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Making of a Nation

Analyse de l’imaginaire national américain au travers des portraits cinématographiques et télévisuels des présidents Truman à Bush Sr

de Simon Desplanque (Auteur)
©2022 Monographies 540 Pages

Résumé

La figure du président occupe une place à part aux Etats-Unis. Incarnation la plus visible de cette jeune nation, celui-ci a, dès les débuts d’Hollywood, été dépeint dans des fictions qui, chacune à leur manière, ont contribué à la propagation d’un certain imaginaire national tout en reflétant les préoccupations de leur époque. Le but de cet ouvrage est d’examiner de manière systématique la façon dont cette industrie s’est emparée de la figure et de l’héritage des présidents en poste entre 1945 et 1993. L’examen de ces représentations permet non seulement de mettre à jour les grandes dynamiques socio-politiques qui traversent les Etats-Unis depuis les années 1960 mais aussi, et peut-être surtout, de décortiquer quelques-uns des mythes sous-tendant l’imaginaire national qu’elles contribuent à édifier.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • REMERCIEMENTS
  • TABLE DES MATIÈRES
  • INTRODUCTION GÉNÉRALE
  • I. QUESTIONNEMENT, ANCRAGE ET FIL ROUGE
  • II. (TÉLÉ)FILMS ET RELATIONS INTERNATIONALES
  • A. La pertinence des productions audio-visuelles
  • B. Un champ de recherche partiellement balisé
  • 1) Le « cinéma présidentiel » américain
  • 2) L’imaginaire national américain à l’écran
  • 3) Culture populaire, cinéma et Relations Internationales
  • III. CLARIFICATIONS CONCEPTUELLES
  • A. Mythes et récits
  • 1) Des mythes originels à la pensée mythique contemporaine
  • 2) Le mythe politique
  • B. La nation et l’imaginaire
  • C. La mémoire collective
  • 1) Définition
  • 2) Que retient-on ?
  • IV. MÉTHODOLOGIE
  • A. Analyser les mythes dans les productions audio-visuelles
  • B. Délimitation du corpus
  • V. STRUCTURATION DE L’ÉTUDE
  • PARTIE I : ÉTUDEDES PORTRAITS PRÉSIDENTIELS
  • CHAPITRE I. Harry S. Truman : un lointain souvenir
  • I. PRÉSIDENT MALGRÉ LUI
  • A. Une ascension erratique
  • B. De Charybde en Scylla
  • II. ANALYSE DES RÉPRESENTATIONS EX POST
  • A. Une présidence rythmée par l’international
  • 1) La Seconde Guerre mondiale et ses suites
  • 2) La Corée
  • 3) L’Indochine
  • B. Affaires intérieures : chroniques d’une absence
  • C. Le fermier du Missouri
  • CHAPITRE II. Dwight D. Eisenhower : héros retraité, président raté ?
  • I. LE GÉNÉRAL PRÉSIDENT
  • II. ANALYSE DES RÉPRESENTATIONS EX POST
  • A. Vers une meilleure compréhension du personnage ?
  • B. Le paradoxe de l’ère Eisenhower
  • CHAPITRE III. Amour, gloire et beauté : chroniques de la présidence Kennedy
  • I. UN PARCOURS MÉDIATIQUEMENT MILLIMÈTRE
  • A. De sa plus tendre enfance…
