Musique et formes brèves
Résumé
Si la notion de forme brève en musique suggère d’abord la limitation du format d’une partition ou l’abrègement d’une durée d’écoute, la brièveté doit aussi se concevoir en relation avec une exigence de concision et la recherche d’une densité maximale de l’expression. Fréquent objet de procès et de polémiques aux xixe et xxe siècles en raison de la permanence d’une pensée classique de l’entièreté et de la « grande forme » attachée à toute « grande » œuvre, la brièveté musicale peut aussi refléter des contingences historiques ou des considérations politiques, sociales, économiques ou technologiques. Elle s’enrichit enfin, à l’instar des nombreuses modalités d’enchâssement et de mise en série des formes brèves littéraires à l’intérieur d’un texte, par le dialogue incessant qu’elle instaure avec la longue durée dans les cycles, recueils ou albums enregistrés.
Telles sont quelques-unes des questions abordées au fil des dix-huit contributions de ce volume qui s’attache tant aux stratégies de production qu’aux modalités de réception de la brièveté en musique. Construit en quatre parties respectant un plan chronologique du xve siècle à la période contemporaine, l’ouvrage propose le croisement des regards et des stratégies analytiques et s’intéresse tant aux miniaturistes incontestés que sont Schumann, Schönberg et Webern, qu’à des compositeurs moins connus ou en devenir pour lesquels la forme brève a pu constituer, parfois plus ponctuellement, une échappatoire ou un défi lancé aux systèmes dominants.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Sommaire
- Introduction générale (Vincent Cotro)
- Première partie: Musique et brièveté du XVe siècle au Siècle des Lumières
- « Ce premier jour », une petite chanson d’étrennes (Christian Berger)
- Les formes brèves du contrepoint (Gérard Bougeret)
- Heinrich Albert et le Lied monodique accompagné. Une forme brève véhicule de divertissement et de spiritualité (Mauro Masiero)
- Des formes brèves en souvenir d’un long voyage. Les 12 lieder « auf ihrer Reise in Musik gesetzt » de Maria-Theresia von Paradis (1786) (Sébastien Durand)
- Deuxième partie: Musique et brièveté du Romantisme au tournant du siècle
- Les Dichterliebe (1840) de Robert Schumann. Esthétique du fragment et désir de l’Autre (Henri Gonnard)
- Le traitement de la forme brève dans le Carnaval op. 9 de Schumann. Un éclairage à partir de l’analyse timbrique (Nathalie Hérold)
- Les formes brèves de Moussorgski et leur sens (Jean-Marie Jacono)
- Chanter moins pour dire plus (Michelle Biget-Mainfroy)
- Troisième partie: Musique et brièveté dans les musiques modernes et contemporaines
- La technique de l’ellipse chez Claude Debussy. Brièveté et discontinuité dans les esquisses de l’Étude pour les agréments (François Delecluse)
- Formes brèves dans la musique française pendant la Grande Guerre. Des contingences liées au conflit à l’engagement politique (Stéphan Etcharry)
- « Non pas construire, mais exprimer » (Denis Vermaelen)
- L’aphorisme musical et la cadence (François Giroux)
- La condensation n’est pas le sujet (à propos des opéras-minute de Darius Milhaud) (David Christoffel)
- Formes brèves en séries dans la musique du XXe siècle. Entités ou fragments d’un tout ? (Marie Delcambre-Monpoël)
- Les plaisanteries les plus courtes… humour et brièveté à l’époque contemporaine (Étienne Kippelen)
- Quatrième partie: Musique et brièveté dans le jazz
- Faire du long avec du court. À propos d’une autre conception du temps musical dans le jazz des années 1950-1960 (Philippe Michel)
- La brièveté dans le jazz enregistré à l’ère de la « longue durée » et du CD : l’exemple du label ECM (Vincent Cotro)
- Le jazz en bref : les miniatures de Patrice Caratini (Pierre Fargeton)
- Les auteurs
- Bibliographie sélective
- Index des noms cités
- Titres de la collection
