Usages des mots, usages des choses
Quatre études sur la littérature et les artefacts
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- De l’usage des mots pour parler des choses (Manuel Royo et Lorenz E. Baumer)
- Martial’s marketplace: Xenia et Apophoreta entre microcosme et cosmopolitisme (Manuel Royo)
- La perle, le sel, et autres objets. Quelques observations sur la culture matérielle des Romains dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. (Anne Vial-Logeay)
- Saecula compara, Vetustas. Motivi antiquari nel primo libro delle Silvae di Stazio (Antonino Pittà)
- Οὐδὲ τῆς Εὐρυνόμης τὸ ἄγαλμα εἶδον (Paus. 8.41.56) – De ce que Pausanias n’a pas vu (Lorenz E. Baumer)
- Conclusion. Un monde de mots (Manuel Royo)
- In dex nominum
- In dex locorum
- In dex géographique
- Titres de la collection
De l’usage des mots pour parler des choses
Toujours cette alluvion de mots qui recouvre Rome comme une palissade se recouvre d’affiches.
Julien Gracq, Autour des sept collines.
«L’écriture, ce n’est pas la vie»1, et pourtant c’est à travers les mots que l’on prend possession des choses, qu’on les éprouve, qu’on transforme en objets poétique, littéraire ou technique, celles qu’on n’a pas mais qu’on désire, celles dont on dispose (ou pas) et celles aussi qu’on ignore mais dont on a tant entendu parler qu’il faut mettre des mots dessus.
Les textes qui suivent ne visent qu’à illustrer cette «mise en mots», c’est-à-dire, dans le cas présent, une mise en ordre dans un contexte historique particulier, et dans chaque cas, un but bien précis. Même si le titre peut évoquer indirectement celui de l’ouvrage du philosophe Michel Foucault, notre propos est autre. Il ne s’agit pas de revenir sur les conditions d’apparition d’une épistémè – qui serait ici propre à l’Antiquité – mais de s’approcher de la relation au monde qu’induisent descriptions d’artefacts quotidiens et souvenirs matériels d’un passé historique ou mythifié. En ce sens, et bien que l’on emploie les termes de littérature et d’artefacts, il ne peut être question de philologie au sens propre, sauf peut-être à la marge, pas plus que d’analyse archéologique des objets cités, mais bien plutôt de la culture matérielle et de sa représentation à un moment bien précis.
Lorsqu’à la mort de Néron, le secret se dévoile qu’un empereur «pouvait être fait ailleurs qu’à Rome» (evulgato imperii arcano posse principem alibi quam Romae fieri2), l’idée s’affirme plus forte encore que l’Vrbs et le monde en viennent à se confondre ou, plus exactement, que toutes les productions de celui-ci convergent vers elle dans le meilleur des régimes possibles. Cette stabilité rêvée est ainsi le temps des inventaires en même temps que celui des célébrations, celle de la richesse et de l’abondance, celle de cette nouvelle dynastie qui fait enfin régner la paix après que l’empire a, une année durant, semblé trembler sur sa base.
C’est dans ce contexte spécifique d’échanges qu’il convient d’envisager le projet plinien d’Histoire naturelle nourri du plaisir tout aristocratique de la connaissance des secrets de la nature en même temps que de l’idée que celle-ci est, sinon à portée de main, du moins si accessible qu’on peut en profiter où que l’on soit, et mieux encore lorsque l’on habite l’Vrbs. Connaître, c’est déjà posséder un peu, même si cela reste virtuel.
Maitresse du monde avec lequel elle prétend (presque) se confondre depuis la fin de la République, Rome a besoin d’inventaire. Le désir est ancien et ne remonte pas à Pline, bien sûr, mais dans cette première globalisation, il prend désormais un relief économique autant qu’idéologique.
Que les mots valent – dans une certaine mesure – les choses, c’est ce que laissent plus qu’entendre les nugae dont parle au même moment Martial. Quand on est pauvre, comme le poète, qu’offrir de plus économique pour des étrennes (livres 13 et 14) que des mots et des conseils qui célèbreront indirectement cette richesse inédite du monde. Dans ce grand magasin universel, Martial nous invite à choisir selon nos moyens, inventoriant à son tour et selon d’autres principes que l’Encyclopédiste objets et victuailles à notre disposition. Car l’inventaire de chacun obéit à des règles différentes, même si les objets qu’on y trouve, sont souvent les mêmes. Pour Martial, l’univers de la culture matérielle est traversé de références intertextuelles qui concourent à créer une véritable poétique de l’objet, dans laquelle le référent matériel passe en réalité au second plan. Tel n’est pas le cas de Pline, qui, tout en suivant également un ordre thématisé qui recrée l’univers à mesure qu’il le décrit, s’efforce d’en épuiser la totalité et rend, ce faisant, un hommage discret mais constant à la dynastie qui a permis ce nouvel «usage du monde».