  • B. … à l’après-Dallas
  • C. Une présidence nimbée de mythes
  • II. ANALYSE DES REPRÉSENTATIONS EX POST
  • A. Retours sur un assassinat
  • B. La geste des 1 000 jours
  • 1) Politique étrangère : Cuba et le Vietnam
  • 2) Politique intérieure : Arthur, Grand Émancipateur à ses heures
  • 3) Janus à la Maison blanche
  • a. Côté pile : Camelot et rois maudits
  • b. Côté face : sexe, mensonges et mafia
  • CHAPITRE IV. Lyndon B. Johnson, le bouc-émissaire devenu prophète
  • I. UNE CARRIÈRE EN DEMI-TEINTE
  • A. Des plaines du Texas aux arcanes de Washington
  • B. Assumer l’héritage
  • C. La descente aux enfers
  • II. ANALYSE DES REPRÉSENTATIONS EX POST
  • A. Les premières apparitions
  • 1) L’omniprésence du dossier vietnamien
  • 2) Au-delà du Vietnam : un héritage en pointillés
  • B. Une progressive reconsidération
  • 1) Le Vietnam : vers l’effacement ?
  • 2) Les droits civiques : fer de lance d’une réhabilitation tardive
  • C. Une mutation perceptible dans le traitement de sa personnalité
  • CHAPITRE V. Richard M. Nixon : le Watergate… et au-delà ?
  • I. L’HOMME QUE VOUS AVEZ AIMÉ HAÏR
  • A. « Aussi américain que Thanksgiving »
  • B. Une ascension sous le signe de la polémique
  • C. Le criminel conspirateur
  • II. ANALYSE DES REPRÉSENTATIONS EX POST
  • A. Watergate et « État secret » : une désacralisation progressive ?
  • 1) L’omniprésence
  • 2) Entre persistance, exorcisme par l’humour et élargissement de perspective
  • B. Politique étrangère : l’ombre du Vietnam
  • C. Politique intérieure : une litanie de non-dits et de caricatures
  • 1) Les droits civiques
  • 2) Société, économie et environnement
  • D. Une personnalité trouble, voire troublée
  • 1) Entre clichés…
  • 2) … et volonté de complexité
  • CHAPITRE VI. In Between Days : les années Ford / Carter
  • I. TRANSITIONS
  • A. La présidence Ford
  • 1) L’entrée dans l’arène
  • 2) À l’épreuve du pouvoir
  • B. La présidence Carter
  • II. ANALYSE DES REPRÉSENTATIONS EX POST
  • CHAPITRE VII. Conservatism is back! Retour sur les présidences Reagan et H. W. Bush
  • I. RONALD REAGAN : L’ACTEUR DEVENU PRÉSIDENT
  • A. Parcours biographique
  • 1) Le rêve américain de Ronald Reagan
  • 2) Le président-acteur
  • B. Analyse des représentations ex post
  • 1) Entre tensions internationales et réformes budgétaires
  • 2) Papy gâte(a)ux au bureau ovale
  • II. LA PRÉSIDENCE H. W. BUSH
  • A. Aperçu biographique
  • B. Au nom du fils. Analyse des représentations ex post
  • PARTIE II : ÉVOLUTIONS ET COMPOSANTES DE L’IMAGINAIRE NATIONAL
  • CHAPITRE I. Du présent enrobé dans du passé : comprendre les évolutions des portraits présidentiels
  • I. 1973–1983 : DE LA CONTESTATION AU CONSERVATISME
  • A. Nixon vs Hollywood : round 1
  • B. Truman : entre revalorisation et rejet
