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Les années 1910

Arts décoratifs, mode, design

de Jérémie Cerman (Éditeur de volume)
©2021 Collections 442 Pages

Résumé

Coincés entre le tournant du xxe siècle, qui voit encore s’épanouir les diverses expressions de l’Art nouveau, et l’entre-deux-guerres, que l’on associe à l’Art déco, les développements des arts appliqués dans les années 1910 paraissent quelque peu délaissés par l’historiographie. Pourtant, depuis la présence des créateurs allemands au Salon d’Automne de 1910 jusqu’à la fondation du Bauhaus à Weimar en 1919, en passant par les commandes que passe déjà le couturier Jacques Doucet à différents décorateurs, bien des événements rappellent la place cruciale qu’occupe cette décennie dans l’histoire des arts décoratifs, de la mode et du design.
Cet ouvrage rassemble vingt-deux textes, issus pour la plupart des communications délivrées lors d’un colloque international organisé en 2016 au Centre André Chastel et au Mobilier national. Ces contributions permettent de reconsidérer la production décorative et usuelle des années 1910 à l’aune des recherches récentes. Elles reviennent sur les débats qui sous-tendent la production étudiée, considèrent l’importance prise par la mode dans la genèse de ce qui prendra a posteriori le nom d’Art déco, réévaluent les années de guerre en tant que période de gestation de productions futures et explorent la diversité des parcours artistiques, tout en inscrivant la réflexion dans une dimension internationale (France, Belgique, États-Unis, Grande-Bretagne, Italie, Allemagne, Autriche, Pologne, Croatie).

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Sommaire
  • Introduction. Les années 1910. Une décennie à reconsidérer dans l’histoire des arts appliqués ? (Jérémie Cerman)
  • Première partie : Les arts décoratifs français en débat
  • La Société des artistes décorateurs : vers l’institutionnalisation des arts décoratifs français modernes (Béatrice Grondin)
  • « Décorer à peu de frais ». La tapisserie dans les années 1910 entre effort collectif et art social (Rossella Froissart)
  • Léon Rosenthal et la « résurrection des foyers » (1915–1917) (Bertrand Tillier)
  • Une certaine idée du jardin moderne. Perspectives théoriques dans la revue La Vie à la campagne (1910–1914) (Camille Lesouef)
  • Le jouet français et l’art décoratif des années 1910 : tradition, nationalisme et industrie (Fabienne Fravalo)
  • Deuxième partie : La mode en France dans les années 1910
  • La Gazette du bon ton de Lucien Vogel et l’Art déco (Sophie Kurkdjian)
  • Un sportswear féminin dans les années 1910 ? (Pascale Gorguet Ballesteros, Marie-Laure Gutton)
  • « L’élégance est toute en muscles » (Abel Léger, 1912). Aux origines de la mode masculine moderne (Philippe Thiébaut)
  • Troisième partie : Créations et créateurs des années 1910
  • Florence dans les années 1910 : l’atelier Coppedè, un miroir de la ville (Daniele Galleni)
  • Entre Occident et Orient : Charles Robert Ashbee et le mouvement Arts and Crafts, 1910–1922 (Aurélie Petiot)
  • Clément Eugène Mère : artiste décorateur et tabletier (Évelyne Possémé)
  • Les années 1910 : un tournant dans la carrière de Maurice Dufrène (Jérémie CERMAN)
  • Paul Iribe, un directeur artistique au tournant des années 1910 (Hélène LEROY)
  • Jean Luce et le service de table moderne dans les années 1910 (Sung Moon CHO)
  • L’hôtel particulier du sculpteur Gustave Violet et du peintre Henry Caro-Delvaille (Christine GOUZI)
  • Quatrième partie : Foyers et circulations artistiques
  • Chicago and the Mainstream of Modernism (Robert BRUEGMANN)
  • Loin des tranchées : les arts décoratifs français à la « Panama-Pacific International Exhibition » de San Francisco (1915) (Étienne Tornier)
  • Transferts germaniques dans la conception de l’intérieur-type de Charles-Édouard Jeanneret-Le Corbusier : pour une architecture de la vie moderne (Élise Koering)
  • Vienne-Bruxelles, mythe ou réalité ? L’influence de l’Autriche et de l’Allemagne dans les arts décoratifs belges des années 1910 (Werner Adriaenssens)
  • Le pavillon autrichien de l’exposition du Deutscher Werkbund (Cologne, 1914) (Armelle Weirich)
  • Two Lessons in Modern Living from the 1910s. The Role of the Decorative Arts in Designing Modernity in Croatia (Jasna Galjer)
  • Les années 1910 ou le temps long de la renaissance décorative polonaise (Agnieszka Kluczewska-Wójcik)
  • Présentation des auteurs
  • Titres parus dans la collection

