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Les lieux de conflit et leur mémoire en Europe, de l'Antiquité au XXe siècle

by Charles Giry Deloison (Volume editor) Philippe Nivet (Volume editor)
Edited Collection VIII, 404 Pages

Summary

Le conflit est inhérent aux sociétés humaines, il en façonne les espaces, les structures, les hiérarchies, le devenir… ; mais quelle mémoire les sociétés gardent-elles de leurs conflits et comment s’exprime-t-elle ? L’ouvrage aborde ces questions sur le temps long, celui qui court de l’Antiquité au XXe siècle et dans l’un des espaces les plus marqués par les conflits, le continent européen. Le conflit y est considéré comme un affrontement militaire (guerres interétatiques comme civiles), social ou politique accompagné d’actes de violence.
En sollicitant tous les vecteurs de la mémoire, l’ouvrage interroge la chronologie de la mémoire du lieu de conflit, son lieu de célébration (in situ ou déplacé), l’exactitude de sa représentation et son éventuelle utilisation politique. Il permet ainsi d’appréhender les évolutions tout comme les permanences de la mémoire du lieu de conflit depuis la Grèce antique et met en perspective celle de nos conflits du XXIe siècle.

Table Of Contents

  • Couverture
  • Première page
  • Copyright-Page
  • Table des matières
  • Introduction (Philippe Nivet)
  • I. La mémoire des lieux de conflit dans les représentations graphiques
  • Rome et l’empire, théâtres et échos d’un drame familial : l’assassinat de Géta par Caracalla, son frère (211/212 ap. J.-C.) (Anne Daguet-Gagey)
  • Nouveau fratricide au Palatin
  • L’Vrbs Roma et l’orbis Romanus, lieux de mémoire d’un drame revisité
  • La mémoire des siècles : fidélité aux auteurs anciens
  • Guerre civile : guerre de cités. La ville comme lieu de conflit au temps des guerres de Religion dans le recueil de gravures de Tortorel et Perrissin (Olivia Carpi-Mailly)
  • La ville comme enjeu de la guerre
  • Un objet d’appropriation
  • Un champ de bataille
  • Un espace militarisé
  • La ville, « théâtre des cruautés »
  • Une banale violence de combat ?
  • « Le déni de reddition »
  • L’effet pervers d’une culture de guerre ?
  • Le siège de Lille en chansons, mémoire nationale et tradition locale (Sophie-Anne Leterrier)
  • La construction de la mémoire de l’évènement : textes d’actualité (1792)
  • Propagande révolutionnaire à Paris
  • Mémoire locale du bombardement à Lille
  • La mémoire libérale de la résistance lilloise (1842)
  • La chanson comme moyen de propagande libérale
  • Textes de poésie élevée (vers, sonnets, couplets)
  • Hymnes, cantates, chœurs, chants civiques, guerriers, héroïques, chansons
  • Chansons en patois de Lille : lieux précis d’une mémoire chantée
  • Après 1850 : une mémoire républicaine
  • L’échec des républicains et le maintien de la tradition populaire
  • La mémoire du centenaire : généalogies républicaines
  • II. Littérature et historiographie
  • « La nature avait fait de ce lieu un stade où l’on pût lutter ». Comment certains paysages, pour les Anciens, participent-ils à constituer des lieux favorables aux batailles ? (Stéphane Lebreton)
  • La Cilicie : champ d’affrontement privilégié de l’histoire
  • Les deux batailles de Marathon
  • Quand la nature se prête aux affrontements
  • Le stéréotype sur les Portes
  • Un modèle initial ?
  • Annexe I - La première bataille de Marathon-Pallène
  • Annexe II - La bataille de Marathon de 490
  • « En memoire et honneur pardurable » : les lieux de conflit dans l’Histoire d’Apollonius de Tyr (Grace Baillet)
  • De Lépante au Capitole. Mémoire des lieux dans l’Oratio habita in reditu M. A. Columnae de Marc-Antoine Muret (13 décembre 1571) (Lucie Claire)
  • Un discours pour la mémoire de Lépante
  • Le Capitole, entre Vrbs et templum
  • De l’Vrbs à l’Ecclesia
  • Historiographie d’actualité et mémoire d’un lieu de conflit : regards croisés sur la prise et l’occupation d’Arras (1492-1493) (Jean Devaux)
  • Enjeux du souvenir de la bataille de Coutras (20 octobre 1587) (Xavier Malassagne)
