Le Testament poétique de Pierre Jean Jouve
Lecture(s) des <i>Proses</I>
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Table Of Contents
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Introduction: Jouve après Jouve ou la mort d’un poète
- Première partie Dire adieu à la (nouvelle) vie
- «Retour chez Hélène»: Comment retourner aux sources poétiques
- «L’héroïne»: Comment retrouver la foi perdue
- «La Capitaine»: Comment éteindre les flammes de l’enfer
- Deuxième partie La «Chine intérieure»: sous le signe de Baudelaire
- «La douce visiteuse»: Le testament baudelairien
- «Carnet»: Le testament falsifié
- «Il allume hagard»: Le testament fantôme
- Troisième partie Vers un jour nouveau: l’héritage jouvien
- «Nuages»: L’héritage accepté: Stétié face aux nuages
- «Paysage chinois»: L’héritage renié: la Chine intérieure de Bauchau
- «Beauté»: L’héritage retrouvé: Bonnefoy et le retour du fils prodigue
- Conclusion: Tombeau de Pierre Jean Jouve
- Bibliographie
- Annexes
Introduction Jouve après Jouve ou la mort d’un poète
Secrète, intérieure et intime, l’œuvre de Pierre Jean Jouve passe souvent pour hermétique; nourrissant volontairement le mystère, elle peut aller jusqu’à rebuter le lecteur qui, s’il veut la lire, doit pouvoir lever le voile de l’interdit qui pèse sur l’auteur, sur sa vie. Car Jouve a pris soin de brouiller à dessein toutes formes de trace biographique dans ses recueils et récits, l’œuvre ne pouvant à son sens se satisfaire de révélations intimistes. Dans En Miroir, son journal spirituel et poétique, il revendique de lui-même l’aspect confidentiel de son art: «le secret est intime à l’œuvre, car il n’y a pas une œuvre de quelque importance qui veuille vraiment livrer son fond, et expliquer son but avec son origine» (II, 1057)2, écrit-il. Il est pourtant vrai que les secrets sont faits pour être trahis. En dépit des réticences que pouvait avoir Pierre Jean Jouve à se livrer et à dévoiler son intimité, son œuvre regorge d’indices discrets mais néanmoins éloquents renvoyant à telle période de sa vie, à tel lieu qu’il a fréquenté, à telle rencontre amoureuse. Ces révélations passent souvent inaperçues, noyées qu’elles sont dans la puissance et dans l’élan du verbe jouvien; et elles sont volontiers étouffées par un auteur soucieux de mettre au premier plan de l’œuvre «l’acte créateur» (II, 1059), «l’absolue création» (II, 1056), car «tout autour de cette création comme un nimbe permanent, le mystère doit demeurer» (II, 1056).
Même le journal de Pierre Jean Jouve semble entretenir le mystère. Dans En Miroir, ouvrage publié en 1954, l’écrivain décrit son itinéraire poétique et évoque à grands traits certaines étapes décisives de sa vie, des étapes-clés pour la compréhension d’une partie de son œuvre. Loin de se livrer à un inventaire fastueux de dates, l’auteur d’En Miroir préfère revenir sur certains faits de biographie sans pour autant s’attarder sur des détails au demeurant secondaires. Certaines dates sont, par exemple, passées sous silence et certains noms sont délibérément oubliés; même le nom de Blanche Reverchon, l’épouse du poète dont la rencontre a été capitale dans l’ensemble du grand œuvre jouvien, est marqué du sceau de l’interdit, l’auteur allant jusqu’à le limiter à la seule première lettre: «B.» pour Blanche (II, 1068). Il en va de même de l’ensemble de l’œuvre jouvienne où rien n’est totalement dévoilé, ni de la vie de Jouve, ni des rencontres qui ont rendu possible son œuvre. Cette dernière demeure liée aux caprices de la mémoire qui se révèle avec parcimonie et autant dire avec jalousie, qui s’efface souvent pour laisser place au seul temps de la création. C’est que le souvenir jouvien procède par itinérance, l’esprit du poète s’arrêtant – peut-être au hasard de son humeur du moment – sur un fait biographique plutôt que sur un autre, semant des pierres qui ont davantage tendance à perdre le lecteur qu’à le guider. Les lecteurs de l’œuvre jouvienne doivent donc procéder par recoupement; la tâche qui leur incombe est de distinguer la fiction de l’autofiction, l’exactitude de l’approximatif, et de suivre l’écrivain dans ses retours en arrière de même que dans ses fuites en avant.