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Introduction
Les années 1910
Une décennie à reconsidérer dans l’histoire des arts appliqués ?

Jérémie Cerman

Au tout début des années 1910, l’achèvement de deux bâtiments emblématiques de l’histoire de l’architecture, la Casa Milà d’Antoni Gaudí (1852–1926) à Barcelone et le palais Stoclet de Josef Hoffmann (1870–1956) à Bruxelles, montre, de façon tout à fait représentative, la coexistence des derniers feux de l’Art nouveau et des prémices de ce qui prendra rétrospectivement le nom d’Art déco. Le colloque « Les années 1910. Arts décoratifs, mode, design » (19–21 mai 2016, Centre André Chastel et Mobilier national), dont le présent ouvrage réunit la plupart des contributions et quelques articles additionnels, entendait toutefois s’orienter au-delà de l’idée quelque peu réductrice selon laquelle, dans le champ des arts appliqués, la décennie étudiée aurait été une simple période de transition entre ces deux « mouvements », qui ne se définissent du reste que de façon peu univoque. L’appellation Art déco fut en effet employée pour désigner des œuvres assez hétérogènes, montrant dans certains cas l’usage de lignes droites et de formes géométriques, mais aussi, dans d’autres, la pérennisation d’arabesques, certes plus pondérées en comparaison de la fameuse ligne coup de fouet caractérisant précédemment l’Art nouveau. Cette dénomination se rapporte aussi à des sources d’inspiration très variées, depuis un regard porté aux styles mobiliers de la fin du xviiie siècle jusqu’ à un exotisme propre à l’apogée colonial de l’entre-deux-guerres, qu’il soit africain ou extrême-oriental, en passant par une iconographie liée à la société contemporaine, marquée par l’essor des sports et des transports. Lorsqu’elle apparaît dans les années 1960, que ce soit en sous-titre de l’exposition « Les années 25 » organisée au musée des Arts décoratifs à Paris (1966)1 ou dans le titre de ←13 | 14→l’ouvrage Art Deco of the 20s and 30s de Bevis Hillier (1968)2, elle se réfère à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, et se rapporte donc explicitement à l’entre-deux-guerres. Depuis longtemps toutefois, plusieurs publications ont souligné l’importance des années 1910 dans l’apparition de caractéristiques marquant les développements ultérieurs des arts appliqués3. Parmi les ouvrages de référence sur l’Art déco, l’étude de Jean-Paul Bouillon en 1988 fait du reste remonter la chronologie aussi haut que 19034, année marquée par la création de la Wiener Werkstätte, tandis qu’en 2003 la somme que constitue le livre publié sous la direction de Charlotte Benton, Tim Benton et Ghislaine Wood à l’occasion d’une exposition organisée au Victoria and Albert Museum fait le choix d’une chronologie s’étendant de 1910 à 19395.

