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La France et l’OIT (1890-1953) : l’ « Europe sociale » au service du régionalisme européen ?

de Nadjib Souamaa (Auteur)
©2023 Thèses 470 Pages
Série: Euroclio, Volume 114

Résumé

La création de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1919 est un moment majeur dans l’histoire sociale. Cette institution à vocation universelle se place dans la continuité d'expérimentations et de réflexions menées, depuis le XIXe siècle, par les puissances industrielles d’Europe occidentale. Ces dernières devaient alors faire face à un triple défi : l’émergence des puissances du Nouveau monde, comme les Etats-Unis, les conflits avec les travailleurs, et la crainte de dumping social. Elles élaborèrent donc un cadre social inspiré de pratiques européennes, et devant servir de modèle à l’ensemble du monde.
Ce régionalisme européen, défendu par les puissances industrialisées du Vieux continent, en tête desquelles la France, influença durablement les réflexions de l’OIT. L’organisation devient dès lors un laboratoire qui expérimenta différentes formes de coopération européenne tout en les articulant à l’échelle internationale.
Ce livre, en revenant aux origines de la plus ancienne des institutions internationales, permet ainsi de remettre en question l’habituelle chronologie de l’histoire de l’intégration européenne en l’élargissant au XIXe siècle, tout en mettant en avant des problématiques qui restent d’actualités comme la régulation de la mondialisation.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Liste des abréviations
  • Préface
  • Introduction générale
  • Première partie. La défense de la paix sociale et des intérêts diplomatiques de la France
  • Chapitre premier. Vers un « Concert social européen » (1890–1914) ? Enjeux humanistes, religieux et politiques de la question sociale en Europe
  • Introduction
  • Conclusion
  • Chapitre deux. Le droit social international dans la concurrence entre régimes totalitaires et démocratiques
  • Introduction
  • Conclusion
  • Chapitre trois. L’ « Europe sociale », au service du positionnement international de la France ?
  • Introduction
  • Conclusion
  • Conclusion de la première partie
  • Deuxième partie. Penser un cadre social international intégrant les enjeux économiques (1890–1914)
  • Chapitre quatre. Mieux appréhender la question sociale pour mieux protéger les entreprises (1890–1914)
  • Introduction
  • Conclusion
  • Chapitre cinq. Un cadre social international mis en place par l’OIT et la France pour prévenir les difficultés économiques (1918–1939)
  • Introduction
  • Conclusion
  • Conclusion de la deuxième partie
  • Troisième partie. L’OIT et l’institutionnalisation de l’Europe (1940–1953), entre régionalisme et universalisme
  • Chapitre six. L’OIT et le retour de l’Europe de l’Ouest dans le cadre d’une nouvelle forme de collaboration internationale (1940–1947)
  • Introduction
  • Conclusion
  • Chapitre sept. Liberté syndicale, sécurité sociale et gestion de la main d’œuvre: l’ « Europe sociale » réaffirmée face au communisme (1944–1950)
  • Introduction
  • Conclusion
  • Conclusion de la troisième partie
  • Conclusion générale
  • Sources
  • Bibliographie
  • Table des matières
  • Index

Préface

La préparation de la Conférence internationale du travail (CIT) du centenaire, en 2019, a donné lieu à de nombreux débats au sein du monde du dialogue social, sur la place, les transformations et l’avenir du travail et de la relation de travail et, par voie de conséquences, sur le rôle de l’OIT.

La Confédération générale du travail Force Ouvrière ne pouvait rester à l’écart de ces débats, tant son histoire est associée, depuis ses origines à travers la personne de Léon Jouhaux, à l’OIT.

Nous considérions nécessaire d’éviter de se projeter dans l’avenir sans s’appuyer sur le passé, les réussites, les difficultés, les échecs.

Ainsi nous avions, dans nos contributions, mis l’accent sur le fait que la pertinence et le rôle de l’OIT n’étaient pas à démontrer : depuis sa constitution, le nombre de ses membres n’a eu de cesse d’augmenter. Ses normes sont universellement connues et référencées, à commencer par ses conventions fondamentales, parties reconnues des droits de l’Homme. L’OIT a incontestablement contribué à sensibiliser les différents acteurs et l’opinion à la nécessité de la dimension sociale de l’organisation de l’économie, des échanges et des politiques, y inclus désormais aux dimensions environnementales et climatiques (Travail décent et Objectifs du développement durable 2030, Pacte mondial pour l’emploi et G20 en 2009, lutte contre le travail forcé en Birmanie, …).

