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Sociocritique et tournant décolonial. Convergences et perspectives

Hommage à Edmond Cros

de Assia Mohssine (Éditeur de volume)
©2023 Autres 438 Pages
Série: Argumentos y Debates, Volume 1

Résumé

Cet ouvrage est une invitation à la rencontre entre la sociocritique et le tournant décolonial. Il examine dans quelle mesure leurs champs, leurs objets d’étude et leurs méthodes peuvent interagir ou s’attirer mutuellement. Cette invitation implique un dialogue entre, d’une part, la sociocritique telle que l’envisage Edmond Cros, et d’autre part, ce qui est appelé « le tournant décolonial » amorcé depuis trois décennies par des sémiologues et des penseurs de l’école socio-anthropologique latino-américaine, plus connue sous le nom de Modernité/colonialité. Le principal objectif est de participer à la dynamique de compréhension du processus complexe de continuité et de changement des paradigmes étroitement liés au colonialisme, à la décolonisation et à la colonialité, en situant la discussion au croisement de ces deux théories et de disciplines telles que la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, l’histoire politique, la psychanalyse avec un intérêt particulier pour les productions culturelles, qui sont autant de lieux de potentialisation des tensions liées à la permanence de la colonialité.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Hommage à Edmond Cros
  • Petite Ode à Edmond
  • Présentation
  • D’un sujet à l’autre. Du colonial au décolonial
  • Le sujet culturel colonial : l’irreprésentabilité de l’Autre
  • Comment penser la décolonisation ?
  • De la décolonie : enjeux épistémologiques et historiques
  • Bakhtine et la problématique du sujet pluriel
  • Quels liens entre la notion de sujet dans le tournant colonial et le sujet culturel colonial chez Edmond Cros ?
  • Sujet culturel et théorie décoloniale
  • Le tournant du Muntu africain de Manuel Zapata Olivella dans la décolonisation des épistémologies et des imaginaires en Amérique latine
  • (Dé)Colonialités transnationales et transatlantiques
  • Anti-impérialisme et anti-colonialisme dans Consideraciones acerca de enfermedades y salud del Reino de Pedro de Valencia
  • ‘Then meet we as one common Brotherhood’. Traces de colonialité/décolonialité dans la poésie de E. Pauline Johnson
  • Mémoire multidirectionnelle et tournant décolonial. Le cas du Livre d’Emma de Marie-Célie Agnant
  • « My feet are (so to speak) in two worlds » : Le jeu de l’autre et l’émergence du moi dans Annie John de Jamaica Kincaid
  • Le Sud dans le Nord. Scènes de construction du féminisme du tiers- monde états-unien
  • Capitalisme, racisme et pulsion de mort : Once in a Promised Land de Laila Halaby
  • Utopies/dystopies et (post)colonialités
  • L’image-écran pour dire l’impérialisme noir
  • Aux États-Unis d’Afrique d’Abdourahman A. Waberi : peau blanche, masques noirs
  • Wandi Bla! de Konan Roger Langui ou la quête de la liberté confisquée dans la poésie ivoirienne post-coloniale : essai d’analyse sociocritique
  • Pensée décoloniale dans la fiction narrative africaine
  • Faire émerger la voix des sans-voix dans Cahier de retour au pays natal d’Aimé Césaire et Retour en Guyane de Léon Gontran Damas
  • Poétiques transmédiales et réévaluations décoloniales
  • Grada Kilomba: la théorie et l’art en tant qu’espaces de décolonisation du sujet noir
  • Failles de la colonialité selon Dany Laferrière et Yannick Lahens : l’exemple de Tout bouge autour de moi et de Failles
  • Vers une décolonisation du savoir sur genre et migration en France
  • La pensée décoloniale dans l’approche latino-américaine de l’économie sociale et solidaire
  • Les multinationales et le marché du livre hispanophone : communauté culturelle ou colonisation économique et linguistique ?
  • Virage à gauche - Edmond Cros et les lignes de force de notre temps : culture et politique, Nord/Sud, Europe sociale. Entretien avec Edmond Cros

