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Confrontations au national-socialisme dans l'Europe francophone et germanophone (1919-1949)/ Auseinandersetzungen mit dem Nationalsozialismus im deutsch- und französischsprachigen Europa (1919-1949)

Volume 5.2/ Band 5.2 Catholiques et protestants francophones – juifs allemands et français / Französischsprachige Christen, deutsche und französische Juden und der Nationalsozialismus

de Michel Grunewald (Éditeur de volume) Olivier Dard (Éditeur de volume)
©2022 Collections 344 Pages
Série: Convergences, Volume 107

Résumé

Quelle fut la perception et l’interprétation du national-socialisme comme idéologie et comme pratique du pouvoir dans l’Europe francophone et germanophone entre le début des années 1920 et la fi n des années 1940? Telle est la question au centre de la série de six volumes inaugurée en 2017 et qui propose une typologie des regards et des savoirs relatifs au nationalsocialisme et des interprétations suscitées par celui-ci à travers l’analyse systématique de monographies, de journaux et de revues représentatifs de l’opinion et des milieux intellectuels des pays intéressés. Faisant suite au volume 5.1, dédié aux protestants et aux catholiques allemands, le present volume 5.2 s’intéresse aux positions adoptées par les chrétiens francophones ainsi que les juifs allemands et français face au national-socialisme.
In sechs systematisch angelegten Bänden, der erste erschien 2017, warden die unterschiedlichen Deutungen des Nationalsozialismus in seiner Epoche und den unmittelbaren Jahren nach seinem Ende vor dem Hintergrund der leitenden Fragen untersucht: Wie werden Ideologie, Etablierung und Herrschaft des Nationalsozialismus in den deutsch- und französischsprachigen Räumen Europas vom Beginn der 1920er bis zum Ende der 1940er Jahre wahrgenommen, bewertet und erklärt? Im Anschluss an Teilband 5.1, der protestantischen und katholischen Repräsentanten und Medien aus dem deutschsprachigen Europa gewidmet ist, versammelt Teilband 5.2. Beiträge über die Auseinandersetzung französischsprachiger Katholiken und Protestanten sowie deutscher und französischer Juden mit dem Nationalsozialismus in seiner Epoche

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières / Inhaltsverzeichnis
  • Introduction / Einleitung
  • Chrétiens francophones, juifs allemands et français face au national-socialisme (Michel Grunewald, Olivier Dard, Uwe Puschner)
  • Französischsprachige Christen, deutsche und französische Juden und der Nationalsozialismus (Michel Grunewald, Olivier Dard, Uwe Puschner)
  • Eglise catholique et national-socialisme / Katholische Kirche und nationalsozialismus
  • «Racisme et christianisme» (1939). La contribution de l’Institut catholique de Paris à la stratégie de l’Eglise catholique face au national-socialisme et au Troisième Reich (Michel Grunewald)
  • Catholiques francophones / frankophone Katholiken
  • Les revues catholiques belges face au national-socialisme (1932-1939) (Catherine Lanneau)
  • Robert d’Harcourt et le national-socialisme (1930-1940) (Charlotte Balluais)
  • Genèse d’une confrontation catholique au national-socialisme. Le Père Gaston Fessard, un «directeur de conscience» (1935-1939) (Jeanne-Marie Martin)
  • Témoignage Chrétien. Das Organ der «résistance spirituelle» im Kampf gegen den Nationalsozialismus (Ina Scheidt)
  • Catholique et avocat du dialogue avec Hitler: Louis Bertrand et le national-socialisme (Michel Grunewald)
  • L’Entente internationale anticommuniste et l’Antikomintern. La confrontation entre le «milieu» anticommuniste helvétique et le national-socialisme (Stéphanie Roulin )
  • Protestants francophones / Frankophone Protestanten
  • Les Protestants français et l’antisémitisme (1933-1940) (Fadiey Lovsky†)
  • Deux revues protestantes françaises face au nazisme: la Revue du christianisme social et Foi et Vie (1932-1940) (Patrick Cabanel)
  • Juifs allemands et français / deutsche une französische Juden
  • Jüdische Reaktionen auf Antisemitismus, Nationalsozialismus und die Krise jüdischer Existenz in Deutschland (1923-1935) (David Jünger)
  • Dilemma zwischen Abwehr und Abwarten. Die Einschätzungen des Centralvereins deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens zum Aufstieg der NSDAP und Gegenstrategien anlässlich der Reichspräsidentenwahl 1932 (Christian Dietrich)
  • Das geht Dich an! Hannah Arendts politische Beiträge im deutsch-jüdischen Aufbau (1941-1945) (Sonja Knopp)
  • «L’Allemagne s’est réveillée, mais Israël aussi». Les milieux juifs français face au national-socialisme (1933-1939) (Jérémy Guedj)
  • Face au nazisme: l’engagement des institutions communautaires juives de France avant la Seconde Guerre mondiale (Philippe Boukara)
  • Le grand rabbin Jacob Kaplan: une résistance juive au national-socialisme (Catherine Nicault)
  • Index

