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Affamés au paradis

Une lecture décoloniale de la physiocratie

de Lina Marcela Alvarez Villarreal (Auteur)
©2023 Thèses 340 Pages

Résumé

Comment en sommes-nous arrivés à produire un monde ayant comme moteur l’affamement de la Terre, et donc de l’être humain ? Voilà le problème auquel cet ouvrage vise à répondre. Pour ce faire, Lina Álvarez Villarreal adopte une perspective généalogique et décoloniale, interroge le discours de la physiocratie et – à l’encontre des lectures les plus répandues – soutient que cette école d’économie politique fondée par François Quesnay au XVIIIème siècle constitue un discours foncièrement critique vis-à-vis du projet historique d’accumulation de choses déclenché à partir du XVème siècle ; toutefois, cette dimension critique a été rapidement occultée et mise au service du capitalisme-colonial. L’ouvrage explore la portée critique de la physiocratie à travers une analyse de son ontologie matérialiste sacramentelle, de l’importance qu’elle accorde à l’organisation agricole de la société à partir du principe de réciprocité, et des critiques qu’elle effectue à l’égard du mercantilisme. Une telle lecture permet de mettre en lumière l’importance de technologies de pouvoir tels les mesures fiscales, la bureaucratisation de l’appareil étatique, et la dette dans l’établissement des antagonismes ville-campagne et métropole-colonie, ainsi que dans la formation de l’économie en tant que discours axé sur l’idée de croissance et la domination de la nature. En même temps, cet ouvrage met en lumière l’existence, au sein même de la géo-histoire européenne, des pratiques économiques alternatives, caractérisées par leur attachement à la Terre et dont le but n’est pas l’accumulation de capital mais la satisfaction des véritables besoins des humains et de la Terre. Ce faisant, Lina Álvarez Villarreal entend contribuer à décoloniser l’imaginaire au sujet de ce qu’a été, de ce qu’est, et de ce que pourrait être l’économie.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Remerciements
  • Introduction
  • Le thème. Qu’est-ce que l’économie ?
  • La question et ses objectifs. Les origines de l’économie
  • La structure. De l’œconomie à l’économie
  • Partie I : Les fondements philosophiques de la physiocratie
  • Chapitre 1 La phusis des physiocrates
  • 1.1. Modernité et dualisme de haute intensité
  • 1.2. La phusis comme nature vivante
  • 1.3. Phusis et matérialisme sacramentel
  • 1.4. Le corps, unité substantielle
  • 1.4.1. La typologie de l’âme
  • 1.5. De l’œconomie végétale à l’œconomie animale
  • 1.6. De l’œconomie de la nature à l’œconomie agricole
  • 1.7. L’influence de la pensée hippocratique
  • 1.8. Conclusion
  • Chapitre 2 La théorie politique des physiocrates
  • 2.1. La théorie des besoins
  • 2.1.1. Propriété et structure politique
  • 2.1.2. Richesse, besoin et consommation
  • 2.1.3. L’importance de l’équilibre
  • 2.2. L’origine physiocrate de la société
  • 2.2.1. La typologie des sociétés
  • 2.3. La société agricole : équilibre et mouvement cyclique
  • 2.3.1. Le Tableau économique selon Mirabeau
  • 2.3.2. Apprendre à composer avec la phusis
  • 2.3.3. Conclure un traité avec la terre
  • 2.3.4. Commerce naturel et réciprocité
