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Critique de la grammaire pour une grammaire critique

Comparaison des structures allemandes et françaises

de Matthias Marschall (Auteur)
©2022 Monographies 612 Pages
Série: Kontraste/Contrastes, Volume 7

Résumé

Dans l’antiquité, la grammaire était l’art de bien écrire, et elle n’a pas perdu ce lien étroit à l’écrit. La critique de la grammaire interroge ces liens par rapport à la réalité langagière. En effet, l’écrit n’est pas une simple représentation de l’oral, mais il ordonne, rationalise la pratique orale. Baser la grammaire sur l’écrit, revient à décrire une forme déjà rationalisée de la langue. Et ces descriptions ne reflètent que partiellement la réalité orale. Contribution à une grammaire critique, ce livre propose des alternatives aux descriptions grammaticales en dehors des rationalisations de l’écrit. Elle ouvre ainsi les pistes pour une conceptualisation nouvelle de la langue.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Préface
  • Table des matières
  • Introduction
  • 1 La réflexion méta-langagière et l’écrit
  • 1.1 L’émergence de la grammaire dans une tradition écrite
  • 1.1.1 L’écrit: formatage de la parole
  • 1.1.2 La grammaire dans la tradition européenne – un Sonderweg
  • 1.1.3 Grammaire et enseignement de la langue maternelle
  • 1.2 Oral vs écrit
  • 1.2.1 Double organisation de la langue
  • 1.2.2 Ecrit : une construction seconde
  • 1.2.3 Constitution de graphèmes
  • 1.2.4 Orthographe et prononciation
  • 1.2.5 La langue avant l’écrit
  • 1.3 Origine écrite de la grammaire
  • 1.3.1 Segmentation
  • 1.3.2 Le geste d’écrire
  • 1.3.3 Rationalisation et naturalisation
  • 2 Les catégories de mots
  • 2.1 ‘Matrice’, ‘radical’, ‘lexème’ et ‘mot’
  • 2.1.1 Les ramifications lexicales en français
  • 2.1.2 Les unités de bases de l’allemand
  • 2.2 Les catégories lexicales
  • 2.2.1 Noms et verbes
  • 2.2.2 Adjectifs et adverbes
  • 2.2.3 Les connecteurs : une catégorie de mots ?
  • 2.2.4 Autour des groupes nominaux : ‘déterminant’ et ‘préposition’
  • 2.2.5 Les pronoms
  • 2.2.6 La contrepartie : les interrogatifs
  • 2.2.7 Les particules modales
  • 2.3 Les catégories de mot et leur fonction syntaxique
  • 2.3.1 Catégorie et translation
  • 2.3.2 Actualisation des matrices dans la production textuelle
  • 2.3.3 A propos de la réalité des catégorisations
  • 3 La sphère nominale : les « déclinables »
  • 3.1 La déclinaison
  • 3.1.1 Les pronoms personnels
  • 3.1.1.1 Les pro-noms
  • 3.1.1.2 Les déictiques personnels
  • 3.1.1.3 Un extraterrestre
  • 3.1.2 Les déterminants
  • 3.1.3 Le ‘nominal’ : ‘adjectif’ et ‘nom’
  • 3.1.3.1 L’adjectif en français
  • 3.1.3.2 L’adjectif en allemand
  • 3.2 L’allemand – une langue à cas ?
  • 3.2.1 Des cas : pour quoi faire ?
  • 3.2.2 Les groupes prépositionnels
  • 3.2.3 Le génitif : un cas à part
  • 3.2.4 Résumé : cas et topologie, un système incomplètement complémentaire
  • 3.3 Une déclinaison – pour quoi faire ?
  • 4 Le domaine verbal : les « conjugables »
  • 4.1 La conjugaison et les formes verbales
  • 4.1.1 La conjugaison : une pétition de principe ?
  • 4.1.2 Les trois radicaux verbaux en allemand
  • 4.1.3 Les paradigmes de conjugaison en français
  • 4.1.4 Les « Ablautreihen303 » 1 : altérations du radical
  • 4.1.5 Les variations du radical en français
  • 4.1.6 Le système des formes verbales en allemand
  • 4.1.7 Le système des formes verbales en français
  • 4.1.8 Les « Ablautreihen » 2 : classification des verbes forts
  • 4.2 ‘Temps’ et ‘mode’ : les formes verbales
  • 4.2.1 La logique de la distinction entre ‘temps’ et ‘mode’
  • 4.2.2 L’unité des parties textuelles
  • 4.2.3 Prétention à la validité
  • 4.2.4 Des voix dans le texte
  • 4.2.5 Modèle des formes verbales
  • 4.2.5.1 Les formes verbales en français
  • 4.2.5.2 L’organisation des formes verbales en allemand
  • 4.2.5.3 Résumé
  • 4.3 Ce qui reste du verbe ?
  • 4.3.1 L’impératif
  • 4.3.2 L’infinitif
  • 4.3.3 Le participe
  • 4.3.3.1 Le participe épithète
  • 4.3.3.2 Les structures autonomes
  • 4.4 Le verbe et la conjugaison
  • 5 La syntaxe : des unités à l’énoncé
  • 5.1 Proposition ou énoncé : les enjeux du choix
  • 5.2 Digression : bref historique de la ‘proposition’
  • 5.3 La valence
  • 5.4 La construction de la phrase
  • 5.4.1 Topologie du groupe nominal
  • 5.4.2 Types de proposition – types d’énoncé
  • 5.4.3 Topologie de la proposition
  • 5.5 Structuration du texte – structuration de la phrase
  • 5.5.1 A propos des limites d’une approche topologique
  • 5.5.2 Organisation en trois dimensions : parataxe et hypotaxe
  • 5.5.3 Organisation des énoncés : la proposition comme modèle de l’activité
  • 6 Texte et discours : organisation de l’interaction
  • 6.1 Anaphore et reprise
  • 6.1.1 Les pronoms personnels
  • 6.1.2 Pronominalisation – rénominalisation : un jeu de paquetage
  • 6.1.3 La pronominalisation : reprise anaphorique ou enchaînement ?
  • 6.1.4 La reprise de parties textuelles
  • 6.2 La subordonnée relative : la suspension de la linéarité
  • 6.2.1 L’émergence de structures relatives dans l’apprentissage de l’allemand langue étrangère
  • 6.2.2 Le ‘pronom relatif’ : critique terminologique
  • 6.2.3 L’origine du pivot relatif et ses conséquences
  • 6.3 La ‘question’ vue sous l’angle textuel
  • 6.3.1 La question dans des textes monogérés
  • 6.3.2 La question dans l’interaction
  • 6.4 Structure informationnelle
  • 6.4.1 Le texte : surface ou espace ?
  • 6.4.2 L’information : entre pensée et langage ?
  • 6.4.3 Les outils de structuration informationnelle
  • 6.4.3.1 La mise en réseau : la progression textuelle
  • 6.4.3.2 Prenez place : la disposition des constituants dans la phrase
  • 6.5 Cohérence verbale
  • 6.5.1 La gestion de la valence verbale : diathèse et autres outils
  • 6.5.1.1 La voie passive en allemand – l’autonomie d’un processus syntaxique
  • 6.5.2 ‘Temps’ et ‘mode’ : la localisation de l’énoncé par rapport à la position du locuteur
  • 6.6 La négation
  • 6.7 Discours rapporté : un mythe tenace
  • 6.7.1 L’attribution du discours en tant que procédure de textualisation
  • 6.7.1.1 Continuité pronominale
  • 6.7.1.2 Ruptures verbales
  • 6.7.2 Voix et discours : changement de perspective
  • 7 Conclusion et perspectives
  • 7.1 Résumé
  • 7.2 Critique de la grammaire et conception de la langue
  • 7.2.1 La conception a-historique de la langue et du signe linguistique
  • 7.2.2 La perte du sujet d’énonciation et l’externalisation de la langue
  • 7.3 Esquisse d’un modèle génétique du signe
  • 7.3.1 Signe, activité langagière et inter-action
  • 7.3.2 Ontogenèse
  • 7.3.3 Phylogenèse
  • 7.3.4 Signe langagier et gestes mimétiques
  • 7.4 Grammaire et compréhension du texte
  • 7.5 Grammaire et réalisme cognitif
  • Travaux cités
  • Table des illustrations
  • Index des tableaux
  • Index des termes et des notions
  • Titres de la collection

