Les paysages de l’électricité
Perspectives historiques et enjeux contemporains (XIXe-XXIe siècles)
Résumé
Cet ouvrage dépasse largement la question des externalités économiques et sociales négatives, question toujours au demeurant centrale. Il pose un jalon dans une histoire culturelle du dialogue entre l’électricité et le paysage. Il confirme que ce dialogue déjà multiséculaire ne se réduit pas à la mesure extrêmement volatile du gradient technophile/technophobe, tradition/modernité et bien entendu nature/culture. Il insiste, surtout, sur la complexité de la trame historique de ces paysages de l’électricité, où les physionomies territoriales se reconstruisent sans cesse en brassant le quotidien et le sublime, la fabrique de la nature et les superstitions de la culture.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction (Christophe Bouneau & Denis Varaschin)
- Première Partie Le paysage électrique comme héritage : genèse, recomposition et valorisation
- Les phares, le paysage et la lumière électrique sur les côtes de France (Jean-Christophe Fichou)
- De la relégation à l’engouement. L’alimentation électrique des transports urbains de surface et le paysage français (XIXe-XXIe siècles) (Arnaud Passalacqua)
- « The Electric City ». Sherbrooke et son paysage hydroélectrique de 1880 à nos jours (Rémi Guillemette)
- Le paysage électrique publicitaire. Développement, enjeux et perspectives (Stéphanie Le Gallic)
- Les Pyrénées et l’énergie solaire. Paysage et tourisme d’un patrimoine scientifique (Sophie Pehlivanian)
- Les répercussions des tempêtes de 1999 et 2009 sur l’environnement paysager des lignes de transport en France (Maxime Krummenacker)
- Grands équipements énergétiques et cadre de vie. Trois situations ligériennes (Sophie Bonin)
- Les paysages électriques à travers les documents patrimoniaux. Les sources des archives historiques d’EDF (Virginie Parent)
- Deuxième Partie Le paysage électrique comme projet : échelles, acteurs, procédures
- La ligne franco-espagnole, le débat paysager et environnemental au cœur des Pyrénées (Renan Viguié)
- Les « paysages EDF ». Création et appropriation de paysages d’entreprise (Yves Bouvier)
- Le Collège des architectes du nucléaire (1974-1990). Le paysage entre réalité et fiction (Audrey Jeanroy)
- Le paysage éolien, décentralisation énergétique et paysagère (Alain Nadaï & Olivier Labussière)
- Enclavements territoriaux et réseaux électriques Débats sur la péréquation des nuisances paysagères (Éric Pautard)
- Paysage, transport d’électricité et esthétique du quotidien De la confrontation au moins pire (Caroline Gagnon)
- De la ligne au projet de paysage. Enjeux, principes et défis (Sylvain Paquette, Caroline Gagnon & Philippe Poullaouec-Gonidec)
- Le vrai faux débat du beau (Pierre-Jean Delahousse)
- Notices biographiques
Introduction
Christophe BOUNEAU & Denis VARASCHIN
Le Code de l’environnement définit le paysage comme un patrimoine commun de la nation et précise que chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadre de ses compétences. Son Article L110-1 déclare ainsi : « les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, la qualité de l’air, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation ».
Le paysage s’affirme avant tout comme une notion assez récente, complexe et évolutive. Elle est apparue dans le droit public français avec les lois de 1887 sur le patrimoine historique et de 1906 sur la protection des monuments naturels et des sites. Cette dernière a reconnu que le droit de propriété, ce droit « sacré et inviolable » issu de la Révolution, pouvait être limité pour préserver « les beautés de la nature », pour conserver au bénéfice de tous des paysages « remarquables et pittoresques ».
La notion de paysage oscille donc en permanence entre deux pôles :
– le paysage comme résultante de l’action de l’homme et du monde vivant, que nous contribuons à transformer et à faire vivre et non comme une nature morte ;
– le paysage comme perception visuelle de son environnement.
La Convention européenne du paysage1 reprend cette approche et le définit comme « une portion de territoire perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations ». Cette Convention note aussi que l’innovation et les évolutions techniques, et elle cite tout particulièrement les réseaux, accélèrent souvent la transformation des paysages. Ainsi la « patrimonialisation des paysages » s’est opérée, au fil du temps, selon trois paradigmes :
– le pittoresque, qui impose le paysage comme objet patrimonial assimilé à une œuvre peinte,
←9 | 10→– l’environnement, qui classe les grands paysages et qui s’attache à le mettre en valeur par une gestion des sites,
– le culturel, qui se positionne par une interaction dynamique entre naturel et social.