Bien que l’on ne saurait évidemment considérer des bornes chronologiques strictes, notamment en raison d’une histoire qui s’écrit parfois à un rythme différent en fonction de contextes locaux, il n’en reste pas moins que l’année 1910 put effectivement être considérée, tout du moins en France, comme un jalon, et ce à l’époque même où se développe l’Art déco. Elle est alors souvent vue comme l’année marquant la fin d’une première étape dans le renouvellement que connurent en Europe continentale les arts décoratifs. En 1925, le Musée Galliera ouvrait en effet une exposition intitulée « Les rénovateurs de l’art appliqué », consacrée à une période située précisément entre 1890 et 1910. Dans l’avant-propos du catalogue, l’inspecteur général des Arts décoratifs René Chapoullié ne manquait pas de noter l’apparition, à la fin de cette période, de nouvelles tendances s’opposant aux excès de l’Art nouveau, et qui se seraient révélées, selon lui, à l’Exposition internationale de Turin en 1911 « avec les meubles de Jallot et de Gaillard, fortement construits et d’une belle sobriété, les ensembles très colorés de Süe et de Huillard, et les mobiliers élégants et somptueux de Maurice Dufrène et de Paul Follot »6. Les mêmes bornes chronologiques exactement – 1890–1910 – sont du reste choisies par Pierre Olmer (1876–1952) en 1927 pour son ouvrage La Renaissance du mobilier français7. Or, l’année précédente, l’auteur avait déjà consacré un livre à la production mobilière qui lui était plus ←14 | 15→strictement contemporaine, pour lequel il circonscrivait son étude entre 1910 et 19258, et abordait notamment la présence des artistes allemands, invités au Salon d’Automne de 1910 à l’initiative de Frantz Jourdain (1847–1935), comme un moment clé.

D’autres moments et événements marquants peuvent être énumérés pour rappeler la place cruciale qu’occupe cette décennie dans le domaine qui nous occupe : le Salon d’Automne de 1912 voit Raymond Duchamp-Villon (1876–1918) présenter sa Maison Cubiste aménagée par André Mare (1885–1932) ; dès l’avant-guerre, le couturier Jacques Doucet fait appel à Paul Iribe, (1883–1935), André Groult (1884–1966), Pierre Legrain (1888–1929), Marcel Coard (1889–1974) ou Eileen Gray (1878–1976) pour l’aménagement de son appartement de l’avenue du Bois ; la première exposition du Deutscher Werkbund se tient à Cologne en 1914 ; Gerrit Rietveld (1888–1964) conçoit en 1918 la première version de sa fameuse chaise rouge et bleue ; le Bauhaus ouvre à Weimar en 1919 et la Compagnie des Arts français est créée par Louis Süe (1875–1968) et André Mare la même année. L’hétérogénéité, tant esthétique que conceptuelle, dont font montre ces quelques exemples, choisis parmi d’autres, renvoie aussi aux difficultés définitionnelles que pose encore cette époque dans le domaine des arts décoratifs et du design. Si elles voient encore se diffuser les expressions les plus tardives de l’Art nouveau, les années 1910 n’en sont pas moins considérées comme pleinement représentatives à la fois des débuts de l’Art déco et de l’affirmation du modernisme fonctionnaliste. Ainsi, au Salon d’Automne de 1913, alors que Jacques-Émile Ruhlmann (1879–1933) se fait déjà remarquer pour son mobilier qui s’inscrit plutôt dans une veine traditionnaliste (fig. 1), Francis Jourdain (1876–1958) présente les aménagements de son propre appartement de la rue Vavin, à Paris, installations qui firent sourire pour leur grande simplicité et l’« absence totale de tout décor »9.

Fig. 1:Jacques-Émile Ruhlmann, galerie circulaire, Salon d’Automne, Paris, 1913, vue reproduite dans Art et décoration, janvier 1914.

Fig. 2:François-Louis Schmied, illustration en couverture du catalogue du Salon de la Société des artistes décorateurs de 1914.