Assia Mohssine et Milagros Ezquerro

Hommage à Edmond Cros

Edmond Cros est né à Privas, chef-lieu de l’Ardèche, le 28 août 1931. Issu d’un milieu très modeste, il a fait des études universitaires à la force du poignet, avant d’être recruté en 1959 à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand puis en 1963 à l’Université Paul Valéry Montpellier III en qualité d’Assistant. C’est dans ce dernier établissement que se déroulera sa carrière d’enseignant-chercheur dans le domaine des Littératures espagnole et hispano-américaine. Pendant 7 ans il enseigna également aux États-Unis en tant que titulaire de la Chaire Andrew Mellon à l’Université de Pittsburgh. Il fut également Professeur invité dans les universités de Kansas et Virginia (USA), Montréal (Canada) et Granada (Espagne).

Il enseigna pendant près de 50 ans la Littérature espagnole du Siècle d’Or, les Littératures hispano-américaines contemporaines, ainsi que l’analyse filmique qu’il contribua fortement à promouvoir dans l’Hispanisme français. Il dirigea de très nombreuses thèses de Doctorat, Doctorat d’État et Habilitation à diriger des Recherches. Soucieux d’attirer les étudiants étrangers, il organisa, à partir de 1967, des cours d’été de langue française au sein d’une association Loi 1901, appelés Cours Intensifs de Français (CIF), pendant une trentaine d’années, avec un grand succès.

Il créa, dans les années 70, un centre de recherches très actif, le CERS (Centre d’Etudes et de Recherches Sociocritiques) ainsi que les revues adossées Imprévue et Co-Textes. En 1985, au plan international, il fonda la revue trilingue Sociocriticism à l’Université de Pittsburgh où il occupait la chaire Andrew Mellon et, en 1991, l’Institut International de Sociocritique (IIS), en collaboration avec le Centre de Recherches Ibériques et Latino-Américaines de l’Université de Perpignan (CRILAUP), le Centre d’Etudes et de Recherches Sociocritiques de l’Université de Guadalajara, Mexique, et l’Université de Pittsburgh, États-Unis. Deux institutions toujours actives.

En 2003 et 2004, il fut président et membre du jury du XIIe et du XIIIe Prix de Littérature latino-américaine et de la Caraïbe « Juan Rulfo » (Premio FIL de Literatura en Lenguas Romances, Guadalajara, Jalisco, 2003, écrivain primé : Rubem Fonsec ; 2004, écrivain primé : Juan Goytisolo). Ce prix littéraire très important couronna, depuis sa création en 1991, des écrivains de langues romanes de grande qualité.

Edmond Cros restera, dans le panorama de l’Hispanisme français et international, l’un des chercheurs les plus actifs, inventifs et productifs. Sa passion pour la théorie s’éveilla très tôt et demeura, jusqu’au bout, la colonne vertébrale de sa vie intellectuelle. Entré dans le champ universitaire dans les années 60, au moment des grandes polémiques autour de la Nouvelle Critique, Edmond Cros élabore progressivement sa propre théorie critique, dans le cadre de travaux interdisciplinaires qui fonderont l’École de Sociocritique de Montpellier. Il construira une vision personnelle de la sociocritique dont il assumera l’évolution et l’enrichissement progressifs, ainsi que sa diffusion auprès d’un large public étudiant et enseignant, non seulement à Montpellier, mais aussi dans de nombreuses universités françaises et étrangères à travers des colloques et des conférences : en Espagne, dans plusieurs pays d’Afrique, aux États-Unis, au Canada, au Mexique, en Colombie, en Argentine, à Porto Rico, au Costa Rica, à La Réunion, et on en oublie. L’inventeur de concepts était favorisé par une plume incisive et précise, aussi à l’aise dans les champs culturels les plus divers : littérature, histoire, civilisation, idéologie, psychanalyse, cinéma. Sa bibliographie savante est copieuse, on citera parmi ses ouvrages :

