Le souci de l'Allemagne chez Habermas: l'incessante peur d'une "rechute"
Culture et politique dans les "Petits Ecrits Politiques" (Kleine Politische Schriften 1957-2012)
Résumé
Le souci lancinant qui caractérise cet « après-Auschwitz » va toutefois s’éroder après l’Unifi cation et sera relayé par l’engagement européen, voire mondialiste, de Habermas, toujours porté par la conviction que « le peuple est meilleur que ses politiciens ».
Extrait
Table des matières
- Cover
- Title
- Copyright
- A propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Le « professeur-citoyen » Habermas : un « intellectuel engagé »
- Aux origines de l’Allemagne contemporaine : la césure de 1945
- Les années d’élève et de lycéen de Habermas dans l’Allemagne de l’après-guerre : rencontre enthousiaste avec la littérature, les arts et le cinéma contemporains (la « modernité radicale »)
- La confrontation de Habermas avec « l’après-Auschwitz » / « l’héritage du passé national-socialiste » : un thème majeur des Petits écrits politiques
- L’« Ère Adenauer » : les années 1950 et 1960
- Une « succession de déceptions » pour Habermas : critique de la « politique de restauration » d’Adenauer
- Critique par Habermas de la « restauration des mentalités et des politiques »
- Le retour des intellectuels émigrés et l’émergence d’une division du travail entre la politique et la culture : une « dyarchie » (Doppelherrschaft) s’installe
- La Réforme de l’École élémentaire (Schulreform) : élever le niveau culturel de la « démocratie de masse »
- La Réforme de l’Université (Hochschulreform) : plaidoyer en faveur d’une « politisation des étudiants » dans une « université démocratisée »
- Le « rôle politico-éducatif » assigné par Habermas à la « nouvelle Université »
- « Façonner la conscience politique » des « citoyens d’une Université démocratisée »
- Démocratisation de l’Université – Politisation de la science ? (Demokratisierung der Hochschule – Politisierung der Wissenschaft ?)
- Le mouvement de protestation étudiante (Protestbewegung)
- Habermas face aux étudiants
- Après le 2 juin 1967 : Le « nouvel activisme » étudiant et la querelle autour du « fascisme de gauche » (Habermas face à Rudi Dutschke)
- Les mouvements de protestation universitaires allemands et américains
- La situation de l’université allemande après les « événements »
- Comparaison entre les mouvements de protestation étudiants américains et ouest-allemands vers la fin des années 1960
- Après l’affrontement, la réconciliation !
- La tendance au basculement sur des « actions révolutionnaires » sous l’influence des événements de mai 1968 en France : le « nouveau mouvement de protestation » récusé par Habermas
- Les années 1970 : le retournement de tendance (Tendenzwende). Interviews avec Gad Freudenthal (Jérusalem), Angelo Bolaffi (Rome), Detlev Horster et Willem van Reijen (Amsterdam)
- « Une période confuse »
- Les « interdictions professionnelles » et le terrorisme (Berufsverbote ; deutscher Herbst)
- L’émergence de l’idéologie néo-conservatrice (Tendenzwende)
- La controverse entre Habermas et Kurt Sontheimer sur les origines du terrorisme
- Le « nouveau populisme » (der neue Populismus)
- Interview avec Angelo Bolaffi (1978)
- Interview avec Detlev Horster et Willem van Reijen (1979)
- Les années 1980 : la nouvelle complexité (Die Neue Unübersichtlichkeit)
- « Les deux camps » : les néo-conservateurs et les adversaires de la croissance
- Les idéologues néo-conservateurs
- Les nouveaux mouvements de protestation : « die neue Protestbewegung / die Wachstumskritiker »
- La « crise de l’État-providence et l’épuisement des énergies utopiques »
- L’avenir des partis politiques : les « contre-espaces publics » ; l’exemple des Verts
- La « gestion du sinistre » (Eine Art Schadensabwicklung, 1987) : la quête identitaire de la RFA des années 1980
- Le refus par Habermas de la « normalisation du passé » (keine Rückkehr zur Normalität)
- Le « révisionnisme » des historiens conservateurs et la réplique de Habermas
- « De l’usage public de l’histoire » (Vom öffentlichen Gebrauch der Historie, 1986)
- Conscience historique et identité post-traditionnelle. L’orientation vers l’Ouest de la RFA. « Geschichtsbewusstsein und posttraditionale Identität. Die Westorientierung der Bundesrepublik »
- Les années 1990 : l’Allemagne (ré)unifiée
- « La révolution de rattrapage » (Die nachholende Revolution, 1990)
- La « nouvelle intimité entre la culture et la politique » par temps de crise
- Interviews avec Angelo Bolaffi et Robert Maggiori (1988) sur la culture politique allemande 20 ans après 1968 (parues dans L’Espresso et dans Libération)
- Interview avec Hans-Peter Krüger (1989) : l’« unification politique » ou l’« unification culturelle » ?