Nous soulignions aussi que l’OIT avait fait montre de sa capacité de s’adapter et de répondre aux évolutions et aux défis actuels: convention sur le travail domestique, recommandation sur le travail informel, actions pour la mise en place de socles de protection sociale, adoption et campagne de ratification du protocole sur le travail forcé, adoption en 2019 de sa 190ème convention consacrée à la lutte contre la violence et le harcèlement.

L’OIT a été partie prenante de l’Histoire du siècle écoulé. Elle est l’une des plus anciennes organisations du système multilatéral international. Elle a résisté à la deuxième guerre mondiale, à la division politique du monde durant la Guerre Froide, a accompagné l’émancipation des pays colonisés…

Cependant, l’objectif de la Justice sociale – qui figure au fronton de sa constitution – demeure loin d’être atteint. Dès 2004, la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation pointait précisément les enjeux majeurs auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés: celui des inégalités croissantes, celui d’un déséquilibre fondamental entre l’économique, le social et le politique, celui de la nécessité d’agir du niveau local au niveau international et multilatéral pour une cohérence des politiques redonnant la priorité à la justice sociale. La crise financière qui a éclaté en 2008 est l’une des crises paroxystiques d’un système global dont l’OIT avait identifié la crise profonde.

Malgré les avertissements répétés de l’OIT, et le sens de la réponse proposée par le Pacte mondial pour l’emploi, adopté en juin 2009, les Etats ont pourtant choisi de poursuivre les mêmes politiques d’austérité menant à des inégalités sans précédent mises en évidence dans le rapport sur les salaires 2016–2017. Ce qui est en cause ici est le cours pris par l’économie dans le cadre de la mondialisation lors de ces dernières décennies qui a abouti à la financiarisation de l’économie. Ce sont moins les insuffisances de l’action normative de l’OIT qu’une vision libérale économique réduisant la question sociale à une variable d’ajustement qui est en cause. Le mandat énoncé dans la Constitution de l’OIT et dans la Déclaration de Philadelphie ainsi que les dispositions contenues dans les conventions de l’OIT demeurent pertinents et d’actualité et doivent être réaffirmés.

Ce qui paraît donc majeur à l’aube du centenaire de l’OIT est de renverser le cours pris par la mondialisation afin que la dimension sociale ait la primauté, dans le respect des normes internationales du travail, et notamment des conventions fondamentales, à commencer par le respect de la liberté syndicale et du droit à la négociation collective, constitutifs de l’OIT.

De nombreux défis se posent encore aujourd’hui et beaucoup reste à conquérir, que ce soit en termes de limitation du temps de travail, d’interdiction du travail forcé et du travail des enfants, de dialogue social fondé sur la liberté syndicale et la négociation collective et d’universalité du concept de travail décent. Le développement des formes atypiques de travail a une incidence élevée à ce sujet, et la communauté internationale peut s’appuyer sur ce point précis sur les conclusions de la réunion d’experts de février 2015 afin de garantir un travail décent pour tous les travailleurs. Comme l’OIT l’annonçait dans le titre de son étude d’ensemble sur les conventions fondamentales de l’OIT en 2012, il s’agit ici de « donner un visage humain à la mondialisation ».

Remettre le social au centre des politiques pose en premier lieu la question de la cohérence avec les politiques sociales, des politiques économiques, budgétaires, monétaires et commerciales, du niveau national au niveau international. Les Etats doivent faire en sorte que l’OIT soit reconnue comme chef de file de la cohérence sociale. Les mandants tripartites français ont milité en ce sens ces dernières années appelant à ce que l’économie soit mise au service du progrès social. Le développement de clauses sociales et environnementales est un mouvement qui a démarré dès les années 1990 en France et lors du sommet mondial sur l’emploi, dans le cadre de la Conférence internationale du travail de 2009, à la veille du 90ème anniversaire de l’OIT, l’Etat français appelait à l’OIT à réguler la mondialisation appuyant pour que l’OIT ait son « mot à dire au niveau de l’OMC, du FMI et de la Banque Mondiale » afin que leurs « interventions […] soient soumises à une conditionnalité environnementale et à une conditionnalité sociale » (discours du Président de la République). En 2011, la France proposait une initiative sur la cohérence au niveau mondial et convoquait une conférence du G20 en ce sens.

