Chercheurs d'or noir : une histoire de la recherche pétrolière française au XXe siècle
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Dedication
- Sommaire
- Liste des sigles et des abréviations
- Introduction générale
- Partie 1 La naissance de l’industrie française d’exploration et production d’hydrocarbures: formation des travailleurs et apprentissage industriel (1924–1964)
- Chapitre 1 Le démarrage de la recherche pétrolière française: politiques publiques et investissements privés
- Chapitre 2 La Compagnie française des pétroles et l’invention de l’épopée saharienne
- Chapitre 3 Organisation, production et indépendance: histoire d’une adaptation socio-économique
- Partie 2 L’innovation des méthodes de gestion du personnel: une stratégie de continuité industrielle (1964–1973)
- Chapitre 4 Une transition sans césure: contestation ouvrière et formation des travailleurs algériens
- Chapitre 5 La Compagnie française des pétroles entre prudence organisationnelle et algérianisation du personnel
- Chapitre 6 Les nationalisations des hydrocarbures en Algérie: un laboratoire pour de nouvelles formes de coopération avec les pays producteurs
- Partie 3 D’une crise à l’autre: adaptation industrielle et transfert de technologie (1973–2003)
- Chapitre 7 Organisation et innovations technologiques: la recherche d’hydrocarbures après le choc pétrolier
- Chapitre 8 Les relations avec les pays producteurs: transfert de technologie et formation des travailleurs locaux
- Chapitre 9 Contre-choc pétrolier et restructuration industrielle: la naissance du groupe Total
- Conclusion générale
- Sources
- Sources écrites
- Table des matiéres
- Titres de la collection
Introduction générale
Un derrick en acier se dresse sous le soleil ardent du désert. Le trépan diamanté descend dans le ventre de la terre guidé par la main experte du maître-sondeur. Des centaines de tuyaux serpentent dans une mer de sable, s’enfoncent dans le sous-sol et réémergent pour donner vie à un grand complexe industriel. Ici, le paysage sonore alterne les tintements métalliques avec les voix des ouvriers, étouffées par le souffle des flammes qui jaillissent des torchères. À des milliers de kilomètres de distance, le climat, la lumière et les couleurs changent, mais les mêmes éléments dominent la scène. Sur une immense plateforme ancrée au fond marin, le souffle du vent, la rumeur des vagues et les cris des travailleurs créent un contraste sinistre avec la mer en tempête qui domine l’extrême nord du monde. Un navire pétrolier s’approche de cette île en béton et en acier pour s’imprégner de la substance huileuse qui était emprisonnée à plusieurs centaines de mètres de profondeur. Le capitaine et son équipage peuvent alors reprendre leur navigation vers un grand port industriel où la précieuse cargaison nourrira la civilisation du pétrole.
Situées à mi-chemin entre la réalité et la science-fiction, ces images évoquent une représentation de l’industrie pétrolière largement partagée dans notre société. Mais comment celles-ci ont-elles réussi à marquer notre inconscient collectif? Dans une époque caractérisée par la remise en cause de la société de consommation, questionner notre dépendance matérielle et culturelle aux énergies fossiles demeure très difficile. Alors que les débats sur l’environnement, la décarbonation et la transition énergétique se multiplient, nous continuons à consommer du pétrole et inconsciemment à y penser. Chaque jour, nous prenons des autobus, nous faisons le plein d’essence dans nos voitures et nous nous envolons en avion vers des destinations exotiques pour nos vacances. Nous portons des chaussures en caoutchouc, des habits en fibres synthétiques et nous achetons des appareils informatiques fabriqués grâce à la synthèse des matières plastiques. En somme, si au XXesiècle le pétrole a transformé radicalement nos vies, au XXIesiècle, il continue à façonner notre existence1.
