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La nouvelle, un genre au féminin ?

Public féminin et représentation des femmes dans le récit bref européen (XIVe-XVIIe siècles)

de Teresa Nocita (Éditeur de volume) Nora Viet (Éditeur de volume) Enrica Zanin (Éditeur de volume)
©2025 Comptes-rendus de conférences 396 Pages
Série: Franco-Italica, Volume 12

Résumé

Ce livre offre une réflexion inédite sur le rôle des femmes dans la production littéraire du Moyen Âge et de la Renaissance, en s’interrogeant sur le lectorat d’un genre à succès, la nouvelle, qui est souvent présentée comme adressée à un public féminin dans les prologues et les péritextes des recueils. Les contributions analysent les fondements de cette destination affichée (simple topos ? indice d’une réception féminine attestable ?). Elles explorent un ensemble d’oeuvres narratives variées appartenant à différentes aires linguistiques européennes : Italie, France, Espagne, Allemagne. En empruntant aux outils de l’histoire littéraire, de la philologie et de l’histoire du livre, les études posent un regard neuf sur la nouvelle européenne et mettent en évidence le rôle des femmes dans son essor, en tant que lectrices, autrices et objets de débats. Elles écrivent une nouvelle page de l’histoire des femmes dans la Première Modernité.

Table des matières

  • Couverture
  • Page de demi-titre
  • Page de titre
  • Page de copyright
  • Sommaire
  • Introduction
  • Conter pour les dames : publics désignés et lectorats réels
  • Grammatica e retorica delle dediche a personaggi femminili nelle raccolte novellistiche
  • Il pubblico del De mulieribus claris di Boccaccio tra dichiarazioni d’autore e lettori reali
  • Des « gracieuses dames » aux « princes terriens » : la destination des premières traductions et adaptations françaises du Decameron au prisme du genre (1411-1485)
  • Le public féminin des recueils de narrations facétieuses français (1530-1565) : réel ou imaginé ?
  • Un genre pour femme ? Le topos de l’adresse aux femmes dans les nouvelles de Boccace à Segrais
  • La représentation des femmes dans les nouvelles, entre philogynie et misogynie
  • Récuser le Decameron: philogynie et misogynie dans la nouvelle de la veuve et de l’écolier (Dec. VIII, 7) et le Corbaccio
  • La nouvelle de la femme de Bernabò entre xiiie et xive siècles (Boccace, Christine de Pizan, Antoine Vérard) : un genre fluide
  • Rappresentazioni della donna nel novelliere maschile di Antonfrancesco Grazzini, detto il Lasca
  • «Marvase», «‘nmediose», «magne» e «belle». Personaggi femminili ne Lo cunti de li cunti
  • La femme avare dans La quête du couple heureux de Heinrich Kaufringer
  • Maladies de femmes : du Decameron de Boccace aux nouvelles de l’Espagne du xviie siècle
  • Pourquoi et comment lire ? prescriptions auctoriales et libertés de lecture
  • La nouvelle, un programme d’éducation genré ? Les récits exemplaires du livre III du Courtisan
  • « Lisez hardiment, dames et damoiselles » : Bonaventure des Périers thérapeute pour dames ?
  • « Je dois trop au beau sexe » : La Fontaine et le public féminin des Contes et nouvelles en vers
  • Femmes conteuses, femmes autrices, femmes inspiratrices
  • Une chambre à elles. Pour un répertoire des autrices médiolatines
  • Figure femminili nelle annotazioni autografe di Boccaccio
  • Fragilité des voix et fascination des savoirs féminins dans Les Évangiles des Quenouilles
  • Civilité féminine et conversation dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre

Introduction

T. Nocita, N. Viet, E. Zanin

L’intérêt porté depuis quelques décennies à la place des femmes dans la production littéraire et la vie intellectuelle du Moyen Âge et de la Première Modernité a renouvelé en profondeur les études littéraires, en suscitant un regard neuf sur des questions aussi diverses que le monde de l’imprimerie et du livre1, le mécénat de cour ou la circulation des écrits religieux et spirituels2. Le rôle des femmes en tant que lectrices et destinataires des textes n’a pu manquer d’attirer l’attention3, et pourtant, peu de travaux se sont jusqu’ici penchés sur l’émergence du lectorat féminin comme un public spécifique4, voire comme un public ciblé par les instances de production du livre, auteurs, éditeurs, libraires. Dans la récente synthèse dirigée par Martine Reid, Femmes et littératures. Une histoire culturelle (Gallimard, 2020), les pages consacrées au xvie siècle suggèrent que les autrices et les lectrices se répartissent dans des genres divers, alors que l’association du public féminin et du roman, devenue un lieu commun de la critique, est remise au siècle suivant. La désignation explicite de dédicataires féminines, et parfois même d’un lectorat féminin, invite pourtant à se demander quels livres lisaient les femmes, quels livres étaient écrits et imprimés pour elles, et s’il ne se profile pas déjà avant le xviie siècle, des genres ou des types de textes plus particulièrement « féminins ».

La nouvelle et le récit bref offrent un terrain d’observation particulièrement intéressant dans cette perspective, puisque la nouvelle se développe en France et en Europe dans le sillage d’une œuvre – le Decameron de Boccace – qui est adressée explicitement aux dames, voire qui suggère que la destination féminine est constitutive du genre. Dans son « Proemio », Boccace présente la novella comme un genre destiné à apporter « secours et refuge à celles qui aiment » (‘soccorso e rifugio di quelle che amano’)5, et définit l’usage et la finalité de son livre en fonction du lectorat féminin auquel il s’adresse (« les susdites dames qui les liront », ‘le giá dette donne che quelle leggeranno’)6. Les enjeux de cette adresse aux dames, qui ponctuera aussi les autres discours auctoriaux du Decameron, sont d’abord stylistiques et poétiques : l’inscription des femmes dans le « Proemio » rattache le Decameron à une tradition érotico-courtoise qui puise ses sources dans les Héroïdes d’Ovide, dans la poésie lyrique d’oc et d’oïl et dans le dolce stil novo. Cette empreinte féminine contribue à la détermination intertextuelle du Decameron, voire à la définition du genre de la novella forgé par Boccace7. Il n’en reste pas moins que la désignation d’un public féminin dans les recueils soulève la question de son lectorat : qui lisait (vraiment) les nouvelles du Decameron et à qui se destinaient les recueils ultérieurs ? Quelle part prenaient réellement les femmes dans l’auditoire et le lectorat des textes ? En somme, peut-on postuler l’existence d’un lectorat féminin ?

Après Boccace, l’adresse à un lectorat féminin a pu être reprise, imitée, parodiée, mais aussi parfois résolument écartée ou oubliée par les auteurs, compilateurs ou imprimeurs de « nouvelles », et plus largement, par une tradition conteuse qui se réclamait de Boccace sans toujours adopter cette dénomination générique. L’adresse aux dames s’est constituée, au fil des textes, en un véritable topos, au même titre que d’autres caractéristiques fréquemment répétées dans les péritextes, comme la volonté de plaire et d’instruire, ou la vertu consolatoire ou curative des récits.

Les contributions rassemblées dans ce volume à la suite du colloque international qui s’est tenu à Clermont-Ferrand du 26 au 28 juin 20238 ont pour vocation de définir les enjeux et le devenir de ce topos de l’adresse aux dames dans les recueils de récits brefs européens du xive au xviie siècle. Un premier objectif a été d’établir un état des lieux des discours d’adresse et d’analyser la destination des recueils en fonction des périodes, des aires linguistiques et géographiques, mais aussi des traditions génériques auxquelles ils se rattachent (nouvelle de tradition boccacienne, nouvelle facétieuse, récit bref édifiant). Les catégories génériques ont été maniées avec la plus grande souplesse dans cette enquête, comme le requiert le domaine de la narration brève, rétive, on le sait, à une délimitation stricte des genres et à leur théorisation précise9. De même, les discours d’adresse ont été considérés dans leurs modalités et leurs manifestations les plus diverses : de la dédicace au sens strict du terme (Bragantini), au péritexte dans un sens plus large, incluant prologues, épilogues et autres discours auctoriaux dans la mesure où ils désignent les lecteurs et lectrices auxquels le recueil est destiné.