Une œuvre en particulier repose sur cet incessant jeu de voilement et de dévoilement auquel Pierre Jean Jouve se livre dans ses écrits. Il s’agit des Proses, recueil de poèmes comportant cinquante-sept pièces en prose et une pièce finale en vers, l’ensemble de ces poèmes étant ordonné sans division apparente. Publiées en 1960, les Proses sont parmi les derniers écrits de Jouve. Lorsque le recueil est édité pour la première fois au Mercure de France, l’écrivain a bientôt soixante-treize ans. L’œuvre prend tout naturellement le ton de l’introspection et du bilan; le biographique est plus important dans cet ouvrage que dans les autres écrits jouviens, quoiqu’il se manifeste de manière tout aussi sibylline. En lui-même, le recueil représente réellement un aboutissement dans le grand œuvre de Jouve; il parachève “l’Œuvre officielle” selon le vœu que l’auteur a adressé à Jean Starobinski, son exécuteur testamentaire3. La position clausulaire du recueil ainsi que l’âge avancé de Jouve au moment où il en écrit les textes expliquent sans doute le caractère de confession de l’œuvre. Dans ses Proses, Jouve lève le voile sur certaines parts d’ombre de sa vie et de sa création, mais il faut ici préciser que cette rétrospection est toujours menée sans narcissisme aucun, avec retenue et avec un sens immodéré de l’énigme, car du point de vue jouvien, «la disparition de la personne du poète est un phénomène […] essentiel à l’élaboration achevée de son œuvre» (TB, 10).
Revenant sur la vie de l’auteur, les Proses n’en sont pas moins hantées par le spectre de la mort. «La mort, affirme Jouve, est l’amie du poète» (TB, 10) et à près de soixante-treize ans, l’écrivain est plus que jamais proche du néant. Le recueil qui figure un véritable “tombeau littéraire” est de ces écrits destinés à exorciser le néant, ou plutôt, concernant Jouve, à invoquer le néant qui est déjà le tout, selon un mode de pensée que l’auteur emprunte aux mystiques espagnols. Pour dire le néant qui l’attend, le poète en quête de totalité poétique se saisit de sa mémoire, de sa conscience et de ses souvenirs, conjurant l’oubli et le «silence autour de [s]es principales actions littéraires» (II, 1058), conjurant également le silence interne d’une œuvre qui passe aujourd’hui encore pour hermétique. Les Proses sont une trace déposée sur l’immensité du vide auquel le poète se prépare, un livre-tombeau sur lequel sont gravées – mais en filigrane, en une sorte d’épitaphe invisible – les différentes étapes qui ont marqué la vie de Pierre Jean Jouve.
Couchées sur le papier, ces étapes forment les lignes d’une sorte de testament poétique, écrit qui procède du désir d’invoquer ce qui est oublié. Ce n’est certes pas en vain que dans ses Proses Jouve se met en scène tout à la fois sous les traits du jeune adolescent en fleur qu’il a été et du vieillard qu’il est désormais. Ce dernier se penche sur le passé et en appelle à des figures fondatrices de son imaginaire, sortes d’incarnations obsédantes rattachées, pour la plupart, à des périodes précises de son œuvre et de sa vie. Ce retour sur soi, qui couvre tant les écrits de jeunesse de l’auteur que ses écrits plus récents, suit de près les différentes vies de Pierre Jean Jouve. Car Jouve a mené une existence plurielle et cette pluralité est aussi celle de son œuvre. La critique distingue en effet deux périodes singulières dans la vie de Jouve; la première est antérieure à 1925, date à laquelle le poète-romancier renie l’ensemble des écrits qu’il a jusque-là publiés. La seconde est ultérieure à 1925 et constitue ce que Jouve lui-même appelle sa «Vita Nuova» (II, 1072). Il convient sans doute ici d’évoquer une troisième grande période dans l’œuvre jouvienne, la période dite de la «Chine intérieure» qui correspond à l’émergence d’une œuvre désormais placée sous le signe de la sérénité, œuvre qui est annoncée dans le recueil Diadème publié en 1949.
Jouve n’est pourtant pas un écrivain-Protée, loin s’en faut. Il peut d’ailleurs être considéré comme l’auteur d’un seul livre, mais ce livre est somme toute baroque, ce qui rajoute à son secret et à son hermétisme. Le recueil Proses qui est la somme de toutes les vies de Jouve multiplie les noyaux autobiographiques, lesquels en plus d’être soumis au voile du secret prolifèrent de manière inégale selon les aléas de souvenirs lointains. D’un poème à un autre, le Jouve de la «Vita Nuova» succède au Jouve des premières années avant que de laisser place au Jouve de la Chine intérieure qui a tôt fait de s’effacer à son tour devant un des autres Jouve. Examinant ses vies, l’auteur des Proses cède à une errance mentale qui l’amène à reconsidérer ses choix poétiques; il nous invite sur la scène de sa création ou plutôt de ses créations, faisant souvent allusion – dans un élan intratextuel généralisé à la majeure partie du recueil – aux textes qu’il a publiés par le passé.