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Introduction

Dans sa nouvelle Der Schimmelreiter (L’homme au cheval blanc), Theodor Storm1 relate une anecdote concernant la jeunesse de son personnage principal, un futur inspecteur des digues qui se distingue dès son enfance par sa curiosité et ses compétences mathématiques : un soir, le jeune Hauke Haien observe les calculs de son père géomètre et, insatisfait des routines de calculs, demande pourquoi ce qu’il vient de noter « devait être ainsi et non pas autrement ». Le père lui répond qu’il n’en sait rien, mais que c’était comme ça, s’il voulait en savoir plus, il n’avait qu’à chercher un livre qui se trouvait dans un bahut au grenier, « un certain Euclide l’a écrit ; cela te dira ce que tu cherches ». Lorsque le lendemain, Hauke monte au grenier, il en revient avec deux livres : celui d’Euclide, qui est en hollandais, et un deuxième volume. Peu optimiste – « ‘ils ne vont pas t’être très utiles’ » –, le père autorise Hauke de prendre ces deux livres.

Aber das zweite Buch war eine kleine holländische Grammatik, und da der Winter noch lange nicht vorüber war, so hatte es, als endlich die Stachelbeeren in ihrem Garten wieder blühten, dem Jungen schon so weit geholfen, dass er den Euklid, welcher damals stark im Schwange war, fast überall verstand.

(Theodor Storm: Der Schimmelreiter, p. 15)

Il s’agit là d’un des rares moments dans la littérature où l’utilité d’une grammaire est mise en avant : le jeune Hauke arrive à lire et à comprendre un livre en langue étrangère grâce à une petite grammaire. Ce n’est pas uniquement l’apparition d’une grammaire dans un récit littéraire qui est extraordinaire, mais le fait que le jeune Hauke ait pu en tirer profit pour comprendre un texte en langue étrangère. En effet, dans l’économie du récit (relaté par un instituteur), cette anecdote sert à mettre en évidence le génie de ce fils de paysan, qui, devenu inspecteur, révolutionnera la construction des digues. La sensation n’est pas uniquement que le jeune Hauke comprenne Euclide, mais qu’il réussisse à tirer profit d’une grammaire pour comprendre ce texte ! Or, n’est-ce pas la raison d’être d’une grammaire que d’expliquer le fonctionnement d’une langue ? Et ne serait-il pas simplement logique ←13 | 14→que l’on puisse s’en servir pour comprendre des textes en langue étrangère ? Ni le père de Hauke, ni le narrateur (pourtant instituteur), ni l’auteur ne semblent en être convaincus : et Storm se sert en fait de l’anecdote qui déjà a été utilisée pour montrer le génie d’un autre mathématicien, Hans Mommsen (1735–1811). Apparemment, il est extraordinaire qu’une grammaire puisse aider à la compréhension d’un texte, il faut être un génie pour pouvoir en tirer profit.

