Ecclésiastiques émigrés dans le Saint-Empire (1769-1806)
Récits de voyages
Résumé
C’est à partir des relations de voyage en forme d’ego- documents que le lecteur suit et découvre ces êtres, errant dans un Saint Empire en guerre contre les révolutionnaires français. Leurs témoignages frôlant parfois la fiction rapportent non seulement leur volonté de survivre dans des environnements inconnus, mais attestent de l’influence de l’Aufklärung en particulier chez François Xavier de Feller.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Page de faux-titre
- Page de série
- Page de droits d'auteur
- Table des matières
- Les récits du clergé émigré
- 1. État des recherches dans la littérature de voyage
- 2. For interne. For privé et ressenti dans les récits du clergé émigré
- Première Partie
- Chapitre I
- 1. Les voyages
- 1.1. Les auteurs, leur départ, leurs préparatifs
- 1.2. Le financement
- 1.3. La vêture
- 1.3.1. Les réguliers. Rôle de l’habit : l’habit glorieux, l’habit signe de hiérarchie, source de rancœur
- 1.3.2. Les séculiers
- 1.3.3. Les bagages. Théâtralisation des départs
- Chapitre II
- 1. Itinéraires
- 1.1. Première partie du voyage
- 1.1.1. La Révolution en Suisse. Conséquences sur le clergé émigré
- 1.1.2. Les trappistes dans la tourmente
- 1.1.3. Regards de François-Xavier de Feller et des séculiers sur la population suisse
- 1.2. Deuxième partie du voyage. L’Allemagne, l’Autriche, l’Europe danubienne, la Russie
- 1.2.1. 1790–1805. Conséquences de la Révolution française. Guerres et jeux diplomatiques dans les territoires traversés
- 1.2.2. L’Allemagne
- 1.2.3. L’Autriche
- 1.2.4. La Hongrie
- 1.2.5. Le cas de la Transylvanie
- 1.2.6. La Pologne
- 2. Itinéraires du clergé émigré dans les territoires allemands, autrichiens et d’Europe centrale
- 2.1. Les trappistes
- 2.2. François-Xavier de Feller
- 2.3. Les séculiers
- 2.4. Toponymie, problèmes de linguistique
- 3. Moyens de locomotion
- 3.1. La marche
- 3.2. Les équidés, les bovidés
- 3.2.1. Le cheval
- 3.2.2. La mule, le mulet
- 3.2.3. Le bœuf
- 3.3. Les charrettes, les chariots, les voitures, les cabriolets, les diligences
- 3.3.1. Les traîneaux
- 3.3.2. Voyages sur l’eau : les radeaux, les bateaux, les navires
- 4. L’hygiène, l’alimentation
- 4.1. L’hygiène
- 4.2. L’alimentation
- 4.2.1. Les trappistes
- 4.2.2. Les séculiers
- 5. Lieux d’accueil
- 5.1. Accueil des trappistes. Augustin de Lestrange, Urbain Guillet, Louise de Condé, Claude-Nicolas Dargnies
- 5.1.1. Témoignages des trappistes dans les pays sous tension : Pologne autrichienne, Pologne russe, Pologne prussienne jusqu’au Münsterland
- 5.2. Récit du prémontré Jean-Baptiste Henry à Clarholz Münsterland
- 5.3. Récits du clergé émigré en séjour à Münster. Rôle du Cercle de Münster
- 5.4. Accueil des séculiers dans les territoires germaniques
- 5.5. François-Xavier de Feller dans les territoires du Saint Empire et d’Europe centrale
- 6. Bilan
- Seconde Partie
- Chapitre I. Les témoins
- 1. Les réguliers
- 1.1. Claude-Nicolas Dargnies, trappiste rebelle
- 1.2. Un Jésuite : François-Xavier de Feller ou la vocation politique au service de Dieu et du prochain
- 1.2.1. Son for intérieur, son for privé et son ressenti
- 1.2.2. Affinités ethniques avec les Saxons de Transylvanie, affinités scientifiques et politiques
- 1.2.3. Feller soumis à l’inquisition jésuite : Confusion politico-religieuse entre jansénisme et gallicanisme. Position de l’Autriche
- 1.2.4. François-Xavier de Feller idéaliste ou informateur prudent? Son rôle dans la guerre russo-turque et la révolte des Confédérés de Bar
- 1.2.5. Ses regards sur la guerre russo-turque et les Confédérés de Bar
- 1.2.6. Feller et les révolutions : liens entre les confédérés de Bar en 1769 et la révolution du Brabant 1787–1790, mêmes combats ? Ses publications en faveur de la liberté des peuples face à la tyrannie