S’il prend naturellement la forme de la rétrospective, le testament prend plus rarement la forme de l’hommage. Les poèmes des Proses sont pourtant autant d’hommages appuyés au grand œuvre jouvien dont le recueil, parfois, retrace la genèse mais aussi la destruction. Car pendant longtemps Jouve a été le «juge implacable» (II, 1081) de son œuvre qu’il a souvent mutilée, révoquée, voire détruite. Il revendique sans réserve ce droit à l’autodestruction textuelle dans son Journal sans date: «Il me semble qu’un artiste n’est comptable que devant lui-même. […] L’artiste qui a fait son œuvre a aussi le droit de la juger, comme il aurait le droit de la redresser, la sentant insuffisante, ou de la détruire» (II, 1072). Certains des proches de Jouve affirment qu’à l’évocation de la partie reniée de sa création littéraire, l’écrivain réagissait souvent par la violence et par le refus d’en parler4. Les écrits que l’auteur a détruits ont pourtant droit de cité dans les Proses, le recueil revenant souvent aux œuvres préliminaires, les œuvres de Jouve avant Jouve selon l’expression de Daniel Leuwers5. Réhabilitation? L’écrivain manifeste tout du moins le désir de reconsidérer ses ouvrages et de les redécouvrir en même temps que le lecteur, ce compagnon de longue date à qui l’auteur des Proses semble désormais reconnaître quelque droit sur ses écrits et avec qui il entend faire la paix au même titre qu’avec ses œuvres passées.
Les Proses signalent donc une autre vie – la dernière vie du poète – et permet la manifestation d’un Jouve nouveau. Cet ultime avatar du poète, moins intransigeant que ses prédécesseurs, plus pacifié sans doute, ne peut se satisfaire du silence qu’il a lui-même porté sur son œuvre; revenant sur ses textes reniés comme sur ses textes “officiels”, le poète définit ce qu’il voudrait que l’on retînt de lui et de ses écrits. Si une personne dont la succession est ouverte ne peut transmettre à ses légataires que les biens lui appartenant en main propre, Jouve ne peut confier à la postérité que les textes qu’il s’est réapproprié. Les Proses apparaissent de fait comme un “legs poétique universel”. Le recueil aborde tant l’enfance du poète dans la ville d’Arras où le jeune Pierre Jean Jouve a vécu dans l’étroitesse du grenier familial6, que sa mort, laquelle semble annoncée dans bien des textes où apparaît le spectre de la faucheuse7.
Il faut donc pouvoir distinguer dans ce recueil, comme dans tout testament, deux niveaux d’écriture: le premier est le niveau prospectif car l’auteur des Proses n’a de cesse de revenir sur ses possessions littéraires. Le mouvement qu’il trace alors est un mouvement de synthèse propice à la recherche de soi, l’œuvre prenant la solennité et la hauteur de ton des grandes méditations poétiques. Le second niveau est le niveau projectif qui anticipe la mort et annonce l’avenir tel que l’imagine ou le souhaite le de cujus (la personne dont la succession est ouverte). L’auteur s’adresse ainsi à la postérité, visant comme par effet de retardement le lectorat futur, celui qui aura entre ses mains l’ensemble de son œuvre achevée. Il annonce un mouvement en vertu duquel le recueil découle véritablement d’une forme d’écriture posthume et se donne à lire comme l’œuvre d’un mort. Ces deux niveaux de lecture sont annoncés au seuil des Proses, dans le deuxième titre du recueil: «La voix, le sexe, la mort». La voix est tout naturellement celle de la poésie ou plutôt celle de «l’inconscient poétique» (II, 1076) qui est le fruit d’un dialogue des profondeurs entre ce que Jouve appelle les «deux grands schèmes fondamentaux éros et mort» (II, 1076). Le «sexe», l’«éros», est synonyme d’énergie libidinale, de pulsion de vie. Jouve se heurte à la pulsion de mort dans une perspective freudienne à laquelle il a longtemps adhéré. Le poète sait d’instinct que cette confrontation entre pulsion de vie et pulsion de mort conditionne l’inconscient, en l’occurrence ici «l’inconscient poétique» et créateur.
