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L’implication du récepteur dans les énoncés de l’espace public

de France Dhorne (Éditeur de volume)
©2024 Collections 266 Pages
Série: Sciences pour la communication, Volume 137

Résumé

Les énoncés écrits ou oraux de l’espace public (au sens de lieu auquel un individu peut accéder sans autorisation particulière) ont ceci de particulier qu’ils visent tous – écriteaux, affichettes, panneaux urbains et affiches publicitaires – à faire agir ou réagir un récepteur ciblé. Ceci confère une position centrale à ce dernier dans l’organisation du discours, alors même qu’il est, comme l’émetteur, indéterminé. Cet éclairage sur le récepteur – envisagé comme destinataire, puis co-énonciateur et enfin acteur – permet de voir sous un jour nouveau la construction des relations énonciatives et, à travers des corpus de situations actuelles en français, anglais et japonais, de cerner l’évolution et le renouvellement de la langue de l’espace public, suivant ainsi les bouleversements qui sont en cours dans la société.
Cet ouvrage fait état des recherches réalisées dans le cadre du réseau de recherches international « Le genre bref dans l’espace public » entre les universités Paris 3-Sorbonne Nouvelle, Pau et les Pays de l’Adour, Gustave Eiffel et Aoyama Gakuin (Tokyo).

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Présentation Introduction générale
  • Première partie Le récepteur dans l’espace public
  • Conjuguer régulation et interaction: les instructions écrites accompagnant le consommateur à l’entrée d’un bar-tabac au temps du COVID-19
  • Les énoncés généralisants dans les affiches et les pages publicitaires: d’indices de dialogisme à indices du savoir supposé de l’interlocuteur
  • La réception d’affiches muséales au Japon et en France: l’espace public entre médiation et marchandisation
  • Deuxième partie Impliquer et s’impliquer
  • Stratégies des affiches de campagne de sensibilisation: comment impliquer le récepteur?
  • Pancartes et affiches après les attentats en France: impliquer et s’impliquer
  • Plaques commémoratives: le récepteur est-il soluble dans le discours?
  • «PAPA, IL A TUÉ MAMAN»: Réception, dialogisme et polyphonie dans les affiches anti-féminicides des «colleuses»
  • Troisième partie Du destinataire aux lecteur et co-énonciateur dans l’espace public
  • Quelles figures de destinataire se construisent dans l’espace public?
  • Sélection contextuelle d’un destinataire non identifié
  • Co-construction du sens et représentation symbolique de la situation dans le code de la route britannique
  • Performatif directif, deixis et énonciation: rôle du récepteur dans l’espace public
  • Quatrième partie Les stratégies: faire d’un récepteur/co-énonciateur un acteur
  • Comment le poème peut-il attirer l’attention dans l’espace public?
  • L’interrogation totale et sa réception dans l’espace public
  • L’attention demandée aux récepteurs dans les annonces orales de l’espace public
  • Les nudges ou au commencement était le co-énonciateur
  • Résumés
  • Abstracts
  • Liste des figures
  • Liste des tableaux

France DHORNE

Présentation Introduction générale

Depuis longtemps déjà, de nombreux courants linguistiques ont montré l’impossibilité d’expliquer les faits de langue sans tenir compte des paramètres intersubjectifs1. Certains d’entre eux, comme la TOPE autour d’A. Culioli (1999)2, vont jusqu’à poser la paire énonciateur / co-énonciateur comme constitutive de tout l’édifice. Il n’en reste pas moins que même pour tous ces courants, les recherches, dans leurs pratiques, sont presque toujours centrées sur le locuteur (ou énonciateur) comme paramètre de base. L’intérêt pour la réception ou même la co-énonciation existe mais reste rare3. Or, à mesure des études menées par le réseau de recherches sur Les genres brefs dans l’espace public auquel appartiennent les auteurs et les autrices des articles présentés, il est apparu que la question de la subjectivité dans l’espace public pose, au niveau linguistique, des problèmes particuliers, dont le principal est l’indétermination de l’émetteur et du récepteur. Et pourtant, les messages urbains aussi bien que publicitaires visent des destinataires, qui seront construits en tant que tels soit par le message même (Souriez, vous êtes filmés), soit par un icone ou une photo dans le cas des affiches publicitaires, soit à travers la situation empirique liée au panneau (Sortie; Défense de marcher sur la pelouse) ou au haut-parleur (Éloignez-vous de la bordure du quai). Car, qu’il s’agisse de panneaux urbains ou de panneaux publicitaires, de messages écrits ou de messages oraux, l’élément au cœur même de l’interaction et qui justifie l’existence de ces messages, c’est le récepteur et son comportement. Dans l’ensemble, l’identité de l’émetteur, source de l’énoncé, reste floue (l’autorité, l’annonceur), presque toujours inférée. Si certains textes donnent l’impression de garder une forme de dialogue (Merci de laisser vos caddies à l’entrée du magasin), beaucoup de messages, par leur syntaxe, leur sémantisme, leur configuration, semblent être dès le départ construits à partir du point de vue du co-énonciateur. En tout état de cause, c’est lui qui ancre le message dans l’espace et le temps, le temps de sa lecture d’abord, et celui de son action liée au message, le temps de l’émission, sauf quand le message est daté, étant en général non pertinent. Il s’agit donc de s’interroger sur le statut particulier du récepteur dans les textes de l’espace public, ce dernier étant défini au sens large comme tout espace ou lieu auquel un individu peut accéder sans autorisation spéciale: rue, place, parc, bâtiment de service public, magasin, etc.