La cohérence sociale demande d’agir dès le niveau national. La conférence internationale du travail, dans les conclusions de la discussion récurrente de 2012 sur les principes et droits fondamentaux au travail, a repris une initiative novatrice expérimentée par les interlocuteurs sociaux français dont la mise en œuvre devrait être soutenue: « De plus, les gouvernements des Etats membres sont encouragés à prendre des mesures pour assurer la coordination et la cohérence des positions qu’ils prennent à l’OIT et celles qu’ils adoptent dans d’autres instances à propos des principes et droits fondamentaux au travail. Ces efforts pourraient inclure, lorsque cela est approprié, des mécanismes de consultation effective entre les ministères concernés et avec les partenaires sociaux ». Cette conclusion était à nouveau reprise en 2013 dans le cadre de la discussion récurrente sur le dialogue social et a été rappelée en 2016 lors de la discussion générale sur l’impact de la déclaration de 2008 sur la justice sociale pour une mondialisation équitable.

Afin que l’OIT soit pleinement reconnue dans un rôle de chef de file de l’organisation sociale et économique du monde – ce qui devrait être reconnu comme indispensable pour surmonter la crise pandémique du Covid19 – il est impératif qu’elle parvienne à conforter et sécuriser son corps normatif et le système de supervision et de contrôle d’application des normes en en préservant les acquis. L’Etat français et les interlocuteurs sociaux français, ici encore, ont un rôle important à jouer pour que les débats et travaux en cours y aboutissent et l’article 37.2 de la constitution devrait être mis en œuvre en ce sens.

Afin de redonner sa pleine place à l’économie réelle, assurant le droit au plein emploi productif et librement choisi, dirigée vers les besoins des populations et intégrant à la fois les dimensions sociales et environnementales, prenant en compte les questions soulevées par les chaînes d’approvisionnement et l’impact de la numérisation de l’économie et de nouvelles formes de relations de travail, la Confédération Générale du Travail Force Ouvrière appelait, et appelle encore, à soutenir que l’OIT soit reconnue et considérée comme leader incontesté et incontestable dans l’évaluation et le suivi de la responsabilité et du devoir des entreprises de respecter les droits des travailleurs.

Qu’un syndicaliste, militant, de la confédération générale du travail Force Ouvrière, ait décidé de consacrer ses travaux de recherche et sa thèse aux thèmes à la fois de l’Organisation internationale du travail, de « l’Europe sociale », du rôle de la France et d’acteurs tels que Léon Jouhaux, semblera aller de soi à ceux connaissant ces sujets et leurs histoires tellement imbriquées.

Mais, si dans cette même veine, je suis très honoré, et heureux, d’être sollicité pour ces mots de préface, je veux avant tout insister sur la nécessité de ce travail aujourd’hui.

Alors que chaque jour, la production des réseaux sociaux, des chaînes d’information continues doivent inciter à prendre garde aux politiques dirigées par l’immédiateté, par la réponse à court terme, par les réactions sans recul, prendre le temps de la recherche historique, sociale et politique est, sans nul doute, indispensable. Cela pose d’ailleurs la question des moyens que nos sociétés consacrent, devraient consacrer, à la recherche.

Savoir d’où l’on vient, connaître et comprendre les raisons originelles, pourquoi et comment se sont faites les évolutions demeurent un éclairage essentiel.

Cela est d’autant plus vrai pour le sujet de cette thèse à un moment où nombre de repères s’estompent, et où le doute l’emporte quand on pensait, il y a peu encore, que la voie du progrès social semblait clairement tracée, portée par une mondialisation régulée par un système multilatéral incontesté, et impulsée par le modèle social européen qu’on nous disait envié.

