Espaces à saisir : interstices et communs urbains
La ville à l’épreuve de l’interdisciplinarité
Summary
Excerpt
Table Of Contents
- Cover
- Titel
- Copyright
- Autorenangaben
- Über das Buch
- Zitierfähigkeit des eBooks
- Table des matières
- Introduction
- PREMIÈRE PARTIEESPACES INTERSTITIELS: SAISIR L’ENTRE-DEUX
- La qualité des lieux interstitiels: l’exemple des lisières urbaines du Grand Genève
- Les lieux de socialisation de « jeunes hommes de cité » : l’appropriation d’espaces interstitiels d’entre-soi
- Interstices et pratiques interstitielles spontanées à l’interface ville-port. Ancrer le port dans la ville au Havre (France) et à Felixstowe (Royaume-Uni)
- Le cœur d’îlot dans la Reconstruction d’Orléans après 1945: un interstice urbain entre espace public et privé
- Friches urbaines végétalisées: intervenir ou laisser faire ?
- Réda périphérique – De banlieue à banlieue
- DEUXIÈME PARTIEL’INTERSTICE AU CŒUR DE LA TRANSFORMATION URBAINE
- De l’interstice au commun en passant par le public. La lutte des opposants au centre commercial EuropaCity pour protéger les terres agricoles
- La naissance et la résorption de la cité des singes de Charonne à Paris (1850-1900)
- L’allotissement de la place Foire-le-Roy par l’abbaye Saint-Julien de Tours. La fabrique du parcellaire urbain et de ses interstices
- L’implantation des ordres mendiants dans les marges urbaines: mythes et réalités. L’exemple de l’Auvergne médiévale (début du XIIIesiècle-début du XVIesiècle)
- Un interstice entre ville et palais, les abords d’un enclos parisien au XVIIIesiècle
- La Zone de Paris: un interstice urbain? Question de point de vue
- TROISIÈME PARTIEAPPROPRIATIONS DE L’INTERSTICE ET AVÈNEMENT DU COMMUN ?
- Ancrer les communs dans la ville
- Les interstices urbains végétalisés ou comment le droit pense l’espace écologique. Une approche par le droit belge
- S’approprier l’interstice. Tactiques et stratégies d’appropriation des parcelles des quartiers résidentiels soviétiques à Moscou
- Une territorialité en (re)construction ? Réflexions et explorations à propos d’interstices où se forgent les communs urbains en Val de Loire
- Les communs urbains dans les communes italiennes : périphérie environnementale et centralité politique
- Contributeurs/trices
Introduction
Didier Boisseuil, Ulrike Krampl, Marie-Pierre Lefeuvre et José Serrano
L’interstice est partout. Associations et initiatives de toutes sortes prennent ce nom: de la médiation juridique au théâtre de rue, de l’action sociale aux agences culturelles ou aux bureaux d’architectes1. Si le terme jouit d’une grande faveur dans nos sociétés contemporaines, c’est qu’il suggère le manque à combler, la possibilité du lien, la créativité. Il évoque un espace à explorer, à investir, qui fait résonner le souci contemporain de créer du partage, du commun. En s’emparant de la question, le présent ouvrage invite à venir défricher, à travers une pluralité d’approches, un terrain de recherche interdisciplinaire inédit.