Comment désigner, dès lors, une production aussi disparate ? L’appellation « style 1910 », si elle est pratique, pourrait sembler trop évasive. Il apparaît en tout cas clairement que, durant cette décennie, nombre de caractéristiques permettant de définir ce qui prendra a posteriori le nom d’Art déco sont déjà bien présentes, ne serait-ce qu’à travers les préconisations d’André Vera (1881–1971) dans son fameux article « Le nouveau style », publié dans la revue L’Art décoratif en janvier 1912. Dans ce qui a souvent été considéré comme une sorte de manifeste, l’artiste prône notamment « un art d’ordonnancement éminemment architectural », souhaite « faire résider l’intérêt de l’œuvre dans la beauté de la matière et dans la justesse des proportions »10 et appelle à un retour à la tradition←15 | 16→ ←16 | 17→nationale, dans le but d’innover tout en s’inscrivant dans la continuité des grands styles français. S’il évoque « la corbeille et la guirlande de fleurs et de fruits » parmi les motifs amenés à « constituer la marque du nouveau style comme ont fait au xviiie siècle […] la torche, l’arc, le carquois et les flèches »11, d’autres ornements emblématiques s’affirment alors, en particulier celui d’une rose (fig. 2), popularisée en France par Paul Iribe12. C’est également au cours de cette décennie que commence à se généraliser l’usage du terme d’ensemblier, néologisme qui apparaît vers 1906 et qui sera largement employé dans l’entre-deux-guerres pour désigner l’activité de l’artiste-décorateur qui, tel un chef d’orchestre, agence un aménagement intérieur complet13. De même, alors que certains matériaux et procédés sont souvent considérés comme caractéristiques des arts décoratifs des années 1920, c’est pourtant avant-guerre qu’ils connaissent un développement significatif, qu’il s’agisse de l’usage de galuchat, par exemple chez André Groult, ou de la technique de la laque, à laquelle se forment déjà Jean Dunand (1877–1942) et Eileen Gray auprès du Japonais Seizo Sugawara (1884–1937), attestant là encore, dans les deux cas, d’un regard porté sur le xviiie siècle. Le goût pour les couleurs vives et tranchées, qui s’oppose aux teintes souvent plus pastel de l’Art nouveau, restera vivace chez bien des créateurs de l’entre-deux-guerres mais est déjà bien présent au tournant des années 1910. Il relèverait alors, tout du moins en partie, d’une inspiration puisée dans les costumes et décors des Ballets russes, qui se produisent à Paris, au théâtre du Châtelet, dès 1909, mais aussi dans la production de la Wiener Werkstätte, en particulier dans ses textiles, conçus au sein d’un département spécialisé ouvert vers 191014. C’est d’ailleurs sur un modèle plus ou moins proche de cet « atelier viennois » que voient alors le jour en France plusieurs ateliers dévolus aux arts décoratifs, même s’ils demeurent de types très divers. Sont ainsi créés l’Atelier Martine de Paul Poiret (1879–1944) en 1911 (fig. 3) et L’Atelier français de Louis Süe en 1912 (fig. 4), ancêtre de la Compagnie des Arts français qu’il fonde sept ans plus tard avec André Mare, mais aussi, toujours en 1912, Les Ateliers modernes de Francis Jourdain ou encore Primavera, atelier d’art du Printemps, ouvrant la voie aux autres grands magasins parisiens qui mettent en place au début des années 1920 des structures comparables – La Maîtrise des Galeries Lafayette, l’atelier Pomone du Bon Marché, le Studium des Grands Magasins du Louvre.

Fig. 3:Atelier Martine de Paul Poiret, salle à manger exposée chez Hermann Gerson à Berlin, vue reproduite dans Deutsche Kunst und Dekoration, novembre 1913.

Fig. 4:Louis Süe, meubles, étoffes et luminaire, créations de L’Atelier français, Salon d’Automne, Paris, 1913, vue reproduite dans Art et décoration, janvier 1914.

