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L’électricité et les pouvoirs locaux en France (1880–1980)

Une autre histoire du service public

de François-Mathieu Poupeau (Auteur)
©2017 Monographies 452 Pages
Open Access

Résumé

L’électricité, un service public jacobin ? À rebours des idées reçues, cet ouvrage montre le rôle joué par les pouvoirs locaux dans la construction de ce qui est devenu un pilier de l’État-Providence en France, au XXe siècle. Cette influence, peu abordée dans l’historiographie, doit être mise en regard avec les origines du secteur électrique : un système sociotechnique ancré et organisé au niveau communal. Jamais effacée, cette « matrice » a façonné de manière durable la gestion du service public. Elle explique le maintien de plusieurs prérogatives locales au moment de la nationalisation (concessions de distribution, régies municipales et départementales, etc.). Elle éclaire la prise de certaines décisions après la création d’Électricité de France, en matière de redistribution sociale (soutien aux usagers domestiques) ou d’aménagement du territoire (péréquation des prix, électrification rurale). En exhumant l’action des pouvoirs locaux et de leur principale organisation représentative, la FNCCR (Fédération nationale des collectivités concédantes et régies), cette autre histoire du service public, racontée « par le bas », nuance la vision d’un État hégémonique. Elle permet aussi de mieux appréhender les mutations actuelles du secteur électrique, à l’heure où les questions de décentralisation refont surface dans les débats politiques.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Introduction générale
  • Première partie : De la commune à EDF : les pouvoirs locaux et le processus de centralisation (des années 1880 aux années 1950)
  • Chapitre 1. Aux origines du service public de l’électricité : l’action communale
  • Chapitre 2. Une lente érosion du pouvoir local : rationalisation industrielle et émergence de l’État
  • Chapitre 3. Naissance d’un lobby rural : la FNCCR
  • Chapitre 4. De l’influence au soutien : la FNCCR et l’État interventionniste
  • Chapitre 5. L’impossible décentralisation d’EDF
  • Seconde partie : Les pouvoirs locaux et la régulation du service public de l’électricité (des années 1950 aux années 1970)
  • Chapitre 6. Le pouvoir local au cœur d’EDF : la réforme tarifaire
  • Chapitre 7. Une « chasse gardée » sous surveillance : l’électrification rurale
  • Chapitre 8. Dans l’ombre d’EDF : les distributeurs non nationalisés
  • Chapitre 9. La FNCCR, un acteur de la régulation du service public
  • Chapitre 10. L’électricité au quotidien : EDF dans le paysage institutionnel local
  • Conclusion générale
  • Bibliographie
  • Sources
  • Liste des figures
  • Liste des acronymes
  • Titres de la collection

François-Mathieu Poupeau

L’électricité et les pouvoirs
locaux en France (1880-1980)

Une autre histoire du service public

À propos de l’auteur

François-Mathieu Poupeau est chercheur CNRS au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (Université Paris-Est). Il est par ailleurs enseignant à l’École des Ponts. Ses travaux portent sur les politiques publiques de transition énergétique, la socio-histoire de la centralisation et la réforme de l’État territorial.

À propos du livre

L’électricité, un service public jacobin ? À rebours des idées reçues, cet ouvrage montre le rôle joué par les pouvoirs locaux dans la construction de ce qui est devenu un pilier de l’État-Providence en France, au XXe siècle. Cette influence, peu abordée dans l’historiographie, doit être mise en regard avec les origines du secteur électrique : un système socio-technique ancré et organisé au niveau communal. Jamais effacée, cette « matrice » a façonné de manière durable la gestion du service public. Elle explique le maintien de plusieurs prérogatives locales au moment de la nationalisation (concessions de distribution, régies municipales et départementales, etc.). Elle éclaire la prise de certaines décisions après la création d’Électricité de France, en matière de redistribution sociale (soutien aux usagers domestiques) ou d’aménagement du territoire (péréquation des prix, électrification rurale). En exhumant l’action des pouvoirs locaux et de leur principale organisation représentative, la FNCCR (Fédération nationale des collectivités concédantes et régies), cette autre histoire du service public, racontée « par le bas », nuance la vision d’un État hégémonique. Elle permet aussi de mieux appréhender les mutations actuelles du secteur électrique, à l’heure où les questions de décentralisation refont surface dans les débats politiques.