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Chrétiens francophones, juifs allemands et français face au national-socialisme

Michel Grunewald, Olivier Dard, Uwe Puschner

Le présent volume est l’ouvrage 5.2. de la série «Confrontations au nationalsocialisme dans l’Europe francophone et germanophone (1919–1949)», inaugurée en 2017 et conçue sous la forme de six volumes destinés à éclairer les perceptions du national-socialisme et du Troisième Reich dans les deux aires concernées, de l’émergence du NSDAP jusqu’aux années qui suivirent l’effondrement du régime hitlérien. Après l’ouvrage inaugural centré sur les savoirs relatifs au nazisme puis ceux qui ont successivement étudié l’attitude des libéraux et modérés, celle des gauches et celle des droites face au phénomène national-socialiste, celui-ci est solidaire du volume 5.1. consacré aux chrétiens germanophones1 et envisage la manière dont les chrétiens francophones et les juifs germanophones et francophones ont perçu le parti et le système incarnés par Adolf Hitler. Jusqu’en 1940, les chrétiens francophones ne furent pas confrontés directement au national-socialisme et vivaient dans des sociétés dont le contexte religieux, sauf en Suisse, n’était pas comparable à celui de l’Allemagne, pays de la Réforme et au sein duquel les régions catholiques et protestantes se différenciaient aussi dans leur sociologie politique. Quant aux juifs, auxquels est consacrée la seconde partie de l’ouvrage, qu’ils soient germanophones ou francophones, dès 1933 s’ils étaient allemands et au plus tard à partir de 1940 s’ils étaient français, la présence d’Hitler au pouvoir les confronta à un danger existentiel.

L’Eglise catholique – et singulièrement le Saint-Siège – suivait avec une très grande attention doublée d’une vive inquiétude la situation des catholiques allemands tout en marquant sa désapprobation totale de la vision du monde des nazis. ←11 | 12→Très tôt, le Vatican fut en conflit avec le Troisième Reich en raison du non-respect par celui-ci du concordat du 20 juillet 1933. Un point d’orgue de ce conflit fut la publication en mars 1937 de l’encyclique Mit brennender Sorge, suivie quelques mois tard par celle d’un Syllabus de la Congrégation romaine des Etudes, Séminaires et Universités énumérant huit «erreurs» constitutives selon l’Eglise du corpus idéologique qui s’était imposé en Allemagne depuis 1933. A la suite de la diffusion de ce Syllabus, il fut demandé à tous les établissements d’enseignement supérieur catholiques d’organiser à leur niveau des manifestations destinées à réfuter les «erreurs» ainsi dénoncées en prenant appui sur la doctrine de l’Eglise. C’est ce que fit l’Institut catholique de Paris au début de 1939 en publiant le recueil Race et christianisme qui résultait de conférences prononcées par des enseignants de trois de ses Facultés et dont l’intérêt était de donner une idée représentative de la position de l’ensemble de l’Eglise face au national-socialisme.

Fidèles d’une institution universelle, comme leurs frères allemands, les catholiques des pays francophones étaient en même temps insérés dans le tissu culturel et sociétal de leurs pays respectifs.2 Ceux des régions francophones de Belgique, leurs homologues de France et des parties francophones de la Suisse, faisaient partie d’écosystèmes au sein desquels le statut et le rôle du catholicisme étaient variables. En Belgique comme en France, le catholicisme était la confession religieuse la plus importante, mais le statut de l’Eglise dans la société y était différent, en particulier suite à la séparation des Eglises et de l’Etat intervenue en France en 1905 et au système de pilarisation propre à la Belgique; en Suisse par ailleurs, le catholicisme était nettement minoritaire.

Les contributions consacrées à la perception du national-socialisme en milieu catholique confirment que comme en Allemagne, dans les pays francophones, les catholiques ont eu des sensibilités politiques très variées.