  • Protée et le gueux, Paris, Didier,1967.
  • Contribution à l’étude des sources de Guzmán de Alfarache, Montpellier, CERS, 1967.
  • Mateo Alemán introducción a su vida y obra, Madrid, Anaya, 1971.
  • L’Aristocrate et le carnaval des gueux, Montpellier, CERS, 1975.
  • Ideología y genética textual, el caso del Buscón, Madrid, Planeta, 1980.
  • Théorie et pratique sociocritiques, Paris/Montpellier, Éditions sociales/CERS, 1983.
  • Lecture idéologique du Lazarillo de Tormes (en collaboration avec A. Gómez Moriana), Montpellier, CERS, 1984.
  • Literatura, ideología y sociedad, Madrid, Gredos, 1986.
  • Theory and Practice of Sociocriticism, translated by Jerome Schwartz, Minneapolis, University of Minnesota Press, Col. Theory and History of Literature, 1988.
  • Francisco de Quevedo, Historia de la vida del Buscón ejemplo de vagabundos y espejo de tacaños, edición, introducción y notas, Madrid, Taurus, 1988.
  • De l’engendrement des formes, Montpellier, C.E.R.S., 1990.
  • Ideosemas y morfogénesis – Literatura española e hispanoamericana, Frankfurt, Vervuert Verlag, 1992.
  • D’un sujet à l’autre, Sociocritique et psychanalyse, Montpellier, CERS, 1995.
  • Origine socio-idéologique des formes, Montpellier, CERS, 1998.
  • El sujeto cultural – sociocrítica y psicoanálisis, Buenos Aires, Corregidor,1995.
  • La sociocritique, Paris, L’Harmattan, coll. Pour comprendre, 2003.
  • El Buscón como sociodrama, Granada, Universidad de Granada, 2006.
  • La Sociocrítica (Madrid, Arco-libros, 2009)
  • De Freud aux neurosciences et à la critique des textes, Paris, L’Harmattan, 2011.

Edmond Cros s’est aussi exercé avec talent et sensibilité à l’écriture romanesque dans une tétralogie à la fois autobiographique et historique : L’Énigme des cinq colombes (1998), L’Histoire véritable de Santa Cruz de la Plata (1999), Ariane, ma sœur (2002), et le dernier titre, Mais il reviendra le temps des cerises (2009), qui témoigne de son engagement profond.

Mais tout cela ne serait rien sans la personnalité d’Edmond Cros, sa générosité, sa solidarité, sa fidélité dans les relations humaines et sa fiabilité dans ses engagements idéologiques et citoyens au cours de périodes conflictuelles, où les revirements étaient monnaie courante.

Avant de clore cet hommage , il nous tient à cœur de faire part des propos de notre collègue et ami colombien Augusto Escobar Mesa : « Il est rare de trouver en une seule personne un MAÎTRE généreux, un ami sans réticence, un collègue et un chercheur infatigable, un esprit ouvert à tous les savoirs et quelqu’un qui a eu la sensibilité d’accueillir toutes les générations sans distinction. Et c’est Edmond Cros ! ».

Michèle Ramond

Petite Ode à Edmond

Renais toujours avec nous, père, époux, frère, maître et ami généreux, nous n’oublierons jamais ta figure élégante, ton charme oratoire, ta théorie du texte toujours en mouvement, son soubassement socio-critique frémissant, sensible aux littératures, au cinéma, à l’Histoire, à la politique mondiale, ton travail de création, ta compréhension intelligente du monde et ta critique inquiète de l’économie libérale. Nous sommes dans un campus baigné par une lumière d’automne, tu portes un costume gris clair, tu avances vers la chaire, nous sommes très nombreux à t’attendre, tu poses discrètement sur le pupitre une petite feuille comme prélevée d’un bloc-notes, peut-être le bloc-notes de Freud, couverte recto-verso d’une écriture presque illisible, pendant toute ta conférence tu la regardes d’ailleurs à peine, tu analyses les œuvres que tu gardes en mémoire de façon toujours plus limpide et subtile, tu les approfondis en rejouant tes arias préférés, tes variations, tes thèmes, tes mouvements sémantiques, tes études, tes fantaisies picaresques et baroques, tes introïts romanesques et filmiques, Buscón, Lazarillo, Carpentier, Goytisolo, Brice Echenique, Pagnol… ravis nous écoutons les interprétations vibrantes de Sokolov-Richter-Horowitz-Cros, et la lumière d’automne que nous aimons tant avec Annie entre par les fenêtres du grand amphi, se glisse amoureusement jusqu’à toi.