- 2. Les séculiers
- 2.1. L’Abbé Lambert, protégé ou protecteur de la famille d’Orléans en émigration
- 2.2. L’abbé Guillaume-André Baston
- 2.3. L’abbé Traizet. Regards sur la société autochtone et sur le clergé émigré de la première vague. Engagement dans la Contre-Révolution
- 3. Autres témoignages. La presse, les chroniqueurs
- 3.1. Chroniqueurs opposés à la Révolution française
- 3.1.1. Nikolaus Antonius Lepping, Gottlob von Schirach
- 3.1.2. Goethe
- 3.1.3. Gottfried (Godfried) Bueren
- 3.2. Chroniqueurs adeptes de la Révolution française
- 3.2.1. Georg Forster
- 3.2.2. Georg Friedrich Hegel
- 3.2.3. Friedrich Christian Laukhard
- 3.3. Chroniques et témoignages du clergé émigré en Westphalie
- 3.3.1. Les anciens jésuites
- 3.3.2. Les journaux locaux
- 3.3.3. Lettres de gratitude
- 3.3.4. Réactions du Saint-Empire. Immerwärhender Reichtag. La Diète perpétuelle
- Chapitre II. L’observation des populations
- 1. Les religieux, un groupe à part ?
- 2. Méthodes et regards
- 2.1. François-Xavier de Feller, l’abbé Baston
- 2.2. Regards des trappistes Claude-Nicolas Dargnies et Jérôme d’Hédouville sur leurs frères bénédictins, franciscains ou augustiniens
- 2.3. Regards de jésuite et de séculiers. Comparaisons : François-Xavier de Feller. Guillaume Baston, Louis-Nicolas Lemaire, Honoré Pétel
- 2.4. La noblesse, la bourgeoisie, les paysans, le clergé. Westphalie, pays de Clèves, Basse-Saxe, Saxe, Hongrie
- 2.5. La Noblesse : Noblesse catholique, noblesse protestante en Allemagne, dans les possessions habsbourgeoises et en Transylvanie
- 2.5.1. Gilbert Martinant de Préneuf
- 2.5.2. L’abbé Baston
- 2.5.3. François-Xavier de Feller
- 2.6. La bourgeoisie
- 2.7. Le paysan
- 2.7.1. Les pays germaniques
- 2.7.2. La Hongrie, la Transylvanie, la Pologne
- 2.7.2.1. Le paysan, l’ouvrier
- 2.7.3. Pratiques agricoles
- 2.8. Le clergé
- 3. Sémiologie et archéologie du vêtement : Outils pour découvrir le statut des autochtones.
- 4. Les marginaux : les juifs, les zigeuner (tsiganes), les valaques
- 4.1. Les juifs
- 4.2. Les zigeuner (tsiganes)
- 4.3. Les Valaques
- 5. Influence des Lumières françaises et de l’Aufklärung
- Chapitre conclusif
- 1. Influences : rôle des familles et de l’enseignement
- 1.1. Les réguliers
- 1.2. Les séculiers
- 2. Le regard sur l’Autre, le regard de l’Autre
- 2.1. Les Lumières allemandes : l’Aufklärung. Idéal humaniste et Idéal politique
- 3. Analyse des textes
- 3.1. Genres
- 4. Théologie, évolution à travers le for intérieur, le for privé, ressentis, les émotions
- 5. Du for intérieur au for privé, retour vers le for intérieur
- Sources et Bibliographie
- Sources manuscrites
- Sources imprimées
- Archives digitalisées
- Périodiques
- Annexes, Illustrations
- Itinéraires
- Bela Vilmos Mihalic, Etude toponymique
- Index des noms
Les récits du clergé émigré
1. État des recherches dans la littérature de voyage
Ces recherches font partie de celles de la littérature de voyage qui est le domaine du CRLV, Centre de Recherche de Littérature de Voyage, consistent en séminaires et publications régulières : Lettres du voyageur2, revues Astrolabe3, Viatica4, mais aussi des centres de recherches sur les civilisations de l’Occident moderne dont le CIRCE, Centre de Recherches Interdisciplinaires Européennes, et l’IRCOM, Institut de Recherche sur les Civilisations d’Occident Moderne. En ce qui concerne les récits du for privé ou ego-documents, le Groupe de recherches du Centre Roland Mousnier5, Les écrits du for privé en France de la fin du Moyen Âge à 1914, étudie les textes témoignant d’une prise de parole individuelle de l’individu sur lui-même, les siens, sa communauté, et a publié ses travaux : Car c’est moi que je peins ; écritures de soi, individus et liens sociaux : Europe XVème-XXème6 de Sylvie Mousset, Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu ; Miroir d’encre7 de Michel Beaujour.