Dans la Belgique francophone, comme dans le reste du pays, pendant l’entredeux-guerres le catholicisme politique était le premier parti national et presque tous les premiers ministres du royaume étaient issus de ses rangs. La presse catholique de la Belgique francophone donnait du fait de sa diversité une idée des courants qui traversaient l’ensemble de l’opinion du pays: il y avait en son sein des organes favorables à un «front populaire», tandis que d’autres étaient proches du catholicisme social ou de la droite modérée, ou encore représentatifs d’une sensibilité réactionnaire voire corporatiste. A ces courants d’opinion correspondait une vision du national-socialisme riche en facettes diverses. Les uns selon leur sensibilité comparaient le national-socialisme à une nouvelle Eglise dotée de sa mystique spécifique, tandis que d’autres voyaient en Hitler une sorte de nouveau général Boulanger, un adversaire du capitalisme voire celui qui parvenait le mieux à mobiliser à son profit toutes les frustrations de la société allemande. Les organes des ←12 | 13→catholiques wallons s’interrogeaient aussi sur la filiation prussienne du nationalsocialisme, ou même le considéraient comme un héritier de la Révolution française alors que d’autres voyaient en Hitler un émule de Mussolini. L’opposition déclarée des nazis au catholicisme incitait les journalistes également à évoquer un nouvel Islam, tandis que d’autres soulignaient l’incompatibilité entre le nationalsocialisme et toute forme de christianisme. L’antisémitisme des nazis n’était pas ignoré non plus des catholiques d’outre-Quiévrain; toutefois, majoritairement, ceux-ci étaient encore soumis à l’antisémitisme propre au catholicisme de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, allant même jusqu’à regretter que la persécution dont étaient victimes les juifs soit mise en exergue au détriment de celle à laquelle étaient confrontés les catholiques allemands.

Si on fait abstraction des différences entre les sociétés belge et française notamment quant à la relation entre l’Eglise et l’Etat, on constate qu’en France comme en Belgique, des catholiques ont pris leurs distances face au nazisme, alors que d’autres ont manifesté une attitude au minimum ambiguë, tandis que d’autres encore se sont engagés dans la résistance après 1940. Deux facteurs dont il faut tenir compte également les concernant sont les clivages qui se révélèrent en leur sein en fonction de la manière dont ils accueillirent la tactique de la «main tendue» prônée par Maurice Thorez en 1936 et se positionnèrent face à la guerre d’Espagne.3

Un des catholiques qui, d’emblée, n’ont pas laissé de doute sur leur refus du national-socialisme fut Robert d’Harcourt (1881-1965). Germaniste et universitaire reconnu, titulaire de la chaire de langue et littérature germaniques à l’Institut catholique de Paris, celui-ci fut certainement parmi les catholiques français celui qui avait la meilleure connaissance de l’Allemagne et de l’Autriche, où il séjournait fréquemment. Anciennement proche de l’Action française, il publiait ses analyses aussi bien dans les grands quotidiens parisiens, dans la presse catholique ou dans la Revue des deux Mondes. Anticipant l’encyclique Mit brennender Sorge, d’Harcourt considéra dès le départ le national-socialisme au même titre que le communisme comme un ennemi absolu face auquel aucun chrétien ne devait faire le moindre compromis. Pour lui, le national-socialisme ne se réduisait pas à un projet politique: il voyait en Hitler un révolutionnaire dont le but était de s’attaquer aux bases mêmes de la civilisation au nom d’une nouvelle vision de l’univers (Weltanschauung). Pour le catholique qu’était d’Harcourt, l’idée de hiérarchie des races et de discrimination entre celles-ci n’était pas seulement contraire au message évangélique. Elle était surtout porteuse d’une nouvelle forme de nationalisme mise au service d’un projet de domination universelle dont la jeunesse allemande était l’instrument. Considérant la guerre contre Hitler comme une croisade à laquelle tout chrétien avait le devoir de prendre sa part, Robert d’Harcourt s’engagea très tôt dans la Résistance,