  • L’origine d’une image souriante
  • Une histoire politique cherchant le consensus
  • Une histoire protestante
  • III. Les monuments mémoriels
  • La mémoire de la bataille de Pont-Noyelles (Somme) du 23 décembre 1870 : le monument dit « Colonne Faidherbe » (Michel Jean Louis Perrin)
  • La souscription et ses épisodes
  • La construction du monument de Pont-Noyelles (hiver 1872-1873)
  • La structure du monument
  • L’inauguration, révélatrice des rivalités politico-religieuses
  • Un monument fragile et endommagé
  • Les mémoriaux religieux des champs de bataille septentrionaux (XIXe-XXe siècles) (Xavier Boniface)
  • Une typologie des formes, des temps et des lieux des mémoriaux religieux
  • Monuments et lieux de culte
  • Du temps lointain au temps proche
  • À proximité des sites d’événements guerriers
  • Des repères religieux polysémiques sur les lieux de conflit
  • Des initiatives privées en France
  • De la mémoire des morts à l’exaltation de la paix
  • La sacralité des lieux de conflit
  • Le pas de Calais, lieu de mémoire des combats navals de la Grande Guerre (Magali Domain)
  • Perpétuer la mémoire des exploits de la Dover Patrol : une initiative britannique
  • Les Français entretiennent aussi la mémoire des combats navals menés par la Dover Patrol
  • Une mémoire qui perdure à travers différents supports
  • La Révolution irlandaise et les lieux de mémoire (Imelda Elliott, Ewen Lecuit et Déborah Vandewoude)
  • Les commémorations de 1917 à 1965
  • Les commémorations du jubilé de 1966
  • Le centenaire de la Révolution en 2016
  • Controverse sur le gaélique à Athlone
  • Conclusion
  • La Poste centrale de Dublin (General Post Office) : du quartier général du soulèvement de Pâques à la « terre sainte » (1916-1935) (Raphaël Willay)
  • Les « Pâques sanglantes » de 1916
  • Dublin, lieu de la rébellion
  • Au cœur du conflit, la Poste centrale
  • Évolution de la perception du soulèvement de Pâques dans la mémoire collective irlandaise
  • Éamon de Valera et « l’esprit » de 1916
  • La « sanctuarisation » de la Poste centrale
  • Conclusion
  • IV. Mémoire effacée, mémoire déplacée
  • La bataille du Crémère : mémoire, histoire et oubli d’une bataille légendaire entre Romains et Étrusques (477 av. J.-C.) ? (Lionel Giacomini)
  • La genèse de la bataille du Crémère : bref rappel du contexte historique
  • Le Cremera ou le théâtre d’un désastre romain : description du combat
  • Conclusion : Le bellum privatum : pistes de synthèse et de réflexion
  • La mémoire des lieux de conflit en Occident (778-1415) (Pascal Montaubin)
  • Une attention marginale aux lieux de conflit
  • Plus rien après la bataille
  • L’imprécision géographique des sources écrites
  • L’imprécision des sources iconographiques
  • Une mémoire déplacée dans l’espace
  • La mémoire in situ
  • Conclusion
  • Mémoires croisées franco-britanniques du front d’Orient pendant la Première Guerre mondiale (Emmanuelle Cronier)
  • La Macédoine, un front secondaire et déprécié
  • Un débarquement peu glorieux
  • Un front délibérément maintenu dans une position périphérique
  • Une marginalité numérique
  • Un imaginaire de l’ennemi peu consistant
  • Un repaire d’embusqués ?
  • Des représentions peu ancrées dans la modernité
  • Un front qui a peu inspiré l’avant-garde artistique
  • Le poids du pittoresque et d’une vision orientalisante de la Macédoine
  • Une relégation mémorielle persistante
  • Un terrain difficile à appréhender
  • Des anciens combattants qui luttent pour leur reconnaissance
  • Des cimetières et des mémoriaux peu rassembleurs
  • La mémoire de la bataille d’Abbeville (mai-juin 1940) (David Bellamy)
  • Que fut la bataille d’Abbeville en 1940 ?
  • Abbeville : une bataille méconnue et oubliée
  • Le temps de la mémoire des combattants
  • De la mémoire à l’histoire
  • De l’histoire à la mise en tourisme
  • Une mémoire qui est aussi un champ de bataille politique
  • Conclusion (Charles Giry-Deloison)
  • Liste des auteurs

