu aucune connaissance en la matière. Cela aurait pu être le vaudou, dont il fera un motif plus tard, mais il voulait éviter de tomber dans ce qui aurait pu passer pour du folklore antillais. Selon ses termes, il tenait par ailleurs à introduire un élément structurant dans un récit aux situations érotiques débridées.

7 Duvalier père s’autoproclama président à vie en 1964 ; v. e. a. Mémoire en colin-maillard (2015) où Anthony Phelps évoque « les litanies à la gloire de l’À-Vie » de Baron Samedi (alias Duvalier) (Phelps 2015, 91).

8 Selon le titre donné par René Despestre à son essai de 1980. Son désir d’Asie s’affirme dans « Un rêve japonais » (1993) et Éros dans un train chinois (1990).

9 Elle couvait déjà dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) et un chapitre de Je suis fatigué (2000) lui est de nouveau consacré.

10 Hiroko Tokuda, dite Hoki, à laquelle Henry Miller fut lié par les liens du mariage de la fin des années 1960 à la fin des années 1970, est une chanteuse de cabaret japonaise.

11 « C’est encore en envoyant les cartes de vœux que la plupart des Haïtiens ont remarqué avec stupeur que ce pays (Haïti) a effectivement explosé. Nous envoyons des cartes partout dans le monde. J’ai un ami qui a envoyé une carte du Japon. Il s’est marié avec une Japonaise et travaille là-bas dans une station-service » (Les années 80 dans ma vieille Ford 165).

12 À Yasmine Chouaki, qui lui demande s’il a joué à la roulette russe en se disant écrivain japonais, il répond par ailleurs qu’« il y a quelque chose comme une étrangeté et quelque chose qui est le plus éloigné apparemment de [lui] et peut-être que le plus éloigné de soi c’est le plus proche quelque part aussi » (« En sol majeur » 2015é6, 39’50’’/40’10’’).

13 Mishima a été l’une de ses lectures en Haïti : « Pas le premier du tout, mais à l’époque je pensais que les écrivains dont je trouvais les livres chez moi étaient des gens du pays. » (40’15’’/40’22’’)

14 Il fait une brève intervention en tant qu’acteur dans le film de Jacques Benoît et est vedette du documentaire « Êtes-vous raciste ? » diffusé sous forme de quizz sur Télévision Quatre-saisons dans l’émission Caméra 88 produite par René Ferron, une édition qui a gagné le prix « IRIS meilleure émission, catégorie internationale » Houston, Natpe 1989. Il est également la vedette du film de Pedro Ruiz, La Dérive douce d’un enfant de Petit-Goâve (2010), qui dresse le portrait de l’écrivain avec la participation, notamment, de Charles Danzig, son éditeur chez Grasset, Frankétienne et Jacques Lanctôt, son premier éditeur à Montréal. Ses innombrables apparitions dans d’autres documentaires, vidéos et émissions audio-visuelles font de lui un auteur très présent sur la scène médiatique. Par contre, il n’a jamais ouvert aucun site et n’adhère à aucun réseau social.

15 La chronologie est rendue d’autant plus incertaine, qu’ils n’avaient pas non plus nécessairement paru au Québec dans l’ordre de leur écriture.

←20 | 21→

Ire partie

Réversibilité du cours intergénérationnel. La
question de la jouissance

À […] cette lignée interminable de femmes qui, de nuit en

nuit, m’ont conçu et engendré.

Dany Laferrière, L’Odeur du café (1991), dédicace16

 

Aux hommes de ma lignée : […]

Pardonnez-moi de le dire ici : seules les femmes ont compté pour moi.

Dany Laferrière, Le Goût des jeunes filles (1992), dédicace17

←21 | 22→

16 L’auteur dédie L’Odeur du café (1991) [2001] à Da, sa grand-mère, à Marie, sa mère, à Ketty, sa sœur, à ses tantes, Renée, Gilberte, Raymonde, Ninine, à Maggie, sa femme, et à Melissa, Sarah, et Alexandra, ses filles.