  • C. Paranoïa et Âge d’or
  • D. L’avènement du conservatisme
  • 1) Puritanisme et militarisme
  • 2) Dallas et le Watergate : changements de focale
  • II. 1991–2002 : L’AMÉRIQUE À LA CROISÉE DES CHEMINS
  • A. Une présidence qui fascine
  • 1) Entre exaltation…
  • 2) … et espoirs déçus
  • B. Nixon vs Hollywood : vers l’apaisement ?
  • C. Vietnam : suite mais pas fin
  • III. DE L’AMÉRIQUE D’OBAMA AU RETOUR DE FLAMMES TRUMP
  • A. JFK et LBJ, fers de lance d’un progressisme renouvelé
  • B. Nixon : entre poursuite de l’apaisement et retour des clichés
  • C. À gauche toute ? Vers une potentielle reconsidération des années Carter et Reagan
  • CHAPITRE II. La présidence dans le roman national : la primauté de l’individu
  • I. UNE TRADITION BIEN ANCRÉE
  • A. Dans l’imaginaire national
  • B. À Hollywood
  • II. LE PRÉSIDENT, INCARNATION DE LA NATION… ET DE SON ÉPOQUE
  • III. UN IMPACT MÉMORIEL À GÉOMÉTRIE VARIABLE
  • A. Personnalité et image
  • B. Les ambitions initiales
  • C. Le bilan global
  • D. La fin de mandat
  • IV. LA SUREXPOSITION DE LA VIE PRIVÉE
  • A. Un cinéma tabloïd ?
  • B. La vie privée, vecteur d’humanisation
  • C. From rags to riches
  • V. L’EXALTATION DU COMMON MAN
  • VI. L’INDIVIDU-ROI
  • A. Un réductionnisme ad presidentium
  • B. Des conspirateurs souvent bien identifiables
  • C. Exceptions et corollaires
  • VII. I AM WAITING FOR MY MAN : L’ÉTERNELLE QUÊTE DU SAUVEUR
  • CHAPITRE III. Une destinée très manifeste
  • I. EN INTERNE
  • A. Des institutions politiques appréciées mais fragiles
  • B. Un fonctionnement institutionnel caricatural
  • II. L’AMÉRIQUE ET LE MONDE
  • A. Un intérêt limité pour les questions internationales
  • B. Des productions isolationnistes ?
  • C. Un récit manichéen ?
  • CHAPITRE IV. Mauvais genre
  • I. POUVOIR ET MASCULINITÉ
  • II. APPLICATION AUX PORTRAITS PRÉSIDENTIELS
  • A. Tentative d’appréhension
  • B. Traductions à l’écran
  • 1) Kennedy, la perfection au masculin
  • 2) Masculinités imparfaites
  • III. UNE EXALTATION À GÉOMÉTRIE VARIABLE
  • IV. LA POLITIQUE, UN MILIEU D’HOMMES
  • CHAPITRE V. Voix dissidentes, voix oubliées
  • I. LES AFRO-AMÉRICAINS : FREE AT LAST, FREE AT LAST?
  • A. Une prise en considération progressive
  • B. Un imaginaire national afro-américain ?
  • 1. Des œuvres diverses
  • 2. Les présidents dans les productions afro-américaines
  • II. CLASSES POPULAIRES ET AUTRES MINORITÉS : SOUND OF SILENCE
  • A. Les autres minorités racisées
  • B. L’invisible pauvreté
  • CONCLUSION : …et omnia vanitas ?
  • I. DES PRÉSIDENTS DANS LA MÉMOIRE COLLECTIVE
  • II. DU CINÉMA ET DE L’HISTOIRE
  • III. PORTÉE, LIMITES ET PISTES DE RECHERCHE
  • IV. AVIS DE TEMPÊTE
  • BIBLIOGRAPHIE
  • ANNEXE : LISTE DES FILMS ET TÉLÉFILMS ÉTUDIÉS
  • Titres de la collection