La construction de notre idée de modernité a fortement contribué à rendre le pétrole omniprésent. La théorie de la Carbon democracy nous a expliqué à quel point l’interdépendance entre la politique et la matérialité des ressources naturelles a façonné les systèmes démocratiques du monde occidental2. En même temps, la diplomatie économique despétro-États nous a montré l’impact des choix politiques des pays producteurs sur l’économie globale3. Pour défricher l’histoire du pétrole au XXesiècle, plusieurs chercheurs ont étudié les conflits, les responsables politiques, les stratégies des entreprises, les marchés et «la manière dont l’argent du pétrole est converti en revenu public ou en richesse privée»4. En revanche, la dimension sociale et culturelle – dans le sens de la construction sociale des techniques5, de la circulation des idées6 et des représentations7 – a été longtemps sous-estimée. Pourtant, l’histoire du pétrole est profondément influencée par les hommes et les femmes qui ont contribué à l’innovation dans le domaine des géosciences, de l’ingénierie industrielle, du management et de la gestion des ressources humaines. Celle du pétrole est une histoire des savoirs, des élites, de la contestation, de l’émancipation des ouvriers et des anciens colonisés qui ont lutté pour trouver leur place dans les hiérarchies socioprofessionnelles de cette industrie.
Le pétrole est souvent présenté comme un élément structurant de l’histoire humaine et un véritable vecteur de développement de la société de consommation8. Toutefois, cette perception dépend profondément des périodes historiques, des contextes géographiques et du vécu individuel. Si nous interrogeons la place du pétrole dans la société française, nous remarquerons que cette ressource est perçue comme un outil de domination économique, sociale et écologique, après avoir longtemps été considérée comme un élément essentiel pour la souveraineté économique et technique du pays. En revanche, cette perception est très différente dans les pays producteurs. Initialement présenté comme un outil d’émancipation, le pétrole est perçu davantage comme une des causes de la stagnation économique, du sous-développement et de la crise environnementale. Si l’or noir était évoqué pour justifier la marche vers l’indépendance et la modernisation, aujourd’hui il est perçu comme un objet de convoitise, une source de corruption et un moyen d’appropriation de la richesse nationale par la classe dirigeante.
La complexité politique, humaine et culturelle que nous venons de présenter est soumise à une simplification drastique, qui se transforme en véritable personnification. Dans l’imaginaire collectif, l’industrie du pétrole est la création du «chercheur d’or noir» tandis que le «chercheur d’or noir» est le produit de la civilisation du pétrole. Mais qui est cet aventurier qui part dans les contrées les plus inhospitalières de la planète à prospecter le sous-sol inconnu? Qui est ce savant qui détient le monopole des techniques et assure la mise en exploitation des nouveaux gisements? Qui est cet habile négociateur qui entretient des liens privilégiés avec les chefs d’État, les autorités militaires, les élites et la finance internationale? Présenté comme le dépositaire des secrets de la modernité, le chercheur d’or noir est un personnage qui a profondément marqué l’histoire du XXesiècle. Cet aventurier au chapeau de cow-boy qui sillonne le désert à la recherche de nouvelles sources d’énergie est le produit de la propagande de l’État et des entreprises pétrolières mais, également, d’un processus de co-construction plus ou moins conscient qui implique directement les consommateurs. Assoiffés d’énergie, au cours du siècle dernier, nous avons fait l’éloge du chercheur d’or noir, fascinés par sa capacité de défier les forces de la nature grâce au gigantisme de ses appareils industriels. Durant les crises énergétiques, nous avons fait appel à son expertise technique pour chasser le fantasme de la pénurie et protéger notre modèle de consommation. En somme, si aujourd’hui l’histoire de la recherche pétrolière – celle des hommes, des représentations et des circulations des savoirs – semble être très éloignée de nos préoccupations, elle continue à influencer profondément notre société et notre vision du monde. Pour cette raison, elle mérite de faire l’objet d’une déconstruction.
Le pétrole: une histoire à humaniser
Au cours des dernières décennies, l’histoire du pétrole a été caractérisée par une forte «déshumanisation». Cela est dû à la domination de certaines approches historiographiques, à la raréfaction des sources d’archives mais aussi à la place du pétrole dans le débat politique9. Depuis la moitié du XXesiècle, les premiers ouvrages sur l’histoire de l’industrie pétrolière étaient principalement des livres grand public commissionnés par les entreprises pétrolières et les organisations du secteur. Sans aucune ambition de scientificité, l’objectif de ces publications était d’alimenter la propagande des compagnies pétrolières dans une période caractérisée par le développement des marchés de consommation10. Dans les années qui suivent, les premiers chercheurs s’intéressent au pétrole en privilégiant une analyse par le haut qui se focalise sur l’organisation industrielle et sur la dimension financière de cette activité. Les Business Historians anglo-américains publient ainsi des travaux monographiques sur l’histoire de British Petroleum, de Royal Dutch Shell ou de la Standard Oil Company en posant une première pierre au nouvel édifice historiographique11. En France, c’est l’ouverture des archives bancaires qui contribue à l’émergence des premières recherches dans le domaine. À partir des années 1980, Éric Bussière s’intéresse à la stratégie d’investissements des grandes banques d’affaires françaises dans le secteur pétrolier tandis que Philippe Marguerat interroge le rôle de la Banque de Paris et des Pays-Bas dans l’industrie roumaine durant l’entre-deux-guerres12.