À ce corpus s’ajoute une étude des sources publiée en 2010 sous la direction de Thérèse Charmasson8 qui témoigne de l’intérêt depuis 1970 que l’étude de la littérature de voyage en Europe suscite auprès des chercheurs ; exceptés pour l’incontournable Italie dont la visite était depuis la Renaissance le passage obligé des artistes et des écrivains, ainsi que quelques pays nordiques, les pays d’Amérique du Sud, d’Asie, la littérature de voyage avait été étudiée de façon parcellaire.
A la fin du XXème siècle, grâce à la découverte de nouveaux carnets de voyages, de correspondances qui montraient l’engouement pour les voyages et l’orientalisme des XVIIIème et XIXème siècles, des travaux de recherche se sont orientés vers l’étude du moi, à la fois au Centre Roland Mousnier et au Centre de Recherche de Littérature de voyage où malheureusement, les ego-documents de clercs ont été très peu étudiés ; à part l’article « Les Ecrits du for privé du clergé émigré »9 de Stéphane Gomis paru dans les Annales de la Révolution Française en 2009, La tentation de l’épopée dans les relations des Jésuites10 de Marie-Christine Pioffet en 1997, qui ne concerne que la période allant de 1611 à 1672, c’est-à-dire le début de la colonisation de l’Amérique, l’article de Jacques-Olivier Boudon « Les cardinaux sous l’Empire », quelques études publiées par l’Institut d’Histoire de la Révolution française, les analyses édifiantes et trop partisanes d’amis, ou de proches des auteurs, nous n’avons pas trouvé d’études approfondies sur ce sujet.
Parallèlement aux chantiers des centres recherches français, les universités néerlandaises, allemandes, autrichiennes et suisses qui publient souvent en éditions électroniques11, hébergent plusieurs centres d’études travaillant en liens entre eux. On y retrouve les historiens allemands Winfried Schulze avec les publications d’Ego dokumente : Annäherung an den Menschen in der Geschichte der Neuzeit12, et Andreas Rutz, Ego-Dokumente oder Ich-Konstruction?13, les Néerlandais de l’Université d’Amsterdam avec Ego documents and History. Autobiographical writing in its social context since the Middle Ages14, sous la direction de Rudolf Dekker, les universités de Zürich et de Lausanne, avec Ego-Documents. The last word15, sous la direction de Kaspar von Greyerz, et l’université de Vienne, avec Österreichische Selbstzeugnisse der früher Neuzeit (1400–1650)16 d’Harald Tersch. Les publications allemandes sont plus rares ; les périodes étudiées sont celles du premier âge moderne où l’on retrouve le même type de sources que celles des Français, journaux intimes, diaries, etc. On y a relevé quelques intéressantes évocations de récits d’émigrés protestants en particulier de piétistes dans l’article d’Irina Modrow : Religiöse Erweckung und Selbstreflexion. Überlegungen zu den Lebenlaufen Hernnhuter Schwestern als einem Beispiel pietistische Selbstdarstellungen17 et dans l’Ego dokumente de Winfried Schulze, étudié comme une autobiographie de sœurs moraves comme un exemple de représentation piétiste.
Plus tardivement ce sont les récits de voyage au moment de la guerre de Sept Ans de soldats et d’artisans français germanophones qui illustrent le colloque organisé à Reims par Thomas Nicklas Soldats et civils au XVIIIème siècle ; échanges épistolaires et culturels18, le Tagebücher der Fürstin Amalie von Gallitzin aus den Jahren1783 bis 180019, consacré en partie à l’accueil du clergé émigré en Westphalie, et à l’influence du Cercle de Münster publié en 2006 à l’occasion du bicentenaire du décès de la princesse, ainsi que la thèse de Pierre Brachin. Le Cercle de Münster et la pensée religieuse de Stolberg20 qui ont aussi contribué à conduire cette étude.