←18 | 19→

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Délimitation du sujet et fondements théoriques

« J’espère simplement que derrière l’épaisse couche réfléchissante d’idéalisation que je vais appliquer à cette histoire fabuleuse, le miroir sans tain de la réalité historique se laissera encore traverser. »

Laurent BINET

I. QUESTIONNEMENT, ANCRAGE ET FIL ROUGE

« Une maison brûle mais elle n’intéresse personne. Par contre, à cinquante mètres de là, devant la vitrine d’un magasin, on regarde les maisons brûler sur l’écran d’une télévision. La réalité est là, à deux pas, mais on préfère la guetter sur petit écran : puisqu’on l’a choisie pour vous la montrer, ça doit être mieux que cette maison qui brûle à côté de vous. »

Romain Gary

En cette veille d’Halloween 1938, Orson Welles est en passe d’entrer dans la légende. À l’antenne sur CBS, il livre une interprétation particulièrement convaincante de La Guerre des mondes, roman écrit par H.G. Wells quelque 40 ans plus tôt. Persuadés que les extraterrestres s’apprêtent à envahir la Terre, des milliers d’Américains1 descendent dans la rue pour échapper à une mort qu’ils imaginent certaine. Dès le lendemain, les journaux se déchaînent : le chroniqueur et la radio qui lui ont donné la parole sont tenus pour responsables des scènes de panique qui auraient eu lieu aux quatre coins du pays. C’est ainsi que naquit, le 31 octobre 1938, l’un des mythes journalistiques les plus vivaces du XXe siècle. Face au poids de la légende, la masse des faits ne pèse pas lourd. Qu’aucune émeute n’ait eu lieu2 ou que des incidents épars aient ←19 | 20→été détournés et amplifiés par une presse écrite inquiète de la montée en puissance de la radio3 importe peu aux yeux de ceux qui propagent ce récit bien connu. L’histoire est belle en cela qu’elle illustrerait le pouvoir supposé de l’audio-visuel sur des masses crédules voire passablement ignares.

Ironiquement, ceux qui recyclent cette anecdote sans en sonder l’authenticité4 deviennent, malgré eux, les idiots utiles d’un récit créé il y a plus de 80 ans. S’il est vrai qu’au moment de l’émission, le nombre d’appels téléphoniques enregistrés aux États-Unis a sensiblement augmenté, il serait exagéré d’y voir là le signe d’une quelconque irrationalité. Au contraire, loin de céder à la panique, la majorité des auditeurs cherchait surtout à s’assurer de la véracité du récit radiophonique5. Il semblerait plutôt qu’à partir des angoisses éprouvées par certaines des personnes qui avaient pris l’émission en cours, la presse écrite ait brodé un récit largement romancé. Si l’on ajoute à ces articles incendiaires une première série de publications scientifiques tirant des conclusions depuis lors réfutées ou nuancées6, l’on comprend mieux le terreau d’où a germé ce récit maintes fois répété depuis7. Paradoxalement cependant, la « morale » traditionnellement associée à l’émission de Welles n’en sort que renforcée. L’anecdote démystifiée montre surtout qu’en plus d’influencer les imaginaires à court terme, les médias peuvent créer des mythes et des récits transgénérationnels qui survivront parfois des décennies durant à leur(s) créateur(s).

Le coup d’éclat de Welles relève cependant de l’épiphénomène. Aussi serait-il hasardeux d’en tirer des conclusions définitives quant à ←20 | 21→l’influence des médias de masse sur leurs audiences. Toutefois, depuis les années 1980, plusieurs chercheurs d’obédience constructiviste ou postmoderniste8 suggèrent que ces médias, par le truchement de la culture populaire qu’ils produisent et véhiculent9, viendraient renforcer voire légitimer l’existence de la construction politique la plus englobante de toutes : l’idée même de nation. Ainsi, parmi les multiples récits diffusés par la littérature, le cinéma, la télévision ou internet, certains véhiculent, plus ou moins explicitement, une vision particulière de la communauté nationale, de son histoire, de son rapport au monde ou de ses valeurs. La thèse selon laquelle la nation n’est que construction est contestable et contestée ; l’auteur n’entend d’ailleurs pas se prononcer sur ce débat. Il est en revanche indéniable que la culture populaire participe, à son niveau, à la création d’un roman national, que ce soit en ravivant le souvenir d’exploits passés ou, au contraire, en questionnant les mythes fondateurs d’une société donnée. La polémique qui a suivi la sortie du JFK d’Oliver Stone en est sans doute l’un des exemples les plus éloquents mais qui, contrairement au pseudo-reportage de Welles, est loin d’être un cas isolé.