Ne venait-on pas d’accorder l’ensemble des Etats membres de l’Organisation des Nations unies sur les dix-sept objectifs du développement durable visant à mettre fin à l’horizon 2030 à la pauvreté, à la faim, à assurer un travail décent – tel que défini par l’OIT – partout dans le monde ? Ne venait-on pas de conclure – à l’issue de plusieurs années d’atermoiements – un accord unanime de 195 pays sur la réponse internationale au changement climatique lors de la COP 21 à Paris, présidée par la France ? Ne célébrait-on pas, en 2019, le centenaire de l’OIT ?

Pourtant, les interrogations sont multiples. Le système multilatéral est en crise, marqué par le retrait des Etats Unis de l’accord de Paris sur le climat, puis de l’OMS dans le contexte de la crise survenue avec la pandémie du Covid_19. Si l’OIT a passé son siècle d’existence, elle a dû, elle aussi ces dernières années, affronter une des crises les plus graves de son système normatif, contesté jusqu’en son sein par certains membres employeurs et certains états.

Pour autant, la situation est bien moins dramatique que celles ayant conduit aux conflits mondiaux du XXème siècle.

Si les interrogations, les questions, le doute sont nécessaires, ils ne doivent pas aveugler, ni paralyser. Les bases sont bonnes, les fondations solides si tant est que l’on prenne le temps de lire ou relire le parcours, les aspirations, les réalisations, de s’en inspirer pour définir les objectifs, dessiner les politiques, entreprendre les actions permettant de les mettre en œuvre, et de les atteindre.

De ce point de vue aussi, qu’un militant syndicaliste ne sépare pas le temps de la réflexion de celui de l’action, et trouve ce temps de la recherche, de l’analyse, du raisonnement, de la mise en contradiction du résultat de ses travaux, soumis à la sanction de l’obtention du doctorat, révèle la vitalité de l’engagement dont tout un chacun doit pouvoir s’inspirer pour s’inscrire dans la vie de la cité, et non pas la subir, spectateur ou impuissant.

Yves VEYRIER

Secrétaire général de la Confédération générale du travail-Force ouvrière (CGT-FO)

de 2018 à 2022

Vice-Président Travailleur du Comité de la liberté syndicale de l’OIT (depuis 2008)

Introduction générale

Actuellement, l’une des grandes questions qui anime l’Union européenne est celle du rôle qu’elle tient et qu’elle doit tenir à l’échelle du monde. Les crises bancaires internationales et des dettes souveraines des années 2000 ont contribué au retour au premier plan de ce questionnement, et ce avec d’autant plus de vigueur que le monde, marqué par la montée en puissance de nouveaux acteurs politiques et économiques, en tête les pays émergents, est en pleine restructuration.

La plupart des historiens qui participent à ce débat, l’abordent sous le prisme des interrelations entre la mondialisation et le régionalisme européen, tout en liant l’économique, le social, le culturel et le politique. Ainsi de nombreux travaux ont-ils été menés en articulant les échelles et les organismes de régulation. C’est le cas notamment des études d’Alain Chatriot sur l’autorité de la concurrence et la politique du blé en France1, ou d’Eric Bussière et de Laurent Warlouzet sur la politique de la concurrence européenne2. Les historiens de la mondialisation, quant à eux, distinguent deux périodes: la première datant du XIXe siècle et la seconde de la fin du XXe siècle. Eric Bussière a, pour sa part, mis en évidence une histoire européenne reposant aussi sur ces deux moments : à la fin du XIXe siècle, et surtout à partir des années 1970, le Vieux continent s’interroge sur l’affirmation de son rôle face à plusieurs grands acteurs majeurs, désireux de participer à la gouvernance mondiale3. Cette analyse présente la question du projet européen comme l’affirmation d’une identité et la volonté de préserver une gouvernance mondiale à vocation universelle. Depuis le début des années 2000, les travaux s’intéressant à ces questions ont eu tendance à se multiplier, en se concentrant essentiellement sur le XXe siècle4.