Les auteurs et les autrices sont issus de courants théoriques différents (analyse du discours, théories de l’énonciation, pragmatique, actes de langage, etc), ce qui permet une multiplicité des points de vue, une variété de langues (français, anglais et japonais) et un élargissement à des domaines liés au langage sans être linguistiques (social, politique, économique, anthropologique) tout en gardant à l’idée la progression du questionnement concernant le récepteur qui nous fait passer du destinataire au co-énonciateur pour voir finalement comment se construisent les stratégies linguistiques qui visent à en faire un acteur.

La première partie met en scène un récepteur partiellement indéterminé.

Elle s’ouvre sur un cas de mutation temporaire de l’espace public due au covid-19, celui d’un bar-tabac, et sur la communication afférente. D’emblée nous sommes invités à réfléchir d’abord à l’espace au sens étroit du terme, et surtout à deux types de récepteurs ou plutôt à un récepteur dédoublé: le récepteur ordinaire, aux comportements attendus dans un espace coutumier, mais qui lui aussi a des attentes concernant cet espace et les interactions ou la communication écrite qu’il suppose (menu, etc.), et le récepteur perturbé, qu’il faudra aider par certaines formes de discours. Le récepteur peut parfois être connu et par là déterminé (les habitués), mais dans tous les cas il est familier avec la nature du lieu (un bar-tabac) et se comporte donc sur un mode prédictible, ses réactions à des attentes non-satisfaites étant prévisibles, tous scénarios qu’I. Behr analyse à travers la notion de script empruntée à Abelson et Schank4.

C’est un autre type de détermination partielle que met en place le discours publicitaire. Comme le souligne A.L. Daux-Combaudon, toute publicité doit définir son type de destinataire. Si individuellement, le prospect reste indéterminé, il est néanmoins déterminé par son appartenance à une catégorie définie par des critères comme l’âge, les désirs, certains traits psychologiques, le statut social ou autre. L’autrice, à travers l’analyse de publicités pour des produits de vente, montre que même des énoncés généralisants, qu’on serait tenté de considérer comme destinés à tous car non-marqués spécifiquement, sont, précisément à cause de cette absence de marque, tributaires plus que d’autres de la reconstruction du sens par le co-énonciateur et qu’ils reflètent donc le savoir supposé de ce co-énonciateur, qui dès l’origine n’est donc pas pensé comme un simple récepteur.

Enfin, l’affiche muséale, étudiée par Y. Suto, représente une autre figure de l’affiche publicitaire. S’il ne s’agit pas de vendre un objet, elle n’en reste pas moins liée à une forme de consommation. Le problème que soulève cette étude, c’est l’impact du cadre socioculturel qui conditionne le récepteur. Cet aspect apparaît clairement à travers une comparaison de trois expositions présentées chacune en France et au Japon. Dans l’espace public français, «l’institution se donne le rôle de médiation d’un débat savant» au travers d’un discours historique ou esthétique, là où le Japon envisage le récepteur dans le présent de sa relation émotionnelle face à l’œuvre picturale.

La deuxième partie, à l’opposé de la première, s’intéresse aux cas du récepteur flou, difficile à définir et à cibler ou multiple, et à son implication.

L’étude sur les campagnes de sensibilisation présentée par Y. Kurihara fait le lien avec la partie précédente, puisque ces campagnes ont souvent recours aux stratégies des campagnes publicitaires et qu’elles peuvent cibler aussi des destinataires. Néanmoins, à la différence des publicités traitées précédemment, il ne s’agit pas d’un prospect pré-ciblé comme il l’est avec le produit ou le service promu, et ceci oblige à mettre en œuvre des stratégies pour attirer l’attention soit des personnes visées soit du plus grand nombre et les impliquer. L’autrice montre que la labilité des positions que peut occuper le lecteur et l’ambiguïté qui peut en découler est une particularité de la langue de l’espace public, qu’on ne retrouve pas dans une situation où les interlocuteurs sont définis.