Au tournant du XXIesiècle, la question pétrolière commence à attirer davantage l’attention des chercheurs. Cette fois-ci, c’est plutôt la dimension diplomatique et géopolitique qui est prise en compte. Dans un monde de plus en plus globalisé, les historiens s’intéressent aux relations entre pays producteurs et consommateurs, à la diplomatie des ressources et au rôle du pétrole dans les politiques de sécurité énergétique et des pays occidentaux13. En France, André Nouschi publie deux ouvrages de référence qui contribuent à l’évolution du champ d’études. Dans Pétrole et relations internationales depuis 194514, Nouschi met en évidence l’importance de cette ressource dans les conflits du XXesiècle en analysant le rôle des entreprises pétrolières françaises en tant qu’acteurs au service de la politique énergétique nationale. Néanmoins, c’est avec la publication de La France et le pétrole: de 1924 à nos jours qu’il apporte un éclairage sur l’histoire française dans une période caractérisée par une profonde restructuration du secteur industriel15. Dans cet ouvrage, le pétrole est présenté comme le moteur d’un récit d’histoire nationale qui met les pouvoirs publics, les technocrates et les entreprises au centre d’un mouvement d’émancipation politique, technologique et sociale.
La montée en puissance de l’histoire des entreprises et la facilitation d’accès aux archives privées contribuent à consolider l’histoire du pétrole en France. Au tournant du XXIesiècle, Alain Beltran et la jeune école d’histoire de l’énergie commencent à s’interroger sur le rôle de la France en tant que puissance pétrolière et à questionner les liens entre le pétrole, le gaz et l’électricité16. Cette orientation fait sortir l’histoire du pétrole du domaine exclusif des services de communication des compagnies pétrolières française et permet de créer un dialogue entre le monde de l’entreprise et le monde de la recherche17. Au fil des ans, les travaux en histoire du pétrole se multiplient en France, en s’intéressant davantage aux stratégies de gestion18, à l’ancrage territorial19 ou à la dimension internationale de l’industrie, avec une attention toute particulière pour les territoires de l’ancien empire colonial20. En dépit de ce nouveau dynamisme, les individus demeurent toujours les grands absents de ce récit, éclipsés par les nouvelles approches matérialistes.
La publication the Carbon Democracy de Timothy Mitchell21 donne un nouvel élan à l’histoire du pétrole en contribuant à l’ouverture de nouveaux chantiers historiographiques qui s’intéressent à la matérialité de cette ressource22. L’attention se déplace donc vers les processus de production, de transformation et de distribution d’énergie, ainsi que sur la dimension technopolitique des structures et des infrastructures industrielles. De nouvelles recherches questionnent alors le rôle du pétrole dans la reconfiguration des villes et des espaces urbains23, tout comme l’impact politique24 et environnemental25 de l’activité industrielle. En même temps, d’autres chercheurs se concentrent sur la dimension techno-scientifique en s’intéressant en particulier à la circulation des techniques, des savoirs et des experts qui ont contribué à la structuration de l’industrie du pétrole et du système économique international26. La dimension humaine commence donc à être plus présente, même si les ouvriers, les techniciens, les ingénieurs et les experts qui ont participé au développement de cette industrie ne sont pas encore les principaux objets d’investigation.