Charles GIRY-DELOISON et Philippe NIVET (dir.)

Les lieux de conflit et leur
mémoire en Europe, de
l’Antiquité au XXe siècle

Bruxelles · Berlin · Chennai · Lausanne · New York · Oxford

Cette publication a fait l’objet d’une évaluation par les pairs.

ISSN (eBook) 2684-6470

ISBN 978-2-8076-1102-3

ePDF 978-2-8076-1103-0

ePUB 978-2-8076-1104-7

DOI 10.3726/b22741 D/2025/5678/03

Information bibliographique publiée par « Die Deutsche Bibliothek »

« Die Deutsche Bibliothek » répertorie cette publication dans la « Deutsche National- bibliografie » ; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur le site <http://dnb.ddb.de>.

Table des matières

Introduction

Philippe Nivet

I. La mémoire des lieux de conflit dans les représentations graphiques

Rome et l’empire, théâtres et échos d’un drame familial : l’assassinat de Géta par Caracalla, son frère (211/212 ap. J.-C.)

Anne Daguet-Gagey

Guerre civile : guerre de cités. La ville comme lieu de conflit au temps des guerres de Religion dans le recueil de gravures de Tortorel et Perrissin

Olivia Carpi-Mailly

Le siège de Lille en chansons, mémoire nationale et tradition locale

Sophie-Anne Leterrier

II. Littérature et historiographie

« La nature avait fait de ce lieu un stade où l’on pût lutter ». Comment certains paysages, pour les Anciens, participent-ils à constituer des lieux favorables aux batailles ?

Stéphane Lebreton

« En memoire et honneur pardurable » : les lieux de conflit dans l’Histoire d’Apollonius de Tyr

Grace Baillet

De Lépante au Capitole. Mémoire des lieux dans l’Oratio habita in reditu M. A. Columnae de Marc-Antoine Muret (13 décembre 1571)

Lucie Claire

Historiographie d’actualité et mémoire d’un lieu de conflit : regards croisés sur la prise et l’occupation d’Arras (1492-1493)

Jean Devaux

Enjeux du souvenir de la bataille de Coutras (20 octobre 1587)

Xavier Malassagne

III. Les monuments mémoriels

La mémoire de la bataille de Pont-Noyelles (Somme) du 23 décembre 1870 : le monument dit « Colonne Faidherbe »

Michel Jean Louis Perrin

Les mémoriaux religieux des champs de bataille septentrionaux (XIXe-XXe siècles)

Xavier Boniface

Le pas de Calais, lieu de mémoire des combats navals de la Grande Guerre

Magali Domain

La Révolution irlandaise et les lieux de mémoire

Imelda Elliott, Ewen Lecuit et Déborah Vandewoude

La Poste centrale de Dublin (General Post Office) : du quartier général du soulèvement de Pâques à la « terre sainte » (1916-1935)

Raphaël Willay

IV. Mémoire effacée, mémoire déplacée

La bataille du Crémère : mémoire, histoire et oubli d’une bataille légendaire entre Romains et Étrusques (477 av. J.-C.) ?