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Tous les exemples ici convoqués sont bien connus, et il serait donc particulièrement présomptueux d’affirmer que la production décorative et mobilière des années 1910 nécessiterait aujourd’hui une complète réévaluation. Il n’en reste pas moins qu’elle ne fut certainement pas la plus privilégiée par l’historiographie, alors même que la vivacité de la recherche dans ce domaine de spécialité invitait certainement à une reconsidération de la période à l’aune de certains travaux récents, ce que le colloque organisé en 2016 a particulièrement mis en lumière. Ainsi, si les vingt-deux contributions au présent ouvrage ne peuvent prétendre à l’exhaustivité, elles permettent de traiter des arts appliqués au cours de cette décennie sous des angles variés, qu’il soit question de la critique d’art, des expositions, de l’enseignement ou de l’industrie, mais aussi de la variété des techniques abordées, du mobilier à la verrerie en passant par le jouet, le vêtement ou l’illustration, tout en les envisageant obligatoirement dans leurs relations plus qu’étroites avec l’architecture. Nombre d’entre elles montrent également à quel point la période de la Première Guerre mondiale ne saurait être considérée comme un temps d’arrêt de la réflexion et de la création. Si le propos d’un peu plus de la moitié des textes de ce volume porte certes sur la France, l’ouverture à l’international proposée, qui était évidemment nécessaire, est particulièrement large, de l’Italie à l’Europe centrale, avec un détour par les États-Unis.

La première partie du livre s’attache à resituer les développements des arts appliqués en France dans les années 1910 au regard des débats que le domaine suscite et qui, tout en s’inscrivant dans la continuité de ceux qui avaient déjà agité le tournant des xixe et xxe siècles, demeurent particulièrement vivaces. Ainsi, alors que la Société des artistes décorateurs est fondée en 1901 afin d’organiser et de défendre les intérêts des décorateurs, c’est à n’en pas douter au cours de la décennie qui nous occupe, et en particulier dans les années qui précèdent tout juste la Première Guerre mondiale, que s’accroît son importance et que son action tend à s’orienter, selon Béatrice Grondin, vers des processus d’« institutionnalisation des arts décoratifs français modernes ». Afin de recontextualiser le renouveau que connaît à cette période le domaine de la tapisserie, Rossella Froissart revient largement, quant à elle, sur les différentes thématiques qui se trouvent alors au cœur des discussions. Touchant à l’art social, à l’unité de l’art, à l’union des artistes ou à l’alliance de l’art et de l’industrie, elles sont héritières de la fin du xixe siècle et des années 1900 mais s’affirment selon un patriotisme grandissant à l’heure de l’exacerbation des tensions menant au conflit mondial. Alors qu’elles trouvent leur expression dans l’action de regroupements comme L’Art de France, nombre de périodiques, comme Le Petit Messager des arts et des artistes, et des industries d’art, jouent un rôle prépondérant dans la diffusion des idées, notamment en temps de guerre. À travers l’exemple de Léon Rosenthal (1870–1932) et de sa chronique publiée dans L’Humanité de 1915 à 1917, la contribution de ←19 | 20→Bertrand Tillier montre, d’ailleurs, non seulement le rôle que purent jouer les critiques d’art dans les débats en question, mais aussi à quel point le contexte de la Première Guerre mondiale put constituer « une opportunité favorable aux arts décoratifs ». À l’instar de la tapisserie, étudiée par Rossella Froissart, de nombreux champs d’application spécifiques sont en tout cas, dans les années 1910, le lieu de réflexions menant à leur profond renouveau. Tel est le cas de l’art des jardins, dont Camille Lesouef aborde la théorisation, avant-guerre, à travers les textes d’André Vera pour la revue La Vie à la campagne, ou des jouets, dont Fabienne Fravalo montre bien comment le renouvellement s’accompagne, d’une part, d’un discours critique aux accents nationalistes et identitaires propre à la période, mais aussi, d’autre part, d’une concrétisation de l’alliance entre art et industrie grâce aux Ateliers de mutilés de guerre.