Or, le problème de la condition ouvrière, qui prend de l’ampleur durant le siècle précédent, se situe à la croisée de ces questionnements, et ce dans un contexte de grèves et de mouvements révolutionnaires de plus en plus violents. En effet, François Guedj et Gérard Vindt ont montré que l’intensification des grèves durant le XIXe siècle résultaient de facteurs spécifiques qui pouvaient se combiner : « (…) en période de crise économique, de forte poussée de chômage et de baisse des salaires, mais aussi en réaction à la forte pression patronale pour allonger la durée de travail »5. Les gouvernements européens furent, de ce fait, contraints d’intervenir dans les conditions de travail des ouvriers, abandonnant ainsi une politique de « laisser-faire » dans les usines. Il s’agissait surtout de prévenir toute forme de contestation qui pouvait dégénérer en révolution. Par conséquent, les difficultés économiques, sociales et politiques, qui frappèrent l’Europe industrielle à la fin du XIXe siècle, accélérèrent l’intervention étatique. Même la Grande-Bretagne, non seulement par son statut de berceau de la révolution industrielle, mais également par le fait que les travailleurs y géraient eux-mêmes leur sécurité, dut développer une politique sociale. L’Allemagne de Bismarck fit de même en instaurant un système de retraite et d’assurances sociales afin de mieux contrôler politiquement les ouvriers.

A ce problème politique de l’intervention de l’Etat, s’ajoutaient des réflexions d’ordre économique liées au coût de la main d’œuvre, ainsi que des préoccupations morales et sanitaires à travers le travail des femmes et des enfants. De la sorte, la question de la condition ouvrière portait en elle des enjeux complexes qui n’étaient pas limités au simple domaine social. C’est pourquoi les Etats de l’Europe industrielle ne purent se contenter de lois sociales dont la portée serait restreinte au seul territoire national. De nombreux spécialistes comme Robert Owen, au début du XIXe siècle, et d’autres personnalités comme Daniel Legrand, Charles Hindley, Jérome Blanqui, Louis-René Villerme ou Edouard Ducpétiaux, réclamèrent auprès de leur gouvernement l’instauration d’une entente internationale afin de définir un ensemble de mesures sociales commun à chaque Etat6. Il fallait empêcher ceux, qui n’avaient pas légiféré dans ce domaine, de bénéficier de coûts de production inférieurs à ceux de leurs concurrents ayant introduit des législations sociales, et par conséquent de l’emporter en termes de compétitivité. Ceci au risque dans le cas contraire de décourager toutes nouvelles dispositions destinées à améliorer les conditions de vie des ouvriers. Dans l’esprit de ses promoteurs, un tel cadre social devait être élaboré par les puissances européennes, les premières à avoir connu la révolution industrielle et les plus en avance en matière de législation sociale, pour ensuite être diffusé dans le reste du monde. Il était d’autant plus nécessaire de prévenir toute forme de concurrence déloyale et de dumping social dans une période où de nouveaux rivaux économiques pour l’Europe apparaissaient, avec en tête l’Amérique. D’ailleurs, les difficultés rencontrées par les puissances européennes durant la « Grande dépression » des années 1880, s’expliquaient en partie par la concurrence accrue des producteurs, notamment agricoles, du Nouveau Monde.

Il fallait donc penser une réponse aux revendications ouvrières, telles que l’amélioration des salaires et la réduction du temps de travail. Parallèlement, l’Europe devait convaincre ses nouveaux concurrents d’adopter des mesures sociales proches des siennes. L’enjeu pour le Vieux Continent était double : définir un cadre social en lien avec ses intérêts régionaux, tout en le diffusant à l’ensemble de la planète. Bref, derrière le défi ouvrier se cachait celui de la puissance et de la gouvernance mondiale pour les pays les plus industrialisés d’Europe. Ainsi, les puissances du Vieux Continent tentèrent, dès la fin du XIXe siècle, d’instaurer une « Europe sociale », définie comme un espace géographique disposant des premiers éléments d’une législation sociale commune. Pour ce faire, en 1881, les dirigeants de la Confédération helvétique avaient essayé en vain de réunir « les Etats les plus industrialisés d’Europe »7 pour conclure une convention sur le travail dans les fabriques. Ce projet fut repris par l’empereur allemand Guillaume II, qui organisa, à cette fin, une conférence à Berlin en 1890. Elle ouvrit des débats sur la création d’un cadre social international, débats qui furent facilités par l’instauration en 1900 de l’Association internationale pour la protection légale des travailleurs (AIPLT ou APLT). Cet organisme fut chargé de préparer des conventions sociales à portée universaliste, inspirées des expériences menées dans l’Europe industrialisée. Il fut complété par la création de l’office international du travail, destiné à centraliser les informations liées à la question sociale. Dès lors, il ne s’agissait plus, pour les puissances du Vieux Continent de discuter, mais d’élaborer un corpus de textes devant être appliqués à l’ensemble de la planète. Les premières conventions internationales furent adoptées en 1905–1906 lors des conférences de Berne : l’une interdisant le travail de nuit des femmes, l’autre prohibant l’usage du phosphore blanc dans les fabriques.