Lionel Giacomini

La mémoire des lieux de conflit en Occident (778-1415)

Pascal Montaubin

Mémoires croisées franco-britanniques du front d’Orient pendant la Première Guerre mondiale

Emmanuelle Cronier

La mémoire de la bataille d’Abbeville (mai-juin 1940)

David Bellamy

Conclusion

Charles Giry-Deloison

Liste des auteurs

Introduction

Philippe Nivet*

Quatre unités de recherche des universités d’Artois, du Littoral et de Picardie : le CREHS (Centre de Recherche et d’Études Histoire et Sociétés) de l’Université d’Artois), HLLI (Unité de Recherche sur l’Histoire, les Langues, les Littératures et l’Interculturalité) de l’Université du Littoral Côte d’Opale, le CHSSC (Centre d’Histoire des Sociétés, des Sciences et des Conflits) et le laboratoire TrAme (Textes, Représentations, Archéologie, autorité et Mémoires de l’Antiquité à la Renaissance) de l’Université de Picardie Jules Verne, se sont regroupées au sein d’une structure fédérative de recherche : « Histoire et Territoires », afin que leurs membres puissent échanger dans le cadre de manifestations scientifiques pluridisciplinaires sur des sujets en résonance avec leurs principaux axes de recherche.

La première manifestation organisée dans ce cadre s’est tenue à Amiens les 10 et 11 décembre 2018 et le présent ouvrage en rassemble les actes. Elle a été consacrée à la thématique des « lieux de conflit et leur mémoire en Europe de l’Antiquité au XXe siècle », le conflit étant entendu comme un affrontement militaire (dans le cadre des guerres interétatiques comme civiles), social ou politique avec actes de violence. Ces unités de recherche étant pluridisciplinaires, regroupant en particulier historiens, historiens de l’art et littéraires, la question de la mémoire du lieu de conflit est abordée également dans un cadre fictionnel. C’est ainsi que Grace Baillet pose la question de la mémorialisation du lieu de conflit dans l’Histoire d’Apollonius de Tyr, récit d’origine antique qui a connu une grande popularité au Moyen Âge et à la Renaissance, en se fondant sur la version bourguignonne de ce texte, dite littérale, datant du milieu du XVe siècle car cette version est particulièrement marquée par l’édification de statues et de monuments à la mémoire d’événements clefs.

Le choix de cette thématique est à mettre en relation avec l’une des caractéristiques de l’actuelle région des Hauts-de-France. Terre de frontière, ce territoire d’implantation de nos établissements de recherche a été historiquement une terre de conflits. Plusieurs des communications y renvoient directement, avec, pour le Moyen Âge, l’évocation des batailles de Crécy, d’Azincourt et de Bouvines (Pascal Montaubin, Xavier Boniface) et celle de la prise et de l’occupation d’Arras en 1492-1493, dans le cadre du conflit franco-bourguignon qui fit rage dans le Nord de la France de 1477 à 1493 (Jean Devaux) ; pour l’époque moderne, du bombardement de Lille par les Autrichiens en 1792 dans le cadre des guerres révolutionnaires (Sophie-Anne Leterrier) ; pour l’époque contemporaine, de la bataille de Pont-Noyelles dans le cadre du conflit franco-allemand de 1870-1871 (Michel Jean Louis Perrin), des affrontements terrestres et maritimes au cours de la Première Guerre mondiale, notamment sur le territoire de la Somme en 1916 (Xavier Boniface)1 et dans le détroit du pas de Calais (Magali Domain) et de la bataille d’Abbeville de 1940 (David Bellamy). À ces exemples régionaux se sont ajoutés d’autres lieux de conflit en France — par exemple les villes, notamment ligériennes et méridionales, théâtre d’affrontements lors des guerres de Religion évoquées par Olivia Carpi-Mailly, via l’étude des gravures de Tortorel et Perrissin, et par Stéphane Malassagne (bataille de Coutras), mais aussi en Irlande (avec les recherches d’une part d’Imelda Elliott, Ewen Lecuit et Déborah Vandewoude sur les lieux de mémoire de la Révolution irlandaise, d’autre part de Raphaël Willay sur la Poste centrale de Dublin), dans la Méditerranée antique, médiévale et moderne (Anne Daguet-Gagey, Stéphane Lebreton, Grace Baillet, Lionel Giacomini, Pascal Montaubin, Lucie Claire), dans le Portugal médiéval (bataille d’Aljubarrota de 1385 étudiée par Pascal Montaubin) et sur le front oriental de la Première Guerre mondiale (avec l’étude d’Emmanuelle Cronier sur Salonique).