Alors qu’en 2024 la France célèbre son «siècle pétrolier», le temps est venu de mettre l’humain au centre de l’histoire de l’énergie. Si les directions de la communication des grandes entreprises ont continué pendant plusieurs années à construire leur storytelling sur les aventures des pionniers27, il est nécessaire aujourd’hui d’écrire une histoire sociale et culturelle de pétrole qui aille au-delà des romans d’aventures ou des biographies des grands patrons28. Des recherches récentes ont démontré que les travailleurs et les travailleuses, ainsi que les identités professionnelles et les relations sociales, sont des éléments structurants pour le développement de cette industrie29. Néanmoins, l’inaccessibilité des archives ne facilite pas la tâche des historiens qui s’orientent vers ces questionnements30. Pour écrire une histoire sociale du pétrole, les chercheurs doivent donc recourir aux sources orales, iconographiques et audiovisuelles et s’appuyer sur les technologies numériques. En adoptant une démarche d’ingénierie historique, ils doivent participer activement à la «fabrique alternative d’archives»31 et collecter les récits de vie et de carrière qui aideront à faire émerger à la surface une autre histoire du pétrole32. C’est donc avec cette ambition que notre recherche a été conçue: contribuer au débat historiographique, méthodologique et mémoriel à travers la déconstruction du récit épique des chercheurs d’or noir.
Les chercheurs d’or noir: moteurs de l’histoire de l’énergie?
Au début du XXesiècle, la création de la Compagnie française des pétroles (CFP) fait basculer la France dans la modernité. Fortement impacté par la pénurie de carburants, après la Première Guerre mondiale, le pays obtient une participation dans les gisements du Moyen-Orient, ce qui permet de construire un embryon d’industrie pétrolière nationale. À la différence de la Grande-Bretagne et des États-Unis, la France ne dispose que d’une faible quantité de ressources pétrolières propres puisque la pénurie d’ingénieurs, de connaissances techniques et d’équipements industriels entrave le démarrage de la recherche autonome de pétrole dans les territoires de l’Empire. Dans l’entre-deux-guerres, l’industrie pétrolière se structure autour des entreprises de distillation de carburants et de lubrifiants qui assurent principalement les besoins de l’armée. Le nouveau secteur est dominé par les raffineurs, des entrepreneurs qui ne maîtrisent guère les techniques de prospection et de production mais qui fondent leur apparat productif sur des réseaux d’approvisionnement. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la France est donc encore dépendante de l’étranger pour le ravitaillement en pétrole et l’achat de technologies industrielles.
Après la Libération, l’ambition d’indépendance énergétique du gouvernement français donne l’impulsion à une véritable ruée vers l’or noir. La mise en place d’une politique de recherche et d’extraction du pétrole dans son territoire permet à la France de devenir un des premiers producteurs au monde en l’espace d’une décennie. Cette politique se fonde sur l’acquisition de technologie et d’équipements, sur le financement des programmes de recherche scientifique, mais surtout sur la formation des techniciens chargés d’accompagner le développement industriel. Après avoir prospecté la région du Sud-Ouest, l’exploration pétrolière se développe sur le continent africain, plus particulièrement en Afrique du Nord. Avec les premières découvertes, le Sahara devient le territoire du nouveau programme industriel, un espace où les entreprises françaises peuvent développer un savoir-faire national dans le secteur.
À partir des années 1960, l’effondrement du système colonial et les nationalisations proclamées par les gouvernements indépendants remettent en cause le positionnement des entreprises pétrolières dans les pays producteurs. Les rapports de force qui s’instaurent au tournant des années 1970 ont un impact majeur sur l’accessibilité des ressources sahariennes et sur le contrôle d’un système industriel qui est la destination principale de la technologie et des capitaux français. En effet, loin d’être une simple source de ravitaillement, le Sahara est un terrain d’essai, un lieu de formation et un espace d’innovation qui garantit le développement et l’expansion des entreprises pétrolières françaises vers de nouvelles zones d’activité. Le changement de contexte politique et la conjoncture économique des années 1970 et 1980 imposent un effort d’adaptation technique, humaine et organisationnelle pour assurer la continuité d’un secteur stratégique pour le rayonnement international de la France. Seule l’émergence de nouvelles formes d’interaction avec les pays producteurs permet de stabiliser la présence et la circulation de la technique et des techniciens français à travers le monde.
À la lumière de ces observations liminaires, la question qui oriente cette recherche doit être clairement posée: comment la Compagnie française des pétroles a-t-elle réussi à construire une des plus puissantes industries d’exploration et de production d’hydrocarbures au monde? Comment les ingénieurs et les techniciens français ont-ils contribué à façonner et à adapter ce secteur industriel? Mais, surtout, pourquoi l’histoire de la recherche pétrolière a-t-elle influencé à tel point notre présent?