2. For interne. For privé et ressenti dans les récits du clergé émigré
Avant d’entreprendre l’étude des récits de voyage, il convenait tout d’abord définir le concept de for.
Les locutions, for externe, for interne (for intérieur), for privé, dérivent du mot forum qui signifie sous l’Antiquité place publique : le for externe est un jugement soumis aux lois et aux autorités locales, le for interne signifie conscience individuelle, tribunal intime. L’Église suivra ce modèle jusqu’au XIIème siècle où elle imposa la confession auriculaire conduisant à une forme d’inquisition. Le for privé, apparu au cours du XVIIème siècle, résulte de l’évolution du for interne libéré des jugements de la conscience individuelle. Il se manifesta dans un XVIIIème siècle désireux de rompre avec le rigorisme du siècle précédent, de telle sorte que l’individu catholique se trouva devant un choix : celui de conserver le for intérieur face à sa propre conscience morale soumise à Dieu ou en être libéré avec le for privé qui le conduisait vers son ressenti et la reconnaissance de ses émotions. Pour Michel Neyraut qui élargit la définition du for intérieur : « il y aurait d’un côté une intériorité dévolue au seul jugement de la conscience interne et de l’autre une intériorité consacrée à l’appartenance publique de la même personne. Si tel est le cas, on peut dire que le tracé varie selon les types de civilisations »21. Ainsi le jugement de la conscience interne des scripteurs, modelé par le contexte familial, religieux et politique, jusqu’au séjour en émigration où la nécessité de survivre et de s’adapter aux us et mœurs de territoires inconnus, c’est-à-dire les pays germaniques et d’Europe centrale jusqu’en Russie, aurait peu à peu conduit ce clergé à évoluer vers une nouvelle intériorité libérée, le for privé qui s’exprime dans leurs témoignages.
Les textes analysés tiennent compte des nombreux paramètres qui ont façonné le moi des scripteurs : les origines familiales régies par la transmission et la tradition, l’enseignement reçu dans les différents établissements religieux (jésuites jusqu’en 1763, puis diocésains) depuis la petite enfance jusqu’à l’entrée en sacerdoce où le for intérieur imposé est prégnant, sont aussi sécurisants. Ces témoignages, récits ou correspondances choisis pour leurs qualités informatives et descriptives sont ceux de scripteurs voyageant seuls comme François-Xavier de Feller, en colonie comme les trappistes ou en très petits groupes comme les séculiers. Il s’agit :
- •Du personnage phare de cette étude, François-Xavier de Feller, célèbre jésuite luxembourgeois, publiciste érudit, intéressant exemple de ces penseurs qui échappent aux oppositions « tranchées et manichéennes » d’adhésion aux Lumières et de participation à des mouvements hostiles aux Lumières, ou « anti-Lumières »22. Son modèle familial – il a dans son ascendance quatre curés et une religieuse – a conduit à entrer dans la Compagnie de Jésus fondée en 1540 par Ignace de Loyola23, influencée par l’humanisme et célèbre pour l’exigence dont le but « le but était de se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se décider par aucun attachement qui soit désordonné »24, et l’excellence de son enseignement Ad majorem gloriam dei. À la fin de ses études dans les maisons de son ordre, il enseigne dans les collèges de Liège et du Luxembourg qu’il quitte en 1769 afin de céder sa place aux jésuites français expulsés de France, et part pour la Transylvanie officiellement comme professeur de théologie. Là-bas, il décide avec l’accord de ses supérieurs de voyager dans un territoire où certes, les jésuites ont de nombreux et célèbres établissements, mais où le protestantisme et le christianisme orthodoxe occupent une place importante. Son rôle semble à la fois avoir été plus celui d’un informateur politique que celui d’un missionnaire. En 1770, de retour à Liège, il confirme cet engagement politique en prenant parti pour les révolutionnaires du Brabant dans des libelles aux accents qui rappellent les héros de Schiller dans sa Geschichte des Abfalls der Vereinigten Niederlande von der Spanischen Regierung25 et rédige son Journal historique et littéraire aussi politique et polémique que littéraire jusqu’en 1794, où contraint de fuir devant l’avancée des armées révolutionnaires françaises, il se réfugie en Allemagne.