- Interview avec Barbara Freitag (1969) : un bilan politico-culturel apaisé des 40 années de République fédérale
- « Le moment du sentiment national. Conviction républicaine ou conscience nationale ?» (Die Stunde der nationalen Empfindung. Republikanische Gesinnung oder Nationalbewusstsein ?)
- La « révolution de rattrapage » et la nécessité d’une révision à gauche. Que veut dire « socialisme » aujourd’hui ?
- Le rejet par Habermas de la notion de « révolution de rattrapage »
- Le devenir de la tradition marxiste universitaire
- La solidarité générée par la communication
- Habermas aux intellectuels est-allemands : passer du socialisme au « réformisme radical d’une société capitaliste »
- L’identité allemande aujourd’hui
- « Le passé comme avenir » (Vergangenheit als Zukunft, 1993)
- « Les déficits normatifs de l’unification » : une rétrospective critique de l’« Anschluss » selon Kohl (die kohlsche Anschlusspolitik)
- Discussion autour d’une nouvelle Constitution
- La société allemande après 1989 : les dégâts sociaux et psycho-politiques collatéraux de l’unification
- Critique par Habermas des élections de décembre 1990
- Le nouveau « paysage intellectuel »
- L’Allemagne dans l’Europe au début des années 1990 : « les problèmes allemands sont de moins en moins allemands » (die deutschen Probleme werden weniger deutsch)
- L’Allemagne confrontée à une situation internationale « confuse » et « explosive » au début des années 1990
- Les intellectuels de « Osteuropa / Mitteleuropa » comme modèles pour les « démocrates-radicaux » occidentaux ; les « Grünen » s’affirment, mais le « Neues Forum » échoue
- « La terreur de droite » (der rechte Terror) et le « deuxième automne allemand » (der zweite deutsche Herbst)
- Le débat sur l’asile (Asyldebatte)
- Le retour d’un « particularisme allemand » à la faveur de l’unification (das alte deutsche Sonderbewusstsein)
- Retournement de la situation intérieure en RFA fin 1992 : la « culture de protestation de gauche » se manifeste (die Bevölkerung ist besser als ihre Politiker und ihre Wortführer)
- « La normalité d’une République de Berlin » (Die Normalität einer Berliner Republik, 1995)
- Que signifie le « travail de mémoire » aujourd’hui ? (Was bedeutet “Aufarbeitung der Vergangenheit” heute?)
- « Le double passé » : le « passé Stasi » et le « passé nazi » (Die doppelte Vergangenheit: die Stasi-Vergangenheit und die Nazi-Vergangenheit)
- Le « travail de mémoire » sur le second passé (Die Aufarbeitung der zweiten Vergangenheit: der Stasi-Vergangenheit)
- Réponses aux questions d’une commission d’enquête (Antworten auf Fragen einer Enquête-Kommission)
- Incertitudes allemandes (deutsche Ungewissheiten)
- Le besoin de « continuités allemandes » (das Bedüfniss nach deutschen Kontinuitäten)
- « Droit et démocratie : entre faits et normes » (Faktizität und Geltung. Ein Gespräch über Fragen der politischen Theorie, 1993-1994)
- « Apprendre de quelle histoire ? » (Aus welcher Geschichte lernen?)