Pour mieux analyser cette complexité, nous allons adopter une démarche qui met les chercheurs d’or noir au centre de l’histoire du pétrole. Le présent travail s’inscrit donc dans la continuité des recherches en histoire de l’innovation qui analysent la technique en tant que construction sociale et les systèmes industriels en tant qu’un produit de l’interaction entre différents acteurs33. Nous proposons donc de mettre l’accent sur la continuité et les ruptures techniques qui accompagnent l’avènement et l’affirmation d’un système énergétique fondé sur la production et sur la consommation de pétrole. Selon notre hypothèse, le chercheur d’or noir est un véritable moteur de la transition. Il accompagne l’avènement en France d’un système fondé sur le pétrole tout en remettant en cause la place attribuée aux autres énergies. Dans ce mouvement économique, politique et culturel qui traverse le XXesiècle, la définition de «chercheur d’or noir» assume plusieurs significations. D’une part, «les chercheurs d’or noir» sont les membres d’un corps de métiers qui fondent leur identité sur la maîtrise des techniques de recherche et d’exploitation des ressources pétrolières. D’autre part, «le chercheur d’or noir» est un personnage de fiction présenté dans la presse, dans les films et dans les romans d’aventures comme une icône de la modernité. En conjuguant les dynamiques de l’innovation et de la domination socio-économique, son action héroïque annonce l’avènement d’une nouvelle ère énergétique et d’un nouveau modèle de consommation.
Acteur de l’innovation et du développement industriel, le chercheur d’or noir – dans sa double dimension de personne et de personnage – devient le principal vecteur de circulation de la culture technique et du savoir français. Formés dans les grandes écoles d’ingénieurs ou initiés au métier sur les gisements sahariens, les pétroliers contribuent au ravitaillement énergétique du pays tout en assurant l’expansion de l’industrie nationale à travers le monde. L’espace de leur action participe donc à la construction d’un groupe socioprofessionnel au même titre que leurs interactions avec l’organisation industrielle et la structure des entreprises. Le besoin de s’adapter aux contraintes de l’environnement, aux dynamiques du marché et au changement de contexte socio-économique impose aux chercheurs d’or noir d’assurer la reproduction d’un modèle industriel qui se présente comme un véritable outil de domination. Pour répondre à nos questionnements de départ, nous proposons donc d’explorer trois axes principaux: la gestion des ressources humaines; l’innovation et la circulation des savoirs; les représentations et la construction de l’espace. Cette analyse multidimensionnelle permettra de définir le profil des chercheurs d’or noir et de comprendre le rôle joué par ces acteurs dans l’histoire de l’industrie française d’exploration et de production de pétrole.
Hommes, savoirs, représentations
Dans un système d’industrie intégrée, la conduite des activités d’exploration et de production de pétrole impose de maîtriser les techniques les plus modernes pour ravitailler l’outil de raffinage et le réseau de distribution au meilleur prix de revient34. Si l’histoire du secteur aval est dominée par les ouvriers des raffineries et par les pompistes des stations à essence, le secteur amont trouve sa personnification dans la figure du chercheur d’or noir. Protagoniste de la culture du XXesiècle, ce personnage fait son apparition en France dans l’après-guerre, quand les besoins énergétiques imposent de se doter d’une nouvelle élite industrielle pour acquérir un savoir-faire national dans ce domaine. L’exploitation des ressources naturelles présentes dans le sous-sol de l’Empire français est donc une opportunité pour lancer le développement industriel des territoires coloniaux tout en réduisant les risques de divorce35.
Entre les années 1940 et les années 1960, le Sahara fournit à la CFP un terrain idéal pour développer un savoir pétrolier français grâce à une synthèse originale des connaissances existantes36. Cela permet à l’entreprise de se doter d’un puissant secteur amont et de compléter ainsi l’intégration d’une structure industrielle encore trop dépendante du raffinage. Les gisements sahariens assurent donc la formation des travailleurs et l’apprentissage des méthodes industrielles, tandis que la commercialisation de cette production permet de financer l’expansion de l’entreprise vers de nouveaux contextes géographiques. Pour assurer la continuité opérationnelle en dépit d’événements majeurs, comme l’indépendance, la nationalisation et les chocs pétroliers, la CFP et ses partenaires publics doivent donc réimaginer leurs stratégies industrielles. Dans ce contexte, les stratégies de gestion des ressources humaines et les plans de formation du personnel local jouent un rôle primordial.