Assia Mohssine

Présentation

Cet ouvrage est une invitation à la rencontre entre la sociocritique et le tournant décolonial (2007)1 : dans quelle mesure leurs champs, leurs objets d’étude et les démarches conceptuelles et méthodologiques dont ils relèvent interagissent-ils ou s’attirent-ils mutuellement ? Cela engage un dialogue entre, d’une part, la sociocritique telle qu’elle a été systématisée tout particulièrement par Edmond Cros2, et d’autre part, le tournant décolonial amorcé depuis trois décennies par les penseurs de l’école socio-anthropologique latino-américaine, plus connue sous le nom de Modernité/colonialité-Décolonialité3. L’objectif principal est de contribuer à la compréhension du processus complexe de continuité et de changement des paradigmes liés au colonialisme, à la décolonisation et à la colonialité en accordant une attention particulière aux rapprochements possibles sur le plan épistémologique et aux application pratiques aux objets culturels reconnus pour leur potentiel critique à l’égard de l’héritage colonial et, plus largement encore, de la permanence de la colonialité.

Depuis ses débuts dans les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, la sociocritique fournit une perspective critique à la croisée de la psychanalyse et du matérialisme historique dialectique qui vient interroger le fonctionnement des médiations socio-discursives et de la matière socio-idéologique. Elle prend ainsi appui sur une théorie sociocritique du sujet et une théorie sociocritique du texte, « étroitement articulées l’une et l’autre sur le processus dynamique qui gère l’évolution du ‘tout historique’ incorporé aussi bien dans les structures du texte que dans celles du sujet » (Cros, 2006, p. 69). Plus précisément, la démarche critique de Cros4 cible les modes d’inscription de l’idéologique et de l’histoire dans la compétence sémiotique du sujet et la manière dont cela impacte la morphogénèse des productions culturelles, non pas de façon directe mais à travers ce qu’il appelle « une sémiotique de l’écart et de la discordance : « le manque, l’absence, le vide, le déphasage se donnent ainsi à voir comme des indices majeurs de la présence de l’Histoire et balisent donc un espace à explorer » (Cros, 2005, p. 59). Cette position théorique fondatrice sera développée et approfondie dans plusieurs ouvrages qui conjuguent théorie et pratique sociocritiques, reconnus pour leur rigueur scientifique. Parmi ces derniers nous retiendrons volontiers ceux qui sont essentiels à notre réflexion, à savoir 1492. La découverte comme événement interdiscursif (1992), El indio, nacimiento y evolución de una instancia discursiva (1994)5, Dun sujet à lautre. Sociocritique et psychanalyse ([1995] 2005), « Para girar a la izquierda »6, entretien accordé par Edmond Cros à l’essayiste espagnol Antonio Chicharro (2004) et enfin l’essai « Le sujet culturel colonial et l’immigration. Les silences du discours idéologique » (2017).

Inscrits dans le contexte des célébrations du « Ve centenaire de la découverte de l’Amérique », les deux ouvrages 1492. La découverte comme événement interdiscursif (1992) et El indio. Nacimiento y evolución de una instancia discursiva (1994) se sont fixés pour objectif de réinterroger, d’une part, les fondements de la modernité capitaliste/coloniale et, d’autre part, le processus d’aliénation par le langage qui a abouti à l’irreprésentabilité de l’indien, tout en obligeant à l’examen des enjeux épistémologiques et identitaires posés par la domination coloniale :