- La « constellation postnationale » (Die postnationale Konstellation, 1998)
- Tirer la leçon des catastrophes (Aus Katastrophen lernen? Ein zeitdiagnostischer Rückblik auf das kurze 20. Jahrhundert)
- La constellation postnationale et l’avenir de la démocratie (Die postnationale Konstellation und die Zukunft der Demokratie, 1998)
- Une démocratie cosmopolitique (Eine kosmopolitische Demokratie)
- Le XXe siècle (Das zwanzigste Jahrhundert 2001-2011)
- « Une époque de transition » (Zeit der Übergänge, 2001)
- La coalition « rouge-verte » (Die rot-grüne Koalition)
- Le conflit du Kosovo : de la politique de puissance à la société de « citoyens du monde » (Von der Machtpolitik zur Weltbürgergesellschaft)
- Pointer du doigt ! Les Allemands et leur mémorial (Der Zeigefinger. Die Deutschen und ihr Denkmal)
- « L’Occident divisé » (Der gespaltene Westen, 2004)
- Le 15 février, ou : ce qui unit les Européens (Der 15. Februar – oder: Was die Europäer verbindet)
- L’Allemagne « à l’avant-garde » dans le « noyau dur européen » (Kerneuropa), dans la « locomotive »
- Forger une « identité européenne » à partir des citoyens (eine europäische Identität der Bürger ersinnen)
- Assurer une présence de l’Europe dans les instances internationales politiques, militaires et économiques (Europa in den internationalen Gremien) / L’Europe dans « l’espace public mondial »
- Le tournant politico-culturel du 8 mai 1995 avec le discours du président Richard von Weizsäcker : « die Wende vom 8. Mai 1995 »
- Susceptibilités germano-polonaises (Deutsch-polnische Empfindlichkeiten)
- Oh, l’Europe ! (Ach, Europa, 2008)
- L’Europe « déchirée » par la guerre en Irak et par la « Constitution pour l’Europe » (Europa durch den Irakkrieg und die « Verfassung für Europa » gespalten)
- Portraits
- Le rôle des intellectuels dans le débat sur l’Europe après 2005 (die Rolle der Intellektuellen in der Europa-Debatte nach 2005)
- La question de l’intégration des immigrants
- La politique européenne dans l’impasse à la fin de la décennie
- La « raison de la sphère publique » (Zur Vernunft der Öffentlichkeit)
- « L’état d’esprit de l’Europe en crise » (Zur Verfassung Europas, 2011)
- L’Europe en crise : l’« échec » / la « défaite » de la « chancelière »
- Retour sur la crise et propositions de réformes : quel rôle pour l’Europe ?
- L’Europe face aux États-Unis dans un « monde dangereux et chaotique » : vers un « Occident bipolaire » ? (ein bipolarer Westen)
- La gravité de la crise « évacuée » par les gouvernements et les partis politiques (Das entschärfte Krisenbewusstsein)
- La redécouverte de l’État national allemand et l’émergence d’une « mentalité néo-allemande » (Die Wiederentdeckung des deutschen Nationalstaates: « zum neudeutschen Mentalitätswandel »)
- La démocratie selon Merkel : un opportunisme fondé sur la démoscopie (demoskopiegeleiteter Opportunismus)
- Dans le sillage de la technocratie (Im Sog der Technokratie, 2013)
- Le retour d’émigration de philosophes et de sociologues juifs
- « Le retour de ceux qui ne sont pas revenus »
- « Notre contemporain Heine : il n’existe plus de nations en Europe »
- Plaidoyer pour une « solidarité européenne »
- Hommage à Ralf Dahrendorf pour son 80e anniversaire
- Conclusion : l’Allemagne de Habermas
2. Aux origines de l’Allemagne contemporaine : la césure de 1945
2.1. Les années d’élève et de lycéen de Habermas dans l’Allemagne de l’après-guerre : rencontre enthousiaste avec la littérature, les arts et le cinéma contemporains (la « modernité radicale »)
Dans deux interviews données, l’une à Jérusalem en 1977, l’autre à Amsterdam en 1979, Habermas évoque brièvement ses années d’élève dans sa ville natale de Gummersbach (Oberbergisches Land), sa famille – appartenance au monde de l’entreprise et de l’Église protestante –, le positionnement politique de celle-ci face au nazisme : pas de véritable suivisme, pas d’identification forte au régime, mais pas de critique sérieuse non plus. Ils font partie, dit-il, de ceux qui se sont laissé berner à l’époque et se sont accommodés du nazisme (die einmal Verführten) (KPS I–IV, 471).