La hantise de la mort et l’hégémonie du désir poussent Pierre Jean Jouve à reconsidérer son œuvre et à en estimer la portée par-delà sa mort annoncée. En ce sens, les textes des Proses font référence aussi bien au poète du passé qu’au poète du futur. L’œuvre passée rejoint quant à elle l’œuvre à venir avec laquelle elle coexiste grâce à l’œuvre présente. Le recueil-testament prolonge le présent qui est aussi le présent de l’énonciation poétique; cette fusion des instances temporelles est accentuée par l’agencement des poèmes qui, loin de répondre à une logique linéaire ou cyclique, favorise l’émergence d’un instant universel. Car la temporalité dans les Proses n’est pas tant chronologique que spirituelle. Elle régit un territoire poétique où la mort règne en maître et prépare le terrain à de nouvelles certitudes, à des convictions poétiques qui englobent toutes les vies de Jouve. Le poète semble pressentir ce que Georges Poulet écrira quelques années plus tard dans ses Études sur le temps humain: «l’homme, après sa mort, bénéficiera d’une éternité humaine […] simultanée. Il se retrouvera contemporain de tous les temps de son existence»8. L’imminence de la mort et son intransigeance modifient la perception du temps au point de faire du présent de l’œuvre un instant hors du temps. Et ce présent atemporel régit le testament poétique de Jouve pour lui conférer une dimension rituelle.
La temporalité rituelle relève du mythe et le mythe auquel le testament de Jouve nous confronte n’est autre que le mythe de l’écriture. Car l’écriture en tant qu’acte consacré permet ce tour de force de retourner le cours du temps en faisant renaître les morts9. C’est en ce sens que l’œuvre permet aux différentes incarnations du poète de se manifester comme si ces entités disparues pouvaient être invoquées par l’intercession du chant poétique. Ce n’est certes pas en vain que l’auteur considère la poésie en particulier et l’art en général comme «une œuvre de pénétration et de salut de la personne» (II, 1161). Œuvre de pénétration, les Proses nous proposent de considérer l’univers intime de Jouve et de plonger dans son passé. Œuvre de salut, elles nous invitent à considérer le futur de Jouve qui conçoit ce recueil comme une entreprise censée lui assurer pérennité et immortalité. Ce mouvement qui nous met en prise avec le passé comme avec le futur est le propre du mouvement rituel. Myriam Watthee-Delmotte considère à cet égard que «par-delà la distinction passé/futur qui l’articule, le rite n’est qu’accomplissement»10. Et c’est là où réside précisément la fonction de l’Art aux yeux de Pierre Jean Jouve: «l’Art […] est énigmatique. Il évolue, il doit évoluer; le travail de la forme, bien qu’ayant une origine permanente, est en perpétuel changement. Il se relie d’ailleurs au passé par des liens tout aussi exigeants» (II, 1162). Ces liens qui font dialoguer l’œuvre en devenir avec son passé ou, en l’occurrence, avec les passés de l’auteur constituent autant de transitions, autant de points de rupture, autant de rites de passages pour l’écrivain qui devient le témoin privilégié de son propre accomplissement.
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Cessant de fuir ce qu’il a été, ce qu’il est ou ce qu’il sera, l’auteur peut enfin accéder à la sérénité des vieux sages. Et il faut véritablement se figurer le Jouve des Proses comme un sage: à son âge, Pierre Jean Jouve a désormais suffisamment de recul pour considérer sa personne avec indulgence, une indulgence qui lui a sans doute fait défaut par le passé (l’auteur l’avoue volontiers: «je ne suis pas tendre pour moi» (II, 1156)). Le poète a su faire taire en lui le démon du doute qui l’a amené, autrefois, à renier une partie de son œuvre et à retravailler un grand nombre de recueils déjà publiés. Un passage s’est accompli et les Proses sont tout à la fois le lieu et le produit de ce passage. L’écriture du recueil a en effet contribué à pacifier le poète; et le lecteur peut prendre la pleine mesure de cette pacification en lisant les textes du recueil qui s’inscrivent sous le signe de la Chine intérieure. Paradoxalement, c’est à la figure de Baudelaire, omniprésente dans les Proses, qu’il incombe de dire la sérénité – à moins qu’il ne faille parler de résignation? – nouvellement acquise de Jouve. L’auteur des Fleurs du mal n’est pourtant pas un modèle de quiétude, loin s’en faut. Si dans les Proses Jouve revendique pleinement son affiliation avec Baudelaire, c’est qu’il se considère désormais comme digne de son héritage. Qui plus est, Jouve a découvert Baudelaire assez tôt dans sa carrière d’écrivain et de son propre aveu cette découverte fut décisive. On pourrait croire que Baudelaire est pour ainsi dire le dénominateur commun à tous les Jouve, pourtant, dans son Journal sans date, le poète n’hésite pas à dire que le Jouve des premiers temps a posé de «faux regards» (II, 1064) sur l’œuvre de Baudelaire et sur celles de tant d’autres phares. À propos de ses premières productions poétiques – productions qui s’abreuvent à la source baudelairienne et mallarméenne – Jouve est comme à son habitude catégorique: «Faux regards que tout cela, puis-je me dire aujourd’hui. Je regardais vers Baudelaire et Mallarmé, ne sachant guère de quel regard» (II, 1064).
