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L’inversion du clitique sujet et ses fonctions en français contemporain

de Groupe de Fribourg (Auteur) Alain Berrendonner (Éditeur de volume)
Monographies 322 Pages
Série: Sciences pour la communication, Volume 134

Résumé

L’inversion du pronom clitique sujet a la réputation d’être une « "relique de l’état ancien" du français », un « fossile […] qui n’est plus pratiqué dans la langue courante ». Ce livre montre qu’elle est au contraire un procédé syntaxique bien vivant en français contemporain, et que ses fonctions ne se laissent pas réduire à un marquage de la « non-assertion ». On propose ici une étude descriptive de ces diverses fonctions (emphatisation, modalisations, subordination, méta-énonciation...), fondée sur des données attestées, et dont les résultats sont formulés dans une ébauche de grammaire catégorielle.

Table des matières

  • Cover
  • Title
  • Copyright
  • About the author
  • About the book
  • This eBook can be cited
  • Sommaire
  • Liste des abréviations et symboles utilisés
  • Introduction
  • 1. Primitives syntaxiques et syntaxe du sujet
  • Notions primitives (AB)
  • La syntaxe du sujet (AB)
  • 2. Inv-scl, marqueur expressif et modal
  • Inversions post-adverbiales (AB)
  • Adverbes inverseurs et analogie (AB)
  • Inversions interrogatives (AB)
  • 3. Inv-scl, marqueur intégratif
  • Inv-scl et l’enchâssement (AB)
  • Inv-scl dans les P interrogatives indirectes (AB & GZ)
  • Inv-scl et les « concessives extensionnelles » (FG)
  • 4. Inv-scl, marqueur pragmatique
  • Inversion et incises (FG & AB)
  • 5. Inv-scl et ses figements
  • L’alternance est-ce que / inversion de clitique (GZ)
  • Conclusion (AB)
  • Annexe: Adverbes inverseurs, inventaire
  • Index
  • Références

Introduction

1. But de l’ouvrage

Le but de la présente étude est d’identifier les fonctions que remplit dans le système grammatical du français contemporain la construction dite « inversion du sujet clitique » (ou inv-scl). Ce dispositif se caractérise par la suffixation aux verbes finis d’un morphème de la série SCL = {je, tu, il(s), elle(s), on, ce, nous, vous}, cooccurrent ou non avec un SN sujet préverbal1. Ex.

Sans doute (Ø / les filles) mangeront-elles du gâteau.

Bien qu’elle soit parfois considérée comme un vestige de la syntaxe médiévale (Foulet 1919 : 315), et que son usage soit relativement rare en français parlé (Stark & Binder 2021), cette construction apparaît plutôt vivace à l’écrit: elle présente une grande diversité d’emplois plus ou moins inédits ou inobservés, et il semble même qu’elle soit en train d’élargir discrètement son domaine, sous l’effet d’extensions analogiques. Nous nous sommes donc attachés à inventorier ses occurrences le plus soigneusement possible, afin de déterminer quelles fonctions inv-scl remplit, ou est en train d’acquérir, dans le français d’aujourd’hui.

2. Les données

Comme les faits sur lesquels sont fondées nos analyses ont parfois de quoi surprendre, il est bon de préciser où et comment nous les avons observés. Nos exemples écrits ont été pris dans des textes édités (corpus Frantext, romans contemporains). On peut donc considérer qu’ il s’agit de productions délibérées d’auteurs attentifs à leur langage, et non «d’ accidents de performance ». Nous y avons ajouté un certain nombre d’occurrences recueillies sur Internet. Contrairement à certains, nous ne pensons pas qu’il faille récuser a priori toute donnée de cette provenance, au motif que « sur Internet, on trouve n’importe quoi ». Certes, les énoncés fournis par les moteurs de recherche électroniques ne constituent pas un corpus digne de ce nom : leurs conditions de production sont inconnues, et leur représentativité est impossible à estimer, si bien qu’on ne peut en tirer ni conclusions statistiques, ni corrélations sociolinguistiques relevantes. Mais en prenant des précautions, on peut néanmoins dégager parmi eux une collection de formes écrites spontanées dont on peut présumer que la production n’est pas accidentelle, et qui peuvent nous en apprendre beaucoup sur les limites du « possible à dire » en français contemporain. Nous ne les exploitons qu’à cette fin : inventorier à partir d’énoncés attestés un ensemble le plus complet possible de variantes en usage. Nous avons pris soin d’écarter toute occurrence suspecte d’avoir été générée par un automate, d’émaner d’un énonciateur non francophone, de résulter d’une erreur de clavier ou de copier-coller, ou encore d’être un artefact ludique, forgé délibérément selon une grammaire fantaisiste. Au reste, les faits que nous avons retenus ne sont pas des hapax ; ils se manifestent généralement à travers une petite série d’occurrences émanant de sources diverses, ce qui confirme qu’il s’agit bien d’usages pratiqués occasionnellement par une partie des locuteurs natifs, si peu nombreux soient-ils. Nous nous estimons donc fondés à les traiter comme grammaticaux, et nous sommes d’avis que les exclure sans autre forme de procès ne serait qu’une espèce banale de normativisme, consistant à néantiser des variantes rares en raison de leur rareté même2.