« Ich bin in Gummersbach, also in einem kleinstädtischen Milieu aufgewachsen. Mein Vater war dort Leiter der Industrie- und Handelskammer. Mein Großvater war dort Seminardirektor und Pfarrer. Das politische Klima in meinem Elternhaus war wahrscheinlich unauffällig für die damalige Zeit, nämlich geprägt durch eine bürgerliche Anpassung an eine politische Umgebung, mit der man sich nicht voll identifizierte, die man aber auch nicht ernsthaft kritisierte. » (KPS I–IV, 511)
Concernant son propre itinéraire, il met en avant l’année 1945 :
« Was meine politischen Motive bestimmt hat, das war eher das Jahr 1945. Damals sind persönlicher Lebensrhythmus und historische Grossereignisse zusammengetroffen. Ich war 15 Jahre alt. Im Radio wurde über die Nürnberger Verhandlungen berichtet. Im Kino wurden die ersten Dokumentarfilme gezeigt, die Filme über die Konzentrationslager, die wir heute wieder zu sehen bekommen. Bei diesen Erlebnissen haben sich sicher Motive herausgebildet, die dann mein Denken weiter bestimmt haben. » (KPS I-IV, 511)
Après ce rapide retour sur la période nazie, Habermas, dans l’interview de 1977, en arrive à une présentation approfondie de l’« après 1945 » à travers les classiques – littéraires et cinématographiques – de l’Allemagne « en ruines » et de sa « Trümmerliteratur » : Andersch, Richter, Böll sont le plus souvent cités, sans oublier Les Mouches de Sartre. Il mentionne aussi la présence des écrits antifascistes (Kogon, Weisenborn…), ainsi que les propositions de « troisième voie », présentes dans tous les partis politiques, alors que la reconstruction démarre et que le capitalisme se met en place.
« Obwohl die Kleinstadt, in der ich im Herbst 1945 wieder zur Schule ging, nicht sehr zerstört war, empfanden wir unsere Welt schon so, wie sie im Spiegel der kargen Prosa von Andersch, Richter, später Böll, in den sogenannten Trümmerfilmen, in der antifaschistischen Memoirenliteratur – ich erinnere mich an Kogons “SS-Staat” und an Weisenborns “Memorial” – erschien, und wie sie in den Dramen von Sartre, in den “Fliegen”, in der “Geschlossenen Gesellschaft” usw., interpretiert wurde. […] Was wir uns in großen anthropologischen Begriffen zurechtlegten, stand natürlich in einem ridikülen Missverhältnis zu den ökonomischen und gesellschaftlichen Problemen eines Wiederaufbaus, für den die kapitalistischen Weichen, wie sich bald zeigte, irreversibel gestellt wurden – dies übrigens, so habe ich das erlebt, vor dem Hintergrund kriegssozialistischer Stimmungslagen und einer alle Parteien übergreifenden Programmatik des “Dritten Weges”. » (KPS I-IV, 468)
Mais c’est le renouveau culturel qui le marque le plus. Il met ainsi en avant la « découverte » de la peinture contemporaine, favorisée par la présence, dans la ville voisine de Cologne, de la prestigieuse « collection Haubrich », qui lui a fait découvrir la peinture expressionniste des années 1920, frappée d’ostracisme par le nazisme. Par ailleurs, il s’est familiarisé avec la poésie, de Trakl à Benn ; avec l’architecture du Bauhaus et le fonctionnalisme ; avec Sartre et l’existentialisme, ce qui le fait remonter jusqu’à Kafka, Rilke et Hermann Hesse… Il mentionne les succès de librairie de l’époque – le Glasperlenspiel de ce dernier –, ainsi que le film anglo-américain sur Vienne occupée – Der dritte Mann –, qui ont marqué sa génération !
