La réappropriation de l’insulte dans les discours francophones
Paradigmes, théories et didactique
Résumé
Extrait
Table des matières
- Cover
- Title
- Copyright
- A propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Dedication
- Table des Matières
- Introduction
- Chapitre 1 La politesse linguistique : réflexions théoriques et implications pratiques
- 1.1 La théorie linguistique de la politesse
- 1.2 Perspectives communicatives du concept de « face »
- 1.3 La politesse dans l’espace francophone : le modèle de Kerbrat-Orecchioni
- Chapitre 2 Slurs et impolitesse linguistique : aspects sémantico-pragmatiques
- 2.1 Impolitesse linguistique et langage insultant
- 2.1.1 La catégorie des slurs
- 2.2 Quelques critères pour classer les slurs
- 2.2.1 Critère pragmatique et fonctionnel
- 2.2.2 Critère formel
- 2.3 Stratégies linguistiques de fonctionnement des slurs
- 2.3.1 Stratégies sémantiques
- 2.3.2 Stratégies pragmatiques
- 2.3.3 Stratégies sociales
- Chapitre 3 Quand insulter, c’est faire
- 3.1 La performativité du langage
- 3.2 Insultes et performativité du discours de haine
- 3.3 Discours de haine et émotions : un bref aperçu
- Chapitre 4 Se réapproprier l’insulte
- 4.1 La récupération positive de l’insulte
- 4.2 Resignification et autodésignation dans les discours de la communauté LGBTQ+ francophone : le cas de « pédé »
- 4.3 Insultes et didactique du FLE : une proposition expérimentale
- 4.3.1 Impolitesse linguistique et violence verbale dans le CERCL
- 4.3.2 Proposition didactique : « Entre les murs » de Laurent Cantet (2008)
- Remarques pour conclure
- Références bibliographiques
Introduction
Donner une définition du « discours de haine » est une tâche loin d’être aisée, qui s’exerce principalement dans le domaine du droit1. L’expression a été introduite à la fin des années 1980 par des juristes qui s’identifient à la théorie critique de la race et s’attachent à dénoncer le racisme présent dans la société américaine et son système juridique2. Il est utilisé pour identifier diverses formes d’expression (mots et phrases, mais aussi images, symboles, gestes, caricatures, comportements) hostiles et offensantes, visant à nuire aux individus et groupes historiquement opprimés et marginalisés, identifiés par des caractéristiques protégées par la loi (ethnie, nationalité, religion, sexe, orientation sexuelle, handicap, etc.). Sous le concept de discours de haine sont regroupés, dans les différents systèmes juridiques, des usages discursifs aux caractéristiques non homogènes: des formes d’expression considérées comme capables, de temps à autre, de causer du tort à des membres de la société déjà soumis à la discrimination, de constituer une menace pour la cohésion sociale et les valeurs démocratiques, d’affaiblir le sentiment d’appartenance à la société de certains individus, et plus généralement considérées comme susceptibles d’être exclues du débat public3.
Les dernières années ont été marquées par la publication d’un grand nombre de travaux sur le discours de haine en sciences humaines et sociales4. Dans le cadre de la recherche linguistique, l’accent a principalement été mis sur la mise en mots de la haine5, sur les stratégies argumentatives et rhétoriques auxquelles ont recours les locutrices et locuteurs6, sur la performativité des discours de haine et sur leurs conséquences sociales7, le tout en tenant compte des rapports de groupes8, de leurs dimensions idéologiques et des contextes d’énonciation9.
Or, en sciences du langage les termes « discours de haine » ou « langage de haine » désignent généralement les expressions et les phrases qui expriment la dérision, le mépris et l’hostilité à l’égard de groupes sociaux et d’individus en raison de leur simple appartenance à un certain groupe10; les catégories qui sont les cibles du discours de haine sont à nouveau identifiées sur la base de caractéristiques sociales (réelles ou perçues) telles que la nationalité, la religion, le sexe, le handicap, etc. Et même dans ce cas, l’étiquette recueille des utilisations discursives extrêmement variées, avec des caractères très différents: de la propagande nazie aux lois sur l’apartheid, du discours idéologique de certaines formations politiques aux exemples quotidiens de discours de haine qui sont devenus si tristement fréquents - et typiques des conversations face à face, des écrits sur les murs, des banderoles, des chants dans les stades. Le sujet est devenu encore plus d’actualité avec la diffusion des nouveaux médias (sites web, blogs, réseaux sociaux): les commentaires et menaces sexistes, les insultes racistes et les attaques homophobes trouvent un environnement idéal pour s’exprimer sur le net, où la médiation, les filtres ou l’(auto)censure sont souvent absents.