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Comme Robert d’Harcourt, le jésuite Gaston Fessard (1897-1978) s’appuyait sur une solide connaissance de l’Allemagne dans la réflexion très dense sur le national-socialisme qu’il conduisit de manière systématique pendant toute la durée du Troisième Reich. Ses analyses portaient à la fois sur l’antisémitisme et le racisme nazis, sur la question du totalitarisme et de ses implications religieuses, sans oublier les liens entre la doctrine d’Hitler et d’autres expériences politiques contemporaines. Dans son premier grand essai, Pax nostra (1936), Fessard plaça au centre de sa réflexion l’échec de la Société des Nations dû, selon lui, aux ambiguïtés du traité de Versailles. Soucieux de promouvoir une véritable communauté des nations fondée sur le droit, il plaidait par ailleurs pour un juste patriotisme refusant à la fois le nationalisme et le pacifisme absolu. Familier de toutes les sources doctrinales du national-socialisme il pointa le caractère de «religion totalitaire»4 propre à la mystique raciste sévissant outre-Rhin qui, à son avis, reposait sur la substitution de la nation, du peuple et de la race à la «divinité détrônée». Très vite conscient que l’Europe risquait à brève échéance d’être confrontée aux prétentions hégémoniques du Troisième Reich, Fessard saisit l’occasion de la publication des deux encycliques Divini Redemptoris et Mit brennender Sorge pour approfondir sa réflexion sur les origines des deux systèmes condamnés par le Pape en tant qu’ennemis de la foi et héritiers d’un «libéralisme amoral». Adversaire de la politique de «main tendue» prônée par Maurice Thorez, il n’en considérait pas moins que l’anticommunisme n’était pas un motif justifiant un rapprochement avec les nazis. Définitivement convaincu à partir de 1938 que l’épreuve de force avec Hitler était inévitable, il estimait que les démocraties ne pourraient en triompher que si elles procédaient à une véritable «réforme interne». C’est au service de cet objectif qu’il agit à partir de 1940 dans la clandestinité en participant à l’organisation de la «résistance spirituelle» dont les Cahiers du témoignage chrétien furent le support.

Les treize Cahiers dont Fessard fut l’un des responsables avec Pierre Chaillet (1900-1972) parurent de 1941 à 1944 et comptèrent parmi leurs collaborateurs Henri de Lubac (1896-1991), Georges Bernanos (1888-1948), Robert d’Harcourt et le pasteur suisse Roland de Pury (1907-1979). Au fil des numéros, ils dénonçaient l’antichristianisme du national-socialisme, son antisémitisme militant, les déportations de résistants et de juifs, les atteintes aux Droits de l’homme du régime de Vichy, tout en s’efforçant de poser des jalons en vue de la reconstruction de la France après sa libération.

La voie sur laquelle Louis Bertrand (1866-1941) s’engagea face au système national-socialiste fut très différente de celle de d’Harcourt et de Fessard. Catholique pratiquant, auteur notamment d’une biographie de saint Augustin et d’un livre sur Thérèse d’Avila, son attitude et ses prises de position sur l’Allemagne et singulièrement le Troisième Reich furent identiques à celles de plus d’un catholique de droite. Après s’être vivement opposé au Reich entre 1914 et 1918, dès 1933, il préconisa une attitude ouverte de la France envers Hitler. A la différence ←14 | 15→de d’Harcourt et Fessard qui furent aussi hostiles au nazisme qu’au communisme, Bertrand considéra dès l’arrivée d’Hitler à la chancellerie qu’il était prioritaire de combattre le bolchevisme et d’éviter une nouvelle guerre franco-allemande. D’où ses plaidoyers récurrents pour que s’engage entre Paris et Berlin un dialogue destiné à dépasser le système de Versailles au profit de l’établissement en Europe d’un front antibolchevique. C’est pourquoi, à la différence de la majorité des forces de droite hexagonales, il milita pour la conclusion d’une alliance entre Paris, Berlin et Rome afin de contrecarrer l’expansionnisme soviétique. Non content de défendre une telle option en politique étrangère, Bertrand n’hésita pas à prendre le risque de marquer de l’empathie pour le régime d’Hitler. Hostile à la Troisième République, il en vint à estimer que, contrairement au national-socialisme et au fascisme, la démocratie libérale n’était plus adaptée aux attentes des masses et constituait de ce fait un modèle dépassé. Après la défaite de 1940, il faisait partie de ceux qui pensaient que la seule perspective d’avenir pour la France était de s’intégrer dans une nouvelle Europe placée sous le leadership allemand.