« Wir Jüngeren waren vor allem ausgefüllt von einer schrittweise nachvollzogenen Rezeption der unterdrückten Moderne, d. h. zunächst der Jahre nach dem ersten Weltkrieg: die Sammlung Haubrich öffnete uns den Blick für die expressionistische Malerei; wir lasen Gedichte von Trakl bis Benn, machten Bekanntschaft mit Bauhaus und Funktionalismus ; von Sartres Romanen und O. F. Bollnows Darstellung des Existentialismus, führte der Weg zu Kafka und Rilke zurück. Den zeitgenössischen Kulturbetrieb beherrschten Romane wie der “Dr. Faustus” und das “Glasperlenspiel”; Filme wie der “Dritte Mann” wurden zum Generationserlebnis. » (KpS, I-IV, 468)
Parallèlement à cette « explosion » culturelle, il prend connaissance, progressivement, à travers la succession des procès retransmis par la radio et le cinéma, des atrocités commises par le national-socialisme.
Quelques années plus tard, comme étudiant à l’Université de Bonn, au début des années 1950, sa rétrospective est contrastée : le « monde nouveau » qu’on a fait miroiter au sortir de la guerre à sa génération lui est finalement apparu comme « provincial », voire « allemand » – au mauvais sens du terme. Dans les sciences humaines, les traditions dominantes des années 1920 sont reprises sans bruit, alors que Marx, la philosophie analytique, Freud, la sociologie et les théories sociales, y sont quasi ignorés – Habermas rappelle que les brochures est-allemandes sur Marx et Engels ont été « distribuées » par la librairie communiste de Gummersbach, à un moment de disette en matière d’édition !
« Rückblickend stelle ich mit einem gewissen Erstaunen fest, wie provinziell, wie deutsch diese Perspektiven, die für uns eine neue Welt bedeuteten, gewesen sind. Noch während meiner Bonner Studienzeit, also bis 1954, habe ich mich in einer Universität bewegt, für die, in den Geisteswissenschaften, die dreißiger und vierziger Jahre keinen Kontinuitätsbruch bedeutet haben, in der Traditionslinien der zwanziger Jahre geräuschlos wieder aufgenommen wurden. Gewiss, neben Gehlen las man jetzt wieder Plessner, wenn man sich mit philosophischer Anthropologie, neben Oskar Becker wieder Eugen Fink und Ludwig Landgrebe, wenn man sich mit Phänomenologie beschäftigte; auch Löwiths in der Emigration entstandenen Bücher wurden benutzt, aber von Marx war eben so wenig die Rede wie von analytischer Philosophie, von Freud, von Soziologie und Gesellschaftstheorie. Ich hatte als Schüler die Ostberliner Broschüren von Marx und Engels gelesen, die 1945 von der kommunistischen Buchhandlung in Gummersbach verteilt worden waren, als es außer Rowohlts Zeitungsdrucken noch nicht viel anderes zu lesen gab. » (KPS I-IV, 468-469)
Dans son interview de 1979, il se montre encore plus sévère en ce qui concerne le corps professoral de son université de Bonn : la quasi-totalité des professeurs qu’il a connus, qui étaient déjà en poste avant 1933, notamment en philosophie, en histoire et en psychologie, ont réussi à faire de celle-ci une université « allemande, apolitique, quasi ethnocentrique, avec une conscience politique datée de 1910 ». Et de rappeler que les courants anglo-saxons, tout comme la philosophie analytique – qu’on doit aux émigrés allemands –, ou encore la théorie critique, y ont été inexistants.