L’histoire sédimentée du concept de paysage et sa trajectoire historiographique reposent donc durablement sur la construction et la déconstruction d’un artefact, que l’on se focalise dans cette geste quasiment héroïque sur sa découverte avec Augustin Berque2 ou sur son invention avec Anne Cauquelin3. Pourtant les historiens dans cette investigation paysagère par les sciences humaines et sociales furent plutôt des « latecomers » : le rapport entre technologies et paysage n’a commencé à retenir l’attention des historiens que très timidement dans les années 1970, une fois venu le temps de la désindustrialisation. À ce titre, Le Paysage de l’industrie, Ruhr-Wallonie-Région du Nord, introduit précisément ce nouveau champ de recherches historicisé, celui des paysages technologiques4. Dans son premier essai d’approche synthétique de cette trajectoire et de cette temporalité du paysage français paru en 1983, le géographe Jean-Robert Pitte5 ne peut regarder le paysage de l’énergie électrique du XXe siècle, des centrales et des lignes, que comme un espace instrumental impensable, subi et inappropriable par l’individu.
Au-delà de cette approche fondatrice, mais déjà datée d’un point de vue historiographique, la notion de paysages de l’électricité reste profondément ambivalente dans la conjonction des deux termes et donc dans leur déploiement historique. Dans sa complexité, elle renvoie à cinq ordres de questions transversales auxquelles tentent de répondre, chacune dans leur perspective et sur leur terrain paysager spécifique, les contributions de cet ouvrage :
– L’électricité se dérobe le plus souvent au regard. Comment l’invisible, qui n’est pas virtuel mais qui correspond à un « système abstrait », donne-t-il naissance à du visible dans l’espace ? Ces paysages étudiés ressortent à la fois du matériel et de l’immatériel mais aussi de l’implicite.
←10 | 11→– Le système électrique est savant : construction et même ensemble de constructions, il fonctionne comme un système. Ce système donne naissance à des formes, des signes, et des symboles qui s’emboîtent dans d’innombrables et parfois improbables combinaisons pour participer à la composition du paysage.
– Comme le montrent les travaux de David Nye6, l’électricité et son économie renvoient assez facilement au sentiment du « sublime », dans un rapport culturel et psychologique au paysage, où la réception, la perception et l’appréciation sont régies par des sensibilités et des conventions.
– Si la crainte de l’appauvrissement, de la dénaturation, de la disparition du paysage « naturel » est un lieu commun notamment à l’origine de la création en 1902 de la Société pour la protection des paysages de France, le paysage électrique est devenu particulièrement un objet conflictuel depuis les années 1970. Ces contestations contemporaines portées par une incontestable montée de la « brutalisation » des paysages portent une confusion environnement/nature/paysage et ne sont pas sans rappeler la diabolisation de l’industrie au XIXe siècle ni le culte rousseauiste de la nature du siècle précédent.
– Le paysage est traversé par des dynamiques de l’ordre de la transformation (du naturel à l’humain) et de l’évolution (historique). Affecté par le temps, il doit être apprécié dans la longue durée de l’histoire. Sans remonter à la foudre des Anciens, si l’on se réfère à l’électrification des phares des côtes de France et plus tard, à la première Exposition internationale de 1881, c’est un siècle et demi de présence de l’électricité dans le paysage, et même de prédication de l’électricité par le paysage, que cet ouvrage tente d’appréhender.
Dans la genèse scientifique du colloque du Comité d’histoire de la Fondation EDF – et donc cet ouvrage qui en est issu – il faut souligner le rôle pionnier du séminaire CNRS-ISCC « Le patrimoine matériel et immatériel de la communication des entreprises », coordonné par Denis Varaschin et Yves Bouvier7, au moins pour sa perspective entrepreneuriale, celle des entreprises de réseaux, qui incarnent dans des cycles au demeurant très différents l’intérêt public. L’étude comparée et combinée des politiques patrimoniales et des politiques de communication d’EDF, de RTE, de la SNCF et de la RATP a donné lieu à la publication d’un numéro spécial de Flux à la portée séminale8. Plus spécifiquement pour ←11 | 12→l’industrie électrique, son système, ses réseaux et ses équipements, quatre réalités complémentaires et quatre configurations et approches patrimoniales qui ne s’emboîtent pas dans des cercles concentriques, le DVD Mémoires de l’électricité, réalisé sous la direction de Denis Varaschin représente une référence majeure et une ressource inépuisable9. Les électriciens d’aujourd’hui proposent en tout cas une mise en scène qui ne nie absolument pas l’essence matérielle de leurs activités, tout en tenant compte des volontés d’« immatérialisation » et de dématérialisation des formes exprimées par la société. Toutefois, par leurs activités quotidiennes mais aussi par leur action patrimoniale, comme le montre l’action développée par Claude Welty à Électropolis10, ils participent aussi au maintien des traces héritées du passé et donc à la stratification du paysage de l’électricité.