Pour référencer cet eBook

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Remerciements

Ce livre est le fruit d’un travail de longue haleine. Il a été entamé lors d’une thèse de doctorat menée à l’Institut d’études politiques de Paris (1999), pour s’achever à l’occasion d’une Habilitation à diriger des recherches (HDR), soutenue à l’Université de Paris-Est (2015). Plusieurs personnes l’ont croisé à des périodes et à des stades d’élaboration différents, avec un degré d’implication variable. Je voudrais les remercier car chacune d’entre elle, à sa façon et parfois sans le savoir, m’a aidé à faire en sorte que cette recherche se concrétise sous la forme d’un ouvrage.

Je tiens tout d’abord à saluer Erhard Friedberg, mon directeur de thèse, qui m’a vu poser les premiers jalons de mes réflexions. Je l’entends encore m’exhorter à publier rapidement ce travail séminal, redoutant chez moi, non sans raison, une tendance au « pinaillage ». Je n’ai pas écouté son conseil, souhaitant m’engager dans une vraie démarche de socio-histoire. Je ne le regrette pas. À plusieurs reprises, lorsque le courage pouvait me manquer face à l’ampleur de la tâche, je me suis rappelé son enthousiasme à la lecture de certaines de mes analyses, largement approfondies par mes recherches ultérieures. Ce souvenir m’a conforté dans l’idée que cette « autre histoire » que je voulais raconter pouvait avoir quelque chose d’intéressant à dire non seulement sur le secteur électrique mais aussi, plus généralement, sur la formation de l’État-Providence et les questions de (dé)centralisation en France.

À l’autre bout de la « chaîne de production », Jean-Claude Thœnig, qui fut le garant de mon HDR, a accueilli très favorablement cette monographie, que je lui avais soumise pour préparer notre première rencontre. Je le remercie pour ses encouragements, ainsi que les collègues qui ont accepté de siéger dans mon jury. Jean-Claude Thœnig m’a surtout mis en contact avec Denis Varaschin. Ce dernier s’est avéré être un « passeur » très précieux vers la communauté des historiens de l’énergie, avec laquelle j’avais trop peu échangé, malgré quelques tentatives infructueuses. Je l’en remercie sincèrement. Ses conseils ont joué un grand rôle dans la publication de ce travail, obtenue par ailleurs grâce au concours du Comité d’histoire de l’électricité et de l’énergie et de l’Association académique pour la recherche historique et sociologique dans le domaine de l’énergie (AARHSE), qui m’a fait l’honneur de me décerner un prix en 2016. Je tiens à exprimer ma reconnaissance envers ces deux organismes, qui favorisent la diffusion des←7 | 8→ travaux consacrés aux questions énergétiques, à une période où l’édition en sciences sociales ne se porte pas au mieux.

D’autres personnes ont également été présentes lors de ce long processus d’enquête et d’écriture. Je voudrais tout d’abord remercier celles et ceux qui m’ont facilité l’accès aux fonds d’archives. Je pense à Isabelle Ambroise, d’Électricité de France (EDF), qui fut un contact très agréable et très dévoué dans les locaux du boulevard Ney, à Paris. Je pense aussi à Philippe Dréano, responsable du site de Blois, ainsi qu’à ses homologues des archives de l’État (CAC, CHAN, CAEF1). Je salue également Étienne Andreux et Catherine Dumas, qui m’ont permis de consulter les documents détenus par le SCBPE2, dans le cadre d’un ouvrage rédigé en 2013 avec Emmanuel Bellanger. Merci aussi à Pascal Sokoloff et à Jean-Marc Proust, qui m’ont ouvert les portes de la FNCCR3, ainsi qu’à Michel Carbon-Boucaud, qui en détenait les clés. Ils possèdent dans leurs caves un précieux fonds pour qui s’intéresse à l’histoire de l’énergie, des services publics et de la décentralisation. Enfin, je sais gré à Alain Beltran de m’avoir envoyé quelques comptes rendus d’entretiens qu’il avait réalisés avec Jean-François Picard et Martine Bungener sur l’histoire d’EDF. Ces témoignages m’ont été utiles pour compléter le corpus d’informations déjà riche constitué autour des documents d’archives.