Parmi les secteurs qui connaissent justement des développements d’importance au cours de cette période, celui de la mode, objet de la seconde partie de cet ouvrage, est l’un des plus notables. Dès 1908, l’exemple, toujours cité, de l’album publicitaire Les Robes de Paul Poiret racontées par Paul Iribe, met en lumière les liens étroits qui s’instaurent entre création vestimentaire, arts graphiques et arts décoratifs. Le rôle joué en France par les couturiers dans les développements de l’Art déco, qu’il s’agisse de Poiret avec l’Atelier Martine, de Doucet en tant que mécène et collectionneur ou, un peu plus tard, de Jeanne Lanvin (1867–1946), est bien connu. Dans le sillage d’Iribe, c’est aussi à travers l’illustration de mode qu’une nouvelle esthétique se met en place, une publication périodique d’importance telle que la Gazette du bon ton, ici étudiée par Sophie Kurkdjian, offrant l’un des lieux privilégiés d’expression artistique pour de nombreux dessinateurs qui s’en font une spécialité, de George Barbier (1882–1932) à Georges Lepape (1887–1971) en passant par Pierre Brissaud (1885–1964), Charles Martin (1884–1934) ou André-Édouard Marty (1882–1974)15. Au-delà, toutefois, de la question de sa représentation, le vêtement lui-même connaît globalement des évolutions notoires, accompagnant des mutations sociétales, notamment liées au développement, continu dans les années 1910, des pratiques sportives. Pascale Gorguet Ballesteros et Marie-Laure Gutton s’intéressent ainsi aux conséquences de ces dernières sur l’évolution du vestiaire féminin, en particulier par l’usage de la maille, invitant à considérer l’influence du vêtement spécialisé sur la garde-robe citadine. En ce qui concerne les hommes, c’est en s’appuyant sur le livre L’Élégance ←20 | 21→masculine d’Abel Léger (1912)16 que Philippe Thiébaut aborde quant à lui « l’émergence de valeurs nouvelles dans la mode masculine », qui accordent une place centrale au corps, et à son entretien par le sport.

L’histoire des arts décoratifs s’est souvent construite par le biais de travaux monographiques. La troisième partie de cet ouvrage propose ainsi plusieurs études de cas, qu’il s’agisse de l’examen d’un bâtiment et de son aménagement ou d’itinéraires artistiques individuels, permettant d’envisager la diversité des positionnements et des parcours. Ainsi, l’étude que Daniele Galleni consacre à l’atelier des Coppedè à Florence est un exemple de la persistance, dans les années 1910, d’une production perpétuant le goût pour les styles historiques, coexistant avec des propositions bien plus modernes comme celles, dans le même contexte florentin, de Galileo Chini (1873–1956). Ainsi que nous le relate Aurélie Petiot, le Britannique Charles Robert Ashbee (1863–1982), qui avait été à la fin du xixe siècle l’une des figures prépondérantes du mouvement Arts and Crafts, fait connaître quant à lui, dans les années 1910, d’autres prolongements à sa carrière, en particulier par les activités patrimoniales et éducatives qu’il mène en Égypte puis en Palestine. En France, bien des décorateurs qui débutèrent leur carrière dans les années 1890 et 1900, avec l’Art nouveau, sont au nombre de ceux qui invitent à considérer les mutations esthétiques que connaissent les arts décoratifs dans les années 1910 dans un mouvement de continuité, et non uniquement de rupture, à l’image de Léon Jallot (1874–1967), d’Henri Rapin (1873–1939) ou de Paul Follot (1877–1941). C’est ce qu’exemplifient également les carrières de Clément Mère (1861–1940) et de Maurice Dufrène (1876–1955), auxquels des textes sont ici consacrés et qui travaillèrent d’ailleurs tous deux au tournant du siècle pour la galerie La Maison Moderne de Julius Meier-Graefe (1867–1935). Évelyne Possémé montre bien comment Clément Mère compte parmi les figures importantes du milieu des arts décoratifs français avant même certains ensembles d’importance qu’il crée dans les années 1920. Je m’attache pour ma part à souligner que c’est précisément au cours des années 1910 que se mettent en place bien des aspects caractérisant les activités plurielles de Maurice Dufrène, dont la carrière s’étend sur cinq décennies. C’est également à la Belle Époque, mais d’abord en tant que dessinateur de presse, que Paul Iribe commence à œuvrer. Déjà cité à plusieurs reprises dans cette introduction en raison du rôle central qu’il joue dans l’histoire des arts appliqués en France, il n’a paradoxalement été l’objet que de peu de travaux depuis les années 198017 ; Hélène Leroy revient donc de façon salutaire sur la grande polyvalence ←21 | 22→disciplinaire de l’artiste, de l’illustration au décor de scène en passant par le textile et le mobilier. Tout en se cantonnant à leurs domaines de spécialité, d’autres créateurs ne manquent pas pour autant de s’atteler à leur modernisation, à l’image de Jean Luce (1895–1964), dont les décors pour céramiques et verreries créés dans les années 1910, ici étudiés par Sung Moon Cho, contribuent à la rénovation du service de table. L’union des compétences d’artistes issus de différentes disciplines put mener par ailleurs à la création d’une œuvre unifiant l’architecture et son décor. Si cette conception de l’œuvre est en partie héritée de l’Art nouveau, elle peut également relever, dans les années 1910, « d’une remise au goût du jour de l’esthétique du “tout-ensemble” », théorisée au xviiie siècle par Roger de Piles (1635–1709) dans le domaine de la peinture, ainsi que nous l’explique Christine Gouzi dans son analyse détaillée d’un hôtel particulier de la rue de Rémusat à Paris, construit en 1912–1913 par Robert Danis (1879–1949) et au décor intérieur duquel participent à la fois ses propriétaires, Gustave Violet (1873–1952) pour une fontaine sculptée, et Henry Caro-Delvaille (1876–1928) pour des peintures murales, mais aussi le décorateur Paul Follot pour l’aménagement de la salle à manger.