Le changement de notre façon de penser le monde et donc de notre façon de faire de la recherche en sciences du langage est avant tout le fait que des linguistes se réfèrent d’une manière ou d’une à différentes idées politiques, sociales et culturelles ayant pour objectif de promouvoir l’égalité, sous l’une de ses nombreuses formes, et plus récemment aux études sur le genre, aux études queer, à la théorie critique de la race ou aux études critiques du handicap - tous des champs disciplinaires dans lesquels les structures de pouvoir asymétriques basées sur le privilège du genre, de l’orientation sexuelle, de l’ethnicité ou du handicap sont remises en question. Les thèses « universelles » sur les êtres humains sont démasquées comme étant limitées et biaisées, orientées pour renforcer les stéréotypes et favoriser les intérêts des groupes dominants, tout en ignorant les expériences, les valeurs et les aspirations des personnes et des minorités opprimées.
La valeur de la linguistique peut être d’aider à identifier et à démêler toutes les formes d’injustice, depuis les formes macroscopiques qui, sous diverses formes, continuent d’affecter la communication humaine et toutes sortes de catégories discriminées, jusqu’aux formes plus subtiles et difficiles à identifier qui caractérisent nos interactions quotidiennes - mais qui sont toutes potentiellement dévastatrices. Les linguistes sont désormais pleinement conscients du pouvoir de leur discipline, qui peut contribuer à l’oppression et à l’exploitation de groupes et d’individus, ou au contraire à leur libération et à leur émancipation - ils sont conscients de leur capacité non seulement à interpréter le monde, mais aussi à le changer. La langue peut ainsi être identifiée comme l’un des lieux privilégiés de la discrimination et de la violence, que les sciences du langage ont pour mission de révéler sous toutes ses formes.
Nous faisons des choses avec les mots. Et parfois, nous faisons le mal avec les mots. Le discours de haine a un double effet. Il est une agression directe contre des individus, des groupes, des comportements perçus comme étrangers et menaçants: la valence de l’agression est la plus évidente, notamment parce que la violence verbale évoque et fait allusion à la violence physique. À côté de cette fonction, qui est moins évidente, il en existe une autre: le discours de haine de nombreuses personnes (comme, par exemple, des politiciens professionnels, mais aussi individus ordinaires) doit être considéré comme une forme de propagande. Le discours de haine est un moyen par lequel les croyances, attitudes et comportements discriminatoires sont présentés comme répandus, normaux ou rationnels; les individus et les groupes sont placés sur une échelle sociale injuste, et leur comportement ou leurs affections sont stigmatisés, voire déshumanisés. Dans cette perspective, l’emploi des mots du langage de haine ne communique pas seulement le mépris et l’hostilité à l’égard d’individus et de groupes, mais il fait également du prosélytisme en faveur de ce mépris et de cette hostilité, et incite à la discrimination, à la haine et à la violence.
Paradoxalement, le premier destinataire d’une attaque verbale n’est souvent pas la victime de l’attaque – l’individu dénigré ou la catégorie sociale à laquelle il appartient – mais notre propre groupe: le discours de haine en dit plus sur nous que sur nos victimes. Les phrases et expressions racistes, homophobes ou sexistes sont, en effet, une manière d’attester notre identité sociale, culturelle et politique, d’affirmer notre appartenance à la faction dominante, de renforcer la hiérarchie sociale - de transformer un individu insignifiant en une masse menaçante11.