« Sie müssen diese beschränkte Perspektive berücksichtigen, die man hatte, erzogen auf einer Universität, die im Wesentlichen ungebrochen war in ihrer Kontinuität seit den 20er Jahren. Alle Professoren, die irgendeine Bedeutung für mich bekommen haben, waren bereits Professor vor 1933 und sind es auch anschließend – mit einer Ausnahme, nämlich Litt –, geblieben. Das war in mehreren Fächern (in Philosophie, in Geschichte, in Psychologie) eine unpolitische und fast schon ethnozentrische, deutsche Universität, mit einem Bewusstsein, das 1910 legitim war, als große wissenschaftliche Leistungen an deutschen Universitäten entstanden sind. In der Philosophie z. B. waren damals in Bonn angelsächsische Strömungen, ferner die analytische Philosophie, die von deutschen Emigranten gemacht worden ist, zu schweigen von so etwas wie kritischer Theorie, inexistent. » (KPS I-IV, 514)
Mais une « percée » (Durchbruch) s’opère à la fin des années 1950, mettant fin à la « provincialisation culturelle et intellectuelle » (KPS I-IV, 470).
Il s’agit du retour d’émigration des philosophes et des sociologues : les retours de König à Cologne, de Plessner à Göttingen, de Horkheimer à Francfort, qui ont permis le rétablissement de la sociologie en tant que discipline capable d’agir sur les modes de pensée. Et de citer l’étonnant succès des écrits de Bloch et d’Adorno qui ont réussi à relancer l’intérêt pour la pensée marxiste.
Il cite encore la série de conférences sur Freud, impulsées en 1956 par Horkheimer et Mitscherlich, lesquelles, dit-il, ont constitué un socle théorique pour la recherche psychanalytique. Et d’ajouter l’apport de la philosophie anglo-saxonne avec les écrits de Carnap, de Wittgenstein et de Popper qui, par l’apport des analyses du langage, sont à l’origine d’une méthodologie qui manquait à l’Europe.
Tout comme la critique littéraire et musicale d’Adorno, et à travers lui les écrits de Benjamin, ont été à la fin des années 1950 les initiateurs d’une « modernité artistique radicale ».
« Diese Szene änderte sich freilich im Laufe der fünfziger Jahre gründlich. Mit der Rückkehr von René Koenig nach Köln, von Plessner nach Göttingen, […] von Horkheimer nach Frankfurt, wurde Soziologie wieder als Fach etabliert. Auch ins öffentliche Bewusstsein drangen soziologische Denkansätze ein. Durch die Schriften von Bloch und Adorno nahmen wir mit einem gewissen Staunen wahr, dass Marx kein toter Hund war, dass die marxistische Denktradition nicht nur ein historisch-philologisches Interesse verdiente, sondern für systematische Fragen relevant sein konnte […]. Durch die Freud-Vorlesungen, die 1956 auf Initiative von Horkheimer und Alexander Mitscherlich zustande gekommen sind, habe ich begriffen, dass Freud eine ernstzunehmende wissenschaftliche Theorie geschaffen und eine folgenreiche psychoanalytische Forschung begründet hatte.
Schließlich lernten wir auch über Carnaps, Wittgensteins und Poppers Schriften, die in der angelsächsischen Welt herrschende Philosophie kennen; wir sahen, dass mit Wissenschaftstheorie und Sprachanalyse Maßstäbe für methodische Disziplin gesetzt worden waren, denen die kontinentale Philosophie nicht mehr genügte.
Auch in Literatur, Musik und Kunst, in Kunstkritik und Kunsttheorie begann eine breitere Rezeption der eigentlichen, von einem radikal avantgardistischen Bewusstsein getragene Moderne […] erst in der zweiten Hälfte der 50er Jahre; als Interpreten dieser Moderne spielten Adorno, und durch ihn vermittelt, Benjamin eine wichtige Rolle. » (KPS I-IV, 469-470)
À la question sur l’influence de l’hitlérisme sur son itinéraire intellectuel, Habermas n’apporte pas de réponse, mais affirme que la « provincialisation culturelle » que les nazis ont imposée à l’Allemagne a été peu à peu surmontée. Il ajoute que les traditions des Lumières et de la modernité radicale ne se sont imposées véritablement qu’à la fin des années 1950, autour de 1956, mais alors sans réserve, comme jamais dans l’histoire allemande !