- •De quelques trappistes26, réguliers de la stricte observance cistercienne27 émigrés dans l’abbaye suisse de La Valsainte, certains étaient parfois des séculiers et des laïcs désireux de trouver dans le monastère silence et rigueur. L’arrivée des troupes révolutionnaires dans le Valais va rompre ce silence et contraindre les moines à quitter leur refuge, errer sous la houlette du terrible abbé Augustin de Lestrange à travers la Suisse, les pays du Saint Empire romain germanique et dans les possessions autrichiennes, puis transiter par une Pologne dépecée entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, avant de rejoindre Hambourg, où ils se séparent en deux groupes, les uns retournant en Suisse via la Westphalie, les autres gagnant la Hollande pour émigrer en Amérique.
- •De séculiers de même origine régionale, familiale et sociale provenant en majorité de Normandie et du nord de la France. Ils sont issus de la bourgeoisie et de la paysannerie aisées, parfois de la noblesse de robe où la tradition et la transmission religieuse sont une constante (les plus âgés ont suivi l’enseignement humaniste et exigeant des écoles jésuites, les plus jeunes, celui dispensé dans les établissements diocésains puis dans les séminaires avant d’obtenir une cure). Au moment de l’émigration certains vont se réfugier en Angleterre ou dans les pays frontaliers avant de gagner les pays germaniques.
À travers les descriptions, on constate que le corpus de ces récits est toujours contrasté en fonction des dates de rédaction et, altéré par le temps, il conduit parfois le lecteur à douter de la fiabilité des informations28. Les uns consistant en des notes prises in situ – c’est le cas des témoignages d’Augustin de Lestrange, des échanges épistolaires de la trappistine Louise-Adélaïde de Bourbon, princesse de Condé, avec sa famille, du journal de bord et des correspondances de François-Xavier de Feller avec son ami le comte d’Ybarra minéralogiste au service de la cour de Vienne – ne sont pas déformés par le temps. Les autres récits, plutôt des souvenirs ou mémoires, sont rédigés après les faits souvent en guise de justifications – c’est le cas pour le trappiste Claude-Nicolas Dargnies, devenu curé de Charmey près de la Valsainte en 1816, dans ses lettres à un correspondant dont il craint le jugement, le cas aussi pour Jérôme de Hédouville narrant à ses filles religieuses son épopée vingt ans après son retour –, mais aussi dans un but d’édification, comme en 1829 la trappistine Renée Miel revenue à la vie conventuelle, rédigeant sous la pression de sa supérieure. Certains scripteurs iront jusqu’à l’hagiographie comme les séculiers Honoré Pétel imaginant son épopée achevée dans le miracle de la reconstruction de l’Eglise en France, où comme l’abbé Baston ou Jean-Joseph Traizet écrivant « pour soi » à l’instar de Montaigne : « car c’est moy que je peins ».
Au cours de la lecture de ces récits on découvre que les serments révolutionnaires vont être à l’origine des premières divisions internes entre des séculiers au moment des regroupements dans les régions d’accueil, en particulier dans la très catholique et conservatrice Westphalie : en 1790, le clergé fidèle au concept monarchique de droit divin prend le chemin de l’exil vers les pays frontaliers avant d’être suivi par l’ensemble des clercs jusqu’en octobre 1792. Trois ans plus tard au moment de la déchristianisation de l’An II, il est rejoint par les assermentés dont la venue, provoquant suspicion et rejet de la part de la première vague d’émigrés et surtout des instances religieuses en place aussi bien germaniques que françaises, est décrite à la fois par Jean-Joseph Traizet lors de son séjour à Cologne, dans les témoignages des réfugiés en Westphalie, et par l’abbé Lambert, protecteur de la famille d’Orléans en exil, dont le récit met en évidence sa difficile intégration dans la société catholique et légitimiste de Fribourg.
Le regard porté par les clercs sur le monde alentour et les événements politiques évolue peu à peu au moment de l’arrivée dans le territoire étranger. Ainsi la description précise des itinéraires va permettre de suivre la progression des troupes révolutionnaires de 1790 à 1802, depuis Maëstricht, la Westphalie, jusqu’en Souabe, Franconie, Bavière, Autriche, Saxe, et dans une Suisse en proie à une révolution éphémère et meurtrière ; c’est ainsi que les détails aident à localiser les zones de combats, justifiant les fuites des scripteurs vers l’Est du Saint Empire romain germanique dominé par un protestantisme qui n’est pas hostile.