La quatrième et dernière partie du livre offre une ouverture plus large à l’international. Robert Bruegmann revient ainsi sur une historiographie qui fit de Chicago un centre artistique crucial dans l’histoire des avant-gardes architecturales, afin de réévaluer le rôle tout aussi important que joua cette métropole dans l’histoire du design industriel, permettant la diffusion effective d’une production moderniste destinée aux classes moyennes. S’il aborde une chronologie assez large, c’est pour mieux inscrire son propos au sein d’un récit qui, à bien des égards, débute dans les années 1910. Plusieurs contributions s’intéressent à des dynamiques relevant de la circulation des œuvres, des artistes et des idées. Les expositions internationales jouent en ce sens un rôle fondamental. Étienne Tornier porte ainsi son attention sur la présence française à la Panama-Pacific International Exposition de San Francisco en 1915, soulignant notamment les enjeux commerciaux que revêt cette participation au moment où la Première Guerre mondiale est déjà engagée, ou encore comment, en termes de réception, la mode parisienne semble quelque peu y voler la vedette aux arts décoratifs modernes. Le rôle central joué par l’évolution des arts appliqués dans les pays germaniques au passage du siècle justifie par ailleurs que ceux-ci soient l’objet de plusieurs textes de cet ouvrage. Élise Koering examine à nouveaux frais le rapport, plus complexe qu’il n’y paraît, de Charles-Édouard Jeanneret (1887–1965), futur Le Corbusier, à la production allemande, à la suite du voyage qu’il effectue à l’aube des années 1910. Werner Adriaenssens se penche quant à lui sur l’œuvre des décorateurs belges pour nuancer une historiographie qui a insisté sur le rôle joué en ce foyer par la Wiener Werkstätte, à la suite de l’érection à Bruxelles du palais Stoclet, en négligeant sans doute un ←22 | 23→peu trop l’écho, également important, qu’y connaissent les réalisations des créateurs allemands. Du côté autrichien, alors que l’historiographie a le plus souvent insisté sur la Wiener Werkstätte, Armelle Weirich met en lumière l’activité de l’Österreichischer Werkbund à travers l’une de ses premières réalisations, le pavillon par lequel il participe à l’exposition organisée à Cologne en 1914 par le Deutscher Werkbund, association dont il s’inspire d’ailleurs en partie, en réunissant artistes et industriels. Ailleurs en Europe centrale, les arts appliqués connaissent des développements qui, de façon somme toute logique, sont en partie redevables des pays germaniques, comme le montre Jasna Galjer au sujet de Zagreb, en Croatie, à travers l’étude de deux réalisations, la villa Feller et la villa Ilić. En Pologne, c’est en revanche par le biais de sources d’inspiration plus locales, et notamment par un attrait pour l’art populaire, que s’opère une renaissance des arts décoratifs, ici abordée par Agnieszka Kluczewska-Wójcik. Sans prétendre livrer un panorama complet de la production des années 1910 en matière d’arts appliqués – des incursions dans les pays scandinaves et dans la péninsule Ibérique manquent par exemple à l’appel –, cet ouvrage cherche en tout cas à l’aborder selon des aspects variés et dans une perspective géographique assez étendue. Il invitera nombre de chercheurs, espérons-le, à poursuivre l’investigation.