Le regard que le Jouve des Proses pose sur Baudelaire est un regard neuf ! Il faut rappeler ici qu’en 1958, autrement dit à peu près à l’époque où il travaille sur son recueil de poèmes en prose, Jouve a entièrement réécrit son Tombeau de Baudelaire (publié pour la première fois en 1942). Ce travail de réécriture témoigne chez Jouve d’une vue poétique nouvelle ou tout du moins différente. Mais ce regard neuf et vrai, l’auteur des Proses ne le pose pas tant sur Baudelaire que sur lui-même. Dans son testament poétique, la figure baudelairienne est invoquée, non en tant que figure tutélaire de l’œuvre, mais en tant que témoin privilégié de l’évolution de Jouve. Observateur de bonne foi, le Baudelaire qu’a connu Jouve dans sa dernière vie apparaît comme un compagnon de route avec qui le poète peut désormais se permettre quelque tendresse. Jouve débute son Tombeau de Baudelaire par un vers improvisé, «Ô cher ô magnifique ô très saint Baudelaire» (TB, 9), avant de s’en expliquer: «Si j’emploie le mot cher, c’est pour marquer tout d’abord la tendresse; et Baudelaire, si pudique et méfiant qu’il ait été, ne la refusera plus aujourd’hui» (TB, 9). Tout est dans le «aujourd’hui». Est-ce à dire que Baudelaire s’est refusé aux précédents Jouve? Tout porte à le croire en effet, d’autant plus que cette phrase qui introduit l’essai de Jouve n’existe pas dans la première version de cet écrit, celle de 1942. C’est le Jouve de 1958, celui des Proses, celui du cycle de la «Chine intérieure» qui s’exprime ici et ce Jouve est sûr de son fait car il se sait désormais accepté par ses pairs. Le Tombeau de Baudelaire prend une résonnance particulière à l’heure où Jouve nous livre son testament poétique. Veillant de plein droit sur la tombe littéraire de Baudelaire, Jouve peut s’occuper de son propre tombeau, ses Proses.
«Un lieu commun dont le temps n’a pas encore fait justice, voit Baudelaire comme le poète de la névrose», écrit Jouve (TB, 18). Dans les Proses, l’œuvre “névrosée” de Baudelaire importe peu; ce qui importe réellement, c’est l’aura de l’illustre maître. Dans la pièce intitulée «Le Réconfort Baudelaire», Jouve décrit l’auteur des Fleurs du mal en ces termes: «Il est un soutien dans le métier de poète, devenu plus sinistre encore à l’époque des hautes modes. […] Avec lui, l’écrivain manie ses vocables sous la raillerie des beaux esprits» (II, 1247). Tout lecteur averti aura sans doute compris qu’à travers cette manière d’hommage au poète baudelairien, à son œuvre, Jouve parle de son œuvre propre qu’il a toujours située en marge de cette «époque des hautes modes» à laquelle il s’est souvent senti confronté et comme condamné. Synonyme de «Réconfort», la nouvelle figure baudelairienne est propice à une véritable renaissance poétique pour Pierre Jean Jouve. Encore faut-il rappeler qu’une telle renaissance est un achèvement dans la mesure où elle se conjugue avec le sentiment immuable de la mort. Cette mort, le poète doit pouvoir la transcender dans ce qu’elle a de plus organique, de plus bas, pour en faire un objet de conversion poétique:
Ainsi voilà, telle sera la mort
Details
- Pages
- 218
- Publication Year
- 2024
- ISBN (PDF)
- 9783631900208
- ISBN (ePUB)
- 9783631900215
- ISBN (Hardcover)
- 9783631899427
- DOI
- 10.3726/b22078
- Language
- French
- Publication date
- 2024 (September)
- Keywords
- Pierre Jean Jouve Testament Literary Legacy Transmission
- Published
- Berlin, Bruxelles, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2024. 218 p., 2 ill. n/b.
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