  • 2.3.5. La manufacture à l’aune de l’ordre naturel
  • 2.3.6. L’importance des bons salaires
  • 2.3.7. La grande culture et la petite culture
  • 2.4. L’impôt à l’aune du droit naturel
  • 2.4.1. Impôt et polycentrisme politique
  • 2.4.2. Le caractère limité de l’impôt
  • 2.4.3. L’impôt doit être unique et direct
  • 2.4.4. Le caractère cyclique de l’impôt
  • 2.5. Conclusion
  • Partie II : Impôt, dette et mercantilisme. L’ordre naturel déréglé
  • Chapitre 3 La destruction de l’agriculture par le système fiscal
  • 3.1. L’argent n’est pas une richesse
  • 3.2. Le souverain endetté
  • 3.3. La Ferme générale et la destruction du royaume
  • 3.3.1. La vente de charges publiques et l’appareil judiciaire
  • 3.3.2. Le système fiscal déréglé
  • 3.3.3. Dette agricole et misère rurale
  • 3.3.4. Le renchérissement des denrées
  • Prix réel et prix factice
  • La querelle des blés et le bon prix
  • 3.3.5. Le dépeuplement des campagnes
  • 3.3.6. La guerre contre le peuple
  • 3.4. Les vagabonds : ennemis ou victimes de la société ?
  • 3.5. La capture de la dimension critique de la physiocratie
  • 3.6. Conclusion
  • Chapitre 4 Contrer l’attaque épidémique du démon exclusif
  • 4.1. Le mercantilisme, l’exclusif et la balance
  • 4.2. Les principes généraux du mercantilisme
  • 4.2.1 L’exclusif à l’origine des géographies de la faim
  • 4.2.2 Les colonies et les manufactures de luxe
  • 4.2.3 Les compagnies des Indes
  • 4.2.4 De la polyculture à la monoculture
  • 4.2.5 La déshumanisation du travail humain
  • 4.2.6 Commerce colonial et capital financier
  • 4.3. La critique du mercantilisme
  • 4.3.1. Le système colonial est une épidémie
  • Les colonies sont inutiles pour une nation souveraine
  • Le fétichisme du commerce colonial
  • 4.3.2. La critique envers la théorie de la balance
  • 4.3.3. Les sociétés marchandes sont des parasites
  • 4.3.4. Du monopole à la monoculture
  • 4.3.5. La dévastation de l’ordre par les manufactures de luxe
  • 4.3.6. La critique du commerce d’argent
  • Le caractère illégitime du prêt d’argent
  • 4.4. Conclusion
  • Partie III : La physiocratie et ses autres
  • Chapitre 5 Physiocratie et altérité
  • 5.1. Colonialité et voilement d’autrui
  • 5.1.1. Modernité et altérité
  • 5.1.2. Le discours et l’autre
  • 5.1.3. Subjectivité psychopathique et gouvernement à distance
  • 5.1.4. La géographie colonisée
  • 5.1.5. La construction de la nature comme autre
  • L’objectivation de la nature et des femmes
  • 5.2. La fonction critique de l’autre
  • 5.2.1. Le « Despotisme de la Chine » à l’encontre de Montesquieu
  • 5.2.2. L’« Analyse du gouvernement des Incas de Pérou »
  • L’agriculture et l’économie politique inca
  • La propriété sur la terre des Incas
  • La justice distributive chez les Incas
  • Les Incas comme miroir critique de la France moderne
  • Incas civilisés et pirates européens
  • 5.2.3. Exotisme des Incas ou activation de la capacité réflexive ?
  • Le déclenchement de l’opération réflexive
  • Le despotisme légitime de la Chine
  • L’objection du productivisme
  • 5.2.4. La nature comme maîtresse de l’humain et mère commune
  • 5.3. Conclusion
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Titres de la collection