3. Le modèle

Le modèle grammatical mis en œuvre ici procède d’une conception praxéologique des langues naturelles : on les envisage non comme des systèmes de signes, mais comme des systèmes d’opérations exécutables pour communiquer. Cette conception nous conduit à articuler notre grammaire en deux composantes, qui correspondent à deux ordres de phénomènes :

  • – D’une part, la langue est un générateur d’énoncés, c’est-à-dire un ensemble d’opérations (-types) virtuelles que les locuteurs ont acquises par habituation, et qu’ils mettent à exécution pour fabriquer des énoncés. Nous rendrons compte de cette compétence générative en figurant les unités de langue (morphèmes, syntagmes) comme un ensemble Γd’opérateurs servant à construire les énoncés, et qui constituent une grammaire applicative au sens de Desclés (1990 : 15).
  • – D’autre part, l’usage de ces opérateurs est soumis à des contraintes de faisabilité (dans certains contextes syntaxiques, certaines opérations sont plus / moins coûteuses à exécuter que d’autres) et de coopérativité (dans certaines circonstances de discours, certains dispositifs garantissent mieux / moins bien le succès de la communication). Ces contraintes, que Frei (1929) appelait des « besoins », peuvent être conçues comme un ensemble Π de principes ergonomiques qui conditionnent et restreignent l’emploi des opérateurs de la langue. Selon qu’un énoncé construit est plus ou moins conforme à ces principes, il présente un degré d’optimalité plus ou moins élevé, allant de la parfaite acceptabilité à l’agrammaticalité fatale, en passant par diverses valeurs intermédiaires (« maladresses » plus ou moins graves). Le système Π fonctionne ainsi comme un filtre pratique sur les produits de sortie du générateur syntaxique Γ (Kager 1999).

Faut-il souligner qu’un tel modèle, inspiré par la théorie de l’optimalité, s’écarte de la conception ancestrale de la grammaire comme visant à « engendrer tout et rien que les phrases grammaticales de la langue » ? Notre but n’est pas de faire le départ entre énoncés bien formés vs mal formés, mais de décrire et d’expliquer avec toute la généralité souhaitable le « possible à dire » en français, étant entendu que tout ce qui a été dit fait nécessairement partie du possible à dire : chaque énoncé dûment attesté, si rare, atypique ou méjugé soit-il, est justiciable d’une description dans le modèle (à charge pour celui-ci d’en expliquer s’il y a lieu le caractère rare, atypique ou méjugé).

4. Traitement des variations

Les constructions qui contiennent une inv-scl entrent le plus souvent en concurrence avec d’autres dispositifs aptes à revêtir localement les mêmes valeurs (propositions non inversées, en est-ce que, enchâssées par que, etc.). On ne saurait décrire les fonctions de l’inversion sans la caractériser en tant que terme de ces alternances, ce qui suppose que l’on se dote d’une théorie de la variation.