C’est ce type de productions que le présent ouvrage ambitionne d’analyser. Plus précisément, celle-ci se focalisera sur le seul cas des États-Unis, pays dont l’industrie cinématographique est l’un des principaux vecteurs de diffusion de la culture nationale, urbi et orbi. Bien que l’imaginaire national ne se forme pas par le biais d’un seul support, il n’en demeure pas moins que ses modes de création et de propagation ont été affectés par les mutations technologiques du siècle dernier. Ainsi, le cinéma et la télévision en sont progressivement venus sinon à supplanter, du moins à concurrencer la radio ou le livre10. C’est la raison pour laquelle seuls les films et les téléfilms seront étudiés dans le cadre de cette recherche. De ←21 | 22→plus, cet imaginaire se construisant par la répétition d’une multitude de récits, il convient de choisir une porte d’entrée dans cet univers de représentations. C’est pourquoi cette recherche se concentrera sur les portraits de la personnalité qui, tant sur le plan symbolique que politique, a pour fonction d’incarner la nation américaine : le président.

Outre-Atlantique, celui-ci occupe en effet une place à part dans l’imaginaire national. Virginie Picquet rappelle ainsi que, « dans un pays où le socle commun ne repose pas sur une histoire partagée mais sur quelques valeurs phares comprises dans la Constitution […], l’homme élu à la magistrature suprême se doit d’[en] être le digne garant […] ». En d’autres termes, le président est « la pierre angulaire du pacte qui lie les citoyens entre eux. »11 Même son de cloche chez Forrest McDonald qui, dans son étude de la conception de la fonction présidentielle, affirme que, le temps de son (ses) mandat(s), le président est « l’incarnation vivante de la nation »12. Des individus au fort tempérament tels qu’Andrew Jackson ou, plus récemment, John F. Kennedy, ont en outre contribué à renforcer le poids du facteur personnel au détriment de l’institutionnel. Désormais, le président ne doit plus se contenter de gouverner : il doit, dans le verbe et dans le geste, se montrer présidentiel13, son autorité ne résultant plus de sa seule fonction mais de son charisme et de sa capacité à faire corps avec la nation. Dès lors, et contrairement à d’autres recherches sur la représentation de la politique américaine à l’écran14, cette étude ne s’intéressera pas aux présidents fictifs. En effet, l’un de ses objectifs est de comprendre pourquoi certaines des personnalités supposées incarner cette jeune nation sont omises de l’imaginaire national produit par Hollywood15 tandis que d’autres reviennent de manière quasi systématique. De plus, les œuvres cinématographiques et télévisuelles dépeignant un ←22 | 23→(ou plusieurs) présidents étant légion, cet ouvrage n’étudiera que le sort réservé aux individus en poste entre 1945 et 1993, à savoir Harry S. Truman, Dwight D. Eisenhower, John F. Kennedy, Lyndon B. Johnson, Richard M. Nixon, Gerald R. Ford, James E. (dit Jimmy) Carter, Ronald Reagan et George H. W. Bush.