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Introduction

Cet ouvrage s’inscrit dans une série d’efforts visant à décoloniser l’imaginaire à propos de ce qu’a été, de ce qu’est, et de ce que pourrait être l’économie. Sans aucun doute, serait-il erroné de faire du simple modèle économique la seule et unique cause des crises qui nous accablent à l’heure actuelle. On ne peut pas faire abstraction du rôle joué par les savoirs scientifiques, les dispositifs juridiques et les formes artistiques dans la configuration d’un monde qui a fini par voir dans l’Autre une simple matière à exploiter. Néanmoins, la réalisation d’une telle étude nous a paru s’imposer. Il est en effet indéniable que le discours de l’économie politique a joué un rôle incontournable dans la naturalisation du projet historique d’accumulation des choses, qui montre aujourd’hui plus que jamais son caractère insoutenable et intrinsèquement meurtrier. Ainsi, le discours économique se présente comme l’expression paradigmatique d’une civilisation narcissique. Incapable d’établir des liens avec le monde, cette civilisation est entrainée dans un mouvement repoussant sans cesse les limites de l’horreur et exportant simultanément aux quatre coins du monde la guerre contre les gens et contre la planète.

Or, une perspective décoloniale, en mettant en évidence les insuffisances politiques et théoriques de toutes les conceptions modernes de l’économie, qu’elles soient de gauche ou de droite, permet de comprendre que le discours économique moderne ne se résume pas à l’économie libérale, loin de là. Ces conceptions se découvrent alors toutes être fondées sur les idées de croissance, de production industrielle et d’organisation monocentriste de la politique, ainsi que sur une conception rationaliste des normes sociales faisant abstraction de l’appartenance de l’humain à la Terre1. Malgré les divergences majeures entre ces différentes manières de concevoir l’économie, force est de constater qu’elles appartiennent à une même épistémè. Celle-ci conçoit la nature comme une entité extérieure à l’être humain et dépourvue de ←17 | 18→rationalité. Elle donne lieu non seulement à une économie qui se détache de la politique, mais également à une politique qui fait abstraction des rythmes de la nature, de ses limites et du fait que le bien-être humain dépend d’elle.

Toutefois, ce serait une erreur de croire que la solution se trouverait dans la simple condamnation catégorique de l’économie, dans la mesure où cela reviendrait à consentir à l’idée européo-centrée selon laquelle il n’y a qu’une seule véritable science économique. Or, à l’instar des féministes du Sud ancré, des auteurs du tournant décolonial et des activistes amérindiens et afrodescendants, nous considérons que le défi qui s’impose aujourd’hui à la pensée critique consiste à mettre en lumière les pratiques économiques qui ont été historiquement occultées, et ce, jusqu’au sein de la géohistoire européenne. En d’autres termes, il s’agit de dé-fétichiser l’économie comme science aux lois universelles, relevant du progrès et de la croissance, comme si ces lois jouissaient d’une nécessité intemporelle. Il y a de fait toujours eu à l’œuvre d’autres manières de concevoir et de pratiquer l’économie, y compris au sein de l’Europe, et ce, jusqu’à aujourd’hui. Mais comment l’économie a-t-elle fini par devenir un savoir-pouvoir qui s’acharne à la destruction de la vie, au lieu de contribuer à sa soutenance ? Comment en sommes-nous arrivés à produire un monde ayant comme moteur l’affamement de la Terre, et donc de l’être humain ? Enfin, existe-t-il des alternatives à ce discours meurtrier ? Voilà les questions auxquelles nous avons voulu répondre.

Le thème. Qu’est-ce que l’économie ?

Le projet historique d’accumulation des choses, qui transforme le monde vivant en un monde-chose en ayant pour cela recours à cette science prétendument universelle qu’est l’économie, n’est qu’un projet parmi d’autres. Rappelons-nous de la distinction aristotélicienne entre l’économie naturelle d’un côté, qui a pour objectif la gestion des biens nécessaires à la subsistance de la famille et par extension de la polis, et la chrématistique de l’autre, cette forme dénaturée dont la seule fin est d’accroître la quantité d’argent possédé. N’oublions pas qu’au sein même de l’histoire moderne européenne, l’économie était initialement et étroitement liée aux sciences de la nature, constituant un champ « aussi coloré qu’on pouvait l’imaginer, loin des courbes d’oligopoles ←18 | 19→tordues ou des théorèmes à points fixes »2. Ainsi, le terme employé à cette époque n’était pas « économie » mais « œconomie », une notion d’origine théologique, employée dans une pluralité de domaines, et servant à désigner l’organisation d’un champ de l’être. Enfin, soulignons que les féministes du Sud ancré ont mis en lumière l’existence, aux quatre coins du monde, de pensées dans lesquelles l’économie est conçue à la manière d’un savoir-faire dont l’objectif est de nourrir la société à travers des pratiques impliquant le soin et la réciprocité de la Terre et des autres, et ce, grâce à la conscience de l’interdépendance radicale entre les différents êtres peuplant le cosmos.