Le présent recueil de textes trouve son origine dans la tenue du colloque international et interdisciplinaire « Stratégies et pouvoirs de la forme brève », organisé par l’équipe d’accueil Interactions culturelles et discursives (EA 6297) de l’université François-Rabelais de Tours du 17 au 19 mars 20161. Ce colloque se proposait d’analyser l’efficacité de la forme brève, en associant divers champs disciplinaires (études littéraires, théâtrales, cinématographiques, arts du spectacle et musicologie). Dans chacun de ces domaines, l’accent a pu être mis sur des questions de définition et de mise en œuvre de la brièveté pouvant dans certains cas s’appliquer de façon transversale, engageant dans d’autres la spécificité des modes d’expression considérés : ainsi de la valeur relative des critères dimensionnels, de l’inclusion fréquente des formes brèves dans un ensemble plus vaste, de la distinction entre le « court » désignant une dimension quantitative et le « bref » impliquant davantage la dimension qualitative, la concision d’un style rédactionnel ou compositionnel… Au-delà de ces aspects, nous souhaitions nous intéresser à l’intention signifiante de telle forme brève ainsi qu’à ses effets recherchés et produits, en lien avec la problématique « Paradigmes de l’autorité » qui constituait le programme en cours de l’équipe Interactions culturelles et discursives : « quelle force propre la brièveté renferme-t-elle, par quoi fait-elle autorité, quel type d’adhésion suscite-t-elle2 ? » Comme l’indique le titre de notre ouvrage, il regroupe l’ensemble des contributions consacrées à la musique, augmenté d’un certain nombre de textes commandés ultérieurement dans la perspective de la publication. ← 11 | 12 →
S’il est peu fréquent de voir rassemblés en un même volume des travaux académiques explorant la brièveté en musique dans une perspective diachronique, force est de reconnaître que le sujet en lui-même traverse la littérature musicologique à proportion de la récurrence du phénomène tout au long de l’histoire. Alfred Einstein rappelle que la brièveté musicale n’est pas apparue, loin s’en faut, avec le XIXe siècle :
Naturellement, il y a eu non seulement des pièces brèves, mais aussi d’authentiques miniatures bien avant le Romantisme : ainsi les compositions caractéristiques des luthistes français du XVIIe siècle, peut-être même déjà maints préludes ou danses des virginalistes de l’époque élisabéthaine, et certainement les Inventions de Bach, les petits morceaux à programme de Couperin et de Rameau, sans oublier ceux de Carl Philipp Emanuel Bach. Mais, ici encore, Beethoven marque un nouveau point de départ avec ses vingt-cinq Bagatelles, op. 33, 119 et 1263.
Il est vrai que l’on ne peut qu’être saisi par le nombre et la variété des genres musicaux qui, aux XIXe et XXe siècles, relèvent de l’esthétique de la miniature, du fragment ou de la pièce de caractère née avec Beethoven : bagatelle, impromptu, burlesque, capriccio, invention, intermezzo… auxquels s’ajoutent maintes dénominations d’œuvres suggérant ou explicitant leur brièveté : Esquisses, Albumblätter [feuillets d’album], Novelettes, Stücke [pièces], Sätze [phrases], Rêveries, Pièces brèves, Mikrokosmos, Visions fugitives, Pensées, Aphorismes, Notations, et jusqu’aux Microludes pour quatuor à cordes de György Kurtág ou aux Fragmente-Stille an Diotima de Luigi Nono. Nous ne sommes pas seulement placés devant un corpus d’œuvres gigantesque, mais face à une multiplicité de « stratégies du bref » dans différents contextes historiques et esthétiques, suggérant autant de définitions, de modes opératoires, et d’enjeux de réception : quoi de commun entre l’élaboration, la mise en œuvre et la perception d’une supposée brièveté dans un rondeau du XVe siècle, à l’opéra au tournant des XIXe et XXe siècles ou dans le jazz des dernières décennies ? Que devient cette perception dans le cas d’un « tout fragmenté » (les pièces d’un cycle, les plages d’un disque) ? Plutôt que de privilégier une approche théorique promise à l’éclatement et incompatible avec notre perspective transhistorique, nous avons opté pour le croisement des regards et des méthodes permettant d’approcher certaines des formes prises par la brièveté en musique, sous la forme d’illustrations analytiques regroupées en quatre parties selon un plan chronologique. Conscient ← 12 | 13 → de l’impossibilité d’offrir un panorama exhaustif de notre objet, nous assumons le risque que notre recueil soit évalué à l’aune de ses creux et de ses manques. En effet, les problématiques de brièveté abondent dans des régions de la création musicale non parcourues ici : musique religieuse, musiques de tradition orale, musiques actuelles, ou encore œuvres dites ouvertes du XXe siècle – pour laquelle la question de la durée est remise par le compositeur entre les mains de l’interprète4.