La question sociale avait donc fait l’objet d’une attention toute particulière de la part des dirigeants et des penseurs du Vieux Continent qui cherchaient à élaborer un modèle social européen à vocation universelle. Ainsi existait-il, depuis le XIXe siècle, un dialogue entre le projet européen et celui de la mondialisation, plus précisément en termes de gouvernance mondiale. Fort de ce constat, le régionalisme européen ne peut être considéré uniquement comme le résultat d’un processus institutionnel, mais bel et bien comme une accumulation d’expériences menées dans les domaines politique, économique, sociale et culturel. Il s’agit donc d’étudier ces débats de la fin du XIXe siècle, en respectant l’approche globale définie par René Girault8. Or, la question sociale se situe à la croisée de champs multiples dont l’économique, le politique, ou le culturel.

Cette convergence de ces sphères a abouti, à la fin de la Première guerre mondiale, à la création de la SDN, qui posa les bases permanentes d’une institutionnalisation du dialogue international dans la plupart de ces domaines. Cet évènement peut être considéré comme le premier moment de cristallisation et de consolidation des débats, et ce avec d’autant plus de force que la fondation de la Société des Nations fut complétée par l’Organisation internationale du travail (l’OIT). Cette institution internationale, issue de la partie XIII du traité de Versailles, de 1919, plus particulièrement son bureau exécutif, le Bureau international du travail (BIT), tinrent une place essentielle dans l’élaboration d’un modèle social européen devant être diffusé dans le monde. Ce rôle central du BIT dans l’articulation du régionalisme européen avec la mondialisation, fut sans conteste le résultat de l’influence des puissances industrialisées d’Europe, qui ont pu y affirmer et défendre leurs particularismes régionaux, non seulement en tant que membres du bureau, mais aussi à travers les experts de l’institution qui en étaient majoritairement originaires.

L’outil privilégié par l’OIT fut la convention sociale internationale, reprenant là le mode d’action de l’AIPLT. L’accord était préparé par les experts du BIT pour être ensuite débattu et voté, lors des sessions la Conférence internationale du travail (CIT) par les représentants de chaque Etat-membre : deux délégués gouvernementaux, un représentant du patronat, et un autre pour les travailleurs. De ce fait, l’OIT, reposant sur une organisation tripartite, fut tiraillée d’un côté par ses ambitions universalistes, et de l’autre par l’européocentrisme défendu par le BIT.

L’histoire de l’OIT est donc intimement liée aux origines de la construction européenne, puisqu’elle fut la première institution qui distinguât cette région du reste du monde en mettant en avant ses particularités : celle d’avoir été le berceau de la révolution industrielle ainsi que sa vocation à faire profiter l’ensemble du globe de son expérience économique et sociale.