Micha Patault, photographe indépendant, a accepté de me céder à titre gracieux ses droits pour l’illustration qui figure en couverture. Je tiens à lui exprimer toute ma gratitude. J’ai tout de suite été séduit par ce cliché, qui condense parfaitement la thèse défendue dans cet ouvrage.

J’ai apprécié les conseils d’Yves Bouvier, qui s’est livré à une première lecture de ce travail. Léonard Laborie, secrétaire scientifique du Comité d’histoire de l’électricité et de l’énergie, mérite une mention particulière, pour sa lecture minutieuse du manuscrit final et ses suggestions très stimulantes. Avec Renan Viguié, il a été par ailleurs un interlocuteur précieux pour l’aide à la publication, répondant à mes questions et sollicitations avec une patience et une attention sans faille.←8 | 9→

Avant d’en finir, il me faut adresser un clin d’œil amical à mes collègues du LATTS4, avec lesquels j’ai toujours plaisir à échanger, sur l’énergie et sur bien d’autres choses.

Tout travail de longue haleine nécessite de pouvoir se ressourcer régulièrement auprès des siens. Je pense à ma famille et à mes enfants, qui ont grandi avec ce manuscrit. Leur présence a été essentielle car source d’équilibre et d’épanouissement personnel. Je ne pourrai clamer à Nathalie, ma compagne, qu’elle a été ma muse. Il n’est pas certain que l’exercice s’y prête. Sa générosité, sa constance, sa finesse, son amour sont parmi les biens les plus précieux au monde. Elle saura me pardonner, je l’espère, mes escapades nocturnes avec la Fée électricité, dont le présent opuscule est l’aveu bien tardif…←9 | 10→ ←10 | 11→


1 CAC : Centre des archives contemporaines ; CHAN : Centre historique des archives nationales ; CAEF : Centre des archives économiques et financières.

2 SCBPE : Syndicat des communes de la banlieue parisienne pour l’électricité. Créé en 1924, il se transforme en 1997 en SIPPérEC (Syndicat intercommunal de la périphérie de Paris pour l’électricité et les réseaux de communication).

3 Fédération nationale des collectivités concédantes et régies.

4 Laboratoire techniques, territoires et sociétés.

Introduction générale

Un temps considérée comme une innovation technique aux lendemains incertains, l’énergie électrique a conquis au XXe siècle une place centrale dans la société française. Elle a été l’un des piliers de la deuxième révolution industrielle, qui a bouleversé les structures économiques du pays, pour l’engager dans la voie de la modernisation et de la consommation de masse. Elle a incarné pour plusieurs générations le bien-être, le confort et le progrès social, grâce à ses multiples applications et usages. Elle a modifié en profondeur les modes de vie, les sensibilités individuelles, les goûts et les affects ordinaires, pénétrant jusqu’aux actes quotidiens les plus intimes. Elle a alimenté les arts et nourri les imaginaires collectifs. Elle a enfin suscité de nombreux espoirs et projets politiques, relatifs à un aménagement du territoire plus équilibré, à un exode rural maîtrisé, à une émancipation des femmes ou à l’affirmation d’une souveraineté nationale en matière énergétique.

Riche de tous ces attributs et de la conquête, au fil des décisions jurisprudentielles, d’un statut de service public, l’électricité a connu un développement sans précédent tout au long du XXe siècle. La France, qui ne comptait que quelques communes partiellement électrifiées dans les années 1880, se couvre d’un écheveau de lignes de basse, moyenne, haute puis très haute tensions, lorsque les progrès technologiques permettent de parcourir de longues distances. Elle se dote d’unités de production de plus en plus performantes, des premiers grands barrages hydroélectriques de l’entre-deux-guerres aux réacteurs nucléaires, symboles de la modernisation productiviste des Trente Glorieuses. Cette desserte de plus en plus fine du territoire national s’accompagne d’une explosion de la consommation. En 1901, celle-ci est estimée à 340 millions de kilowattheures1 (kWh). En 1973, elle atteint les 160 000 millions, soit près de 500 fois plus, à la faveur d’investissements massifs réalisés au cours des décennies précédentes2.←15 | 16→