Pour répondre aux demandes du nouveau gouvernement algérien, la CFP met en place une véritable politique de régionalisation en remplaçant les travailleurs français avec du personnel autochtone. Fondé sur la gestion prévisionnelle des ressources humaines et sur les méthodes de formation modernes37, ce dispositif stabilise la position de la CFP en Algérie durant cette phase de transition. La société peut se conformer aux revendications politiques et sociales du pays producteur tout en redressant son équilibre financier par la réduction des frais d’activité. Dans une période caractérisée par la généralisation de l’assistance technique et de la coopération internationale, le nouveau positionnement de la CFP accélère la diffusion des techniques, des brevets et de la culture industrielle française. Au moment de l’implantation de l’entreprise en Indonésie dans les années 1960, le plan d’algérianisation se transforme en plan d’indonésianisation. Plus tard, entre les années 1970 et 1980, la même stratégie assure la formation d’ingénieurs et de techniciens locaux dans plusieurs pays d’Afrique, d’Amérique latine, du Moyen-Orient et du nord de l’Europe. En somme, la construction, l’adaptation et la circulation du modèle du chercheur d’or noir à la française se révèlent des conditions fondamentales pour l’expansion de TotalEnergies à travers le monde.
Comme nous l’avons souligné, le développement de l’industrie française d’exploration et de production a été fortement conditionné par les limites du savoir technique et par la domination technologique des entreprises anglo-américaines. L’absence de capitaux, d’experts et de ressources naturelles facilement accessibles n’a guère encouragé les entreprises à investir dans le développement de matériaux, d’outils ou de procédés industriels. Les mythes fondateurs de l’industrie pétrolière nationale font souvent l’éloge de la contribution française à l’innovation dans le domaine de la géophysique et du raffinage, toutefois très peu de récits mettent l’accent sur le retard cumulé par la France dans le domaine de la recherche pétrolière au début du XXesiècle. L’histoire de Pechelbronn évoque rarement la contribution des ingénieurs allemands au développement du gisement alsacien. Au même titre, le récit de la découverte du champ pétrolier de Kirkūk ne précise pas que les techniciens français n’ont guère participé à la mise en production des premiers puits dès 1927. Il faut en effet attendre l’après-guerre pour que les premiers Français soient formés aux métiers de l’exploration et de la production de pétrole grâce à l’encadrement des experts étrangers.
Dans les années 1950, les découvertes de pétrole dans les territoires coloniaux permettent d’inaugurer ainsi un cycle d’innovation. Après une phase de démarrage, les disponibilités financières accompagnent le développement de programmes de collaboration entre les universités, les écoles d’ingénieurs, les entreprises et les centres de recherche comme l’Institut français du pétrole (IFP). Au moment de la décolonisation, l’adaptation des techniques devient donc un enjeu crucial pour la CFP qui souhaite renforcer sa présence sur les terrains d’activité. Les recettes du pétrole saharien contribuent à financer les nouveaux programmes de recherche pour anticiper les grands bouleversements politiques. Alors qu’entre 1964 et 1965 les gouvernements français et algérien négocient des accords d’association, la CFP réalise à Hassi Messaoud les premiers tests d’étanchéité sur les têtes de puits destinées à la production sous-marine sur les permis offshore au Sénégal et en mer du Nord. Au port d’Arzew, dans le nord de l’Algérie, des expériences concluantes permettent de breveter le procédé de liquéfaction pour le transport du gaz naturel par navire méthanier. En même temps, les recherches sur les techniques de soudure, la corrosion des matériaux et la robotisation des procédés contribuent à constituer un important capital technologique qui accompagne la diversification de l’activité de l’entreprise.
À partir des années 1970, l’augmentation des prix du brut encourage l’ouverture d’un nouveau cycle d’innovation fondé sur la coopération technique et scientifique avec des sociétés parapétrolières comme TECHNIP et COMEX. Au-delà des domaines stratégiques comme la recherche et la production offshore, la CFP commence à diversifier son activité dans le secteur des mines, de l’énergie solaire et de l’agriculture industrielle tout en mettant en place des dispositifs de coopération et d’assistance technique avec les pays producteurs. Cette stratégie garantit la permanence de techniciens français sur les terrains d’activité et contribue à redresser l’image d’une entreprise perçue comme un outil au service du colonialisme français. En dépit du succès de cette stratégie, la chute des prix du baril conséquente au contre-choc pétrolier des années 1980 impose de réorganiser la structure du secteur amont. Le redimensionnement des budgets et la réduction de la masse salariale anticipent l’externalisation progressive des cycles d’innovation et le développement de l’activité de trading.