En s’intéressant spécifiquement aux évolutions de traitements qu’ont connues ces derniers, cette étude a pour but de répondre aux questions suivantes : 1) comment ces neuf présidents ont-ils été représentés au fil du temps ; 2) en quoi l’évolution de ces traitements reflète-t-elle les mutations à l’œuvre aux États-Unis depuis les années 1960 et 3) quel est l’imaginaire national véhiculé par les productions dans lesquelles ceux-ci apparaissent ? Trois grandes raisons ont orienté la sélection des terminus ad quo et ad quem. Dans un premier temps, il s’agit d’une période charnière de l’histoire politique américaine. Après le « faux départ » de l’internationalisme wilsonien, les États-Unis s’impliquent véritablement dans la gestion des affaires du monde sur fond de rivalité avec le bloc soviétique. Cette période est particulièrement riche en évènements (géo)politiques pour cette jeune nation : du sentiment de toute-puissance des années 1950 au traumatisme vietnamien, du choc de l’assassinat de Kennedy au retour de l’Amérique conservatrice, il y a là un terreau des plus riches pour tout réalisateur s’intéressant au fait politique. Deuxièmement, la période de l’après-1945 est synonyme de bouleversements pour l’industrie cinématographique américaine16. Après les succès des années 1940–1950, les grands studios – les majors – font en effet face à des coûts de production croissants. Le système tout entier finira par vaciller, ce qui contribuera, dans le courant des années 1960, à l’essor du Nouvel Hollywood. Influencés par la nouvelle vague française et le cinéma italien, plusieurs réalisateurs17 profiteront des déboires commerciaux des majors pour (re)prendre le contrôle sur leurs créations. Cette ère prendra toutefois fin au milieu des années 1970 avec le début des superproductions et le retour des studios sur le devant de la scène. Sur ←23 | 24→le plan purement technique, la généralisation du film couleur, l’amélioration croissante des effets spéciaux et de la qualité sonore ou encore l’avènement de la télévision ont contribué à populariser le film au point de l’amener à concurrencer, voire à supplanter, le livre comme objet de loisir mais aussi comme vecteur d’accès à la culture. Enfin, le choix de l’année 1993 comme terminus ad quem s’explique également par la nécessité d’un certain recul critique. Comme cela sera détaillé dans la section III, certaines recherches en psychologie sociale suggèrent l’existence de « cycles » mémoriels de 20–30 ans. Ainsi, nous arriverons à l’issue de la période au cours de laquelle la probabilité de voir émerger des œuvres traitant des derniers présidents du présent corpus est la plus importante. La réciproque de ce constat est qu’il est encore trop tôt pour déterminer la place que les présidents arrivés au pouvoir après 1993 occuperont dans l’imaginaire national américain, raison pour laquelle ils ne seront pas étudiés ci-après.

II. (TELE)FILMS ET RELATIONS INTERNATIONALES

L’originalité de cette recherche réside pour partie dans la composition de son corpus. Celui-ci est en effet composé d’œuvres issues de la culture populaire et, plus spécifiquement, de productions audio-visuelles. Si l’intérêt de la culture en Relations Internationales (RI)18 a déjà été explicité dans diverses synthèses19, rares sont les chercheurs à avoir spécifiquement recouru à ce seul type de supports. Aussi est-il important de préciser pourquoi les productions audio-visuelles sont pertinentes pour le chercheur en sciences sociales en général et en RI en particulier (A). L’état de l’art révèlera quant à lui qu’en dépit de leurs atouts, les films et téléfilms n’ont longtemps suscité qu’un intérêt limité parmi les internationalistes (B).

←24 | 25→A. La pertinence des productions audio-visuelles

Dans son étude du cinéma allemand de l’entre-deux-guerres, Siegfried Kracauer propose l’une des premières analyses sociologiques du 7e Art. À ses yeux, deux de ses caractéristiques en font un objet de recherche pertinent. Primo, un film, comme n’importe quelle œuvre de fiction, s’insère dans un contexte historico-politique particulier. Il est donc courant d’y voir mentionné, à dessein ou non, des sujets politiques. D’aucuns recourent ainsi au concept d’intertextualité, emprunté à l’analyse littéraire, pour décrire ces fréquentes interactions entre la réalité et la fiction20. Secundo, toujours selon Kracauer, le 7e Art matérialise les représentations d’une population donnée, et cela plus sûrement que les autres médias. En effet, la réalisation d’un long métrage est un travail d’équipe. Le résultat final reflète donc une multitude de points de vue et non celui du seul réalisateur ou scénariste. À cet égard, Kracauer considère que les films, plus encore que les livres, s’adressent à la multitude anonyme. Aussi doivent-ils satisfaire aux désirs et aux attentes du plus grand nombre, ce qui oblige parfois les artistes à ajuster leur propos21. Cette dynamique est plus que jamais d’actualité Outre-Atlantique. Il ne faut en effet pas perdre de vue qu’Hollywood est une industrie cherchant à maximiser ses bénéfices, à minimiser ses pertes et à limiter les risques22. Dès lors, la stratégie la plus rationnelle pour les producteurs est de proposer un produit qui matérialisera les attentes et les croyances d’un large public23. Ainsi, le succès d’Hollywood réside non seulement dans sa capacité à innover (ou, à tout le moins, à renouveler les genres) ou à proposer des figures devenues iconiques mais aussi à « réinvestir les mythes anciens, en écrire des modèles et [à] les couler dans la société de consommation avec un sens aigu des goûts des spectateurs. »24