L’«Entente internationale anticommuniste» née en 1924 à Lausanne, et singulièrement la commission interreligieuse «Pro Deo» créée en son sein en 1933, mirent en avant des options semblables à celles de Bertrand: créer un front commun contre le péril auquel l’URSS exposait la «civilisation chrétienne». Le combat auquel les responsables de l’«Entente» appelaient devait, en plus de l’isolement de la Russie soviétique, viser à la défense de l’ordre social, de la famille, de la propriété privée ainsi que de la religion. Après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, l’«Entente» et, par là même, «Pro Deo» attirèrent l’intérêt du «Referat Anti-Komintern» (Service Antikomintern) du ministère allemand de la Propagande, qui leur accorda une aide financière, et s’assura par ce biais l’accès à la presse helvétique. La collusion entre l’«Entente» et le pouvoir national-socialiste entraîna cependant pour «Pro Deo» des difficultés dans le milieu chrétien. Faisant silence complètement sur la persécution des juifs et des chrétiens en Allemagne, la commission se marginalisa de plus en plus. En 1937, signe supplémentaire de sa collusion avec Berlin, elle salua Divini redemptoris mais ne dit mot de Mit brennender Sorge. De même, elle refusait de rendre Hitler responsable de l’antichristianisme virulent du Troisième Reich, estimant que cette tendance du régime était incarnée essentiellement par Rosenberg. La conclusion du pacte germano-soviétique en août 1939 plaça l’«Entente» et «Pro Deo» dans une situation de plus en plus délicate jusqu’à leur autodissolution en 1945.

La position des protestants dans la société française du début du XXe siècle était très différente de celle des catholiques.5 Alors que ceux-ci étaient nettement majoritaires dans la population hexagonale, seuls de 2 % des Français se réclamaient de la Réforme, (mais ne formaient cependant pas plus qu’eux sur le plan politique un milieu homogène). Cette position minoritaire était sans commune mesure avec ←15 | 16→l’influence qu’ils exerçaient au sein des élites de la Troisième République et ce, depuis ses origines. On rappellera ici le rôle joué par des protestants dans l’entourage de Jules Ferry lors de la mise en place du système scolaire républicain ou bien dans les débats sur la laïcité qui marquèrent la première décennie du XXe siècle. Par ailleurs – et cela n’a pas été sans influence sur leur position face à l’Allemagne – à la différence de leurs compatriotes catholiques, les protestants français ont toujours été proches de leurs homologues allemands.

Compte tenu de ce contexte et de l’influence exercée dans les années 1930 en leur sein comme en Allemagne par la pensée de Karl Barth (1886-1968), les protestants français suivirent avec la plus grande attention ce qui se passait outreRhin. Dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler et jusqu’à la défaite de la France en 1940, dans leur très grande majorité, leurs représentants ne laissèrent planer aucun doute quant à leur refus du national-socialisme ainsi que de l’antisémitisme qui en était constitutif. Le combat dans lequel les protestants français se lancèrent contre le Troisième Reich était de nature à la fois politique et théologique. Sur le plan strictement ecclésial, il commença à prendre tournure dès le moment où plusieurs Eglises régionales (Landeskirchen) intégrèrent dans leurs institutions (Kirchenverfassung) le «paragraphe aryen» (Arierparagraph) qui eut pour effet immédiat d’exclure les juifs baptisés des fonctions pastorales et, plus tard, de les exclure de la communauté protestante. Dès 1933, par ailleurs, les protestants français prirent leurs distances envers les «chrétiens allemands» (deutsche Christen), ouvertement antisémites, favorables au régime hitlérien. Lors de la rencontre œcuménique de Novi Sad (Serbie) en septembre 1933, le pasteur Wilfred Monod (1867-1943) fut à la pointe des critiques à l’égard de ceux-ci. Il leur dénia toute légitimité à s’exprimer au nom des protestants d’outre-Rhin et à se réclamer de l’Evangile.

Les protestants français suivirent avec la plus grande attention l’évolution qui aboutit en 1934 à la naissance de l’«Eglise confessante» (Bekennende Kirche), dont les pasteurs Martin Niemöller (1892-1984) et Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) furent des figures de proue. Fortement influencée par la théologie de Karl Barth, l’«Eglise confessante», à la différence des «chrétiens allemands», proclamait que l’Eglise n’était pas un organisme d’Etat et avait pour seul fondement la Parole divine. Dès le mois de juin 1933, la revue Hic et nunc publia les 65 thèses du pasteur Heinrich Vogel (1902-1989), l’un des premiers textes confessants qui stipulait notamment que «non pas les juifs seulement, mais tous les peuples et tous les hommes sont complices de la crucifixion du Christ» (thèse 23). Les débats théologiques qui conduisirent en 1934 à l’adoption de la Déclaration théologique de Barmen furent relayés par la presse protestante. Les deux principales revues du protestantisme français, Foi et Vie, de tendance barthienne et la Revue du christianisme social, ancrée à gauche, suivirent de près les développements de la crise au sein des Eglises évangéliques allemandes ainsi que l’évolution de la politique du pouvoir nazi à leur égard. Parmi les thèmes dont elles se saisissaient, figuraient prioritairement le totalitarisme mis en place par le régime et la «résistance spirituelle» à laquelle il se heurtait. Foi et Vie centrait son attention sur les questions théologiques et diffusait le barthisme en France. Elle publia in extenso la Déclaration ←16 | 17→de Barmen, tandis que la Revue du christianisme social combattait expressément l’antisémitisme, et condamnait pour sa faiblesse la politique des démocraties vis-àvis du Troisième Reich. Partisans à l’origine d’une ligne pacifiste, les dirigeants de la Revue du christianisme social évoluèrent vers des positions moins dogmatiques sur ce point et mirent en évidence les dangers de plus en plus grands inhérents à la situation du monde à la fin des années 1930. Les deux revues ont préparé, chacune à sa manière, les protestants français à affronter les défis qui allaient s’imposer à eux entre 1940 et 1944.