17 « À mon grand-père, celui qui aimait tant les roses, à mon père, l’éternel absent, mort à New York au terme de trente ans d’exil. À mon oncle Yves, toujours présent, que j’ai volontairement oublié. À Christophe Charles, le mari de mon unique sœur, qui a écrit un livre sur Magloire Saint-Aude. À tous ces hommes, à leur manière sincères, courageux et honnêtes, qui trouveront un jour, j’espère, leur chantre. […] » (Le Goût des jeunes filles, 2005)

←22 | 23→

Introduction

Auteur, dans les années 1970, de brefs portraits de peintres primitifs pour le quotidien Le Nouvelliste, Dany Laferrière revient en 2013 sur la réversibilité du processus de représentation : « Contrairement à la vision occidentale où les personnages du tableau s’attendent à ce qu’on les regarde. Les personnages de la toile primitive s’intéressent plutôt au monde d’en face. […] Ils ont l’air de nous observer pendant que nous parlons d’eux » (Journal d’un écrivain en pyjama 42). Si son roman Pays sans chapeau (1999) est encadré par deux textes intitulés « Un écrivain primitif », c’est à vrai dire l’ensemble de son œuvre qui est concerné, à commencer par Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) : « Dès mon premier livre, j’ai su que j’étais un écrivain primitif. Mon but était d’annuler l’esprit critique du lecteur en l’intoxiquant de saveurs, d’odeurs et de couleurs. Jusqu’à lui donner l’impression que je le pénètre autant qu’il me pénètre » (43). Dès ce roman, qui devait s’intituler Comment faire l’amour avec un nègre quand il pleut et que vous n’avez rien d’autre à faire18, il serait question de L’Art presque perdu de ne rien faire (2014) : « L’enfant qui regarde par la fenêtre un jour de pluie, découvre la solitude » (Laferrière 2014, 32). Dany Laferrière conseille de ne pas en distraire le lecteur : « N’oublie pas qu’il est toujours possible d’écrire simplement : “Il pleut” » (Journal d’un écrivain en pyjama 243). Deux mots allant droit au corps, comme les traits brossés par le « peintre primitif pla[çant] le point de fuite, non au fond du tableau, mais dans le plexus de celui qui regarde » (Journal d’un écrivain en pyjama 42).

S’il est frappé par la peinture primitive haïtienne, dont André Malraux parlait pour sa part en termes d’‘art naïf’19, Dany Laferrière l’est aussi par les toiles de Matisse, celles-là mêmes qui, à Henry Miller, ←23 | 24→donnaient le sentiment d’être « immergé dans le plexus même de la vie » (Tropique du Cancer 232). Les deux auteurs ont à leur tour marqué sa génération : « Dès qu’on […] se plaint qu’il n’y a plus de bons écrivains comme du temps de Malraux et de Miller […] on a vieilli, on a pris un autre rythme, et il n’y a pas de remède à cela » (L’Art presque perdu de ne rien faire 15). Dany Laferrière consacre aussi une section entière, dans Éroshima (1987), à Basquiat, grand maître de l’art underground et de l’esthétique naïve. Il met alors l’accent sur un expédient auquel ils auraient tous deux eu recours, consistant à jouer la carte de la négritude le temps de se faire connaître : « Que veux-tu que je te dise, si je ne délimite pas mon terrain, je n’ai aucune chance » (Laferrière 1987, 97). À la remarque qu’il attribue à Susanne Mallouk, compagne de Basquiat : « – Tu as assez de talent pour dépasser ça » (98), il fait répondre à l’artiste : « – C’est vrai. Seulement, les autres, les acheteurs, ne le savent pas encore » (98)20. Le succès de son premier roman permet ensuite à Dany Laferrière de passer au ‘jaune’, comme on dit des périodes d’un peintre21. Si Éroshima (1987) évoque bien sûr Confession d’un masque (1949) de Mishima, qui se termine sur l’explosion de la bombe d’Hiroshima, Céline n’est cependant pas étranger à sa nouvelle palette22. La section « Pékin sans fin » reprend en effet un extrait de l’entrevue « Voyage au bout de la haine… avec Louis-Ferdinand Céline », où l’auteur dit à Madeleine Chapsal : « C’est le Jaune qui est l’aubépine de la race. […] Ce n’est pas une couleur, le blanc, c’est un fond de teint ! La vraie couleur, c’est le jaune… Le jaune a toutes les qualités pour devenir le roi de la Terre » (Éroshima 119). Le jaune avait de toute façon déjà, chez Dany Laferrière, l’importance d’une couleur-fétiche liée à l’amour de Vava. Au-delà de l’avis de Céline – qui ne dépasse pas l’anecdote –, c’est par besoin d’évasion que Dany Laferrière se place en 1987 aux antipodes du bois d’ébène avec lequel il avait répondu aux lois du marché. Pour parler de l’œuvre tribale, tripale de Basquiat, il reprend les mêmes termes utilisés dans son premier roman autour du tableau fauviste « Grand intérieur rouge » (1948) de Matisse. ←24 | 25→De la toile qui disait sa « vision essentielle des choses »23 (Laferrière 1985, 49), il écrit plus tard : « J’avais l’impression étrange de regarder à l’intérieur de moi-même » (J’écris comme je vis 129). Dany Laferrière a axé son écriture sur la transitivité des personnages ainsi que sur celle de l’auteur et du lecteur – comme il le met aussi en relief avec Lewis Carroll –, une transitivité propre au rêve qui ignore la contradiction et la chronologie.