L’intervention de la France dans l’établissement de ce lien entre le régionalisme européen et l’OIT, fut essentielle grâce au travail de son premier directeur Albert Thomas. Ce principal défenseur d’une vision européenne n’obtint de réel soutien du gouvernement français qu’à partir du milieu des années 1920, lorsque la question des réparations dues par l’Allemagne à la suite de la Première guerre mondiale fut – provisoirement – réglée à travers le plan Dawes. Les Français, qui ne pouvaient plus espérer s’appuyer sur les sommes versées par l’Allemagne pour financer leur reconstruction, n’avaient plus le choix : il fallait créer des liens de coopérations avec les autres puissances du Vieux Continent, plus particulièrement avec la jeune démocratie de Weimar. Or, ces Etats se trouvaient depuis longtemps dans une situation paradoxale qu’il fallait dénouer de toute urgence en 1925 pour établir ces nouvelles relations: ils devaient d’un côté défendre ensemble leurs spécificités régionales face aux concurrents issus du reste de la planète, tout en s’affrontant pour préserver leurs intérêts propres et leurs traditions. Ce fut surtout le cas de la France et de la Grande-Bretagne, qui ne partageaient pas la même vision du libéralisme et de la concurrence loyale ; chacun protégeait un modèle social caractéristique de ses propres traditions, notamment en matière de dialogue social. L’un, défendu par le gouvernement britannique, prônait un système de contrats collectifs par branches, négociés par les chefs d’entreprises et les travailleurs, dans lequel le gouvernement était exclu, conformément à l’approche britannique du libéralisme. L’autre, présenté par les dirigeants français, reprenait le système de conventions tripartites internationales, établi lors de la conférence de Berne de 1905: l’Etat posait la réglementation, les représentants des salariés et du patronat négociaient les conditions d’application sous son arbitrage. Ces deux modèles furent au cœur du débat de la première CIT, et ce fut le projet français qui l’emporta. La partie de la convention de Washington consacrée à la limitation du temps de travail reprenait d’ailleurs les termes de la loi française des huit heures du 23 avril 1919, qui appliqua ce tripartisme. Toutefois, la Grande Bretagne et les partisans d’une moindre place de l’Etat dans la vie de l’entreprise, refusèrent de renoncer totalement à un dialogue social bipartite. De ce fait, ils ne ratifièrent pas les premières conventions internationales. Une situation compliquée naquit donc dès les premières années d’existence de l’OIT : les puissances européennes, craignant que l’adoption de ces mesures sociales ne réduise leur compétitivité économique au profit des pays qui les refusaient, tardèrent à signer les premières conventions issues de la CIT, attendant patiemment la ratification de leurs voisins. Ainsi la posture adoptée, à partir de la seconde moitié des années 1920, par le gouvernement français, qui encouragea dorénavant le redressement économique de l’Europe sur une base contractuelle et franco-allemande, tranchait-elle radicalement avec cette vision des relations européennes. Pour prouver sa bonne volonté, la IIIe République commença, durant la seconde moitié des années 1920, à ratifier les conventions adoptées en 1919.

C’est bien dans ce contexte que le ministre des Finances, Louis Loucheur, élabora, à partir de 1925, un projet d’Europe associant les cartels dans les domaines clés de l’économie à la libéralisation du commerce européen, et ce dans un cadre conventionnel – projet que Loucheur présenta lors de la conférence économique internationale de 1927. Les conventions adoptées lors de la première CIT, à Washington en 1919, devaient protéger cette Europe industrialisée des excès des cartels en matière sociale et contre toute forme de concurrence déloyale, malgré les réticences de la Grande Bretagne favorable, nous venons de le voir, à un modèle bipartite. Quoi qu’il en soit, le pont entre une collaboration européenne et les principes défendus par l’OIT était ainsi posé.

Toutefois, la contradiction entre l’universalisme de l’OIT et le régionalisme européen continua d’être une source de difficultés pour l’institution, qui devait tenir compte des autres parties du monde de plus en plus présentes en son sein (en raison de l’apparition de nouveaux Etats indépendants durant le XXe siècle). Finalement, l’apparition de ces pays a conduit les puissances anciennement industrialisées à coopérer et à tenter de s’entendre pour définir un cadre social international, en utilisant l’OIT et le BIT comme tribune et comme outil pour produire des normes et des conventions sociales internationales.