Nous voudrions pourtant insister sur les lignes de force qui traversent la question des formes brèves en musique et innervent la réflexion des auteurs ici rassemblés, autorisant des rapprochements entre les chapitres au-delà de leur ordonnancement chronologique. Ces lignes de force dessinent, à défaut d’une improbable visée définitoire de la brièveté musicale, une série d’enjeux articulant les stratégies de production et les modalités de réception des formes brèves.
La première d’entre elles concerne assez naturellement la relation – toujours nécessaire bien que jamais suffisante – entre le bref et le court. L’expression « petite forme » est souvent utilisée par les musicologues comme synonyme de « forme brève », d’autant que, comme l’a souligné Bernard Roukhomovsky, le terme de brièveté « fait également office de substantif pour l’adjectif court5 » après la disparition du vocable courtesse et en l’absence de celui de courtitude. L’efficience du terme de brièveté appliqué à la musique vient aussi certainement de sa résonance temporelle (ce qui dure peu de temps, telle une brève entrevue, un bref instant, une brève période) qui relie directement la forme brève à l’abrègement d’une durée d’écoute6. En ce sens, une forme brève en musique s’oppose à une « forme longue » autant qu’à une « grande forme ». C’est pourquoi nos ← 13 | 14 → auteurs s’intéressent presque tous à la brièveté en ce qu’elle concerne le format (d’où le titre donné au volume), que ce soit celui de la partition ou de l’enregistrement, ou la durée limitée de la performance. Pour autant, comme le montreront de nombreuses contributions, nous pouvons suivre encore Bernard Roukhomovsky soulignant que
comme catégorie rhétorique et littéraire, la brièveté ne se conçoit pas – ou pas essentiellement – sur la base de critères dimensionnels ou quantitatifs – critères obligatoirement relatifs (le court est toujours plus long que le plus court), obligatoirement arbitraires aussi : comment déterminer un seuil au-delà duquel on passerait du “bref” au long ? Elle se conçoit au contraire, à l’instar de la brevitas des Latins, comme un rapport interne à la parole : louant la brièveté d’une ode d’Horace tout en définissant implicitement son propre idéal de style, Nietzsche la décrit comme rapport entre un “minimum dans le volume et dans le nombre de signes” et un “maximum dans leur énergie”. Le bref, en ce sens, est le concis, et s’oppose au diffus plutôt qu’au long7.
Prolongeant cette idée, Dominique Jameux repère ainsi
tout au long de l’histoire de la musique, une constante bifide : le compositeur “doit” réussir dans les grandes formes : composer un opéra, une symphonie, une sonate. Dans les grandes formes mais aussi dans les petites, car celles-ci révèlent mieux qu’une aptitude à la minutie ; elles sont test de la capacité à révéler un monde entier dans la restriction du geste8.
Il sera donné à chaque auteur de préciser les critères lui permettant d’évaluer le caractère formel de la brièveté dont il s’empare, variant selon les genres, les époques et les supports parfois littéraires des compositions musicales. La forme brève peut en effet affirmer la minutie d’un exercice de style préparant à de plus vastes créations (tels les Lieder de Maria Theresia von Paradis). Mais d’autres montreront, dans le sillage de ce qui précède, le corollaire souvent inéluctable entre brièveté et concision, une concision associée à la densité recherchée de l’expression, laquelle se tournera alors de l’intérieur, et non par l’effet d’une contrainte extérieure, vers la réduction des formats (ainsi dans un rondeau du XVe siècle pour exprimer la quintessence du sentiment amoureux, ou encore chez les compositeurs de la Seconde École viennoise).