Nous sommes ici devant un paradoxe qui n’est de loin pas limité au contexte littéraire et historique de mon exemple : la grammaire a pour vocation d’expliquer le fonctionnement d’une langue ; et pourtant, face à un texte en langue étrangère, le premier réflexe n’est pas de chercher secours dans une grammaire. Mais dans un dictionnaire. Ce qui s’explique : à condition de connaître le principe organisateur du dictionnaire, à savoir la disposition des entrées par ordre alphabétique, on trouve aisément le mot recherché et en face de lui une ou plusieurs traductions. On n’entre pas aussi facilement dans une grammaire. Il n’y a pas de principe formel simple qui permette de retrouver dans une grammaire l’explication correspondante au problème rencontré dans un texte. Il faut passer par une conceptualisation de la forme concrète pour pouvoir trouver une explication. Or, si on est capable de faire ce pas et d’identifier une expression comme relevant de telle ou telle notion, on a pratiquement déjà fait le travail auquel on s’attendait de la grammaire. Il faut donc connaître la grammaire pour pouvoir s’en servir. C’est bien la raison d’être de l’enseignement de la grammaire, qui ne consiste pas uniquement en la présentation des formes et de leur signification, mais qui relie les formes à des concepts qui s’intègrent dans un modèle du fonctionnement de la langue. Et derrière les concepts abstraits, la signification de la forme tend à disparaître. A donner l’analyse de continuabitur comme 3ème personne du singulier au futur passif du verbe continuare, on attribue à des segments de cette expression des concepts sans en préciser la signification : le premier segment continua- se trouvera sous sa forme de citation dans un dictionnaire qui indiquera effectivement la signification ‘continuer’, mais que signifient ‘3ème personne du singulier’, ‘futur’ et ‘passif’ ? Alors que ‘futur’ peut être compris comme référence à un modèle du temps qui progresse du passé en passant par le présent vers l’avenir, les notions de ‘3ème personne du singulier’ et ‘passif’ ne sont compréhensibles qu’à l’intérieur de la logique grammaticale. Là où le dictionnaire donne des réponses sous forme d’une traduction, la grammaire présuppose des connaissances grammaticales. C’est là le génie d’un Hans Mommsen ou d’un Hauke Haien que d’avoir su mobiliser ces connaissances pour une langue étrangère. Si on peut encore comprendre ce que signifie ‘3ème personne du singulier’, puisque, en français aussi, on se réfère à une distinction des ‘personnes’ en je, tu et ‘3ème personne’ et à une opposition de nombre en ‘singulier’ et ‘pluriel’, la notion de ‘passif’ est beaucoup moins accessible à un lecteur francophone ; une traduction partie par partie sera insatisfaisante : ‘3ème personne du singulier’ – il – ‘futur’ – sera – ‘passif’ – continué – ne correspond pas à l’expression latine initiale. Alors que le dictionnaire peut donner l’impression que chaque expression d’une langue saura trouver son équivalent dans une expression d’une autre langue, la grammaire impose souvent le passage par l’analogie : il faudra ←14 | 15→trouver non seulement des expressions qui correspondent à chacune des notions impliquées dans la construction (il pour ‘3ème personne du singulier’, etc.), mais il faut chercher, à travers l’identification des segments et de leur statut grammatical, l’équivalent de l’expression entière.

C’est qu’il faut distinguer – au moins – deux acceptions du terme ‘grammaire’ : (a) le principe constructif inhérent de toute langue et (b) sa conceptualisation dans un modèle théorique. C’est une chose que de constater qu’en latin, la construction syntaxique peut se faire dans une voie ‘active’ ou ‘passive’, c’en est une autre que de conceptualiser cette distinction en des termes comme ‘actif’ et ‘passif’, qui supposent une certaine compréhension de la phrase et de ses éléments constitutifs. En fait, ce que les grammaires en tant que manuels et outils concrets pour la compréhension d’une langue (ce qui est une troisième acception du terme ‘grammaire’) proposent comme description, occulte souvent le modèle qui sous-tend cette description et cette description en ces termes : parler de personnes fait référence au théâtre ou les acteurs représentent des personnages – la phrase comme scène de théâtre sur laquelle interviennent différents personnages –, parler de nombre c’est assimiler ces personnes à des objets qui peuvent être unique ou multiples, parler de la diathèse en termes d’actif’ et de ‘passif’ c’est penser la phrase comme un modèle d’action dans laquelle le sujet peut être l’agent – actif – ou la cible de l’activité – passif –, etc. La grammaire mobilise des scripts sur le fond desquels ses descriptions prennent sens. Seulement, ces scripts ne proviennent pas de la langue, mais de contextes d’emprunt qui servent de bases pour la description grammaticale. La phrase comme scène de théâtre ou comme modèle de l’action, les temps du verbe comme reflet de l’organisation temporelle conçue comme progression linéaire de gauche à droite (ou du bas vers le haut : le surlendemain), les possessifs comme des indicateurs de rapports de possession, ce sont autant de métaphores pour des relations grammaticales qui, pour être opérationnelles, doivent être partagées par les locuteurs. Pour être complète, la grammaire devrait également expliciter ces métaphores sous-jacentes, ces modèles qui portent et justifient les descriptions. Qu’elle ne le fasse pas, s’explique par le fait qu’il s’agit de modèles courants, quotidiens – du moins pour tous ceux issus de la culture occidentale : qu’une phrase ait un sujet est aussi « naturel » qu’une action implique un agent – et l’absence du sujet dans la voie passive est alors l’exception qui ne peut être conçue que sur le fond de la voie active, qui alors constitue le cas par défaut, la voie « naturelle » – ; qu’un verbe porte une marque de référence temporelle s’explique par le fait qu’une action prend place dans le temps et que le verbe est le lieu où l’action (ou le processus) est exprimée – lorsque la forme verbale, par exemple l’imparfait dans la protase d’une construction hypothétique (après si), ne remplit pas cette fonction, il s’agit d’une exception qui n’affecte pas la signification « naturelle » de cette forme verbale, qui reste temporelle. A vrai dire, une partie du succès de la grammaire telle que nous la connaissons repose justement sur cette référence à des modèles de la vie de tous les jours : c’est bien ce qui rend la grammaire compréhensible, même si tout le monde n’entend pas exactement la même chose par ces modèles.