Une série de questions avait été élaborée préalablement au colloque et posée aux intervenants. Reprenons en quatre dans le cadre de cette introduction.

La première question concernait la manière dont s’exprime la mémoire d’un lieu de conflit. On sait, depuis le célèbre ouvrage de Pierre Nora, la polysémie de la notion de « lieu de mémoire » :

Ces lieux, il fallait les entendre à tous les sens du mot, du plus matériel et concret, comme les monuments aux morts et les Archives nationales, au plus abstrait et intellectuellement construit, comme la notion de lignage, de génération, ou même de région et d’homme-mémoire. Du haut lieu à sacralité institutionnelle, Reims ou le Panthéon, à l’humble manuel de nos enfances républicaines. Depuis les chroniques de Saint-Denis, au XIIIe siècle, jusqu’au Trésor de la Langue Française, encore inachevé, en passant par le Louvre, La Marseillaise et l’encyclopédie Larousse2.

Dans le cadre des lieux de conflit, le vecteur le plus directement perceptible est celui du monument commémoratif : la colonne sur la Grand’Place de Lille rappelant le bombardement de 1792, évoquée par Sophie-Anne Leterrier ; le monument dit « colonne Faidherbe » à Pont-Noyelles analysé par Michel Jean Louis Perrin ; les monuments civils et religieux érigés sur les champs de bataille de la Somme, comme la chapelle dite du « Souvenir français » à Rancourt dont Xavier Boniface rappelle les circonstances de la fondation ; les trois obélisques en hommage aux hommes de la Dover Patrol érigés en Angleterre, en France et aux États-Unis dont Magali Domain retrace précisément la genèse ; un imposant monument en marbre sous forme de triptyque pour célébrer la bataille d’Abbeville qu’évoque David Bellamy. Un bâtiment qui a été un lieu essentiel lors du déroulement du conflit peut faire l’objet d’un processus de mémorialisation, comme le montre l’étude menée par Raphaël Willay sur la Poste centrale de Dublin, qui, en 1916, avait été le quartier général de la rébellion et le siège d’un gouvernement irlandais provisoire : le bâtiment, ciblé et détruit par les Britanniques, acquiert, plusieurs années après l’insurrection, à l’instigation d’Éamon de Valera, un statut particulier, devenant une sorte de gardien de la mémoire des « Pâques sanglantes » de 1916, une « terre sainte » pour reprendre l’expression de Samuel Beckett. Les communications mettent en valeur également l’importance des vecteurs culturels dans la transmission : œuvres graphiques — miniatures médiévales (comme celles illustrant les Grandes chroniques de France de scènes de la bataille de Bouvines), peintures (celles de Watteau de Lille sur le bombardement de Lille de 1792), dessins (ceux de David et d’autres auteurs néo-classiques évoquant l’assassinat au Palatin de Géta) et gravures (recueil de Tortorel et Perrissin évoquant les massacres dans les villes lors des premières années des guerres de Religion) —, mais aussi chansons — telles celles transmettant la mémoire du bombardement de Lille en 1792 — et œuvres littéraires et historiographiques, comme les chroniques, à l’instar de celle de Jean Molinet analysée par Jean Devaux pour son regard sur la prise et l’occupation d’Arras. D’autres modalités de mémorialisation apparaissent également, comme les circuits touristiques sur les lieux mêmes des conflits, organisés dans le cadre de l’essor du « tourisme de mémoire » inventé au XIXe siècle et fortement développé après la Première Guerre mondiale : David Bellamy évoque ainsi, dans la Somme, un circuit de cinquante kilomètres inauguré en 2015 autour d’Abbeville, alors que dans l’est du département le « circuit du souvenir » permet aux visiteurs de toutes nationalités de découvrir les lieux de conflit des batailles de 1916 et de 1918. Des circuits comparables ont été organisés autour du champ de bataille de Verdun.