←25 | 26→Sur le plan psychologique, Edgar Morin considère que l’une des spécificités du 7e Art est de pousser à son paroxysme le complexe de « projection-identification ». Résumé sommairement, il s’agit d’un processus inhérent à l’être humain : dans le premier cas, l’individu attribue à ce qu’il observe des attributs qui lui sont propres tandis que dans le second, il « absorbe le monde en lui […], incorpore l’environnement en soi. »25 John Furman Daniel et Paul Musgrave ne disent pas autre chose quand ils affirment, à propos de la culture populaire en général, que « lorsque les gens […] [se confrontent à] des récits fictionnels, ils traitent ces histoires comme s’ils étaient en train d’assister à ces récits, même si ces évènements peuvent paraître improbables ou impossibles. »26 Appliqué au cinéma, cela signifie que le spectateur transpose son ressenti aux personnages qu’il observe, s’identifie à eux et partage leurs émotions27. L’une des raisons pour lesquelles le cinéma exacerberait à ce point cette dynamique est liée à la passivité physique forcée du spectateur : « la participation du spectateur ne pouvant s’exprimer en acte, [elle] devient intérieure, ressentie. […] L’absence de participation pratique détermine donc une participation active intense : de véritables transferts s’opèrent entre l’âme du spectateur et le spectacle de l’écran. »28 Ainsi, non seulement l’image animée impliquerait davantage le spectateur que sa passivité physique ne le laisserait supposer mais elle aurait tendance à rendre l’expérience du visionnage émotionnellement intense pour celui qui la vit.

Dans les sociétés contemporaines, les productions cinématographiques et télévisuelles ont acquis un statut à part entière, en particulier quand elles dépeignent des évènements passés. Selon les quelques historiens postmodernes qui ont étudié cette question, ces œuvres, loin de n’être que de simples miroirs de notre vision du passé29, contribuent à ←26 | 27→façonner la manière dont les individus se le figurent30. Toutefois, en dépit de leur inévitable propension à distordre l’Histoire, Robert Rosenstone argue que ces œuvres participent à la production de « mondes historiques » à part entière. À ses yeux, la seule focalisation sur la question de leur « véracité » nierait tout à la fois le caractère « construit » de l’histoire écrite – souvent portée aux nues par les historiens professionnels – ainsi que la capacité de ces œuvres, même grand public, à apprendre des choses au spectateur. Aussi l’auteur s’efforce-t-il d’identifier les biais inhérents au cinéma dit « historique » afin de distinguer entre les films « fidèles » à ce que les historiens connaissent d’un évènement ou d’un personnage donné et ceux qui s’en éloignent31.

Dans un registre distinct quoique voisin, Carlsten et Fearghal McGarry affirment que « tout film, qu’il s’agisse d’une fiction, d’un documentaire ou d’actualités, est un lieu de mémoire ou d’oubli d’évènements passés. »32 Cette dernière affirmation fait directement écho aux travaux de Pierre Nora. Selon ce dernier, la prolifération des médias, le développement d’une culture de masse et l’intensification de la mondialisation ont généré un sentiment de déperdition de la mémoire. Dans ces circonstances, la transmission du passé, à défaut d’être assurée par les biais traditionnels (familles, églises, villages, etc.), ne se fait plus que par des endroits précis : les lieux de mémoire33. En effet, ceux-ci « naissent et vivent du sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée, qu’il faut créer des archives, qu’il faut maintenir des anniversaires, organiser des célébrations, prononcer des éloges funèbres, notarier des actes, parce que ces opérations ne sont pas naturelles. »34 Le cinéma35 serait donc devenu, pour les sociétés postmodernes, l’un des modes d’expression privilégiés du rapport à l’Histoire. À la logique de divertissement précédemment évoquée s’ajouterait donc une volonté de célébrer les évènements et les personnages jugés dignes d’être retenus.