Toutes les villes, passées et présentes, comprennent des interstices, ces espaces ambigus, aux fonctions ou aux statuts incertains, dont l’étude a souvent été négligée. Ils peuvent être délaissés, disqualifiés ou en attente d’assignation. Ce sont des espaces qui brouillent et questionnent les limites instituées et interrogent la distinction entre public et privé, le rapport entre centre et périphérie. Qu’ils soient vides ou occupés, bâtis ou non, ces espaces sont convoités, menacés, occupés. Ils peuvent (re)devenir communs ou cesser de l’être. Espaces à prendre, ils sont donc aussi à saisir intellectuellement. Omniprésents, mais difficiles à appréhender, ils échappaient à l’étude de la «fabrique urbaine», qui pendant longtemps est restée focalisée sur les processus de production formelle, orchestrés par les pouvoirs publics. Désormais, l’intérêt pour les espaces interstitiels et les processus d’appropriation collective dont ils peuvent être l’objet s’affirme, et le rôle de choix qu’ils peuvent jouer dans la transformation des villes est souligné. Faire porter l’attention sur les interstices urbains dessine un regard neuf sur les dynamiques informelles, les régulations qui procèdent de l’usage, mais aussi des processus d’institutionnalisation qui se soustraient à l’emprise de l’État. Des questionnements originaux peuvent ainsi être formulés au sujet du partage de l’espace urbain et sur la notion des (espaces) communs qui, davantage que les interstices (Mubi Brighenti, 2013), sont l’objet d’une profusion de travaux depuis deux décennies.
L’ouvrage se propose donc de réfléchir à la jonction entre interstices et communs. Il réunit des spécialistes de la ville provenant de disciplines différentes (sociologie, géographie, histoire, histoire de l’art, droit, littérature, urbanisme…). La mise en regard de leurs travaux montre que l’interstice et le commun sont non seulement des objets urbains, mais aussi des prismes heuristiques pour appréhender les dynamiques urbaines dans l’espace et dans le temps2.
Au sens littéral du mot, l’interstice renvoie à l’entre-deux ou à l’entre-plusieurs, comme le rappellent Zwischenraum en allemand et in-between en anglais3. Historiquement, le mot français interstice désigne d’abord un intervalle entre deux vertèbres, puis un laps de temps. Ce n’est qu’au XIXesiècle, période d’urbanisation accélérée dans le monde occidental, qu’il prend le sens spatial plus générique de «se trouver entre». Dans la ville, il renvoie aux motstels que niche, terrain vague, dent creuse, friche, angle mort, zone, interface, etc. Dans le cadre strict de la propriété et des statuts juridiques attribués aux différents espaces, l’interstice – sans préjuger a priori de son échelle – peut ainsi être considéré comme une fissure, une absence, un manque. Il ne peut être saisi que par les pratiques sociales qui s’y déploient, informelles au regard des règles en vigueur ou même contraires à ces règles4.
Ainsi le terme interstice ne constitue-t-il pas un concept défini et balisé par la recherche, mais plutôt une notion floue, évoquant l’incertitude: incertitude de la qualification due à des usages imprévus, qui peut être durable, mais qui reste le plus souvent éphémère, intermittente. Au sens spatial, il s’agit souvent de lieux abandonnés, délaissés, perçus comme sans qualités – sinon disqualifiés–, peu visibles, à l’écart ou non, plus ou moins aménagés, des lieux fixes ou de passage, mais, dans l’ensemble, peu stabilisés. L’interstice possède non seulement une histoire, mais aussi des temporalités liées à des pratiques changeantes ou à ses modalités de (non-)intégration dans l’espace urbain. Certains espaces peuvent ainsi sortir de la catégorie d’interstice, d’autres peuvent y entrer, ce qui nécessite d’en saisir l’évolution dans le temps, en fonction des contextes sociaux, historiques et culturels particuliers. En ce sens, l’interstice peut revêtir une dimension hétérotopique capable d’induire une temporalité hétérochronique.