Provenant d’une pluralité de géohistoires, ces analyses contribuent à montrer la validité de l’idée selon laquelle l’économie, en tant que savoir fondé sur la figure de l’Homme, n’est ni universelle ni anhistorique, mais prend son essor au XIXème siècle avec Ricardo3. Cette nouvelle signification de l’économie ne s’est pas produite d’un seul coup. Elle est bien plutôt liée à l’histoire de la Conquête de l’Amérique. Ce n’est en effet qu’à partir de ce moment qu’émergent les théories mercantilistes qui établissent l’accumulation des métaux précieux en objectif premier de l’économie, les conceptions rationalistes de la norme, et le dualisme ontologique qui déclare la mort de la nature. Toutefois, rares sont les études qui s’attachent à cartographier l’histoire de l’économie politique en relation avec la colonialité du pouvoir et la construction de la nature comme objet à dominer d’un côté, et les façons alternatives de concevoir l’économie de l’autre4. Jusqu’à aujourd’hui, l’on n’a donc pas suffisamment examiné le processus d’évidement de l’œconomie et sa ←19 | 20→conversion en simple économie. Ce processus est celui du rétrécissement d’un savoir qui a pris la forme d’une retraite du monde vivant.

Certes, un nombre d’auteurs appartenant à différentes traditions théoriques ont montré de manière éclairante le fait que le colonialisme est un mode de production non réductible à l’expansion capitaliste, bien qu’il lui soit nécessaire et contemporain. Ainsi, Luxembourg a mis en évidence que l’accumulation du capital dite « primitive » ne constitue nullement une phase préliminaire au capitalisme – comme l’avait suggéré Marx –, mais s’effectue bien plutôt de manière continuelle, ce qui a pour conséquence que « le capitalisme a besoin pour son existence et son développement de formes de production non capitalistes autour de lui » et de l’exercice permanent d’une violence brutale5. Fanon a montré que la race – et non la simple notion de classe – est le concept central pour comprendre les rapports de pouvoir dans les sociétés coloniales et postcoloniales. Quijano a, quant à lui, décrit la structure sociopolitique instaurée par la colonialité/modernité comme « l’articulation structurée des diverses logiques historiques autour d’une logique dominante, celle du capital »6. Cela signifie que la structure est constituée par une hétérogénéité de modes d’existence, voire de modes de production donnant lieu à une forme de domination particulière, mais aussi à des formes de ré-existence plurielles. Fanon, Dussel et Segato ont insisté sur la structure narcissique et violente instaurée par le colonialisme, que ce soit au travers d’une analyse de la genèse sociale des imaginaires racistes, de l’identification d’une continuité entre l’ego conquiro historique et l’ego cogito philosophique, ou encore de l’étude de l’influence du patriarcat sur la formation de la structure binaire coloniale7. Cependant, aucun de ces auteurs n’a examiné en détail le rôle joué par les théories économiques ←20 | 21→européennes de la première modernité dans la formation de la nouvelle matrice du pouvoir colonial.