L’art pictural n’épuise pas l’énigme de l’écriture, liée au miracle génétique du verbe et, plus précisément, aux vingt-six lettres de l’alphabet. Jose Luis Borges réalise le prodige de toucher par les mots : « L’émotion chez Borges est à la fois simple et complexe. Il s’agit de dire ce que l’on ressent de la manière la plus naïve qui soit » (Je suis fatigué 165). Grand lecteur, Dany Laferrière sait en même temps que la littérature n’est pas quelque chose d’innocent : « Le livre est plus complexe qu’un ordinateur et aussi simple à ouvrir qu’un ciel d’été. Cet objet si tranquille que l’enfant peut le tenir sur ses genoux, comme sa mère le fait avec lui. Il peut subitement devenir aussi dangereux qu’une bombe » (L’Art presque perdu de ne rien faire 173). Et comme « cette bombe à fictions reste encore en activité des siècles durant avant d’exploser dans la tête d’un lecteur imprudent » (173), il convient de la traiter avec égard : enfant, Dany Laferrière croisait Magloire Saint-Aude sans savoir que l’ivrogne qu’il tournait en dérision avec ses amis, était un poète. Il l’apprend de la bouche de la mère, qui laisse percer, au-delà du mépris, une pointe d’admiration24. L’écrivain cédera ensuite à l’attraction du fauve. Issu d’un milieu aisé, Saint-Aude, qui avait choisi de vivre dans la révolte mais à l’écart de la politique, fit partie, comme l’écrit Dany Laferrière, de ces ←25 | 26→« kamikazes qui circulaient avec, enroulés autour de leur taille, quelques poèmes en guise de bombe » (173). Après un premier roman retentissant, dont il insiste toutefois pour dire qu’il portait sur la solitude plus que sur « la baise »25, Dany Laferrière signale que, dans son œuvre, les mots tiennent à la fois de l’inflammabilité et de la jouissance.

Résumé des informations

Pages
462
Année de publication
2020
ISBN (PDF)
9782807616936
ISBN (ePUB)
9782807616943
ISBN (MOBI)
9782807616950
ISBN (Broché)
9782807616929
DOI
10.3726/b17578
Langue
français
Date de parution
2020 (Novembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 462 p.

Notes biographiques

Bernadette Desorbay (Auteur)

Docteur européen en philosophie et lettres, Bernadette Desorbay a débuté au Département de littérature comparée de l’UCL/LLN et poursuivi sa carrière universitaire à l’étranger avant de s’établir à Berlin. Son domaine à la HU couvre les cultures et littératures francophones.

Précédent

Titre: Dany Laferrière. La vie à l’œuvre