Dès que l’on quitte les techniques publicitaires, l’implication peut prendre toutes sortes de formes dans divers domaines. Les textes à «fonctionnement sloganique» des pancartes post-attentats que traite A. Seoane («Je suis Charlie» et, à la suite, «Je suis en terrasse»), tiennent à la fois du cri de ralliement et de la profession de foi (termes non utilisés par l’autrice). Ils semblent se concentrer sur l’énonciateur, qui s’implique, et pourtant leur existence, essentiellement écrite, suppose, dans le même temps, deux types de récepteurs ciblés: en interne, ceux dont on recherche la reconnaissance ou avec lesquels on partage une communauté de valeurs à travers l’appartenance à une cause commune, à un mouvement citoyen et, en externe, ceux qu’on veut rallier à cette cause. «L’implication de soi-même implique alors (de façon plus ou moins injonctive) l’implication de l’autre, dans ‘une chaîne de (ré)actions citoyennes’».

S’interroger sur la figure du récepteur dans les énoncés portés par les plaques commémoratives de la Seconde Guerre mondiale, comme le fait C. Largier Vié, est un exercice difficile. D’une part, si l’on peut comprendre l’intention des personnes à l’origine de ces plaques («plus jamais ça»), sentiment partagé sans doute individuellement par les passants, les «récepteurs empiriques», dans les années qui ont suivi la guerre, le problème est de savoir comment attirer l’attention des individus des générations futures qui n’ont pas vécu cette guerre et qui sont vraisemblablement les destinataires visés, les «récepteurs construits», puis les convaincre par le témoignage historique. C’est l’un des rares cas parmi ceux qui ont été étudiés dans cet ouvrage où, hormis les formes d’interpellation individuelle («Passants, souvenez-vous…»), le destinataire est le plus souvent conçu comme un récepteur collectif (l’ensemble de la nation, les générations futures). D’autre part, en raison sans doute de la motivation de ce type de discours (le souvenir et le devoir de mémoire), c’est aussi l’un des rares cas dans l’espace public (au moins jusqu’à peu) où l’énonciateur s’inclut dans les récepteurs, dans une formule récurrente: «Ne les oublions pas».

Le dernier article de cette partie, centré sur la lutte anti-féminicide par le collectif dit des «colleuses», déploie un éventail peu commun de récepteurs visés. Le sens de cette lutte (la reconnaissance sociale, légale et politique de la violence faite aux femmes et son éradication) justifie cette profusion. En premier lieu, destinée à tous, l’affirmation de l’existence d’un combat, à travers l’action militante du collage de placards typiques; puis, les protagonistes étant de nature diverse, une diversité semblable dans les types de messages, leur formulation et leur fonction suivant les récepteurs ciblés: les autorités pour qu’elles agissent aux plans législatif et politique, les victimes pour qu’elles sortent de leur isolement et se sentent soutenues ou pour les honorer si elles sont décédées, les aidants pour les remercier et en faire des inspirateurs, les criminels par une mise en garde, et indirectement (on ne trouve pas apparemment d’énoncés du type: «rejoignez-nous») les personnes partageant leurs valeurs et le refus de la situation actuelle pour venir augmenter les rangs des combattant·e·s. L’étude de R. Schneider se présente comme un classement à la fois des formes et des destinataires. Or même lorsque le destinataire direct est nommément interpellé («Duhamel et les autres vous n’aurez jamais la paix »), il est clair que le message s’adresse à un public plus large: pour la menace, tous les violeurs (dont Duhamel devient un représentant), et pour l’information tous les lecteurs, le mode de persuasion reposant à la fois sur un logos d’affrontement et un éthos de combattantes. Faisant feu de tout bois, elles n’hésitent pas à recourir aussi au pathos, comme dans la mise en scène de l’enfant-victime collatérale et ‘énonciateur’: «Papa, il a tué maman», misant ainsi sur l’émotion de tout lecteur. Des stratégies oratoires donc, faisant parler ou dialoguer les protagonistes dans ce que l’autrice nomme «un jeu de masques polyphonique».

La troisième partie se focalise sur le récepteur dans son rapport à la spatialité (rues, routes, quartier) mais surtout sur les caractéristiques très particulières qu’impose une situation d’écrit dans le rapport émetteur et récepteur-lecteur, faisant de la situation de réception le centre d’organisation des éléments.