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Non seulement la langue est une construction sociale, la réflexion sur la langue l’est aussi. Cette réflexion peut prendre des formes très différentes selon les contextes dans lesquels elle a lieu. Transposer la réflexion métalangagière dans une autre langue n’est possible qu’avec un soutien institutionnel important. D’où la difficulté que des enseignants africains2, pourtant très solidement formés dans la tradition grammaticale, ont à imaginer l’enseignement d’une langue africaine, qui pourtant est leur langue maternelle. Les concepts et notions développés dans la tradition grammaticale (européenne) ne se transposent pas sans peine à des langues de type différent, et il est difficile de créer un système conceptuel adapté à la langue en question. Ceci ne contredit pas le fait que la réflexion métalangagière fait partie du bagage langagier de tout locuteur d’une langue : chaque langue met à disposition des outils qui permettent de réfléchir sur la langue, sur son emploi, sur des faits langagiers. Mais, et c’est un point important pour les considérations suivantes, ces outils n’ont pas nécessairement la forme de concepts grammaticaux dans le sens que, issus d’une formation grammaticale dans la tradition de la grammaire latine, nous leur donnons. Des expressions comme mentir, affirmer, insister, etc. ne décrivent pas des faits matériels, mais des activités langagières, ce sont des outils pour réfléchir sur des activités langagières. Des expressions comme question, ordre, demande, proposition, etc. sont des descriptions (pré-scientifiques) d’actes de parole. Des expressions comme texte, débat, roman, nouvelle, fait divers, etc. indiquent des genres textuels et discursifs. Des expressions, enfin, comme verbe, substantif, article, phrase, etc. sont des termes grammaticaux qui désignent des unités langagières précises. Deux choses sont à relever dans cette présentation des outils méta-langagiers dont un locuteur du français (ou d’une autre langue européenne) peut disposer : (a) ces outils concernent des faits de langue de taille et de format très divers et (b) il est difficile de distinguer clairement les outils qui relèvent d’un emploi quotidien, préscientifique, des termes scientifiques, définis avec précision. En effet, dans la situation des langues européennes, il est presque impossible de dresser une limite nette entre les connaissances et outils ←16 | 17→métalangagiers tels qu’ils circulent dans le savoir préscientifique relevant ainsi du « Alltagswissen » et les connaissances et outils construits par une réflexion scientifique : la réflexion métalangagière en Europe a une longue tradition et elle participe au fond de références communes qui formatent également les réflexions métalangagières en dehors d’une approche organisée et scientifique. A partir de cette situation, il est difficile sinon impossible de savoir ce qui, dans ces réflexions, relève de la conceptualisation « spontanée » de la langue et ce qui est induit par une éducation basée sur la tradition de la grammaire latine.

Le besoin d’une réflexion organisée sur la langue s’installe – en tout cas dans l’histoire des langues européennes – à partir de l’instruction de l’écrit : le défi que relève l’écrit consiste à représenter le flux continu de la parole par un nombre restreint de signes graphiques. Ceci présuppose un travail de segmentation de la parole en unités susceptibles d’être représentées par ces signes graphiques, et ceci quel que soit le système d’écriture : les unités que visent les différents systèmes d’écriture (écritures logographique, syllabique, consonantique ou alphabétique) peuvent varier, le principe d’un nécessaire travail préalable reste intact. Ce travail n’est pas naturel, le découpage de la parole en segments doit être appris, et lors de l’entrée dans l’écrit, les enfants montrent bien à quel point ce découpage est affaire de conventions non pas une organisation inhérente à la langue. Ce découpage socialement construit appelle à une rationalisation. Il faut s’attendre à ce que partout où l’écrit devient une pratique largement distribuée dans la population et non pas l’affaire d’une petite couche d’initiés, des formes de rationalisation de cette pratique scripturale voient le jour – et avec elles une réflexion systématisée sur la langue. Ces rationalisations de la pratique scripturale ne prennent évidemment pas nécessairement la forme qu’a pris la grammaire latine – il ne s’agit justement pas de conséquences naturelles, mais de constructions sociales. Une série de conditions sociales et historiques ont contribuées au développement et à la distribution de la grammaire telle que nous la connaissons. En Europe, l’écrit s’est démocratisé à un point tel que des formes d’enseignement de masse ont dû être développées, et la grammaire est devenue l’outil de rationalisation de la langue par excellence. Mais c’est une rationalisation qui s’appuie sur une rationalisation préalable : la grammaire est description du langage écrit, donc d’une forme rationalisée de la langue (orale).

Dans ce qui suit, je vais me concentrer sur l’écriture alphabétique. Ce passage de la chaîne orale à une représentation graphique de segments choisis – que représente l’écrit3 – appelle à des explications à différents niveaux (définition des segments sonores, choix des graphèmes pour représenter un même son, etc.) et ces ←17 | 18→explications, pour être efficaces, demandent à être intégrées dans un système, dans un modèle. D’emblée, la grammaire traite de l’écrit et vise sa systématisation dans un modèle rationnel. Au passage de l’Antiquité au Moyen Age, le latin s’est généralisé à travers l’Europe, non seulement comme langue – naissance des langues romanes – mais également comme porteur de savoirs scientifiques et de techniques administratives de grande efficacité et d’un énorme prestige. Avec la langue – qui restait la langue des sciences durant toute l’époque du Moyen Age – la manière de l’enseigner et de réfléchir sur la langue s’est répandue à travers toute l’Europe, indépendamment des langues régionales4. Le but de l’enseignement étant l’enseignement de la langue latine, les langues régionales – pour autant qu’elles étaient considérées comme langues à part entière, non pas comme des manières de parler le latin5 – étaient utilisées pour illustrer les termes et concepts de la grammaire latine ; petit à petit, cette manière de conceptualiser la langue s’est établie comme norme générale pour toute réflexion métalangagière – d’autant plus que les règles de la grammaire s’appuyaient souvent sur des considérations logiques (citons ici seulement le système des temps du verbe qui est présenté et considéré comme ←18 | 19→étant en lien direct avec un modèle de références temporelles6, ou la conception de la proposition comme étant constitué par un sujet et un prédicat, qui renvoie à la définition aristotélicienne de la proposition logique – et qui, par là-même, appelle à une localisation temporelle du contenu de la proposition, sans quoi il serait impossible d’en déterminer la validité). En cela, les règles grammaticales sont de véritables rationalisations : elles relient des faits selon des critères d’un système ou modèle raisonné, mais externe à la langue.