Se soustrayant à l’ordre urbain, l’interstice se prête notamment à des appropriations, voire à des détournements (squat, campement, lieux de résistance ou de protection, etc., Erdi, 2021), à des usages ordinaires informels («chemins de chèvre»), à des pratiques discrètes, parfois clandestines ou illégales (trafics, amours, refuges politique ou religieux, violences, etc.). Aussi, si l’aménagement urbain peut produire des interstices, les usages imprévus de ces recoins peuvent contrecarrer la gestion urbaine des flux, de la sécurité, du contrôle, etc. À l’inverse, dans des configurations spatiales a priori conçues sans interstices (de type grand ensemble), les pratiques reconfigurent certains espaces comme des micro-interstices. De même, ces espaces limitrophes au logement peuvent être considérés comme des espaces-tampons susceptibles d’être transformés par ceux et celles qui les investissent. Soulignons que les espaces interstitiels peuvent être subis et contraints ou, au contraire, faire l’objet d’appropriations créatrices et émancipatrices. Ils constituent ainsi des ressources spatiales pour les citadins sujettes aux rapports de force (en termes de classes sociales, de genre, etc.) et pouvant donner lieu à des conflits. Du fait de la nature quasi invisible et silencieuse, souvent discontinue, des interstices, ce qui s’y déroule participe de la fabrication urbaine, même si ces derniers sont menacés et objet de convoitises. En ce sens, l’interstice, qu’il se trouve en centre-ville ou à la périphérie, est indissociablement lié à la problématique de la marge spatiale et sociale.
L’interstice semble ainsi échapper à la rationalité de l’organisation de l’espace et à la norme dominante. On pourrait même poser l’hypothèse selon laquelle l’absence d’interstice serait totalisante, voire totalitaire. Objet d’appropriations potentiellement divergentes, voire conflictuelles, l’interstice peut en effet susciter l’intervention des pouvoirs politiques et économiques visant à en rétablir le contrôle, à en redéfinir les fonctions, voire à le supprimer. L’appropriation de l’interstice par la gestion urbaine, dont les logiques et finalités évoluent dans le temps et selon les contextes, procède ainsi, à l’aide de dispositifs techniques destinés à mieux les maîtriser, à transformer les interstices en espaces aux fonctions normées, les sortant alors de leur catégorie interstitielle: on peut songer, par exemple, à l’aménagement d’espaces délaissés en jardins publics ou à l’exploitation commerciale de friches culturelles. Pour leur part, ceux et celles qui créent des interstices peuvent résister ou s’ajuster à ces mises à la norme, selon des formes de mobilisation mises en évidence par des travaux de recherche (certains portant sur les squats par exemple, Bouillon, 2009).
Les creux que constituent les interstices peuvent ainsi être propices à la naissance de «communs», qui font désormais l’objet de recherches abondantes dans différents champs disciplinaires. La notion de «communs» renvoie cependant à des configurations historiques et à des problématiques différentes. Attestée depuis l’Antiquité, elle constitue un thème d’étude pour les historiens et historiennes des sociétés anciennes, notamment sous ses aspects juridiques ou économiques (Saint Victor, in Parance et Saint Victor, 2014; Lecuppre et Van Bruaene, 2010). Elle fait actuellement l’objet de débats tant au sein des disciplines qui s’en sont emparées (principalement l’économie, le droit, les sciences de l’environnement, la philosophie ou l’histoire) que hors du monde académique. La frontière entre les deux sphères est d’ailleurs poreuse, les chercheurs qui s’intéressent au sujet pratiquant souvent une science engagée. On trouve notamment chez Benjamin Coriat une définition générique du terme, qui peut constituer un bon préliminaire aux discussions ouvertes dans le présent ouvrage: «ressource en accès partagé, gouvernée par des règles émanant largement de la communauté des usagers elle-même, et visant à garantir, à travers le temps, l’intégrité et la qualité de la ressource» (Coriat, in Cornu et al., 2018). Les communs touchent ainsi autant à l’idéal qu’au quotidien des sociétés civiles. Les efforts de définition du mot se réfèrent généralement à des enjeux d’action collective ou de «gouvernance» et de statut juridique, eu égard au concept de propriété (ainsi la commission Rodotà, qui a cherché à instituer une troisième catégorie de bien – ni privé ni public5).
Appliquée à l’urbain, l’idée de communs est peu séparable de la critique de la ville néolibérale. Elle a notamment été investie par des mouvements sociaux et par la géographie critique, aux États-Unis dans un premier temps. Ce livre, sans ignorer ces débats, voudrait les élargir en croisant les différentes disciplines intéressées par la notion de commun urbain en la confrontant à celle, plus souple, d’interstice. En s’ouvrant à des versants inexplorés de la question, il cherche à déplier cette thématique de façon à créer autant d’ouvertures que possible: nouvelles approches, nouveaux terrains, nouvelles interrogations…. L’optique pluridisciplinaire privilégiée par le livre vise ainsi à enrichir le dialogue et stimuler la réflexion autour de ces enjeux.