Pour sa part, Stace, le contemporain de nos deux auteurs, semble davantage soucieux de faire l’éloge de l’actualité du monde nouveau de Domitien, que curieux de dresser l’inventaire de toutes les richesses de l’univers. Cependant, l’évocation posthume de son père Papinien, précepteur de l’empereur, la description de la statue équestre de ce dernier sur le Forum romain, celles de la fête donnée par Domitien au Colisée et de la villa latiale de Vopiscus traduisent également une attention aigüe pour les traces matérielles du lointain passé de Rome. La figure de Varron et de ses res divinae s’inscrit en filigrane dans une poésie où le discours antiquaire sur les realia n’est pas un simple artifice rhétorique mais un élément clé – au même titre que l’intertextualité – pour porter le discours politique du poète. En cela, le présent s’enracine encore davantage dans ses origines antiquaires: Domitien ne s’est pas contenté de restaurer l’âge d’or augustéen mais fait revivre en Italie le royaume de Saturne et porte l’abondance à un niveau jusqu’alors inédit. Alors même que l’on s’éloigne de Rome pour profiter de l’otium suburbain, le monde de la villa continue de s’inscrire dans la tradition antiquaire – cette fois locale. Cet usage historique des realia, souvent limité aux rites, mythes et exégèses étiologiques, permet ainsi d’éviter la rupture entre le passé et la modernité vécue.
Mais user du monde, c’est aussi le parcourir. Et sur ce point, Pausanias, bien qu’il ne soit pas le contemporain de l’Encyclopédiste mais l’héritier d’une autre tradition, apporte un utile contrepoint à la «géographie de cabinet» de ce dernier comme à l’univers intertextuel de la poésie flavienne. Place désormais à l’autopsie avec, si l’on est animé d’un souci de vérité, la nécessité de reconnaître les limites de celle-ci et d’en compenser l’absence en précisant les sources indirectes de son information et les conditions dans lesquelles elle a été obtenue. Le Périégète, n’hésite donc pas à faire état des bribes glanées auprès des habitants ou des traditions qu’on lui a rapportées et d’avouer qu’il n’a pu visiter tel ou tel site, voir telle ou telle œuvre. De ce mélange d’autopsie et de ouï-dire, qui n’est pas sans évoquer les aléas des voyages contemporains, naît un paysage anthropologique différent de celui de Pline où, malgré le systématisme vers lequel tend l’auteur grec, inventaire n’est pas synonyme de possession. Derrière l’expérience topographique individuelle, le choix qui guide ce répertoire dresse l’image d’une Grèce aussi réelle qu’imaginaire. Au-delà de l’infinie richesse que représente pour les historiens d’art et les archéologues sa Description de la Grèce, ce sont précisément les manques, tout ce que le Baedeker de l’Antiquité n’a pu directement approcher, qui retiennent ici l’attention.
Les quatre études qui composent le présent volume s’attachent ainsi aux différentes manières formelles d’envisager le monde des «choses» à la fin du Ier et au début du IIe siècles et de le rendre maitrisable par les mots, soit au travers de listes, de classements, d’enquêtes de terrain ou d’éloges poétiques. Dans tous ces cas, le mot «choses» n’a évidemment pas toujours le même sens mais son caractère vague permet d’envisager aussi bien les objets, que les sites ou les rites. Une telle approche peut peut-être sembler manquer d’unité. Toutefois, ce caractère disparate tient autant au point de vue porté sur les objets étudiés qu’à leur nature propre. Si donc «l’écriture [-] n’est pas la vie», elle reste cependant le moyen le plus utile pour les auteurs que nous avons choisis de décrire la complexité du monde qui les entourent en inventant des classifications adaptées à leurs besoins, quand elles ne le sont pas à leurs désirs de possession autant que de compréhension, ou pour le dire succinctement, un usage du monde particulier. La lecture du monde qu’ils proposent repose sur la fiction de la praticité et de la disponibilité d’objets qui ne sont en définitive que littéraires! En ce sens, le présent volume ne cherche qu’à éclairer différents aspects de ces mises en mots que pratique chacun de nos auteurs pour organiser, maitriser et décrire l’univers matériel d’un monde antique désormais globalisé.