4.1. La nôtre est holistique : elle part du principe que toutes les variantes attestées relèvent d’un seul et même système, la langue française, et sont constitutives de sa structure. En d’autres termes, nous récusons la conception dialectaliste courante qui explique les variations par la coexistence de deux systèmes linguistiques distincts, dits standard vs non-standard (ou populaire, colloquial, parlé-informel, vernaculaire, etc.) (Lambrecht 1981, Zribi-Hertz 1994, Auger 1995, Culbertson 2010…). D’une part, cette conception diglossique s’avère trop simpliste lorsqu’il s’agit de décrire des alternances de six ou huit variantes, comme par exemple celles que nous traitons en VI § 4. D’autre part, il n’est pas rare qu’un locuteur use alternativement de variantes réputées « standard » et « populaires », y compris à l’intérieur d’un même énoncé, sans que les conditions de production du discours aient changé (III § 241 ou VI § 412); cela met à mal la notion de « variété de langue » supposée homogène et corrélée à des paramètres diastratico-diaphasiques3. Enfin, ce que l’on désigne sous le nom de français standard, c’est l’ensemble des tournures syntaxiques légitimées par la norme dominante, le non-standard n’étant que la compilation de toutes les formes qui s’en écartent pour une raison ou pour une autre (rareté, oralité, connotation populaire, archaïsme, etc.). Or, rien ne garantit que cette façon de trier les données aboutisse à isoler des systèmes linguistiques homogènes. Il y a plutôt lieu de penser le contraire, la norme opérant souvent dans la langue des sélections arbitraires, non congruentes avec sa structure opérative (II § 233). Pour toutes ces raisons, nous n’userons pas des qualifications de standard vs populaire, sinon à titre de citations, pour rappeler les connotations que le discours normatif ambiant attache à certaines formes.

4.2. Par ailleurs, notre approche de la variation n’est pas corrélationniste. Savoir à quel taux certaines catégories de locuteurs pratiquent inv-scl, ou dans quelle mesure certains genres discursifs en favorisent l’usage, sont des questions auxquelles nous ne chercherons pas à répondre. En revanche, nous nous risquerons à émettre des hypothèses sur les facteurs praxéologiques et communicatifs qui peuvent motiver le choix de telle ou telle variante dans tel ou tel contexte verbal. Notre modèle (Γ, Π) conduit en effet à distinguer deux ordres de variation superposés.

  1. (i) D’une part, certaines alternances observées en discours résultent du fait que le générateur grammatical Γ comprend des opérateurs sous-spécifiés, dont la nature et/ou le domaine d’application sont paramétrables, à l’initiative des sujets parlants. Chacun de leurs paramétrages possibles constitue ce que nous appelons une variante de grammaire. Chaque lot de variantes de grammaire concurrentes forme un microsystème strictement indépendant ; de l’un de ces microsystèmes à l’autre, nous ne postulons ni implications ni cooccurrences régulières.
  2. (ii) D’autre part, les principes ergonomiques Π ne forment pas un ensemble consistant; certains d’entre eux peuvent occasionnellement entrer en conflit, ce qui oblige alors les locuteurs à leur assigner un ordre de priorité, c’est-à-dire à sacrifier l’un au profit de l’autre, et par conséquent à privilégier telle ou telle variante de grammaire, en fonction du contexte grammatical. Les hiérarchisations possibles des divers principes constituent un second niveau de variation, responsable de la distribution des variantes.

Cette conception de la variation revient à traiter séparément deux questions: (i) quelles sont les variantes possibles (selonΓ) ?, et (ii) dans quelles conditions chacune de celles-ci est-elle employée (selon Π) ? Répondre à la première de ces questions implique que tous les usages attestés soient dans un premier temps traités sur pied d’égalité, les plus ordinaires comme les plus insolites. Mêler ainsi indifféremment le normal et l’exceptionnel est contraire aux habitudes, la tendance dominante en linguistique de corpus étant plutôt de se focaliser sur les occurrences les plus fréquentes, censées refléter des régularités de genre, et de considérer le reste comme quantité négligeable. Néanmoins, si l’on se fixe pour objectif de modéliser des structures variationnelles, il faut bien commencer par faire un inventaire aussi complet que possible de tous les alternants en service, sans opérer parmi eux de tri a priori. Ce n’est que dans un second temps qu’on doit se pencher sur les inégalités de rendement entre variantes de grammaire, et leur chercher une explication.

5. Modélisation vs formalisation

Les propositions avancées ci-après constituent un modèle syntaxique des énoncés contenant une inv-scl. Mais ce modèle, quoiqu’explicite et décidable (pensons-nous), n’a pas fait l’objet d’une formalisation.

5.1. Cela signifie d’une part que les notations symboliques et les schémas utilisés infra sont à prendre comme de simples sténographies, et non comme des fragments d’une grammaire algorithmique consistante. Plus exactement, nous avons été amenés à faire usage de deux sortes de symboles :

  • – Les uns appartiennent à l’arsenal des notations catégorielles d’usage commun (SCL, SN, SV, V, P, COMP, etc.) Nous les utilisons par simple commodité de langage, sans leur attribuer d’autre pertinence que référentielle. Leur emploi n’implique ni que nous considérons leur définition comme parfaite, ni que nous assumons comme adéquates les catégories qu’ils désignent.
  • – Nous userons par ailleurs, pour résumer certaines analyses, d’une autre série de symboles catégoriels qui, eux, préfigurent une formalisation en termes de types dans une grammaire applicative (v\v, v\n, etc.). Ces symboles, et eux seuls, résument des thèses descriptives inhérentes au modèle que nous proposons. On donne en appendice au premier chapitre quelques explications nécessaires à leur compréhension.