Mais la critique de la pratique grammaticale ne peut s’arrêter là : la question est de savoir ce que cette rationalisation apporte à la compréhension de la langue et de son fonctionnement. Si on demande à l’homme de la rue – cette incarnation de la moyenne sociologique – une explication pour un fait de sa langue maternelle, sa réponse, aussi simple qu’insatisfaisante, sera « Ça se dit comme ça » ou « Ça ne se dit pas ». Mais il sera incapable d’en donner une explication ; tout au mieux, saura-t-il citer une règle grammaticale (« Après si (hypothèse), pas de conditionnel ! ») – cette « règle » ne fait toutefois que répéter – avec l’autorité de la grammaire comme institution sociale – ce que « l’homme de la rue » vient d’exprimer par « Ça se dit comme ça » et « Ça ne se dit pas » respectivement. La question du ‘pourquoi ?’, qui serait à l’origine d’une explication, n’a pas de sens à ses yeux : la langue impose certaines règles pour la construction des énoncés ; ne pas les respecter, c’est ne pas parler correctement, c’est s’exposer au risque de ne pas se faire comprendre – tel pourrait être le raisonnement en soutien des règles grammaticales. La question de savoir si obéissance aux règles grammaticales et compréhension sont réellement aussi intimement liées7 est tout aussi écartée que celle de la ←19 | 20→provenance et de la justification des règles. Le résultat est une conception statique de la langue ; le fonctionnement de l’activité langagière est hors du champ de vision : la langue met à disposition des objets (signes) que l’on combine selon les règles de l’art (la grammaire) pour construire un objet complexe (énoncé, texte). La question de savoir ce qui fait qu’un enchaînement de sons puisse devenir énoncé est reléguée à des considérations plus ou moins spéculatives sur l’origine et l’émergence du langage. Cependant, cette question est au cœur-même de la réflexion sur le fonctionnement des langues, elle devrait être la question à poser au départ de toute approche explicative du langage et des langues. La réflexion grammaticale, par contre, commence à un niveau où les éléments sont déjà là, déjà construits et prêts à l’emploi8. L’objet de la grammaire est un signe, qui – en plus de son sens – est catégorisé syntaxiquement (‘nom’, ‘verbe’, etc.) : ni la constitution du sens, ni la catégorisation syntaxique de ces objets ne sont mises en cause ; dans le mot (écrit) se matérialise l’objet langagier comme corps, comme objet discret, disponible à toute sorte de manipulations. L’objet de la réflexion grammaticale est ainsi privé de son historicité, des conditions de son devenir – et avec lui, la linguistique moderne est étrangement a-historique. Depuis le Cours de Linguistique Générale, ce texte fondateur de la linguistique moderne, l’objet de recherche de cette discipline, qui ←20 | 21→se définit à l’époque par son opposition à une philologie focalisée sur l’histoire des langues, est le système de la langue dans une perspective parfaitement synchronique : le changement linguistique, la diachronie, apparaît simplement comme la succession de différents états systématiques. A cette conception de la langue s’applique la même critique que Elias fait de la conception de la société dans la sociologie de son temps :

In Übereinstimmung mit dem vorherrschenden Trend der Soziologie, geht Parsons von der Hypothese aus, dass sich jede Gesellschaft normalerweise in einem unveränderlichen, homöostatisch gesicherten Gleichgewichtszustand befindet. Sie wandelt sich, so nimmt er an, wenn dieser Normalzustand des gesellschaftlichen Gleichgewichts, etwa durch eine Verletzung der gesellschaftlich normierten Verpflichtungen, durch einen Bruch der Konformität gestört wird. Der gesellschaftliche Wandel erscheint dementsprechend als eine gleichsam zufällige, von außen herangetragene Störungserscheinung eines normalerweise wohl ausbalancierten gesellschaftlichen Systems. Überdies strebt die derart gestörte Gesellschaft nach Anschauung Parsons’ von neuem einem Ruhezustand zu. Früher oder später, so sieht er es, stellt sich ein anderes « System » mit einem anderen Gleichgewicht her, das sich wiederum trotz aller Schwankungen mehr oder weniger automatisch in dem vorhandenen Zustand aufrecht erhält. Mit einem Wort, der Begriff des sozialen Wandels bezieht sich hier auf einen durch Störungen herbeigeführten Übergangszustand zwischen zwei Normalzuständen der Wandellosigkeit.

(Elias, 1977, p. 22s.)

En remplaçant les termes de ‘société’ et ‘sociologie’ respectivement par ‘langue’ et ‘linguistique’, on se trouve face à une analyse critique de la linguistique (il est tout à fait étonnant que cette critique, formulée initialement en 1936, soit toujours pertinente) ; ici aussi, le changement n’est pas du tout pris en considération comme principe constitutif pour le fonctionnement langagier ; la langue est séparée de son devenir, de sa dynamique inhérente. Cette séparation a été probablement un pas nécessaire dans la constitution de la nouvelle discipline ‘linguistique’ – en opposition à l’approche néogrammairienne de la philologie. Elle a permis la définition claire de l’objet de la linguistique. Mais ce progrès s’est payé par une série de décisions qui éloignent la linguistique d’une approche scientifique du fonctionnement langagier : la distinction entre ‘langue’ et ‘parole’, entre le système de la langue qui comprend les relations entre les signes de la langue ainsi que les contraintes pour l’organisation et la constitution d’énoncés complexes, d’un côté et l’usage qu’un locuteur fait de ce système dans l’interaction de l’autre, a conduit à un rapport circulaire entre les deux constituants ainsi différenciés ; dans une relation entre l’empirie – la parole – et sa conceptualisation théorique – la langue –, il faudrait s’attendre à ce que tout fait de parole soit considéré comme base empirique pour la construction conceptuelle théorique. Toutefois, tel n’est pas le cas : la parole, la réalité langagière, n’est admise à une exploitation théorique qu’à condition de répondre à certains critères de conformité ; sont pris en considération uniquement les énoncés grammaticaux (critère de la grammaticalité). C’est dire que l’empirie ←21 | 22→est filtrée par le modèle même, à l’établissement duquel elle est censée servir de base9 : un cercle vicieux, qui est d’autant plus important que la construction du modèle de langue ne peut pas non plus être justifiée par l’analyse des énoncés grammaticalement admis10.