« Die Traditionen der Aufklärung und der radikalen Moderne sind in ganzer Breite doch erst bis zum Ende der 50er Jahre rezipiert worden, dann allerdings vorbehaltsloser als je in der deutschen Geschichte. » (KPS I-IV, 470)
Or cette percée est inconcevable, dit-il, sans l’impulsion donnée par les émigrés, sans « l’énergie créatrice » qui s’est accumulée dans l’émigration et qui s’est libérée à leur retour en Allemagne. Pour Habermas, il s’agit de la dernière génération de savants, de philosophes et d’artistes judéo-allemands qui, dès que tout cela fut passé, sont revenus, soit en personne ou à travers leurs écrits.
« Übrigens ist dieser Durchbruch kaum vorstellbar, ohne die Initiative, ohne die in der Emigration gestaute und nun umso lebhafter sprudelnde Produktivität, ohne den überragenden intellektuellen Einfluss einer letzten Generation deutsch-jüdischer Gelehrter, Philosophen, Künstler die, nachdem alles vorüber war, zurückgekehrt sind, sei es in persona oder durch ihre Schriften und Werke. » (KPS, I-IV, 470).
Au final, Habermas apparaît moins marqué par l’hitlérisme que par les deux ruptures majeures : celle historico-politique de 1945 et celle intellectuelle et culturelle autour de 1956.
D’ailleurs à la question de son interviewer néerlandais sur l’influence éventuelle que le « pouvoir fasciste » a pu exercer sur son évolution politique, il répond par une esquive : il est trop tôt pour en parler !
« “Welchen Einfluss hat das (die faschistische Herrschaft) auf Ihre politische Entwicklung gehabt ?” – “Ich möchte nicht so schrecklich viel über meine Jugend sagen. So eine richtige Retrospektive macht man erst mit 70, nicht mit 50!” » (KPS I-IV, 511)
De l’année 1945, il dit que c’est elle qui l’a le plus marqué politiquement : il avait 15 ans et était réceptif à tous les modes d’information, en particulier aux documentaires diffusés à la radio et au cinéma : il reconnaît avoir été marqué par les révélations du procès de Nuremberg, par les premiers reportages et les films documentaires sur les camps de concentration.
« Was meine politischen Motive bestimmt hat, das war eher das Jahr 1945. Damals sind persönlicher Lebensrhythmus und historische Grossereignisse zusammengetroffen. Ich war 15 Jahre alt. Im Radio wurde über die Nürnberger Verhandlungen berichtet, im Kino wurden die ersten Dokumentarfilme gezeigt, die Filme über die Konzentrationslager […]. Bei diesen Erlebnissen haben sich sicher Motive herausgebildet, die dann mein Denken weiter bestimmt haben. » (KPS, 511)
Dans tous les textes relatifs à ce moment historique, les mots « Bruch » et « Zäsur » sont omniprésents.
Dans Eine Art Schadensabwicklung de 1987 – écrit suite au Historikerstreit de 1986 –, Habermas parle du « choc » provoqué par la découverte des camps d’extermination, choc présenté comme ayant été salutaire pour l’Allemagne : c’est que Auschwitz a discrédité le Sonderweg allemand et a provoqué un changement de mentalité – ce qui a contribué à lever les préventions des Allemands envers la culture politique occidentale. On n’est donc pas ici dans l’émotion, mais dans l’analyse politico-culturelle, dans l’« effet Auschwitz » !
« Das Bewusstsein, einen Sonderweg eingeschlagen zu haben, der Deutschland vom Westen trenne und ihm gegenüber privilegiere, ist erst durch Auschwitz diskreditiert worden; es hat jedenfalls nach Auschwitz seine mythenbildende Kraft verloren. Womit wir Deutschen uns damals von der westlichen Zivilisation losgesagt haben, hat einen Schock ausgelöst; obgleich viele Bürger der Bundesrepublik den Schock zunächst abgewehrt haben, standen sie auch unter diesem Einfluss, als sie nach und nach ihre Vorbehalte gegenüber der politischen Kultur und den gesellschaftlichen Verkehrsformen des Westens aufgegeben haben. Eine Mentalität hat sich geändert. » (EAS, 161-162)
2.2. La confrontation de Habermas avec « l’après-Auschwitz » / « l’héritage du passé national-socialiste » : un thème majeur des Petits écrits politiques
Habermas se dit certes marqué par le « choc » provoqué par la découverte des camps d’extermination. Mais c’est la confrontation avec « l’après-Auschwitz » / « l’héritage du passé national-socialiste », qui devient pour lui un thème majeur.