La brièveté peut aussi signifier l’évanescent, l’éphémère, le transitoire et s’opposer au développé, au définitif (comme le suggère le titre Pensées ← 14 | 15 → fugitives9), à l’achevé (on pense ici aux innombrables Esquisses), à l’entier (comme les nombreux Préludes qui « ne préludent à rien et qui sont si brefs10 »). Cette série d’oppositions dessine en filigrane le caractère péjoratif parfois attaché à la brièveté – de la même façon qu’un argument qualifié d’« un peu court » est forcément perçu comme insuffisant. À l’inverse des « divines longueurs » attribuées par le miniaturiste Schumann à la Symphonie en Ut de Schubert, l’enthousiasme est toujours mesuré pour les œuvres de plus courte haleine : une œuvre brève ne saurait être une grande œuvre. Marcel Beaufils ne tergiverse pas à propos de certains recueils schumanniens11. Pour Paul Griffiths, Webern lui-même n’était pas seulement réticent, mais tout simplement « incapable en 1911-1914 d’écrire des pièces d’une durée d’exécution de plus d’une minute12 ». Tout porte à croire, d’ailleurs, que le compositeur ressentait en lui-même cette situation comme une impuissance créatrice13. Cette méfiance pour la brièveté n’est pas apparue en réaction à une esthétique romantique qui, certes, culmine dans le fragmentaire. Selon Françoise Escal, « une pensée classique de l’entièreté perdure en pleine époque romantique (et au-delà sans doute) », éclairant « le procès ambiant intenté par l’opinion dominante à ces fragments » et traduisant au fond un fait de culture qui déborde très largement du domaine musical :
Dans notre culture occidentale, le long a plus de valeur. Dans la rhétorique classique, les grands genres ce sont l’épopée, la tragédie, la comédie, et les genres mineurs, ce sont les petites formes comme l’idylle, l’églogue, l’élégie, l’ode, l’épigramme. La pièce brève a plutôt mauvaise presse14. ← 15 | 16 →
Parmi les nombreux procès fait à la brièveté musicale et perdurant au XXe siècle, il sera question ici de certaines des polémiques déclenchées en leur temps par les miniatures d’Arnold Schönberg.
Si le recours à une forme musicale plus brève par les compositeurs peut, en dépit des critiques dont elle reste l’objet, s’ériger en norme esthétique d’une période donnée (ainsi du Romantisme musical), il peut tout aussi bien témoigner d’une opposition à cette norme. Celle-ci peut être dictée, comme chez Moussorgski, par des considérations sociales et politiques et une volonté d’affirmation nationale. Elle peut également entrer en résonance avec les contingences historiques (celles de la Grande Guerre, par exemple) ou participer sur un mode humoristique d’une critique déguisée des systèmes dominants chez un Arvo Pärt. Dans le domaine de l’opéra, plusieurs contributions examinent les enjeux et les modalités du recours à la concision après 1850 dans un genre bien peu économe en développements comme en virtuosité. Les contributions sur le jazz permettent pour leur part de saisir la spécificité d’enjeux tant économiques, technologiques (par l’évolution des supports enregistrés) qu’esthétiques d’une concision formelle qui peut pourtant entrer en conflit avec un développement improvisé potentiellement illimité.
Enfin, la tension à l’œuvre entre le bref et le long s’enrichit considérablement de la fréquente mise en série des formes brèves sous la forme de cycles, recueils, pièces en plusieurs sous-parties, plages de disque… Plusieurs chapitres explorent ainsi les enjeux créatifs et perceptifs de la forme brève au sein d’un tout fragmenté, ou encore les procédés consistant à produire une longue durée par juxtaposition ou répétition d’éléments brefs. Soit un renversement ou, à tout le moins, une altération de perspective entre la brièveté et son opposé qui n’est pas sans équivalent dans la littérature et vient enrichir notre thématique.
Résumé des informations
- Pages
- 350
- Année de publication
- 2018
- ISBN (PDF)
- 9782807608559
- ISBN (ePUB)
- 9782807608566
- ISBN (MOBI)
- 9782807608573
- ISBN (Broché)
- 9782807608542
- DOI
- 10.3726/b14393
- Langue
- français
- Date de parution
- 2018 (Août)
- Mots clés
- formes brèves chanson romantisme rythme jazz musique
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2018, 350 p., 9 coloured ill.