Problème de nomination et d’interpellation en premier lieu : ce nouvel objet, l’indien, advient par un processus d’interpellation et il est en conséquence ce que sa nomination a voulu qu’il soit, c’est à dire un autre que lui-même ou encore l’habitant d’une contrée qui n’est pas la sienne. Erreur de l’histoire, ce signe de méconnaissance lui sera cependant définitivement attribué, aliénant ainsi son identité fondamentale. La grande question de la nomination hantera à l’avenir les cultures hispano-américaines. (Cros, 1994, prologue)

Les autres textes publiés en 2004, 2005 et 2017, auxquels nous avons fait allusion, s’inscrivent dans une volonté de décentrement par rapport aux imaginaires et aux catégories eurocentristes ; ils incitent à questionner le locus d’énonciation pour mieux appréhender les discours et leurs légitimités. Cela suppose, d’une part, de faire admettre la condition épistémologiquement située des discours à prétention universelle qui par le biais de cette supposée universalité ont façonné une image figée et essentialiste de l’autre et de sa culture et, d’autre part, de déplacer le point de vue vers les altérités épistémiques que la logique coloniale a subalternisées dans le passé, dans le but de parvenir à une connaissance autre. Dans le chapitre IX de l’ouvrage Le sujet culturel. Sociocritique et psychanalyse ([1995] 2005), Cros s’est fixé comme objectif de saisir l’année 1492 dans toute sa complexité en mobilisant des locus d’énonciation radicalement opposés. Selon que l’on se place du point de vue de l’épistémologie eurocentriste ou, au contraire, du point de vue de la connaissance subalterne, les théorisations de « la découverte » apparaissent donc inconciliables : fondement de la modernité économique pour le premier, synonyme de catastrophe majeure aux conséquences « métaphysiques, ontologiques et épistémiques » (Maldonado-Torres, 2007, p. 137), pour le second.

Quel sens convient-il de donner à 1492 ? peut-on parler de la « rencontre de deux mondes » ? S’agit-il de la naissance des Temps modernes ? Du début des échanges inégaux entre le Nord et le Sud ? Avec Christophe Colomb les Européens deviennent-ils « les agents d’une mutation décisive de l’histoire de l’humanité » (J. Jacquart) dans la mesure où ils acquièrent la maîtrise « des espaces maritimes nécessaires à la mondialisation des échanges » (G. Martinière) ? Faut-il privilégier ainsi les perspectives économiques ou, tout au contraire, déplaçant notre point de vue vers la périphérie, mettre l’accent sur le cataclysme culturel et biologique qu’a déchaîné l’aventure maritime de Christophe Colomb et, à partir de là, s’interroger sur notre propre avenir ? (Cros, 2005, p. 127 [nous soulignons])

Une telle démarche accrédite l’idée que tout savoir est situé et localisé, et en cela, elle est équivalente à celle qui prévaut chez les penseurs décoloniaux (Castro-Gómez et Grosfoguel, 2007, p. 262). Conscient de la nécessité de déconstruire l’idéologie de la modernité, Cros s’emploie à ce que, d’une part, le terme eurocentré de découverte apparaisse toujours entre guillemets ou précédé de la formule « soi-disant » et, d’autre part, à ce que l’hégémonie épistémique et les savoirs altérisés soient mis en perspective. On peut y voir une volonté d’inverser les paradigmes épistémiques eurocentrés et une tentative de reconnaître l’indien vaincu comme sujet de l’histoire.

La compréhension du colonialisme et, plus encore, de la survivance de la colonialité dans des situations historiques présentes est, sans aucun doute, le point de convergence central entre le sociocriticien Edmond Cros et les penseurs du tournant décolonial. Il est à noter ici que Cros rencontre le tournant décolonial au moins par deux aspects : en postulant le colonialisme comme un fait historique majeur qui a surgi avec l’apogée du capitalisme marchand et la découverte du soi-disant Nouveau Monde et en reconnaissant que cet élément fondateur de la modernité n’appartient pas au passé et n’a jamais cessé de produire du sens. Dans la même veine, le sociologue péruvien Aníbal Quijano, membre du réseau décolonial, parle de « colonialité » et fait remarquer que « la modernité, le capital et l’Amérique latine sont nés le même jour » (Quijano, 1991, p. 42). Loin de renvoyer à des divergences de vue, ces deux propositions théoriques s’attachent, l’une et l’autre, à reconnaître les trois piliers sur lesquels s’appuie la modernité : le capital, le colonialisme et la colonialité. Certes Cros n’emploie jamais cette dernière catégorie, mais il la donne à entendre souvent à travers d’autres termes dont la portée épistémique est assimilable à la colonialité : « effets du colonialisme », « produit du colonialisme », « vocabulaire appartenant au colonialisme », « effets [du colonialisme] toujours en vigueur », etc.