Dans un discours prononcé le 7 mai 1995 dans la Paulskirche à l’occasion du 50e anniversaire du 8 mai 1945, discours intitulé « Rede zur 50. Wiederkehr des 8.Mai 1945: 1989 im Schatten von 1945. Zur Normalität einer künftigen Berliner Republik » – dans Die Normalität einer Berliner Republik (DN 167-188) –, Habermas rappelle que, le 8 mai 1945, l’Allemagne a certes été « libérée du fascisme », mais précise toutefois qu’il ne s’est pas agi d’une « libération au sens politique ». Il n’y a pas eu en Allemagne une résistance capable de venir à bout du régime. Le « coup d’État manqué » d’une élite contre Hitler n’a pas été une guerre civile dont un parti serait sorti victorieux, dit-il. Selon lui, les Allemands dans leur ensemble se sont trouvés dans un tel état d’abattement qu’ils n’ont pas vécu ce jour comme une libération ; il pouvait s’agir tout au plus d’une libération au sens psychologique, ajoute-t-il, comme si « une fin terrifiante était préférable à une frayeur sans fin » ! Cela étant, il rappelle également que le 8 mai 1945 n’a été reconnu officiellement en tant que « libération » qu’en 1985, par le président Richard von Weizsäcker. Pour Habermas, cette reconnaissance constitue une inflexion politico-culturelle majeure, saluée comme le point de départ d’une prise de conscience politique, d’une autocompréhension (Selbstverständigung, Selbstvergewisserung) (DNeBR, 167-168 ; traduit dans De l’usage public des idées : écrits politiques, 1990-2000, Paris, Fayard, 2005).
En 2005, dans Zwischen Naturalismus und Religion, il revient sur la césure de 1945 qu’il présente comme une « rupture civilisationnelle ». Il avoue que sa génération, « sans avoir rien fait pour le mériter, a eu la chance de pouvoir tirer la leçon, sans réserve, du procès de Nuremberg, qu’elle a suivi à la radio » (die Chance aus dem Kriegsverbrecherprozess von Nürnberg zu lernen). C’est que l’effondrement du national-socialisme et la révélation de son caractère pathologique et criminel ont fait de la confrontation avec l’héritage du passé nazi (die Konfrontation mit dem Erbe der NS-Vergangenheit) un thème majeur de sa vie d’adulte (ZNuR, 21).
On peut s’interroger sur la signification de la formule « confrontation avec l’héritage du passé » par rapport à l’expression classique de « confrontation avec le passé » (Aufarbeitung der Vergangenheit), pour reprendre la célèbre formule d’Adorno, que Habermas réemploie aussi (ZNuR, 26), et qui pourrait s’expliquer ainsi : alors que l’analyse critique, l’élucidation, le traitement du passé nazi, tout ce qu’on entend par « Aufarbeiten », désigne un processus ponctuel forcément limité dans le temps, et donc susceptible de s’arrêter, le mot « héritage » (das Erbe), ici employé par Habermas, fait que le processus se trouve inscrit dans la durée, qu’il détermine l’avenir : ce qui lui fait dire que ce regard porté sur le passé a suscité en lui un intérêt pour les « formes de vie à venir » et constitue un thème central de ses recherches.
Résumé des informations
- Pages
- 342
- Année de publication
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783034350556
- ISBN (ePUB)
- 9783034350563
- ISBN (Relié)
- 9783034350549
- DOI
- 10.3726/b22143
- Langue
- français
- Date de parution
- 2024 (Octobre)
- Mots clés
- L’héritage du passé national-socialiste Fascisme de gauche Idéologie néo-conservatrice Nouveau populisme Désobéissance civile Démocratie radicale Révolution de rattrapage
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Lausanne, Berlin, Bruxelles, Chennai, New York, Oxford, 2024. 342 p.