Une deuxième question portait sur la temporalité entre le conflit et sa mémorialisation. Celle-ci est souvent très rapide surtout si on considère, à l’instar de Jean Devaux, que la rédaction d’un journal, comme celui que tient au jour le jour le sous-prieur de l’abbaye de Saint-Vaast Gérard Robert en 1492-1493, participe à la mémorialisation. Le bombardement de Lille est immédiatement mis en musique, conformément à l’usage courant du théâtre chanté et des chansons populaires à la fin du XVIIIe siècle et deux tableaux de Watteau de Lille, Le quartier Saint-Sauveur bombardé par les Autrichiens et Allégorie relative au Siège de Lille en 1792 mentionnés par Sophie-Anne Leterrier, parmi une production plus abondante3, datent respectivement de 1794 et 1795 : ils sont donc peints deux et trois ans après l’événement. La première édition du recueil de Tortorel et Perrissin, Guerres, massacres et troubles, est publiée en 1570, pour évoquer des conflits survenus depuis 1559 : il s’agit donc d’une édition contemporaine des événements, publiée avant même l’achèvement des guerres de Religion. C’est dès juillet 1871 qu’est lancée la souscription pour l’édification de la colonne Faidherbe, qui est construite en 1872-1873. Nombre de monuments commémoratifs des lieux de conflit de la Première Guerre mondiale sont imaginés dans l’immédiat après-guerre : c’est dès le 13 décembre 1918 qu’est lancée l’idée d’ériger un mémorial en France, en Grande-Bretagne et, éventuellement, aux États-Unis, en l’honneur de ceux qui avaient perdu leur vie en servant dans les rangs de la Dover Patrol ; la chapelle de Rancourt est inaugurée en 1922. Dans d’autres cas, un anniversaire est l’occasion de la mémorialisation d’un lieu de conflit, souvent les cinquantenaires : c’est cinquante ans après les événements de 1916 à Dublin que sont inaugurés comme lieu de mémoire la prison de Kilmainham et le Garden of Remembrance (jardin du souvenir) sur Parnell Square, au nord d’O’Connell Street ; cinquante ans après la bataille d’Abbeville que le recteur Robert Mallet impulse un monument à Huppy ; cinquante ans après le bombardement de Lille qu’est relancé, en 1842, le processus aboutissant à l’érection d’un monument mémoriel envisagé par David dès 1792. Peut-être anticipe-t-on la disparition des derniers témoins. À propos des initiatives de 1966 en Irlande, les auteurs notent : « il s’agit de construire une mémoire collective de la nation à partir de mémoires individuelles encore vivantes afin d’exposer, de partager émotions et savoirs et de promouvoir l’unité autour de ce mythe fondateur qu’est 1916 ». Quand elle est différée, la mémorialisation des lieux de conflit a souvent alors un objectif politique. La construction de la colonne de Lille, à partir de 1842, s’inscrit dans le cadre du développement du libéralisme, tandis que les modalités de la mémorialisation de la bataille d’Abbeville en 1990 sont à mettre en relation avec la réconciliation franco-allemande et la construction d’une Europe unie. Enfin, d’autres auteurs étudient une mémorialisation sur une temporalité beaucoup plus longue : plusieurs siècles entre les grandes batailles médiévales de la France septentrionale (Bouvines, Crécy…) et les monuments civils et religieux érigés aux XIXe et XXe siècles évoqués par Pascal Montaubin et Xavier Boniface. Mais, là encore, cette mémorialisation tardive ne peut être disjointe de ses enjeux : pour les monuments religieux étudiés par Xavier Boniface, il s’agit de rappeler la dimension chrétienne du passé militaire de la France, à un moment où émergent de manière concurrente une histoire et une mémoire républicaines laïcisées.