1Yvonne Brunhammer (dir.), Les années 25. Art deco / Bauhaus / Stijl / Esprit nouveau, cat. exp., Paris, musée des Arts décoratifs, 3 mars–16 mai 1966, Paris, UCAD, 1966.

2Bevis Hillier, Art Deco of the 20s and 30s, Londres–New York, Studio Vista-Dutton Pictureback, 1968.

3Voir par exemple Évelyne Possémé, « Mobilier et décoration », dans Anne Bony (dir.), Les Années 10, Paris, Éditions du Regard, 1991, p. 683–699.

4Jean-Paul Bouillon, Journal de l’Art déco. 1903–1940, Genève, Skira, 1988.

5Charlotte Benton, Tim Benton, Ghislaine Wood (dir.), Art deco. 1910–1939, cat. exp., Londres, Victoria and Albert Museum, Londres, V&A Publications, 2003.

6René Chapoullié, « Avant-propos », dans Les Rénovateurs de l’art appliqué. 1890–1910, cat. exp., Paris, Musée Galliera, 1925, p. XII–XIII.

7Pierre Olmer, La Renaissance du mobilier français (1890–1910), Paris-Bruxelles, G. Van Oest, 1927.

8Id., Le Mobilier français d’aujourd’hui (1910–1925), Paris-Bruxelles, G. Van Oest, 1926.

9Francis Jourdain, Sans remords ni rancune. Souvenirs épars d’un vieil homme « né en 76 », Paris, Corrêa, coll. « Le chemin de la vie », 1953, p. 272.

10André Vera, « Le nouveau style », L’Art décoratif, 5 janvier 1912, p. 30.

11Ibid., p. 32.

12À ce sujet, voir notamment la contribution d’Hélène Leroy au présent ouvrage.

13Voir Jérémie Cerman, « Ensembliers », dans Bénédicte Gady (dir.), Le Dessin sans réserve. Collections du musée des Arts décoratifs, cat. exp., 23 juin 2020–31 janvier 2021, Paris, MAD, 2020, p. 92.

14Voir Angela Völker, Textiles de la Wiener Werkstätte. 1910–1932, Paris, Flammarion, 1994.

Résumé des informations

Pages
442
Année
2021
ISBN (PDF)
9782807608979
ISBN (ePUB)
9782807608986
ISBN (MOBI)
9782807608993
ISBN (Broché)
9782807608962
DOI
10.3726/b18291
Langue
français
Date de parution
2021 (Août)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 442 p., 82 ill. en couleurs, 58 ill. n/b.

Notes biographiques

Jérémie Cerman (Éditeur de volume)

Jérémie Cerman est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à Sorbonne Université. Ses recherches portent sur l’histoire des arts décoratifs, en particulier des périodes Art nouveau et Art déco. Il a notamment publié l’ouvrage Le Papier peint Art nouveau. Création, production, diffusion (2012) ainsi que divers travaux consacrés à la circulation et aux usages des modèles d’ornements, à l’activité des ateliers de dessin industriel, à l’œuvre du décorateur Maurice Dufrène (1876-1955), à l’art des boutiques et aux relations entre l’essor des pratiques sportives et les arts décoratifs dans l’entre-deux-guerres.

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Titre: Les années 1910
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