←27 | 28→B. Un champ de recherche partiellement balisé

Si le recours aux films et aux téléfilms est relativement neuf dans le champ des RI et des sciences politiques en général, cette recherche ne part toutefois pas d’une page blanche. Elle s’inscrit tout d’abord dans le sillage des travaux qui ont analysé le « cinéma présidentiel », c’est-à-dire les œuvres traitant de la figure du président américain sur grand ou petit écran (1). Elle prolonge ensuite les recherches qui ont cherché à déterminer les évolutions et permanences de l’imaginaire national véhiculé par le 7e Art (2). Enfin, elle exploite les réflexions plus vastes qui ont pu être menées sur les liens entre culture populaire et RI (3).

1) Le « cinéma présidentiel » américain

Dès ses débuts, le cinéma américain s’est penché sur le président et l’institution qu’il incarne. Nombreux sont les réalisateurs à avoir porté à l’écran des individus ayant réellement vécu à la Maison blanche ou, au contraire, des chefs d’État purement fictionnels. Dans les deux cas, ces films ont façonné l’image mentale que le public se fait de l’exécutif américain36. Cette abondance de productions artistiques a donné lieu à quelques publications significatives. La première, parue en 2003, est un ouvrage collectif dirigé par Peter C. Rollins et John E. O’Connor37. L’une des lignes directrices de ce dernier est de montrer en quoi les portraits proposés par Hollywood ne parviennent que rarement à rendre compte de la personnalité des locataires de la Maison blanche. Toutefois, en dépit de la qualité de ses analyses, l’ouvrage est foisonnant et manque quelque peu de systématisme. En outre, la plupart des chapitres ne concernent que de loin les présidents ou les thèmes étudiés dans cet ouvrage. Aussi seront-ils mentionnés ponctuellement, quand ils s’avèreront utiles.

Rédigé en 2007 par Sarah M. et Thomas J. Bolam, le deuxième ouvrage est un inventaire des films dépeignant un ou plusieurs présidents. 407 longs métrages sont ainsi listés, ces derniers allant des biopics consacrés exclusivement à l’un d’eux aux fictions où ils n’apparaissent qu’à titre anecdotique. Il n’y a toutefois aucune véritable analyse. Tout au plus les auteurs se contentent-ils de souligner – sans le démontrer – qu’aux ←28 | 29→yeux du grand public, le président incarne à lui seul le pouvoir exécutif38. Si l’inventaire démontre implicitement que les représentations associées à ces hommes d’État sont mouvantes, la brièveté des descriptions ne permet pas de tirer de conclusions sur l’évolution des représentations de chacun des présidents et encore moins sur le contenu du roman national que ces productions véhiculent.

Résumé des informations

Pages
540
Année
2022
ISBN (PDF)
9782875746740
ISBN (ePUB)
9782875746757
ISBN (Broché)
9782875746733
DOI
10.3726/b19988
Langue
français
Date de parution
2022 (Novembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 540 p., 18 ill. n/b, 12 tabl.

Notes biographiques

Simon Desplanque (Auteur)

Simon Desplanque est docteur en sciences politiques de l’UCLouvain. Ses recherches portent sur la politique étrangère américaine, les mythes et la représentation du fait international dans la culture populaire. Il enseigne également les Relations Internationales à l’UCLouvain et à l’UNamur.

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