Le recueil que nous présentons se propose d’articuler les deux notions pour inviter à réfléchir en trois temps sur les caractéristiques d’une spatialité qui échappe aux catégories habituelles de l’analyse de la fabrique urbaine.
Peut-on définir l’interstice? Plutôt que de figer une notion «floue», la première partie («Espaces interstitiels: saisir l’entre-deux») prend le parti de la faire jouer sur des terrains concrets, ici tous situés dans la France contemporaine, pour mettre à l’épreuve sa capacité heuristique. Émergent ainsi de multiples facettes de l’espace urbain dont le point commun est leur caractère mouvant, souvent éphémère, tributaire des pratiques des citadins et citadines qui l’investissent. L’interstice amène à circuler dans la ville, à l’arpenter ou à en tracer les limites (Bailly et Laroche), que ce soit au sein d’un quartier ou dans des espaces en marges. L’indétermination de cet espace autorise des pratiques sociales spécifiques (Chelal), qui contribuent à leur tour à le caractériser et lui conférer un statut (Lécuyer). Il surgit, en creux, au sein du projet urbain de la reconstruction d’après-guerre (Cornilleau) comme il devient l’objet d’interrogations explicites et récurrentes quant à sa formalisation (diPietro et Brun), ainsi que le suggère l’exemple des friches urbaines végétalisées. C’est enfin une balade littéraire à travers le Paris de la prose de Jacques Réda qui met en lumière la force poétique de l’interstice, espace dynamique et fugace, voire évanescent, espace «entre», mais ni lisière ni banlieue, ni ville ni campagne (Dupouy): en se faufilant ainsi dans plusieurs disciplines, de la géographie à la sociologie, en passant par les études de l’aménagement urbain et du patrimoine historique, cette forme urbaine à la fois sociale et spatiale traverse les notions habituelles des études urbaines sans se confondre avec elles: c’est son caractère transversal qui constitue un premier terrain d’échange entre les disciplines.
À partir de là, l’ouvrage suit deux voies ouvertes par l’interstice: celle qui le place «au cœur de la transformation urbaine» (deuxième partie) et celle qui interroge ses possibles appropriations en lui conférant, éventuellement, la qualité de communs (troisième partie).
La deuxième partie explore ainsi la dynamique spatiale de l’interstice dans la durée. Car si l’interstice stimule l’imaginaire poétique, il joue un rôle comparable dans la reconfiguration matérielle de la ville. Des approches sociologiques et historiennes mettent au jour l’interstice à la fois comme un enjeu et un moteur de la transformation urbaine. Terrain de mobilisations et de résistances, qui le transforment en proposition alternative à des projets d’aménagement (Tonnelat), l’interstice se trouve sollicité par des usages concurrentiels (Lecat) jusqu’à mettre en cause son caractère interstitiel: pris dans les dynamiques qui le dépassent, l’interstice ne dure pas nécessairement. Il ne résiste en effet pas toujours à la transformation matérielle de la ville et peut disparaître tout en donnant naissance à d’autres formes d’interstices, plus modestes, différentes (Gaugain). Mal défini, il est souvent le lieu d’un enchevêtrement juridique qui offre à ceux et celles qui y vivent et y travaillent des ressources d’action inédites, qui en font un espace particulièrement dynamique. Le «projet urbain» trouverait ainsi davantage ancrage dans les zones incertaines que dans celles privilégiées par les acteurs traditionnels de l’aménagement urbain: entre murailles et limites urbaines de la ville médiévale (Bourguignon), aux abords du Palais de la Cité parisien du XVIIIesiècle (Pitor) ou encore, cas emblématique s’il en est, dans la Zone de Paris du XIXe au XXe siècle. Espace incertain, voire relégué, l’interstice déploie un dynamisme capable d’induire des transformations à plus large échelle – ce qui amène à plaider pour «désintersticer» (Backouche) cet objet d’étude et lui reconnaître un statut – historique et historiographique – à part entière.