En France, les juifs6 étaient devenus des citoyens à part entière à la faveur de la Révolution; en Allemagne, ce fut le cas lors de l’entrée en vigueur de la constitution du Reich en 1871; à la fin du XIX siècle, les juifs étaient pleinement intégrés à la société dans les deux pays. Cela n’empêchait cependant pas un antisémitisme parfois virulent de prospérer de part et d’autre du Rhin.

Face à la tragédie dont furent victimes les juifs allemands et français, beaucoup se sont interrogés pour savoir si ceux-ci prirent réellement à temps la mesure du danger qui les menaçait, s’ils se sont opposés vraiment au nazisme .

Après l’émergence du national-socialisme et après 1933, dans leur immense majorité, toutes confessions religieuses et toutes sensibilités politiques confondues, les Allemands n’ont pas pris la mesure de la radicalité du projet antisémite d’Hitler. Très peu parmi eux ont perçu que l’antisémitisme situé au cœur de la doctrine nazie était d’un type nouveau et que l’objectif d’Hitler était d’exclure les juifs de la communauté nationale, de les éliminer de l’économie avant d’aboutir à la «solution finale» mise en œuvre pendant la guerre.

Cette erreur d’appréciation fut commise également par les communautés juives d’Allemagne7 en raison des modalités même de leur combat pour l’émancipation, tout en étant affrontées à un antisémitisme en nette progression à la fin du XIXe siècle. Malgré le pluralisme qui existait en leur sein, les organisations juives d’Allemagne se positionnèrent généralement de la même façon face au national-socialisme. Elles voyaient en lui certes une forme spécifique d’idéologie antisémite, mais quand elles s’exprimaient à son sujet, elles prenaient généralement comme point de repère ce qu’avait été l’antisémitisme au cours des années 1870 et des deux décennies suivantes. Cette analyse explique que, malgré la radicalisation de l’antisémitisme qui avait eu lieu pendant la Première Guerre mondiale en Allemagne, jusqu’au début des années 1930 ces organisations ne prirent pas vraiment conscience du péril auquel les exposerait une venue au pouvoir d’Hitler et de ses partisans. C’est cette erreur que commit en particulier l’«Association des ←17 | 18→citoyens allemands des citoyens allemands de confession juive» (Central-Verein deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens) fondée à la fin du XIXe siècle.

Malgré tout, il serait faux d’estimer que, pris globalement, les juifs d’Allemagne auraient mal évalué le danger auquel les exposait l’antisémitisme «völkisch» et national-socialiste, dont le philosophe Julius Goldstein (1873-1929) estimait que l’«exclusion des juifs de la communauté du peuple» était la seule finalité véritable. De même Carl von Ossietzky (1889-1938), prix Nobel de la paix 1936 et victime des nazis, estimait dès 1932 que l’«antisémitisme littéraire» était porteur de germes mortifères. L’exclusion de juifs de la «communauté du peuple» débuta en Allemagne dès 1933; discriminés et privés de leurs droits élémentaires, les juifs d’Allemagne étaient déjà réduits à la condition de parias quand débuta la Seconde Guerre mondiale.