En 2004, dans un entretien accordé à l’essayiste espagnol Antonio Chicharro, intitulé « Para girar a la izquierda-Edmond Cros y las líneas de fuerza de nuestro tiempo : cultura y política, Norte/Sur, una Europa social »7, Cros s’intéresse aux enjeux soulevés par l’évolution des inégalités Nord/Sud et les visées stratégiques du néo-libéralisme et, ce faisant, fait valoir qu’il est essentiel de s’interroger sur la prégnance du passé colonial sur la réalité actuelle à l’échelle mondiale. Et c’est bien ce point de référence capital, souligne-t-il, que les crises actuelles ont vocation à convoquer et à réactiver, de façon non consciente, dans les pratiques discursives et la mémoire collective. Le post- colonialisme est, en ce sens, la continuité historique du colonialisme et en aucun cas le signe de sa disparition :

Les crises internationales actuelles les plus graves, en Afghanistan, en Irak, en Palestine, les problèmes d’immigration, d’‘intégration’, de relations Nord/Sud... sont tous des produits indirects ‒ et parfois directs ‒ du colonialisme. Elles ne peuvent être traitées en dehors de ce contexte. Mais de quel horizon discursif, puis idéologique, émergent ces idéologèmes, construits sur la base d’un même post-schéma ? (Cros, 2004, p. 28 [notre trad.])

La mise en garde de Cros ne s’arrête pas là. Il nous pousse à réévaluer la part d’ambiguïté contenue dans le « post-colonialisme » que nous percevons comme « objective » et inoffensive alors qu’elle doit, au contraire, nous alerter et nous aider à lire ces formes nouvelles de colonialité :

Ce préfixe post- transcrit, à première vue, un vide, une absence de définition ; il sert à introduire des définitions négatives [« ce n’est plus du colonialisme », « ce n’est plus de l’occidentalisme »] mais, néanmoins, dans ces expressions, le colonialisme et l’occidentalisme continuent à fonctionner comme des points de référence, ce qui signifie que leurs effets sont toujours en vigueur (…). Pour moi, le vide sémantique impliqué par post- cache une réalité qui est celle du néo-colonialisme. (Cros, 2004, p. 28 [notre trad.])

Résumé des informations

Pages
438
Année
2023
ISBN (PDF)
9783631893791
ISBN (ePUB)
9783631893807
ISBN (Relié)
9783631893784
DOI
10.3726/b20404
Langue
français
Date de parution
2023 (Septembre)
Mots clés
Sociocritique and le tournant décolonial l’école socio-anthropologique latino-américaine Colonialisme, à la décolonisation et à la colonialité
Published
Berlin, Bruxelles, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2023. 438 p.

Notes biographiques

Assia Mohssine (Éditeur de volume)

Assia Mohssine est Maîtresse de conférences (échelon exceptionnel) de littérature mexicaine à l’Université Clermont Auvergne. Ses travaux de recherches, inspirés des études de genre, de la sociocritique et de la théorie décoloniale, portent sur la littérature mexicaine contemporaine. Elle est vice-présidente de l’Institut International de Sociocritique et membre fondateur du réseau de recherche Matrimoine Afro-Américano- Caribéen (MAAC), plateforme en ligne sur l’héritage des créatrices afro-américano-caribéennes.

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Titre: Sociocritique et tournant décolonial. Convergences et perspectives
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