Les approches pluridisciplinaires se révèlent ainsi fécondes pour saisir les qualités des interstices urbains. Dans cette partie, sociologues et historiens cherchent à saisir les interstices en braquant le regard sur leurs usagers. S’efforçant de faire vivre la parole des habitants et des acteurs à travers une documentation variée (entretiens, témoignages d’archives, procès-verbaux, documents fiscaux, presse contemporaine ou d’époque, iconographie) ils montrent que les interstices sont des espaces souvent surinvestis. Alors que les chercheurs et chercheuses focalisent bien souvent leur attention sur les conflits aigus, c’est l’observation sur le temps long qui permet de repérer les divergences à bas bruits, mais qui, sur la durée, produisent des effets transformateurs sur le tissu urbain. Quelle que soit leur discipline, les contributions montrent que les qualités de marginalité ou d’espaces sous-utilisés définissent mal les interstices. A l’inverse, c’est la densité des usages et leur caractère parfois contradictoire qui donnent à ces lieux tout leur intérêt. .
Loin d’être un espace où rien ne se produit, l’interstice peut apparaître comme fruit et moteur de la transformation urbaine et devenir un lieu propice au commun (troisième partie «Appropriations de l’interstice et avènement du commun?»). L’interstice peut, en effet, être considéré comme un entre-deux dans lequel les habitants et habitantes nouent des relations particulières et développent des usages collectifs dans la durée, à condition que cet espace soit accessible à tous et à toutes, qu’il soit placé entre les mains de celles et ceux qui en font usage (Festa). Cela est d’autant plus nécessaire que le droit actuel est d’un piètre secours pour les défendre en tant que communs (Hucq), car il ne connaît pas de catégorie spécifique pour les définir. Les interstices échappent bien souvent aux formes de la propriété qui est le mode privilégié pour saisir les espaces urbains, alors que des notions comme celles d’accessibilité, d’usages, de services seraient davantage susceptibles d’en apprécier la valeur ou d’en définir la nature. Quelle que soit leur ampleur, notamment lorsqu’ils sont modestes, ces interstices peuvent donc apparaître fragiles. Ce ne sont pourtant pas uniquement des lieux de transition ou des interfaces qui permettraient la communication ou les échanges entre des espaces mieux identifiés ou dominés (Inizan et Volkova). Ils ont une disponibilité propre qui autorise le développement des pratiques spécifiques au bénéfice de ceux et celles qui les occupent ou voisinent avec. De ce point de vue, le patrimoine partagé – même et peut-être surtout, lorsqu’il s’agit de petit patrimoine – constitue un bon exemple de lieux interstitiels capables de fédérer les habitants (Laffont et Carabelli). Les interstices-communs peuvent aussi faire l’objet d’accaparement autoritaire de la part d’acteurs défendant des intérêts particuliers (Inizan et Volkova). Ils peuvent egalement donner lieu à une progressive intégration, ou a des intégrations renouvelées, dans les espaces contrôlés plus étroitement par les autorités urbaines. C’est le cas des communes urbaines italiennes qui depuis le Moyen Âge, associent de façon singulière et répétée leur environnement immédiat au développement urbain (Rao).
À travers le cheminement proposé par ce livre, se dégage nettement l’idée selon laquelle l’interstice urbainne saurait être saisi comme une simple catégorie d’espace présentant une série de caractéristiques que la recherche n’aurait qu’à décrire. C’est en effet sa triple dimension, spatiale, temporelle et sociale qui s’impose à l’esprit. Il convient d’approfondir la réflexion interdisciplinaire que ce constat induit: une approche qui se concentrerait sur un seul de ses aspects ne saurait embrasser la complexité du sujet. En allant puiser des références dans des disciplines autres que la leur, les auteurs et autrices réunis dans ces pages en proposent autant d’exemples concrets.