Pour distinguer les deux types de symboles, nous avons pris le parti d’utiliser des polices de caractères différentes : Times pour les notations informelles, Arial pour les notations formalisées. Cette écriture hybride devrait prémunir contre les risques d’équivoque.

5.2. Par ailleurs, les constructions enchâssées dans lesquelles inv-scl joue un rôle comportent souvent des dépendances à distance. Savoir comment figurer ces dépendances dans une syntaxe formalisée (au moyen de transformations, de percolations de traits, ou autres) est une question de pure opportunité algébrique, que nous n’avons pas abordée. En revanche, nous nous sommes attachés à définir le plus précisément possible (à l’aide des notions de frontalisation et de prolepse), les sites syntaxiques occupés par les termes de ces dépendances, ce qui est une question d’importance pour la modélisation des faits.

6. Plan de l’ouvrage

On ne peut décrire l’inv-scl sans faire appel à des notions de base telles que fonction sujet, accord ou affixe, qui sont souvent traitées comme allant de soi et employées sans être assorties de définitions claires. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire, avant d’aborder notre objet d’étude, de définir le plus explicitement possible les primitives grammaticales sur lesquelles nous nous fondons (ch. I), et de caractériser le modèle des relations sujet-verbe qui en découle (ch. II). En particulier, la nature des sujets clitiques est notoirement controversée (pronoms ou affixes ?) ; nous ne pouvions donc nous dispenser d’expliciter, arguments à l’appui, le statut syntaxique que nous leur attribuons. Ces prolégomènes, même s’ils risquent de paraître un peu longs, sont nécessaires pour pouvoir ensuite décrire proprement les fonctions de l’inv-scl. On étudiera successivement ses emplois en tant que marqueur modal ou expressif (ch. III, IV, V), en tant que marqueur intégratif (ch. VI, VII, VIII) et en tant que marqueur pragmatique (ch. IX). Enfin, on s’intéressera aux figements de l’inv-scl dans les énoncés en est-ce que (ch. X). Une conclusion (ch. XI) récapitule les principaux résultats de nos investigations.

***


1 • SCL est à lire: clitique subjectal. Le statut syntaxique de ces morphèmes est controversé, c’est pourquoi nous avons retenu cette appellation, qui ne préjuge pas de leur catégorisation. Leur analyse sera précisée au chap. II.

• SN = syntagme nominal. Nous usons de ce terme, selon l’usage des grammaires françaises, pour désigner les unités syntaxiques composées d’un déterminant et d’un nom (DP, dans la terminologie chomskyenne), ainsi que toutes les unités qui commutent avec elles: pronoms accentués (= ProSN), que P, syntagmes à l’infinitif, etc.

• Lorsqu’un SN sujet coexiste avec un SCL postverbal, on parle traditionnellement d’inversion complexe.

Résumé des informations

Pages
322
ISBN (PDF)
9782875749666
ISBN (ePUB)
9782875749673
ISBN (Broché)
9782875749659
DOI
10.3726/b21253
Langue
français
Date de parution
2024 (Août)
Mots clés
modalité enchâssement discours rapporté grammaire catégorielle langue française syntaxe adverbe inversion sujet pronom clitique ordre des mots
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 322 p, 28 ill. n/b, 23 tabl.

Notes biographiques

Groupe de Fribourg (Auteur) Alain Berrendonner (Éditeur de volume)

Le groupe de Fribourg (en Suisse) est un ensemble évolutif de chercheurs en linguistique française, qui ont partagé leurs savoirs pour fonder une pragma-syntaxe. Auteurs : A. Berrendonner est prof. émérite de linguistique française, université de Fribourg. F. Gachet est chargée d’enseignement de linguistique française à l’université de Fribourg. G. Zumwald-Küster, après avoir été assistante de recherche à l’université de Fribourg, est actuellement enseignante de français à la Berner Fachhochschule.

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Titre: L’inversion du clitique sujet et ses fonctions en français contemporain