L’évolution du for intérieur vers le for privé est mise en évidence par la relecture de tous ces témoignages. On y voit l’émergence d’une conscience politique grâce à l’observation des populations dont seuls, le triglossique François-Xavier de Feller – il s’exprime en français, allemand et latin –, Jérôme de Hédouville et sans doute l’abbé Baston connaissent la langue.
Les clercs qu’en Westphalie le prince électeur de Cologne Franz-Maximilien d’Autriche archevêque de Münster avait accepté d’héberger provisoirement, ne cherchent pas à s’adapter, mais d’abord à survivre au milieu des sociétés locales qu’ils vont observer. On y découvre combien la vision politique de Guillaume-René Baston est proche de celle de son voisin le protestant Justus Möser conseiller du prince évêque luthérien d’Osnabrück, comment quelques témoins allemands, à l’instar de Friedrich Christian Laukhard, déserteur de l’armée de Condé, condamnent les pratiques religieuses des clercs émigrés, ce que ne fera pas Goethe – il suffit de lire les commentaires de la princesse Amalia Gallitzin29, lors de la conférence qu’elle donna en l’honneur de Goethe au Cercle de Münster ainsi que la nouvelle Unterhaltung deutscher Ausgewanderten (1794–1795)30, qui narre les conflits familiaux d’une famille noble catholique, générés par les idées révolutionnaires d’un jeune cousin.
Dans ces ego-documents toutes les couches de la société sont jugées en fonction de leur accueil : la simplicité et les modes de culture de l’humble paysan, l’honnêteté de l’artisan, personnages toujours plus généreux et désintéressés que les moines cloîtrés dans leurs riches abbayes ; ce choix va conduire de nombreux clercs, bien qu’étant toujours sous l’emprise du gallican Claude Fleury, à ressentir à la fois l’influence de Rousseau et celles, diffuses, de l’Aufklärung ou du romantisme naissant.
Lors des dures marches dans les montagnes glacées de Suisses, le sublime ne se manifeste pas chez les trappistes tenus par le joug de leur règle, mais se transcende, dans la mort, et le divin31, alors que le « contemplateur philosophe et solitaire » Feller32 a cette conscience du sublime qui se mêlera à sa conscience politique proche des Lumières allemandes retrouvée dans sa Biographie des hommes qui se sont fait un nom par leur génie, leurs talens, leurs vertus, leurs erreurs ou leurs crimes. Celle-ci fut complétée par ses éditeurs à partir de 1819 jusqu’en 1857, avec des articles sur Emmanuel Kant, Gottfried Wilhelm Leibniz, Christian Wolff, Gotthold Ephraïm Lessing, Moses Mendelssohn, Georg Wilhelm Friedrich Hegel.
La noblesse est décrite, approuvée, ou critiquée par les scripteurs qui se focalisent sur les noblesses féodales de Westphalie ou de Hongrie. Ainsi chez Feller, Traizet, Martinant de Préneuf, elles témoignent du même art de vivre, aussi bien dans les territoires protestants de Saxe, chez le baron de Mulhz de Walden de Welhoff ou chez le comte Téléki-Laszlo, calviniste zélé de Transylvanie, que dans la très catholique Westphalie où Guillaume-René Baston la ridiculise à la façon de Voltaire33.
Les Lumières allemandes, très différentes des Lumières françaises, vont influencer à plusieurs degrés certains scripteurs comme l’abbé Baston, Gilbert Martinant de Préneuf, l’abbé Lambert. Cependant le jésuite luxembourgeois et germanophile François-Xavier de Feller imprégné des préceptes humanistes de la Compagnie de Jésus, ne peut être considéré comme un de ces Aufklärer catholiques tels que les voient les historiens Bernard Plongeron34 et François-Georges Dreyfus35.
Résumé des informations
- Pages
- 256
- Année de publication
- 2025
- ISBN (PDF)
- 9783034353595
- ISBN (ePUB)
- 9783034353601
- ISBN (Broché)
- 9783034353588
- DOI
- 10.3726/b22302
- Langue
- français
- Date de parution
- 2025 (Novembre)
- Mots clés
- Religion Émigration Révolution française Saint Empire romain germanique
- Publié
- Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2025. 256 p., 3 ill. en couleurs.
- Sécurité des produits
- Peter Lang Group AG