Le livre invite ainsi à approfondir les échanges entre disciplines de sciences sociales en abordant une notion sur laquelle elles débattent abondamment depuis quelques années, celle de commun. Si l’on n’en ignore pas toute l’épaisseur sociale et temporelle, l’interstice offre un point de vue original sur la naissance de lieux dont la jouissance est collective et qui incarnent cette notion, même si celle-ci revêt bien d’autres aspects (Festa). Le sociologue Jean Remy montre que le caractère non central du lieu interstitiel, souligné par plusieurs textes du présent ouvrage, n’empêche pas ceux et celles qui l’habitent de nourrir à son égard un fort sentiment d’appartenance (Remy, 1996). Ce lien d’appartenance, plus que de propriété, apparaît en dernière analyse comme le ressort le plus puissant des processus de mise en commun (commoning) d’espaces urbains.
Au-delà de leurs objets, les contributions rassemblées dans cet ouvrage sont reliées par le point de vue qu’elles portent sur la ville et ses transformations: ce point de vue est-il «par essence subversif» pour emprunter l’expression qu’utilise Christine Dupouy à propos des terrains vagues que parcourt le poète Jacques Réda? Il met en tout cas l’accent sur l’incertitude des limites, des statuts juridiques et des affectations en en soulignant les vertus créatrices. Il braque le regard sur les résistances que peuvent opposer les espaces périphériques aux forces qui président à la «production de l’espace» selon l’expression classique d’Henri Lefebvre (Lefebvre, 1974). Mais il souligne aussi la vulnérabilité de ces espaces, vulnérabilité face à laquelle l’idée de commun urbain apporte un contrepoint.
Parmi les premières initiatives scientifiques à proposer l’articulation des notions d’interstice et de communs, l’ouvrage se veut d’abord exploratoire. Loin de répondre à tous les enjeux du projet, la mise en regard de contributions issues de différentes disciplines des sciences sociales souhaitait d’abord ouvrir un nouveau chantier de recherche et poser les jalons d’un terrain véritablement interdisciplinaire. Il importera à l’avenir de poursuivre dans cette voie et d’élargir l’horizon au-delà de l’espace français pour mettre à l’épreuve le potentiel heuristique que promet de produire l’interaction entre deux notions stratégiques pour la compréhension de la ville.
1 Des arts de la rue (https://www.interstices.pro/l-association) au théâtre (http://www.compagnie-interstices.com/) et à l’action sociale (https://associationinterstices.ch/) et de solidarité économique (https://www.tzcld-dieulefit-bourdeaux.fr/interstices); de même, le terme allemand Zwischenraum, d’usage courant dans le langage ordinaire, est utilisé dans le domaine culturel, social (cf. https://www.kulturellerzwischenraum.de/) et créatif (cf. le bureau d’architectes https://www.zwischenraum.at/).
2 Le présent ouvrage est issu du colloque international Espaces à saisir. Interstices et communs urbains. La ville à l’épreuve de l’interdisciplinarité, qui s’est tenu à l’université de Tours (France) les 10 et 11 décembre 2020 (cf. https://espacesasaisir.sciencesconf.org/), coorganisé par une dizaine de chercheurs et chercheuses. Une première publication intègre une partie des contributions (Erdi, 2021).
3 Notons que, dans certaines langues comme le turc, il n’existe aucun équivalent de ce terme.
Details
- Pages
- 472
- Publication Year
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783034348645
- ISBN (ePUB)
- 9783034348652
- ISBN (Softcover)
- 9783034348638
- DOI
- 10.3726/b21653
- Language
- French
- Publication date
- 2024 (August)
- Keywords
- Espace urbain Pratiques urbaines Etudes urbaines Histoire urbaine Aménagement urbain Sociologie urbaine Etudes spatiales
- Published
- Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 472 p., 56 ill. en couleurs, 25 ill. n/b, 6 tabl.
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