Le signe comme objet de la réflexion linguistique n’est pas moins problématique : cet objet est pris en considération uniquement sous sa forme déjà constituée – articulation entre signifiant et signifié et catégorisation grammaticale – tout emploi d’un signe qui ne correspond pas à sa définition accomplie – par exemple dans le cadre de l’acquisition de la langue par les enfants, ou dans le cadre de l’apprentissage par un locuteur d’une langue étrangère – est écartée, puisqu’il n’est pas conforme à la langue. Des enfants utilisent des ‘noms’ non pas uniquement comme des ‘noms substantifs’, pour désigner un objet, mais pour se référer à une situation d’(inter)action tout entière dans laquelle cet objet joue un rôle particulier. C’est seulement plus tard qu’ils construisent des structures syntaxiques dans lesquelles on peut distinguer des fonctions qui seraient du domaine du ‘nom’ et du ‘verbe’ respectivement – quelle est la langue qu’ils parlent alors, d’autant plus qu’on est en peine de parler dans cette phase d’une langue dans le sens d’un système équilibré et stabilisé ? L’explication des processus d’acquisition ou d’appropriation d’une langue s’avère alors extrêmement difficile, ce qui reste, c’est la description pure et simple des étapes successives que l’on peut observer dans des situations d’apprentissage d’une langue. La question de savoir comment, au cours de l’acquisition du langage, les signes se constituent, comment, à un moment où l’enfant ne maîtrise pas encore un tant soit peu la langue, l’énoncé enfantin peut être investi dans un échange communicatif et y fonctionner comme un mot11, ces questions restent ←22 | 23→en dehors du champ de vision de la linguistique. Or, c’est précisément ce genre de questions qui sont fondamentales pour une compréhension du langage, pour une explication des langues. Mais cette perspective, qui s’interroge sur les fondements de l’interaction langagière, réclame une nouvelle conceptualisation : si on s’intéresse à la constitution d’un signe – à quelque niveau que ce soit, du plus petit (morphème, lexème) au plus grand (texte, énoncé) –, il faut savoir nommer ce de quoi part ce processus : quel est le statut de l’énoncé enfantin au cours de l’acquisition du langage ? Il ne s’agit pas d’un signe, puisque l’enfant ne fait que construire la langue et avec elle le système dans lequel le signe pourrait prendre place – et encore, il n’est pas sûr (du moins pour les premières manifestations de l’enfant que les adultes12 interprètent comme signes) que l’enfant à ce moment ait réellement l’intention de communiquer et de réaliser un énoncé langagier. En fait, tout ce que l’on peut affirmer, c’est que l’enfant émet un son plus ou moins structuré auquel l’adulte prête une intention – sans être en mesure de savoir si cette intention correspond réellement à une intention de l’enfant. Mais puisque l’on n’en sait rien – et qu’on ne peut rien en savoir13 – des intentions de l’enfant qui découvre le langage et qui dans ce contexte produit des sons structurés, l’énoncé enfantin, en lui-même, n’a pas le statut de signe ; c’est plutôt un objet sonore que l’adulte utilise comme signe en y réagissant comme s’il s’agissait d’un signe de la langue. Alors que l’enfant montre un comportement, l’adulte l’interprète et le récupère comme une activité langagière – et c’est précisément ce malentendu, le fait de prêter au comportement de l’enfant les intentions d’une activité langagière, qui est le moteur de la co-construction de la langue à travers l’interaction entre l’enfant et l’adulte. A un niveau plus élaboré, ce processus se répète lors de l’apprentissage d’une langue étrangère, lorsque l’apprenant construit, dans la langue cible, des énoncés sur la base de ses connaissances de sa langue maternelle, à cette différence près que l’interlocuteur peut attribuer à l’apprenant de langue étrangère l’intention de réaliser une activité langagière.

La relation entre langue et grammaire ressemble à ce malentendu constitutif dans l’acquisition du langage. Pour expliquer ce constat, il faut distinguer trois acceptions du mot grammaire : (a) la grammaire en tant que moteur de la langue qui, en dernière conséquence au niveau mental, permet de configurer des signes ←23 | 24→en énoncés complexes – on peut parler de ‘grammaire mentale’–, (b) la grammaire en tant que canon de règles utilisé dans l’enseignement de langue (maternelle ou autre) – on peut parler de ‘grammaire didactique’ – et (c) la grammaire en tant que pratique scientifique de description de la grammaire mentale dont l’objectif serait la description et l’explication des outils et processus cognitifs engagés dans la construction d’énoncés – on peut parler de ‘grammaire scientifique’14. Le malentendu au niveau de la grammaire (didactique) consiste dans le fait de la prendre pour une description de la grammaire mentale (de la prendre en fait pour une vulgarisation d’une grammaire scientifique), pour une explication des outils et procédures à l’œuvre dans l’interaction langagière. Grace à sa structure régularisante, la grammaire (didactique) structure les représentations que les locuteurs se font de la langue, en s’en tenant aux catégories grammaticales en dépit des exemples qui les contredisent. La grammaire, prise pour une description de la langue, est, de ce fait, naturalisée, considérée comme étant plus vraie que la réalité langagière qu’elle se propose d’organiser. Or, avant d’être une description linguistique, la grammaire (didactique) est une construction sociale, bâtie sur des réflexions qui ne sont pas de nature exclusivement linguistique, mais également logique, notamment ; les concepts et les catégories grammaticales reflètent une conception de la langue qui correspond à la place qu’une société est prête à lui concéder (c’est peut-être la raison pour la conception représentationnelle de la langue). Malgré les adaptations que les langues différentes leur imposent, les catégories grammaticales sont considérées comme étant stables et uniformes – comme si au fond de toute langue, se trouvait une, et une seule, grammaire universelle. Le recours à un même corpus de concepts et catégories grammaticaux (et logiques) pour la description de langues pourtant très différentes s’avère très utile dans l’enseignement des langues – qui les a appris une fois, se retrouve plus ou moins dans les concepts et les catégories lors qu’ils sont appliqués à d’autres langues –, ce recours n’en est pas moins idéologique.