Contrôler le secteur électrique : un enjeu majeur pour la puissance publique

Au regard de ce succès spectaculaire, que les dimensions quantitatives ne sauraient être seules à saisir, contrôler le secteur électrique est devenu rapidement un enjeu majeur pour les autorités publiques, en France et à l’étranger. Bien avant que l’électricité ne soit reconnue comme un service public (France), un public utility (pays anglo-saxons), un Daseinsvorsorge (Allemagne), pouvoirs locaux et États commencent à s’intéresser de près à cette nouvelle forme d’énergie. Les travaux des historiens ont bien montré l’effervescence des initiatives publiques, notamment locales, au fur et à mesure que se développent les premiers réseaux3. Dans l’électricité, comme dans d’autres services urbains (gaz, eau, transports, assainissement, etc.), diverses formes d’appropriation collective sont alors envisagées. Elles témoignent de philosophies d’action différentes, sous l’angle de l’organisation économique, de la justice sociale et de la solidarité territoriale. Elles donnent lieu à des débats d’autant plus vifs que la gestion des réseaux d’électricité participe à un processus de consolidation institutionnelle qui permet à une autorité publique de mieux contrôler son territoire, en y organisant, administrant et régulant les rapports politiques, économiques et sociaux. Une telle ambition était sous-jacente au célèbre propos attribué à Lénine, selon lequel « le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification du pays ». Elle vaut pour l’ensemble des gouvernants, confrontés eux aussi, avec le développement des techniques, à la nécessité de légitimer leur action autrement que par des moyens et formes traditionnels (État régalien ou policier). Dans son ouvrage sur la diffusion de l’électricité en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis aux XIXe et XXe siècles, Thomas Hughes va même jusqu’à considérer que l’étude de l’environnement matériel des hommes (au premier rang duquel il place le système électrique) est tout aussi essentielle pour comprendre les rapports politiques et sociaux que l’analyse de la formation des États nations et de leurs régimes constitutionnels4.

Pour une autorité publique, contrôler le secteur de l’électricité, c’est être, d’abord, en mesure d’imposer une conception des relations entre←16 | 17→ économie et politique, en promouvant un mode de gestion privilégié, public ou privé, centralisé ou non, et, ce faisant, de justifier l’existence d’une forme de supervision collective d’un bien d’intérêt général. Dès la décennie 1880 et la construction des premiers réseaux d’électricité, les débats sont vifs et nombreux entre les partisans d’un libéralisme accordant une place centrale au secteur privé et les défenseurs d’une intervention de l’État ou des collectivités locales5. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas eux-mêmes d’accord sur les modalités à mettre en œuvre, certains plaidant pour un socialisme municipal ou un régime d’économie mixte locale, d’autres pour une collectivisation organisée au niveau de l’État, d’autres enfin pour une nationalisation partielle ou totale. En s’assurant la maîtrise réglementaire, la puissance publique se donne les moyens de pouvoir privilégier l’une de ces voies, au détriment des autres.

Contrôler le secteur de l’électricité, c’est, ensuite, se placer en situation d’arbitrer les conflits relatifs au partage des revenus qu’il génère, entre usagers, salariés et propriétaires des entreprises. Très tôt, l’électricité suscite des tensions entre ces différentes parties prenantes6. Les usagers estiment les prix trop élevés et dénoncent les abus des sociétés privées. Les syndicats fustigent des profits exorbitants, captés par les seuls actionnaires, et aspirent à faire du secteur de l’électricité l’un des vecteurs d’une transformation sociale. Les industriels de l’énergie mettent en avant le caractère très capitalistique de leur activité, qui immobilise des actifs importants sur une longue durée et nécessite un niveau de rentabilité suffisant pour pouvoir convaincre leurs interlocuteurs financiers. Saisie de ces demandes contradictoires, la puissance publique dispose donc d’un pouvoir important : celui de dire la justice économique et, ce faisant, de s’ériger comme un tiers acteur légitime pour résoudre et surmonter les conflits qui traversent le champ politique.