Une troisième question portait sur un éventuel effacement de la mémoire du lieu. Elle est particulièrement présente dans les communications regroupées dans la quatrième partie de ce volume. Pour les époques ancienne et médiévale, cet effacement s’explique par l’incertitude sur l’emplacement exact du lieu de conflit, qui donne parfois lieu à de vives controverses, les débats sur l’emplacement d’Alésia étant les plus célèbres. En ce qui concerne la bataille du Crémère (sous la République romaine, 477 av. J.-C.), Lionel Giacomini souligne que si

il est permis d’observer et de comprendre tout l’intérêt que Véies avait à défendre cette zone du Crémère puisque celle-ci jouxtait le plateau central sur lequel s’étendait la ville compris entre le Fosso Piordo et celui de la Valchetta. Rien de monumental à ce jour ne nous est cependant parvenu pour attester des traces de fortifications romaines ni d’objets militaires pouvant confirmer l’existence passée de rudes combats dans cette zone.

Dans sa très substantielle communication brassant l’étude de différentes batailles rangées dans l’Europe médiévale, Pascal Montaubin souligne que la controverse sur le site exact de la bataille d’Hastings n’est pas tranchée ; que les sources ne fournissent guère d’éléments géographiques permettant de situer avec précision le théâtre de la bataille de Muret (1213) ; qu’aucun témoignage contemporain, ni même les recherches archéologiques, ne permettent d’identifier avec certitude le terrain sur lequel s’est déroulée la bataille de Crécy ; qu’en dépit du grand retentissement de la bataille d’Azincourt, il n’est positivement pas possible d’en donner une localisation fine. Pour l’époque contemporaine, cet effacement peut être mis en relation avec la concurrence des mémoires. David Bellamy montre bien, dans la Somme, le poids longtemps écrasant de la mémoire des affrontements qui ont eu lieu sur le territoire au cours de la Première Guerre mondiale au détriment de celle des combats de 1940. Emmanuelle Cronier analyse comment, pour la Première Guerre mondiale, la mémoire du front d’Orient, déjà largement désinvesti et déprécié pendant le conflit, est confrontée à la mémoire du front ouest, « dominante et cristallisée autour d’une expérience combattante singulière qui apparaît comme la grande arbitre des valeurs héroïques et mémorielles de la Grande Guerre » ; ce front et les hommes qui y ont servi ont subi « une relégation mémorielle persistante ». Cet effacement n’est parfois que temporaire. David Bellamy étudie les actions mises en œuvre depuis quelques années pour mémorialiser les lieux de conflit autour d’Abbeville, tandis qu’Emmanuelle Cronier mentionne l’inauguration en 2018 à Bitola [anciennement Monastir] d’un mémorial dans un cimetière qui rassemble depuis 1923 les dépouilles de plus de 13 000 soldats français et le projet, alors évoqué, d’un parcours de mémoire allant de Thessalonique à Belgrade.