À cet égard, ce sont peut-être les postdevelopment studies et les économistes écologiques qui se sont le plus rapprochés d’un tel objectif. Ces chercheurs ont en effet contribué à mettre en évidence le rôle joué par l’économie classique et néoclassique dans les clivages économie-nature et économie-politique, ainsi que le rapport existant entre le discours économique et la reproduction de la logique coloniale. Néanmoins, leurs analyses prennent comme point de départ les années 1950 (moment de l’émergence de la notion de développement comme discours-pouvoir) et retracent les origines de cette notion seulement jusqu’au XIXème siècle. Les théories féministes ont, quant à elles, le mérite d’avoir mis en évidence le processus de chosification de la nature et son rapport avec l’émergence du capitalisme, du colonialisme et du patriarcat moderne, tout en élargissant la période historique de leurs enquêtes jusqu’au XVème siècle. Néanmoins, elles se sont focalisées sur les rôles joués tantôt par les sciences modernes8, tantôt par des dispositifs juridiques9, sans interroger le discours économique en tant que tel. Ces théories se rejoignent dans l’idée selon laquelle l’économie dominante à l’heure actuelle est fondée sur la pensée cartésienne, exprimant une conception dualiste du monde et faisant partie du régime colonial du pouvoir. Cependant, aucune d’entre elles n’effectue de généalogie capable d’examiner le discours économique de la première modernité, comprise comme un dispositif de pouvoir ou de contre-pouvoir. Ce vide théorique dénote un processus de refoulement du trauma que la mise en place du système capitaliste et colonial a signifié pour l’Europe et pour le reste du monde. Une première certitude s’impose donc : jusqu’à présent, aucune analyse portant sur ←21 | 22→les résistances ayant émergé au sein même de l’Europe et par le biais du savoir économique contre un tel système de pouvoir n’a été proposée.

La question et ses objectifs. Les origines de l’économie

Les analyses que nous présentons dans ce livre prennent acte de l’urgence de devoir élargir la généalogie de la construction de l’économie politique en tant que discours meurtrier qui a fini par régir nos pratiques sociales. Néanmoins, nous n’avons pas la prétention de proposer une généalogie du discours économique dans son ensemble, tel qu’il a pu se constituer au cours des cinq derniers siècles en relation avec le fait colonial. Notre objectif est bien plus modeste. Nous souhaitons proposer une analyse généalogique et décoloniale de la physiocratie, école d’économie politique fondée par Quesnay et Mirabeau au XVIIIème siècle. En cela, notre ouvrage vise à mettre en lumière l’existence, au sein même de l’Europe, d’un discours économique qui s’est montré foncièrement critique vis-à-vis du processus de transformation des sociétés ancrées dans la terre et organisées autour de l’activité agricole en des sociétés qui ne tiennent qu’à ce qui brille10. Ces sociétés se sont arrachées du sol, reniant ainsi leur localité, tout en instituant l’expansion maritime et la rapine en leur fondement. Il s’agit donc pour nous de prendre comme objet d’analyse la pensée physiocratique afin, d’une part, de faire ressortir l’ensemble des dispositifs de pouvoir qui ont rendu possible une telle transformation et, d’autre part, de démontrer aussi bien son caractère arbitraire et destructeur que l’existence des alternatives à ce processus.

La physiocratie constitue un lieu épistémologique privilégié pour effectuer une telle démarche, et ce, pour trois raisons. Premièrement, le lieu d’énonciation de cette théorie, à savoir la France de la seconde moitié du XVIIIème siècle, nous permet de focaliser notre recherche sur un moment charnière de l’histoire de la colonialité et de l’économie politique. Le processus de conquête et de colonisation a eu beau introduire un tournant dans l’histoire mondiale depuis 1492, ce n’est qu’au ←22 | 23→XVIIIème siècle que l’Europe est devenue le centre du marché mondial, grâce à l’exploitation des colonies américaines11. Le XVIIIème siècle est en effet le moment du passage définitif d’un régime féodal vers un mode de production capitaliste industriel, et ce, grâce à l’intensification du commerce colonial, qui constitue le « secteur le plus prospère et le plus “libéral” de l’économie »12, et duquel vont dépendre une série d’activités annexes.