Les paysages de l’électricité conduisent donc à s’interroger sur les notions de liens (un assemblage), de processus (historique) et de passages (en accompagnement de la société). Le paysage électrique est une construction culturelle, qui est le produit d’une technique et d’une société, toutes deux relatives et en mouvement11. Le paysage étant un miroir de la société, au-delà de la conflictualité remarquée, au-delà des polémiques et de la caricature, la recherche du consensus, de la coconstruction ou du simple compromis ne serait-elle pas l’utopie d’une autre utopie ? Du rêve à la réalité, de l’enfantement technicien à la gestion collective, l’électricien-architecte du paysage s’est attaché à promouvoir des esthétiques, à assurer des identités et à établir une culture.
Dès la première phase de déploiement de l’innovation électrique au XIXe siècle et de construction d’un système électrique à la fois technique et économique, la nouvelle forme d’énergie s’est en effet immiscée dans les paysages existants, qu’ils fussent métropolitains, industriels ou ruraux. Mais cette immixtion, sous le signe de l’étrangeté de l’appareillage, du bâtiment, des configurations spatiales et des postures professionnelles, s’est progressivement, parfois radicalement, transformée en genèse d’un paysage électrique spécifique. Ce nouveau système paysager, dont la signifiance recueillait tous les signes ambivalents de la modernité, avant d’être aujourd’hui en certains cas patrimonialisé, a produit des figures extrêmement diverses :
←12 | 13→– l’entrelacs des réseaux de distribution urbains, décrits par un Paul Bourget dans Outre-Mer pour la métropole américaine,
– la centrale thermique et ses installations annexes, nouvelle composante des pays noirs et des complexes industrialo-portuaires,
– les grands barrages hydroélectriques, cathédrales de la seconde industrialisation aux conséquences humaines et paysagères souvent saisissantes,
– les nouveaux paysages des centrales nucléaires, où s’imbriquent périmètres de sécurité, accès à la ressource en eau, nouvelles formes architecturées,
– les couloirs de pylônes électriques THT rappelant constamment le dilemme entre préservation de paysages supposés naturels et recherche de l’intérêt général, sans oublier la relativité du jugement esthétique,
– enfin les paysages éolien et solaire, dont le paradigme est objet aujourd’hui de multiples débats, préservation du paysage ne rimant pas toujours avec développement durable.
Dans une perspective de longue durée sur un siècle et demi, du milieu du XIXe siècle à bientôt la deuxième décennie du XXIe siècle, quatre phases de représentation et de traitement paysager de l’électricité peuvent être distinguées, chaque espace (national ou régional) connaissant des logiques de cheminement propres et des décalages observables :
– une première phase d’indifférence ou d’indistinction, où la question même du paysage électrique se construit sous des modes mineurs ou à la périphérie des systèmes, même si des conflits d’usage « paysager » ont pu rapidement émerger, en particulier dans la concurrence avec une vocation touristique affirmée ; dans cette période de genèse, la référence, l’héritage et la comparaison avec l’univers ferroviaire, son paysage et déjà son patrimoine sont omniprésents : l’électricité s’est bien déployée dans ses aménagements et ses faciès régionaux comme « la fille du chemin de fer » jusqu’au second conflit mondial12 ;
Résumé des informations
- Pages
- 273
- Année de publication
- 2013
- ISBN (PDF)
- 9782875745996
- ISBN (ePUB)
- 9782875746009
- ISBN (Broché)
- 9789052018935
- Open Access
- CC-BY-NC-ND
- Langue
- français
- Date de parution
- 2022 (Février)
- Mots clés
- Energie électrique Culture Physionomie territoriale Nature Système paysager
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2012. 273 p., 43 ill., 1 tabl.