Contrôler le secteur de l’électricité, c’est, enfin, pour l’autorité publique, façonner de nouveaux rapports sociaux, se donner les moyens – ou peut-être l’illusion – de modeler les structures constitutives de la société en créant ou perpétuant des formes de solidarité entre usagers, en organisant des transferts financiers entre territoires. L’argument peut être rapproché de la thèse énoncée par Léon Duguit au début du XXe siècle, qui entendait justifier l’existence des services publics (et l’intervention de l’État) par le fait qu’ils participent à la construction←17 | 18→ d’une interdépendance sociale7. Là encore, les aspirations diffèrent, entre ceux qui estiment nécessaire de privilégier les consommateurs industriels, au nom d’une compétitivité économique renforcée, et ceux qui souhaitent défendre les petits usagers, en subventionnant leurs besoins. Des clivages sont susceptibles de se faire jour entre les élus du monde rural, qui peuvent s’estimer lésés par la dynamique de l’électrification, et les maires des communes urbaines, soucieux de tirer parti, pour leurs administrés, de l’attractivité de leur territoire. Ils peuvent exacerber les tensions entre villes-centres et banlieues, ou entre régions, les plus richement dotées en ressources énergétiques pouvant souhaiter conserver leurs avantages naturels et ne pas en faire profiter l’ensemble du pays. En défendant certains usagers plutôt que d’autres, l’autorité publique peut ainsi mobiliser l’électricité au service d’un projet d’ingénierie sociale qui organise et légitime des transferts financiers, dans le cadre d’une stratégie de redistribution ou d’aménagement du territoire.

(Dé)centraliser la gestion du service public de l’électricité : un sujet polémique

Parmi les enjeux sous-jacents à cette appropriation politique de l’énergie électrique, la question de la (dé)centralisation a suscité, en France, de nombreux débats et conflits, peu restitués dans l’historiographie. L’existence, à partir de 1946, d’un grand monopole public, Électricité de France (EDF8), l’érection des questions d’électricité en enjeu national ont pu faire accroire, en effet, que la dynamique de centralisation et d’étatisation avait été, somme toute, inéluctable. Ce phénomène de naturalisation de l’ordre institutionnel, bien connu des politistes9, a été nourri par deux types d’explications complémentaires.←18 | 19→

Au-delà du déterminisme : l’étatisation comme processus de construction politique

La première, teintée de déterminisme technico-économique, a pu considérer que la place centrale occupée par l’État a été le résultat somme toute logique des transformations industrielles qui ont reconfiguré le système électrique à partir de la Première Guerre mondiale (interconnexion des réseaux, concentration des entreprises), et qui ont conduit à l’émergence d’un secteur d’activité de plus en plus centralisé et donc étatique. S’il est vrai que ces dynamiques ont pu jouer un rôle important, elles ne sauraient pourtant expliquer à elles seules les changements d’ordre institutionnel. En comparant l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis, Thomas Hughes a bien montré en quoi les configurations politiques, économiques et sociales propres à chaque pays ont façonné des formes spécifiques d’organisation et de régulation du secteur électrique10. Elles expliquent l’existence de trajectoires sensiblement différentes, ainsi que la grande diversité des modes de gestion du service public, au regard du rôle de l’État et des pouvoirs locaux notamment. Il faut donc se départir de toute vision déterministe et, avec les spécialistes des grands systèmes techniques11, considérer que technologie et organisation politique et sociale entretiennent des liens d’influence réciproque complexes, qui autorisent des formes d’appropriation variables selon les contextes nationaux12.

L’étatisation du service public a pu être également considérée comme la conséquence directe et, là encore, « naturelle » de l’importance historique de l’État dans la gestion des affaires publiques en France. C’est là une autre forme de déterminisme, de type institutionnel. Formulé autrement, dans un système politique jacobin et un mouvement d’intervention croissante de la puissance publique dans l’économie, le secteur électrique devait « nécessairement » entrer dans le giron de l’État, contrairement aux pays de tradition fédérale ou décentralisatrice. Dès lors, les pouvoirs locaux étaient appelés à n’avoir qu’un rôle au mieux provisoire, qui précède l’affirmation d’un modèle de service public imposé par le « haut », dont ils ne pouvaient←19 | 20→ être que des observateurs passifs. S’il est incontestable que l’État a pu apparaître en position de force en France, il n’en demeure pas moins que le processus qui a conduit à renforcer son rôle doit être interrogé. Il s’agit, en particulier, d’identifier l’ensemble des groupes sociaux, défendant des intérêts de diverse nature (catégoriels, socio-professionnels, territoriaux, etc.), qui ont pu influencer la forme concrète qu’a prise son implication au fil des années, y compris après la nationalisation et la création d’EDF. En cela, la démarche à suivre ne diffère guère de celle des socio-historiens, qui sont attentifs à inscrire la compréhension de l’ordre institutionnel contemporain dans le temps long13 et à historiciser l’intervention de l’État, notamment dans ses rapports avec les pouvoirs locaux14.