L’histoire de la recherche pétrolière française que nous souhaitons raconter se déroule dans l’espace des entreprises, des organisations qui fournissent un cadre de vie et de travail aux chercheurs d’or noir. Depuis le XIXesiècle, les compagnies pétrolières ont été associées au gigantisme et à l’extension tentaculaire de leurs réseaux industriels et financiers, ce qui se résume dans l’allégorie de la pieuvre géante souvent utilisée pour représenter la Standard Oil Company. Développé dans le monde anglo-saxon, ce modèle d’organisation industrielle arrive en France à la fin de la Seconde Guerre mondiale et il est adopté progressivement par les entreprises pétrolières françaises. Alors que le processus d’américanisation se diffuse dans tous les secteurs industriels38, l’influence des structures préexistantes comme l’armée et les grands corps de l’État contribue à l’émergence d’une synthèse originale des systèmes de gouvernance.
L’évolution des modes d’organisation est particulièrement visible tout au long de l’histoire de la CFP. Au moment de sa création en 1924, la société est conçue comme un trust financier chargé de gérer les intérêts de l’État français et de protéger les investissements des grands groupes bancaires au Moyen-Orient. C’est au démarrage des programmes de recherche pétrolière au Sahara que la CFP commence à développer ses activités d’exploration et de production de pétrole. La création de la Compagnie française des pétroles Algérie (CFP-A), la première grande filiale du secteur amont, est accompagnée par l’entrée dans la société de plusieurs «familles de métiers», des groupes socioprofessionnels qui s’appuient sur des réseaux de solidarité, des trajectoires professionnelles et des filiations intellectuelles. Intégrés au sein de la même organisation, géologues, géophysiciens, ingénieurs de construction, juristes et financiers donnent vie à une synthèse originale des savoirs, qui accompagne la naissance et l’évolution du corps des pétroliers. Cette dynamique montre que la notion de pétro-savoir, dans le sens d’expertise stratégique fonctionnelle à garantir l’approvisionnement et la souveraineté énergétique, ne peut pas être limitée au domaine des élites pétrolières, des diplomates, des économistes et des technocrates39. Au contraire, elle doit être élargie à tous les niveaux d’expertise mobilisés au sein de l’industrie, en partant des niveaux opérationnels jusqu’aux plus hautes sphères hiérarchiques. Le développement et la circulation du pétro-savoir accompagnent en effet l’évolution des relations sociales et des rapports de force qui existent entre les cadres, les agents de maîtrise et les ouvriers – qu’ils soient expatriés ou autochtones – dans une période caractérisée par la transition entre colonisation, indépendance et nationalisation.
L’organisation de la CFP et la décentralisation des structures permettent de territorialiser un modèle industriel qui se veut ontologiquement déterritorialisé. Ainsi, la fabrication de lieux de vie et de travail, réels ou imaginaires, fournit une assise spatiale qui accompagne la construction et la reproduction identitaire du chercheur d’or noir40. La base Maison Verte d’Hassi Messaoud est l’exemple le plus emblématique de la territorialisation de ce modèle technique. La construction en plein désert d’une cité verdoyante et dotée de tous les conforts du monde moderne répond certes à des besoins fonctionnels, mais également à des exigences de communication et de construction identitaire41. Adapté aux contraintes de l’environnement marin lors du démarrage de la recherche offshore, cet espace permet de matérialiser les valeurs et les modèles relationnels qui caractérisent le corps des pétroliers42. En même temps, la cité pétrolière et la plateforme deviennent de véritables u-topos du chercheur d’or noir et fournissent un cadre idéal pour accompagner la construction de l’épopée du pétrole français.
Résumé des informations
- Pages
- 528
- Année de publication
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783034349260
- ISBN (ePUB)
- 9783034349277
- ISBN (Broché)
- 9783034349253
- DOI
- 10.3726/b21866
- Open Access
- CC-BY-NC-ND
- Langue
- français
- Date de parution
- 2024 (Novembre)
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Lausanne, Berlin, Bruxelles, Chennai, New York, Oxford, 2024. 528 p., 10 ill. en couleurs, 35 ill. n/b, 18 tabl.