Une quatrième question, qui ne peut être disjointe de la troisième, portait sur la place qu’occupait le lieu dans la mémoire des conflits. En d’autres termes, est-ce le lieu qui est mémorialisé, ou le conflit ? Et, si le lieu est mémorialisé, la représentation qui en est faite est-elle exacte ? Dans certains cas, le lieu de mémoire est situé précisément sur le lieu du conflit. À l’époque médiévale, le monastère bénédictin Saint-Martin de Battle, dans le Sussex oriental, fournit un exemple abouti de la coïncidence entre le lieu d’affrontement et la mémoire, puisque le maître autel principal de l’abbatiale bénédictine se situe à l’emplacement supposé où le roi Harold avait été tué lors de la bataille d’Hastings ; la collégiale Notre-Dame-de-Courtrai, où sont déposées au début du XIVe siècle 500 paires d’éperons dorés pris aux seigneurs français tués sur le champ de bataille, est à proximité du terrain où se sont affrontés Français et Flamands lors de la bataille des Éperons d’or (1302). Dans l’Irlande contemporaine, Parnell Square correspond à l’endroit où fut fondée l’organisation nationaliste des Irish Volunteers en 1913 et où se réunissaient secrètement les membres du groupe révolutionnaire Irish Republican Brotherhood de 1914 à 1916 ; la poste de Dublin a été le siège du gouvernement provisoire irlandais. Dans la Somme, des monuments commémoratifs sont érigés à l’emplacement même des lieux où certains militaires ont trouvé la mort pendant la bataille de 1916 — comme celui du prince Murat à Lihons où il a été tué — et le monument d’Huppy a été érigé sur un lieu pertinent par rapport au déroulement de la bataille d’Abbeville de 1940. Mais, dans d’autres cas, la mémoire de la bataille l’emporte sur celle du lieu, finalement peu évoqué, peut-être parce que, comme le souligne pour l’époque médiévale Pascal Montaubin, « la mémoire d’une victoire n’avait guère d’intérêt politique en rase campagne, il était plus profitable de la déployer dans les villes avec des réjouissances collectives larges » : la mémoire est alors dépaysée. Analysant l’éloge de Marco Antonio Colonna, le vainqueur de Lépante, prononcé par Marc-Antoine Muret le 13 décembre 1571, Lucie Claire remarque que « le lieu de la bataille fait l’objet d’un traitement elliptique par l’orateur » ; les quelques mentions de nature géographique sont lacunaires et se mêlent à des considérations générales sur la victoire et à des notations sur la situation en mer Méditerranée avant l’affrontement même. Et, quand le lieu est représenté, l’exactitude de la représentation est douteuse. Ce que dit Pascal Montaubin de l’iconographie médiévale — « si elle rappelle bien la mémoire de diverses batailles, elle n’en restitue pas un décor fidèle » — pourrait être étendu à d’autres iconographies. Anne Daguet-Gagey note ainsi que

toutes ces traductions picturales des récits des auteurs anciens font du palais du Palatin et des appartements de Julia Domna le cadre du drame familial [l’assassinat de Géta sur ordre de Caracalla], le décor étant à base de colonnes à chapiteaux, de pilastres, de frontons triangulaires, de statues de divinités, tous éléments au demeurant familiers à l’époque classique,

tandis qu’Olivia Carpi-Mailly montre que, dans l’œuvre de Tortorel et Perrissin,

Details

Pages
VIII, 404
ISBN (PDF)
9782807611030
ISBN (ePUB)
9782807611047
ISBN (Softcover)
9782807611023
DOI
10.3726/b22741
Language
French
Publication date
2025 (August)
Keywords
Lieu de conflit mémoire histoire
Published
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2025. viii, 404 p., 14 ill. en couleurs, 18 ill. n/b, 1 tabl.
Product Safety
Peter Lang Group AG

Biographical notes

Charles Giry Deloison (Volume editor) Philippe Nivet (Volume editor)

Charles Giry-Deloison est professeur émérite d’histoire moderne à l’université d’Artois. Spécialiste de l’Angleterre des Tudors et des premiers Stuarts (1485-1640), il s’intéresse plus particulièrement aux questions politiques, religieuses et culturelles et aux relations de l’Angleterre avec la France et les anciens Pays-Bas durant cette période. Philippe Nivet est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Picardie Jules Verne et directeur du Centre d’histoire des sociétés, des sciences et des conflits. Il est spécialiste tout à la fois de l’histoire politique de la France du XXe siècle et de l’histoire de la Première Guerre mondiale, en particulier de la France occupée pendant cette période et des réfugiés.

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