Manuel Royo
Lorenz E. Baumer
1 H. Murakami, Après le tremblement de terre, trad. fçse. Paris, 2011.
2 Tac., Hist., 1.4.
Martial’s marketplace: Xenia et Apophoreta entre microcosme et cosmopolitisme*
Dons de MouchoirsAcclamez d’un petit bruit d’aileSon nez qui jamais ne prisa,Mouchoirs, sans cacher le fidèleSourire de notre Élisa
MallarméVers de circonstance
Accumulations, énumérations, mises en séries d’objets ou de victuailles susceptibles d’être offerts lors des Saturnales, tels se présentent à nous les livres 13 et 14 de Martial. Ces derniers suivent sans doute de peu chronologiquement le Liber Spectaculorum1 qui fait également partie des productions de jeunesse de l’auteur2. Si riches et fécondes soient-elles, les lectures qu’on en a faites, méta-poétiques ou intertextuelles3, liées à une littérature des Saturnales4 ou aux origines de l’épigramme hellénistique5, n’épuisent pas totalement ni le contenu de ces livres, ni le contexte auquel ils renvoient. La complexité formelle de ces recueils est telle qu’en fait aucune de ces interprétations ne se suffit à elle-même et que les commentaires modernes les combinent souvent à fort juste titre. Échos d’Ovide et de Virgile, allusions à Catulle6, éléments issus de la tradition poétique hellénistique voisinent avec une esthétique ostensiblement tournée vers le quotidien et susceptible de masquer une intention courtisane, ici toutefois exceptionnelle7. Cependant, cette «poétique des objets8», comme C. Salemme a pu qualifier ces ouvrages uniquement centrés sur la matière de la vie quotidienne, invite à voir comment les thématiques, les «effets de liste9», ou tout simplement le choix de ce qui devient chez l’auteur latin un «objet littéraire10» contribuent à créer un condensé de monde11. Ce microcosme vient croiser l’univers présent dans le Liber Spectaculorum, ainsi peut-être que dans la littérature encyclopédique flavienne12, jusqu’à former une image particulière de l’oikouménè.
De l’occasion et de sa répétition
Les livres 13 et 14 sont composés de distiques pourvus d’un titre qui en éclairent le contenu et précédés d’adresses aux lecteurs plus étoffées. Ils sont destinés à servir de guides, voire de substituts, aux cadeaux que l’on s’offre lors des Saturnales. Le premier traite des victuailles (Xenia – présents d’hospitalité), le second des cadeaux, coûteux ou modestes, (Apophoreta – lots à emporter) susceptibles d’être échangés à cette occasion. L’éventail de ces cadeaux va des objets de table jusqu’aux esclaves13. Les vers évoquent également charades14 et énigmes qui accompagnent les loteries lors des banquets qui se déroulent durant cette fête15 et dont Pétrone et Suétone donnent un aperçu de la sophistication16.
Cette littérature annoncée comme «consommable»17, prétendument faite pour une consultation rapide et sans respect d’un ordre défini18, est aussi susceptible de disparaître à l’issue de la fête19 – le titre de chaque distique, semblable à une étiquette, valant éventuellement pour l’objet réel dans ce type de divertissement20. Participant de l’œuvre du poète, ces deux recueils n’en demeurent pas moins réutilisables d’une année sur l’autre, affichant par là une nature hautement littéraire21, tout autre que la piètre valeur que l’auteur prétend d’emblée lui attribuer22:
13.1.1-3: Ne toga cordylis et paenula desit olivis
Aut inopem metuat sordida blattafamem,
Perdite Niliacas, Musae, mea damna, papyros…
Résumé des informations
- Pages
- 178
- Année de publication
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783034352710
- ISBN (ePUB)
- 9783034352727
- ISBN (Broché)
- 9783034348157
- DOI
- 10.3726/b22225
- Open Access
- CC-BY
- Langue
- français
- Date de parution
- 2024 (Novembre)
- Mots clés
- Littérature antique Artefacts Culture matérielle Culture littéraire Rome antique Grèce antique Pline l'Ancien Martial Stace Pausanias Poétique des objets Antiquité Realia
- Publié
- Lausanne, Berlin, Bruxelles, Chennai, New York, Oxford. 2024. 178 p., 2 ill. en couleurs, 1 ill. n/b.
- Sécurité des produits
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