Que la grammaire soit une construction sociale, idéologique ne contraint pas à la rejeter – pour autant qu’elle remplisse sa fonction, à savoir contribuer à la formation des locuteurs de langue maternelle ou étrangère. Et en effet, aussi intériorisées soient-elles, les règles grammaticales n’empêchent pas les locuteurs de faire un usage systématiquement déviant des formes régies par ces règles. Que l’imparfait soit présenté comme un temps ‘du passé’, n’empêche pas de l’utiliser dans des subordonnées introduites par si, sans se poser la question, s’il s’agit toujours ←24 | 25→d’un ‘temps’ du ‘passé’. L’absence à l’oral de marques qui, dans la conjugaison française, permettraient de distinguer entre 1ère, 2ème et 3ème personne ne met pas en question aux yeux des locuteurs le principe d’une conjugaison qui assure la congruence entre le verbe et le sujet. Plus encore, un locuteur du français formé – ou devrait-on dire formaté – par l’enseignement de la grammaire aura même l’impression d’entendre la différence qui, matériellement, n’existe pas. Pour un emploi didactique de la grammaire, ces critiques peuvent être considérées comme étant négligeables : peu importe l’explication, pour autant qu’elle s’avère efficace. A ce niveau, la grammaire pourrait être l’objet d’enquêtes sociologiques qui mettraient en évidence la place que la grammaire occupe dans l’organisation d’une société, notamment dans la régulation de l’accès à des formations supérieures et par là, à l’ascension sociale. D’un point de vue linguistique, l’intérêt d’une approche critique de la grammaire réside dans la mise en question des modèles mobilisés pour la construction d’une explication grammaticale. Les faits critiques peuvent paraître microscopiques, ils n’en sont pas moins révélateurs des limites de conceptualisations implicites, non discutées, et dans leur ensemble, ils appellent à une réflexion sur les bases théoriques de la grammaire et la conceptualisation linguistique. A partir des détails que nous relèverons au cours de cet essai, ce sont les concepts descriptifs qui seront mis en question.

***

Le texte que je soumets ici n’est donc pas tant une grammaire qu’une lecture critique de la tradition grammaticale. A travers les descriptions qu’il propose, cet essai tente d’explorer les limites des descriptions grammaticales proprement dites et d’en tirer les conséquences pour une description plus proche de la réalité langagière – et néanmoins systématique. L’enjeu de cet essai consiste à interroger les concepts grammaticaux et à les soumettre à un examen dans la perspective des connaissances concernant le traitement du langage et d’une approche radicalement actionnelle, qui considère la langue et son utilisation systématiquement comme outil et comme activité. Dans cette perspective, la fonctionnalité des éléments langagiers s’apprécie par rapport au ’texte’ ou au ‘discours’ comme unités fondamentales d’une analyse de l’interaction – écrite : ‘texte’, orale : ‘discours’. Critique de la grammaire, ce texte est issu d’un projet de grammaire comparative entre l’allemand et le français. La critique plus fondamentale s’est développée à partir du travail avec les descriptions existantes et s’est formulé progressivement, nécessitant une révision théorique qui maintenant encadre littéralement la partie descriptive (chapitres 1 et 7). C’est bien ce qui explique pourquoi les fondements théoriques qui sous-tendent le travail se trouvent à la fin sous forme de mises en perspective. En effet, ils sont issus des réflexions critiques qu’ils nourrissent implicitement, mais ils ne sont pas encore suffisamment avancés pour constituer un cadre théorique solide et cohérent, et leur développement systématique dépasserait le cadre de ce travail.

Une grande partie de cet essai est donc consacrée à l’analyse des formes langagières et à l’interrogation des descriptions qu’en propose la tradition ←25 | 26→grammaticale afin de déceler la part descriptive et la part de conventions de présentation et de considérations logiques sur le fonctionnement de la langue. Une description de langue doit être en mesure de rendre compte des fonctionnements langagiers non pas uniquement à l’écrit, mais aussi à l’oral : la conjugaison française, par exemple, présente des formes différentes pour chacune des six personnes (je, tu, il/elle, nous, vous, ils/elles) – à l’écrit ; à l’oral, par contre, il n’en reste souvent plus que trois formes différentes (-0, [-õ] et [-e]). L’exemple montre bien la tendance de l’écrit à rationaliser la langue orale – et il montre également à quel point cette rationalisation tourne en naturalisation : les formes qu’impose l’orthographe sont considérées comme étant plus « vraies » que les formes de l’oral, on ne les « entend » simplement pas – ou plutôt, on les « entend », mais sur la base d’une connaissance et l’intériorisation de la norme écrite (nous reviendrons sur ce fonctionnement dans le contexte de la naturalisation de la grammaire). L’oral passe ainsi pour une variété inférieure par rapport à l’écrit qui, lui, met en évidence le « véritable » fonctionnement de la langue15. Pourtant, même dans des langues à tradition écrite, l’oral fonctionne de manière autonome : la question se pose alors de savoir comment la congruence entre sujet et verbe fonctionne, si la conjugaison est ainsi réduite à trois formes. L’enjeu est désormais de décrire le fonctionnement des formes orales et de considérer effectivement l’écrit comme secondaire.