D’une manière générale, l’échange communicatif entre différentes personnes repose sur des équilibres délicats qui sont rompus par des échecs souvent causés par des interprétations et des évaluations mises en œuvre sur la base de nos propres croyances et valeurs attribuées à chaque instant aux intentions de nos interlocuteurs et qui émergent dans les interactions dialogiques. Pour comprendre les différences significatives impliquées dans la communication humaine, il est nécessaire de se référer à ce qu’Anna Wierzbicka appelle les ways of thinking12. Cette expression résume très bien ce qui se cache derrière tout type d’interaction: la référence au contexte et aux connaissances partagées par les interlocuteurs. L’utilisation de connaissances linguistiques, contextuelles et sociopragmatiques et de stratégies perceptives permet aux individus de donner un sens aux énoncés dans un contexte donné. La nécessité de comprendre comment les participants décident de leurs rôles et quel langage ils utilisent pour encoder leurs hypothèses sur les différences de rôles exige une prise de conscience des différences dans leur mode de pensée. L’un des modèles théoriques qui explique, dans une perspective universaliste, l’impact des facteurs sociaux et des connaissances sur les rôles et les relations des participants sur l’utilisation de la langue est la théorie de la politesse développée par Brown et Levinson en 1987.
Chaque communauté linguistique adopte une politesse qui comprend des stratégies et des conventions verbales et non verbales qui servent à favoriser des relations harmonieuses et des interactions communicatives. En tant que telle, l’expression linguistique de la politesse est un phénomène sociopragmatique dans lequel interviennent des paramètres tels que la distance sociale entre les interlocuteurs, les relations de pouvoir et/ou de solidarité, le degré de familiarité et l’imposition de l’acte linguistique. Les choix linguistiques qui en résultent varient en fonction du contexte, du style, du registre, du canal et du moyen de communication.
Ces dernières années, certains linguistes et philosophes du langage se sont intéressés à une classe d’expressions linguistiques particulièrement intéressantes, les péjoratifs, et plus précisément les slurs, à savoir les insultes par catégorisation. Il s’agit de lexèmes, concernant la catégorisation insultante, qui ont une valence émotionnelle considérable, le plus souvent de nature négative, de sorte qu’ils sont presque exclus du domaine du « disable13 ». La réflexion sur cette classe d’expressions permet, entre autres, d’apporter un éclairage inédit sur notre conception du sens, sur la querelle entre descriptivisme et expressivisme, sur la distinction entre sémantique et pragmatique - mais aussi sur la dimension éthique présente dans le langage, et sur le débat autour des discours de haine, de la censure et de la liberté d’expression.
Les slurs sont des expressions telles que nègre, pédé ou salope, qui sont considérées comme offensantes et dénigrantes dans la mesure où elles expriment le mépris, la haine ou la dérision à l’égard d’individus et de catégories d’individus en raison de leur appartenance à cette seule catégorie; les groupes cibles sont identifiés sur la base de l’appartenance ethnique, de la nationalité, de la religion, du sexe ou de l’orientation sexuelle. Il est essentiel de souligner que les slurs sont des expressions qui expriment la haine envers des catégories et envers des individus en tant que membres d’une certaine catégorie, contrairement aux simples péjoratifs (tels que « taré » ou « idiot ») qui expriment le mépris, la haine ou la dérision à l’égard d’individus. L’hypothèse la plus répandue est que les slurs possèdent généralement une contrepartie neutre, c’est-à-dire qu’il existe un lexème non offensant qui est le corrélat du lexème offensant: par exemple, la contrepartie neutre de nègre serait « noir », celle de pédé serait « homosexuel », etc. À cet égard, l’un de nos principaux objectifs est d’enquêter la théorie qui rende compte des utilisations particulières des slurs, à savoir les emplois réappropriatifs.
Les emplois réappropriatifs sont les utilisations de slurs par les membres du groupe cible eux-mêmes, généralement considérées comme non offensantes et destinées à distinguer le groupe des non-membres et à exprimer un sentiment d’appartenance et de solidarité: des exemples sont la réappropriation du lexème « nègre/nigger » par les Afro- Américains, ou celle des lexèmes « pédé » et « queer » par la communauté homosexuelle. Nous tenterons de montrer également que les membres du groupe cible font écho aux utilisations offensantes et dénigrantes de manières et dans des contextes où la dissociation du contenu offensant est manifeste.
Résumé des informations
- Pages
- 162
- Année de publication
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783034351164
- ISBN (ePUB)
- 9783034351171
- ISBN (Broché)
- 9783034351317
- DOI
- 10.3726/b22267
- Langue
- français
- Date de parution
- 2024 (Octobre)
- Mots clés
- langue française politesse linguistique impolitesse linguistique discours de haine réappropriation des insultes autodésignation didactique du FLE
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 162 p., 5 ill. n/b, 1 tabl.