La question du destinataire est posée dans un premier temps dans le cadre d’un quartier bien délimité autour d’une place, où circulent à la fois les habitants de l’arrondissement et les personnes extérieures. Il s’agit de savoir si l’unité du cadre (ce quartier particulier) s’accompagne, dans les écrits (panneaux, affiches) qui régulent la vie du quartier, d’une organisation dans le ciblage des destinataires. L’autrice, F. Lefeuvre, montre que les messages (pictogrammes et textes) «visent de façon privilégiée tel ou tel type de destinataires» à partir «d’oppositions structurantes» qui s’organisent selon trois axes: spatial (en particulier pour les pictogrammes), temporel (pour la mémoire et le futur) et notionnel (pour l’imaginaire).

Or, dans l’espace public, hormis le cas des annonces orales, le destinataire est un lecteur et en a donc tous les attributs, le premier étant de ne pas avoir l’émetteur en face à face. C’est ce qui fait dire à A. Cormier, résumant le point de vue de Roy Harris, que le texte prend en fait la place de l’énonciateur (origine) et devient donc le locuteur (en vis-à-vis) s’adressant au lecteur. Dès lors, tous les éléments de l’environnement pragmatique de l’objet-texte (son support, son emplacement, son graphisme, etc), autrement dit les affordances textuelles, participent de l’analyse sémiologique de ce texte. Pour rencontrer le lecteur, l’objet-texte doit exercer un «mouvement d’appel», puis «d’attraction», et enfin cibler le concerné par un «renvoi» au contenu du texte ou du pictogramme. Dès le départ, le récepteur est donc un sujet réagissant, et s’il est concerné, il est censé agir. L’autrice fait valoir que, sollicité sans cesse par des messages dans l’espace public lui enjoignant de se protéger des dangers, de suivre les règles, le récepteur de l’espace public peut aussi devenir un récepteur passif. Il n’empêche qu’une réaction, fût-elle prise par habitude, n’en reste pas moins une ré-action.

Le problème qu’évoque C. Copy reprend cette question de la relation entre émetteur et récepteur dans l’écrit public, mais à partir d’un modèle théorique différent et sur un support qui entraîne une autre forme de complexité, la lecture du manuel du code de la route anglais. La théorie est celle des Opérations prédicatives et énonciatives initiée par A. Culioli, pour laquelle énonciateur et co-énonciateur sont des positions dans un calcul du sens et non les personnes physiques auxquelles peuvent être rattachées les positions de locuteur et de co-locuteur. De son côté, le manuel du code de la route oblige à concevoir le récepteur en deux temps et deux situations: le lecteur du manuel du code (l’apprenant) et l’usager de la route (le sujet sachant). Si la position d’énonciateur est toujours instanciée de façon stable par l’institution à l’origine du manuel, «la position co-énonciative est instanciée par chaque nouveau lecteur [et chaque nouveau conducteur] dans une relation immédiate, non différée». C’est cette «relation immédiate, non différée» qui est commune à A. Cormier (voir article précédent) et C. Copy et qui permet de saisir le récepteur dans son point de vue de co-énonciateur et non pas seulement du point de vue de l’énonciateur, c’est-à-dire juste un destinataire, ce qu’au demeurant il est aussi. La complexité, dans le cas du manuel, vient de ce que le co-énonciateur-lecteur doit pouvoir se représenter dans une situation de conduite anticipée en tant qu’agent- conducteur (c’est l’objectif du manuel) et que le co-énonciateur-conducteur (agent effectif) doit se reporter dans la situation de mémorisation, ce qui «place le co-énonciateur au centre d’une représentation symbolique de la situation de l’événement envisagé».

Résumé des informations

Pages
266
Année de publication
2024
ISBN (PDF)
9782875749369
ISBN (ePUB)
9782875749376
ISBN (Broché)
9782875749352
DOI
10.3726/b21947
Langue
français
Date de parution
2024 (Septembre)
Mots clés
Espace public récepteur co-énonciation stratégies discursives actes de langage publicité sensibilisation slogans discours post-attentats commémoration affiches anti-féminicides affordance signalisation performatif nudge poésie-métro
Publié
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 266 p., 52 ill. n/b, 10 tabl.
Sécurité des produits
Peter Lang Group AG

Notes biographiques

France Dhorne (Éditeur de volume)

France Dhorne est professeure émérite de l’université Aoyama Gakuin et l’une des coordinatrices du réseau « Le genre bref dans l’espace public ». Ses spécialités sont la linguistique de l’énonciation et la linguistique contrastive français-japonais.

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