L’accueil de ces travaux par les autres Etats est l’un des autres centres d’intérêts de cette recherche. Les relations entre Européens, Américains et Russes ont fait l’objet d’une attention particulière de l’OIT, notamment durant la Seconde guerre mondiale. Les deux Grands souhaitaient mettre fin aux institutions nées du traité de Versailles, car elles avaient échoué à l’établissement d’une paix durable et méritaient donc d’être remplacées. Les Russes utilisèrent l’institution uniquement comme une tribune contre le camp occidental. Quant au gouvernement étatsunien, il fut relativement discret, jusqu’à la Seconde guerre mondiale, dans l’élaboration d’un cadre social international, laissant les industriels et les fondations intervenir en partageant leur expertise9. L’OIT dut s’appuyer sur les puissances européennes pour faire face à cette menace. Cela se traduisit par un retour en grâce de cette région, qui retrouva au sein de l’institution le statut de modèle.

Parallèlement, David Morse, ancien secrétaire d’Etat étasunien au Travail, fut nommé à la tête du BIT. Ce dernier prit très vite ses distances avec son pays d’origine, qui souhaitait contrôler l’institution, et fit de l’OIT un véritable centre d’action, envoyant des experts partout dans le monde afin de diffuser dans le monde un cadre social. Ce cadre reposait sur des principes et des normes définis lors des CIT, tout en les adaptant aux spécificités régionales. En fait, le nouveau directeur donna plus de poids à l’approche régionaliste de l’OIT, en multipliant les missions d’assistance, déjà pratiquées sous l’ère Thomas, en 1930, dans des pays comme la Grèce ou la Roumanie pour les aider à développer un système de sécurité sociale. Or, ces spécialistes envoyés par l’institution étaient majoritairement des personnes originaires de l’Europe industrialisée, ce qui renforça le retour du Vieux continent dans les centres d’intérêt majeurs au cœur de l’action de l’organisation. Quoi qu’il en soit, les Etats-Unis encouragèrent ces interventions car elles facilitaient la diffusion de leur modèle libéral, dans un monde où de nouveaux pays apparaissaient.

Là encore, tout l’enjeu pour des Européens était, à partir de la seconde moitié du XXème siècle de regagner une place prépondérante sur l’échiquier mondial tout en préservant leurs particularismes régionaux et leurs intérêts nationaux, par le biais du processus institutionnel et l’exportation de leur modèle économique et social – grâce aux experts qu’ils ont placés au sein de l’OIT -, et ce face aux autres parties du monde, soucieuses de la reconnaissance de leurs spécificités, surtout dans les pays décolonisés.

Il ne s’agit pas ici de faire une histoire sociale comparative des Etats membres, mais, bel et bien de comprendre le rôle joué par l’OIT dans la construction de la mondialisation et la façon dont elle a institutionnalisé des liens qui, selon Sandrine Kott10, existaient déjà. Plus encore, l’objet d’étude de ce travail est non pas l’histoire de la condition ouvrière en Europe, mais celle de l’affirmation du régionalisme européen, à travers la question sociale, et de l’intégration des puissances qui la composent, à la gouvernance mondiale durant une période marquée par la restructuration des relations entre les Etats.

Ce travail est donc centré sur les réflexions et les débats autour de l’articulation entre le régionalisme européen et la mondialisation, et son adaptation aux spécificités des autres parties de la planète. Les experts de l’OIT, en liant l’économique, le politique et le culturel au social, ont tenu une place très importante dans l’élaboration de la démarche régionaliste à l’image de l’ancien premier ministre belge, Paul Van Zeeland, qui voulait approfondir les principes de la charte de l’Atlantique. Il proposa dès 1940 un projet d’organisation du monde reposant sur des régions interdépendantes, sous le nom d’inter-régionalisme. L’Europe occidentale devait en être le moteur.

Résumé des informations

Pages
470
Année
2023
ISBN (PDF)
9782875746276
ISBN (ePUB)
9782875746283
ISBN (Broché)
9782875745491
DOI
10.3726/b20267
Langue
français
Date de parution
2023 (Août)
Mots clés
l’Organisation internationale du travail (OIT) l’histoire de l’intégration européenne Régulation de la mondialisation
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2023. 470 p.

Notes biographiques

Nadjib Souamaa (Auteur)

Nadjib Souamaa est un professeur certifié et docteur. Ses recherches portent sur le régionalisme européen et l’Organisation internationale du travail.

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Titre: La France et l’OIT (1890-1953) : l’ « Europe sociale » au service du régionalisme européen ?
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