Une partie des juifs allemands quitta l’Allemagne après 1933, et certains d’entre eux se lancèrent depuis l’étranger dans le combat contre le Troisième Reich. Aux nombre de ceux-ci, il y avait Hannah Arendt (1906-1975) qui arriva aux EtatsUnis en 1940 après avoir passé près de sept années en France. Ce fut entre 1941 et 1945 qu’elle déploya la plus grande activité contre le nazisme, grâce à la tribune que lui offrit l’hebdomadaire juif paraissant à New York, Aufbau/Reconstruction. Dans ses nombreuses chroniques, elle appelait d’une part ses compagnons d’exil à entrer dans la lutte contre Hitler, allant jusqu’à se dire favorable à la mise en place d’une «armée juive». L’autre aspect majeur de l’action d’Hannah Arendt contre le national-socialisme fut d’analyser le système mis en place par Hitler, dans le but d’armer intellectuellement ceux qui se vouaient à la lutte contre lui. A cet effet, dans ses chroniques, elle mettait en évidence les divers aspects du totalitarisme nazi et de l’antisémitisme qui se déployait dans l’Europe conquise par les armées allemandes. Les thèmes qu’elle développait alors irriguent son célèbre livre de 1951, Les origines du totalitarisme.8

Ce n’est qu’à partir de la promulgation de la loi du 3 octobre 1940 «portant statut des Juifs», aggravée jusqu’en 1944 par des dispositions complémentaires que les juifs de France connurent un sort en partie semblable à celui des juifs d’Allemagne. Ils connaissaient en leur sein les mêmes clivages politiques que le reste de la population hexagonale. Tout en ayant conscience du danger existentiel auquel pouvait les confronter le nazisme, ils furent à partir de 1933 aussi divisés que tous les autres Français face au péril venant d’outre-Rhin. On ne peut pas parler chez eux d’une vision spécifique du national-socialisme. Comme beaucoup des opposants à Hitler, ils y ont vu d’emblée une idéologie barbare. Ce type de perception du phénomène nazi les empêcha en partie de combattre efficacement ce que représentaient Hitler et ses partisans. Nombre d’entre eux voyaient dans l’antisémitisme nazi le retour à un rejet ancestral du juif poussé à l’extrême. Alors que beaucoup de ←18 | 19→juifs cherchaient à se rassurer face au phénomène dont ils étaient les témoins, seule une minorité s’y refusa et souligna le caractère mortifère du nazisme.

La révélation progressive du caractère réel du national-socialisme fut vécue par les juifs français comme un profond traumatisme. Longtemps a prévalu l’idée qu’ils auraient essentiellement subi le péril auquel ils étaient exposés. Cela n’a pas été le cas pour ceux qui étaient proches des institutions juives, dont les responsables étaient très souvent en relation avec des exilés allemands réfugiés dans l’Hexagone, les soutenaient, leur offraient leur concours et participaient à l’occasion à leurs actions. Le cas de Maurice Vanikoff (1888-1961), président de la Fédération des anciens combattants juifs de la guerre de 1914-1918 est emblématique à ce sujet: en 1933, il fut l’initiateur d’un mouvement de boycott de l’Allemagne et œuvra afin que soit publiée en 1934 une traduction française de Mein Kampf, pour que les Français sachent à quoi s’en tenir au sujet d’Hitler.9 Parmi les responsables juifs, il y en eut comme Jacques Helbronner (1873-1943), ancien membre du cabinet de Clemenceau, président de section au Conseil d’Etat, mis à la retraite d’office en octobre 1940, Président du Consistoire israélite de France, qui essayèrent d’atténuer les rigueurs du statut des juifs. Malgré les relations qu’il entretenait avec Pétain, Helbronner fut déporté avec son épouse à Auschwitz (convoi n° 62 du 20 novembre 1943) et gazé à son arrivée (23 novembre 1943).

L’une des personnalités les plus marquantes du judaïsme français dans les années 1930 et 1940 fut incontestablement le futur grand rabbin de France Jacob Kaplan (1895-1994). Profondément républicain, Kaplan respectait scrupuleusement la règle de retenue politique propre à son statut. Rabbin de la Grande Synagogue de la Victoire, il était parmi ses confrères certainement le mieux informé sur le nazisme et sur les conséquences de la politique mise en œuvre par Hitler contre les juifs d’Allemagne. Cependant, comme beaucoup de responsables juifs, il ne fut pas immédiatement conscient du péril qui se faisait de plus en plus grave depuis 1933. C’est après le pogrom de novembre 1938 qu’il prit la pleine mesure des conséquences qu’allait entraîner le processus en cours en Allemagne. Auxiliaire du grand rabbin de France, Kaplan suivit celui-ci à Vichy lorsque le gouvernement de Pétain s’y installa. Tout en respectant le pouvoir en place, il joua un rôle actif au niveau de la résistance spirituelle juive. En juillet 1941, notamment, il s’adressa ès qualités à Xavier Vallat (1891-1972), commissaire général aux questions juives, pour protester comme les nouvelles aggravations de la situation des juifs à la suite de la promulgation du second statut. Interdit de séjour à Vichy à partir de 1942, réfugié à Lyon, Kaplan s’efforça d’obtenir le soutien de l’Eglise catholique afin que celle-ci protégeât et accueillît autant que possible des juifs menacés. Après 1945, ←19 | 20→Jacob Kaplan mit toutes ses forces au service de la reconstruction du judaïsme français dont il fut soucieux de faire revivre la «double filiation», juive et française, tout en s’ouvrant au sionisme et au dialogue avec les chrétiens.