« Lutte d’institutions » entre État et pouvoirs locaux dans le contrôle du service public

Eu égard à cette vision doublement déterministe, l’histoire politique de la construction du service public de l’électricité en France a été essentiellement appréhendée à partir de l’État et des différents acteurs ou institutions qui le composent15. Le rôle du Parlement et des forces politiques (parti communiste, SFIO) et syndicales (CGT) a été longtemps considéré comme central, la loi de nationalisation du 8 avril 1946 étant présentée comme l’acte fondateur par excellence car donnant naissance à EDF, monopole public aux mains de l’État. Cette place a été par la suite interrogée, plusieurs travaux s’efforçant de montrer en quoi le « geste » politique s’inscrivait en fait dans une dynamique plus ancienne, puisant ses origines dans la période de l’entre-deux-guerres16. L’influence des élites←20 | 21→ administratives et des grands corps de l’État (Mines, Ponts et chaussées) a été ainsi davantage mise en avant, pour montrer l’antériorité des réflexions portant sur la recherche de nouveaux rapports entre État et marché. La participation des patrons et cadres des compagnies électriques ayant précédé EDF a été également reconsidérée, permettant de rompre avec une vision sous forme d’opposition binaire entre sphères publique et privée, entre avant et après nationalisation. Cependant, malgré leurs différences de points de vue sur le poids respectif des acteurs, la nature des dynamiques à l’œuvre (politique versus technico-économique), les origines dans le temps de l’intervention publique (Première Guerre mondiale versus années 1930), tous ces travaux ont eu en commun d’écrire une histoire du service public à partir de l’État central, délaissant de ce fait l’étude du rôle des pouvoirs locaux.

Or, comme l’ont montré plusieurs recherches17, celui-ci a été loin d’être négligeable, et ce dans la longue durée. Il est fondamental lorsqu’apparaissent les premiers réseaux d’électricité, à la fin du XIXe siècle. À une période où l’État apparaît en retrait, les municipalités sont alors les principales interlocutrices des sociétés privées, qui sont à la recherche d’un cadre facilitant le développement de leur activité. En atteste la loi du 15 juin 1906, qui fait des communes les autorités concédantes des réseaux de distribution publique d’électricité. Jamais abolie depuis, elle érige alors la fourniture d’énergie électrique en service public local, à l’instar de l’eau ou des transports en commun. En témoigne également←21 | 22→ la création, au tournant des XIXe et XXe siècles, de régies locales, à Paris, Grenoble, Bordeaux ou Tourcoing, dont certaines subsistent aujourd’hui encore. Ce rôle précurseur des pouvoirs locaux perdure lorsque s’esquisse l’action modernisatrice de l’État. Les années 1920 voient se constituer des centaines de syndicats d’électrification rurale, dessinant ce qui constitue le premier grand mouvement intercommunal en France. À la même période, beaucoup de conseils généraux s’impliquent dans l’électrification de leur territoire. Une décennie plus tard apparaît la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), appelée à jouer un rôle important. Très liée à l’Association des maires de France (AMF), elle contribue aux premières grandes réformes du secteur électrique dans les années 1930 puis devient un soutien précieux pour l’État au moment de la nationalisation. Après-guerre, son action se poursuit, donnant lieu à une intense activité de lobbying dont sortent plusieurs décisions importantes, notamment la péréquation géographique des tarifs de l’électricité18.

Résumé des informations

Pages
452
Année de publication
2017
ISBN (PDF)
9782807605732
ISBN (ePUB)
9782807605749
ISBN (MOBI)
9782807605756
ISBN (Broché)
9782807605725
DOI
10.3726/b13060
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2017 (Décembre)
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2017. 452 p.

Notes biographiques

François-Mathieu Poupeau (Auteur)

François-Mathieu Poupeau est chercheur CNRS au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (Université Paris-Est). Il est par ailleurs enseignant à l’école des Ponts. Ses travaux portent sur les politiques publiques de transition énergétique, la socio-histoire de la centralisation et la réforme de l’État territorial.

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