Deuxièmement, la physiocratie est la première école à proposer une théorie de l’économie politique sous forme de système. L’analyse de ses énoncés devrait par conséquent nous informer sur la nature du discours économique, dans la mesure où elle constitue la limite même d’où émerge la « science » de l’économie politique. Or ce qui rend l’étude de la physiocratie si passionnante pour notre démarche est le fait qu’elle soit construite à partir du point de vue de la société française. Cependant, son objectif n’est pas celui de soutenir les décisions gouvernementales encouragées par le mercantilisme. Ancrée dans son lieu, la physiocratie vise bien plutôt à s’opposer aux tendances de déterritorialisation de l’économie et de la politique que l’on voyait alors se mettre en place. Retracer les propositions de cette théorie, décrite comme l’origine de l’économie politique moderne, nous permettra donc de déstabiliser l’idée d’une origine dénuée de contradictions, en faisant au contraire ressortir la non-identité à la base de ce savoir.

Au niveau conceptuel, enfin, la physiocratie décèle une ligne de continuité entre la violence exercée en dehors des frontières européennes et les violences qui se déroulent en leur sein. Selon Quesnay et Mirabeau, l’élément médiateur en est l’économie de luxe basée sur le commerce colonial et la manufacture, au détriment de l’agriculture servant à la consommation humaine. Une telle compréhension de la réalité historique de leur temps fait irruption par rapport aux discours contemporains qui, soit soutenaient les politiques coloniales, soit s’attachaient à les critiquer à partir d’argumentations purement morales, ne montrant alors guère ←23 | 24→le préjudice que ce système néfaste portait aux Européens eux-mêmes. Ces trois raisons nous permettent donc d’affirmer qu’afin de comprendre l’émergence de la conception de l’économie comme discours de pouvoir, il est nécessaire de porter notre attention sur ce moment crucial de l’histoire moderne qu’est le XVIIIème siècle.

Selon notre hypothèse de travail, la physiocratie représente dans l’histoire moderne de l’économie politique une exception à la manière capitaliste et coloniale de comprendre l’économie, la politique et la nature. Telle que formulée par Quesnay et Mirabeau, la physiocratie se différencie, en raison de son ontologie matérialiste sacramentelle, des perspectives mercantilistes, à la fois capitalistes et coloniales, fondées sur le dualisme ontologique. Les physiocrates conçoivent la phusis comme une entité vivante. Outre qu’elle constitue la condition de possibilité de la subsistance humaine, elle est aussi source de normativité sociale. Ils parviennent ainsi à proposer une théorie du droit naturel qui se tient à l’écart des conceptions rationalistes de la loi de la modernité. Ces fondements ontologiques et normatifs donnent alors lieu à une philosophie politique pensant la souveraineté à partir de la réciprocité entre les membres de la société et entre celle-ci et la phusis, à une manière polycentrique d’organiser le pouvoir politique, et enfin à une économie dont l’objectif principal est d’assurer la satisfaction des besoins des êtres humains et de la Terre. Ces principes normatifs amènent Quesnay et Mirabeau à reconnaître dans les politiques mercantilistes des gouvernements européens un dérèglement de l’ordre naturel. Ainsi ces auteurs produisent-ils un riche corpus théorique qui s’attaque aux piliers ontologiques, politiques et économiques du système capitaliste et colonial. Néanmoins, la colonialité du savoir a réussi à étouffer la dimension critique de cette école en la rendant fonctionnelle au sein du projet capitaliste et colonial, de telle sorte que la physiocratie est, en général, associée au libéralisme et au capitalisme agraire.

Résumé des informations

Pages
340
Année
2023
ISBN (PDF)
9782875747310
ISBN (ePUB)
9782875747327
ISBN (Broché)
9782875747303
DOI
10.3726/b20912
Langue
français
Date de parution
2023 (Mai)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2023. 340 p., 2 ill. n/b.

Notes biographiques

Lina Marcela Alvarez Villarreal (Auteur)

Lina Álvarez Villarreal est maîtresse de conférences en théorie politique à la Universidad de los Andes de Bogotá et docteure en philosophie de l’Université catholique de Louvain. Ses recherches actuelles portent sur les féminismes du Sud, les économies alternatives et les pensées anticoloniales.

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