Cette plongée dans les milieux chrétiens francophones, catholiques comme protestants, mais aussi dans les arcanes du judaïsme français et allemand donne à voir, sur différentes échelles individuelles ou collectives, la pluralité des positions face au national-socialisme. Elle invite également à réfléchir sur les séquences présidant à la prise de conscience de la dangerosité du phénomène nazi et aux moyens susceptibles d’être mis en œuvre pour lutter contre son expansion; le tout dans un contexte dominé par des guerres largement internationalisées et médiatisées (Éthiopie et plus encore Espagne) et d’une poussée communiste à l’heure des Fronts populaires et de l’antifascisme. Cette déclinaison de l’antinazisme en antifascisme, si elle trouve des soutiens importants à gauche, inquiète à l’inverse profondément à droite où le philonazisme compte beaucoup moins que l’anticommunisme, très ancré, au point de permettre aux nazis de se poser en rempart de la lutte antibolchevique. À observer les ressorts et les modalités des confrontations des milieux religieux chrétiens ou juifs au national-socialisme analysés dans ce volume, on constate que tout en étant immergés dans ces schémas très contemporains, ils ne sauraient s’y réduire tant ils ont leurs propres références et leurs marques de singularité que donne à voir la diversité des contributions. Des singularités qui permettent de saisir des logiques d’engagement qui ont pu chez les chrétiens prendre différentes formes après le choc de 1939-1940: accommodation, collaboration au nom de la «croisade antibolchevique» ou confrontation directe à travers l’entrée en résistance, laquelle est arrimée à des fondements spirituels qui justifient la lutte contre le nazisme en même temps qu’ils entendent être le moteur de la reconstruction de l’après-guerre. Du côté des juifs, les enjeux sont encore autres puisque c’est d’une véritable lutte à mort dont il s’agit, la Seconde Guerre mondiale s’accompagnant de la mise en œuvre de la «solution finale» visant à l’élimination des juifs d’Europe.


1 Les volumes suivants de la série Confrontations avec le national-socialisme en Europe francophone et germanophone 1919-1949 / Auseinandersetzungen mit dem Nationalsozialismus im deutsch- und französischsprachigen Europa 1919-1949 ont été publiés jusqu’à présent:

Volume 1 / Band 1: Introduction générale – savoirs et opinions publiques / Allgemeine historische und methodische Grundlagen, Bruxelles (= Convergences 88) 2017;

Volume 2 / Band 2: Les modérés, libéraux et européistes face au national-socialisme / Die Liberalen, Modérés und Proeuropäer, Bruxelles (= Convergences 93) 2018;

Résumé des informations

Pages
344
Année
2022
ISBN (PDF)
9782875746658
ISBN (ePUB)
9782875746665
ISBN (Relié)
9782875746641
DOI
10.3726/b19923
Langue
français
Date de parution
2022 (Novembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 344 p.

Notes biographiques

Michel Grunewald (Éditeur de volume) Olivier Dard (Éditeur de volume)

Michel Grunewald, Professeur émérite de civilisation allemande à l’Université de Lorraine (site de Metz), membre du Centre d’études germaniques interculturelles de Lorraine (CEGIL). Olivier Dard, Professeur d’histoire contemporaine, Sorbonne Université, Paris. Uwe Puschner, Professeur au Friedrich-Meinecke-Institut de l’Université libre Berlin et membre du Centre d’études germaniques interculturelles de Lorraine (CEGIL) de l’Université de Lorraine (site de Metz).

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Titre: Confrontations au national-socialisme dans l'Europe francophone et germanophone (1919-1949)/ Auseinandersetzungen mit dem Nationalsozialismus im deutsch- und französischsprachigen Europa (1919-1949)
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