Cette revendication signifie que l’on prenne comme point de départ des corpus oraux et que l’on accepte les énoncés de ces corpus tels quels. Actuellement, il n’y a pas de corpus oral (enregistrements et transcriptions) de taille pour le français ; la situation pour l’allemand est plus avancée à cet égard. Nous allons suivre une stratégie qui, tout en partant de textes écrits, nous permet de tenir compte de l’oral : pour chaque phénomène discuté et illustré par un texte, nous considérons les formes sous leur réalisation orale. Ce faisant, nous évitons aussi la discussion concernant la « grammaticalité » (la « wellformedness » de Chomsky) des énoncés pris en considération : puisqu’il s’agit de textes publiés, nous partons de l’hypothèse que les textes sont grammaticalement acceptables. A terme, la question de la grammaticalité, elle-même, serait à rejeter : comment défendre une description si l’objet à décrire est tout d’abord filtré par un critère qui se base sur le modèle auquel aspire la description ? En sélectionnant les énoncés « grammaticaux » comme seule base de description, la grammaire ne peut que confirmer le modèle qui sous-tend la sélection de ses objets.

Notre présentation commence par une discussion des rapports entre la réflexion métalangagière et l’écrit (chapitre 1). L’écrit n’est pas, nous l’avons vu, une transcription de l’oral, il impose des manipulations à la langue orale qui doivent être justifiées. L’occasion alors de rationaliser la langue, de la soumettre à un système de règles qui, elles, trouvent leur justification dans des considérations logiques ou de bon sens, non pas dans le fonctionnement, la structure des formes elles-mêmes. La ←26 | 27→grammaire est issue d’une telle rationalisation de l’écrit, et elle en garde les traces. Plus encore, dans les représentations des locuteurs d’une langue à tradition écrite et à tradition grammaticale, comme c’est le cas pour les langues européennes, la grammaire est naturalisée : elle pose les bases de ce qui constitue le fonctionnement de la langue – même si la pratique de la langue en diffère (et je parle ici de différences tout à fait régulières, socialement acceptées comme faisant partie de la langue orale – sans parler des différences régionales, dialectales et, notamment, sociolectales).

Le deuxième chapitre interroge la réalité des catégories de mot (« Wortarten »). Traditionnellement, on considère le lexique organisé en catégories inhérentes aux lexèmes. Or, une segmentation rigoureuse montre que les entités prises en considération comme ‘lexèmes’ sont en fait des mots qui doivent être considérés comme des syntagmes, donc la catégorisation, que nous appliquons depuis la distinction des « parts oratoires » de la grammaire latine, n’opère pas au niveau de lexèmes, d’unités de langue, mais à un (premier) niveau de complexité syntagmatique : des mots. Si la catégorie est le résultat de la combinaison d’un radical (lexème ?) avec un morphème, c’est qu’il y a choix et ce choix doit pouvoir se justifier. Pour rester dans les deux catégories fondamentales, la question sera dès lors de savoir pourquoi, dans un énoncé donné, un locuteur réalise un contenu sous forme de ‘verbe’ plutôt que sous forme de ‘nom’. Cette mise en question du concept de ‘catégorie de mot’ conduit à la discussion des deux grandes catégories qui organisent les propositions, à savoir la sphère ‘nominale’ et le domaine ‘verbal’ – on pourrait aussi dire la sphère du ‘nominal’ et le domaine du ‘verbal’ dans la mesure où il s’agit de complexes : ce que nous appelons ‘nominal’ comprend outre le nom, également l’adjectif (y compris l’emploi « adjectival » du participe) et le déterminant (il est à voir si ‘déterminant’ est à considérer comme une catégorie de mot ou plutôt comme partie de la couronne morphologique caractéristique du ‘nom’, donc comme morphème), donc tout ce qui relève de la déclinaison. Ces questions sont soulevées dans le chapitre 3, alors que le chapitre 4 traite du ‘verbe’ – ou plus exactement, de ce qui relève de la conjugaison.

L’objet du chapitre 5 est la syntagmatique, non pas la syntaxe, puisque nous tentons d’élargir la réflexion au-delà de la prise en considération de la proposition comme structure centrée sur le verbe16. L’unité que nous considérons comme base ←27 | 28→est l’énoncé, c’est-à-dire tout unité qui peut avoir le statut d’un acte langagier, qu’elle réponde aux critères de la ‘proposition’ ou non. Nous intégrons donc également les énoncés sans verbe dans nos réflexions et nous allons être contraint à questionner la notion de phrase complexe face à des structures prédicatives autres que celles centrées sur le verbe. Alors que la syntaxe isole son objet, la proposition, nous tentons de le replacer dans le contexte de la constitution d’énoncés, ce qui implique que nous ne nous limitons pas à une structure de sujet-prédicat comme point de départ d’une réflexion syntaxique, ni à l’assertion comme default case pour la conceptualisation du fonctionnement des langues.

Résumé des informations

Pages
612
Année
2022
ISBN (PDF)
9783631869475
ISBN (ePUB)
9783631869482
ISBN (Relié)
9783631852255
DOI
10.3726/b19244
Langue
français
Date de parution
2022 (Mars)
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 612 p., 42 ill. n/b, 112 tabl.

Notes biographiques

Matthias Marschall (Auteur)

Matthias Marschall a fait des études de Germanistique et de Romanistique à l’université de Fribourg (Br.) et Paris V. Après son assistanat à l’université de Genève où il a défendu sa Thèse de doctorat en linguistique allemande, Matthias Marschall a enseigné la didactique de l’allemand à l’université de Genève. Par la suite, il a formé des enseignants et formateurs d’enseignants à la didactique des langues, dans le cadre de programmes de coopération au Burkina Faso, au Tchad, au Guatemala et au Bangladesh.

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Titre: Critique de la grammaire pour une grammaire critique
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