Conter pour les dames : publics désignés et lectorats réels

Un premier constat qui s’est dégagé des études est celui d’une disparité géographique importante dans la réception du topos de l’adresse aux dames fondé par Boccace. Alors que dans la péninsule italienne (Bragantini, Zanin), en France (Viet, Amazan, Zanin), et, plus tardivement, en Angleterre (Zanin), ce topos rencontre un certain succès et se trouve repris par les auteurs et compilateurs de nouvelles, la situation est différente dans l’Empire germanique (Del Duca) ou dans l’Espagne du Siècle d’Or (Zanin) : en Allemagne, les collections de récits brefs sont écrits par des hommes, pour des hommes (Del Duca), les femmes étant réduites au statut d’objet de discours ; le lectorat désigné est également masculin dans les recueils de nouvelles du Siècle d’Or espagnol (Zanin), et ce même lorsque les nouvelles sont écrites par une plume féminine, comme dans le cas de Maria de Zayas. Mais les hétérogénéités sont importantes aussi à l’intérieur d’un même espace linguistique et culturel : en France, la nouvelle de tradition boccacienne est d’abord adressée à un lectorat masculin et princier, avant que les femmes ne s’imposent dans l’espace liminaire des recueils (Viet). Les recueils de facéties imprimés dans la seconde moitié du siècle en France sont majoritairement adressés à des hommes (Amazan), tout comme les recueils de nouvelles historiques (Zanin). Au contraire, les collections narratives affichant une portée plus édifiante, comme le De mulieribus claris (Rovere) ou L’Heptaméron (Krawczyk), sont offerts à des dames ou écrites par elles.

Fondée sur les indices textuels et péritextuels des recueils, cette réflexion sur le « discours du livre »10 demandait à être articulée à une enquête sur la circulation effective des recueils : que nous apprennent les inventaires de bibliothèques, ex-libris et autres documents d’archives sur les lecteurs et lectrices de ces textes ? Quelle place revient aux nouvelles dans les bibliothèques appartenant aux femmes ou dont elles avaient l’usage ? Les analyses menées dans cette perspective ont conduit, à l’opposé des divergences observées dans les discours d’adresse, à des constats remarquablement homogènes : même lorsqu’ils sont adressés à des dames, les recueils de nouvelles sont majoritairement possédés par des hommes, et ce, depuis le Decameron, comme le rappelle Anne Robin. Une distinction doit être faite, cependant, entre la possession et l’usage du livre : si les livres ont généralement appartenu à des hommes, leur usage effectif, plus difficile à documenter, est à considérer comme un usage mixte. Dès le Moyen Âge tardif, le livre connaît une utilisation familiale, et les bibliothèques privées sont accessibles aux femmes (Rovere, Viet). À l’ère de l’imprimé, alors que le livre devient un objet commercial offert à un plus large marché, il est adressé « par défaut » à un lectorat mixte, incluant a priori les lectrices (Amazan). Cette circulation élargie peut expliquer que le discours d’adresse se modifie au fil des décennies : entre appel publicitaire et choix concerté, les éditeurs et compilateurs prétendent désormais ouvrir l’accès au livre à des publics socialement plus divers, en transcendant les frontières sociales et les distinctions de genre.

Ce constat de mixité s’accentue encore si l’on prend en compte la lecture orale et la récitation des nouvelles dans des contextes de conversation : les indices textuels suggèrent une diffusion mixte, conforme, en quelque sorte, à la circulation orale des nouvelles que met en scène la cornice du Decameron11. L’inclusion des femmes dans le cercle des auditeurs, voire des lecteurs, laisse alors deviner les contours d’un monde harmonieux où hommes et femmes coexistent dans l’échange et dans une entente confiante (Bragantini) : un monde dont le Courtisan a pour un temps posé les règles (Bisconti, Krawczyk). Renzo Bragantini rappelle pourtant combien cette concorde est fragile, et situe dans le milieu du xvie siècle un point de rupture qui marque, du moins en Italie, le début d’un régime de séparation des sexes, marqué à la fois par une idéalisation accrue des femmes par les hommes, et par une moindre valorisation de leur rôle intellectuel : une situation dont la posture auctoriale d’un La Fontaine, en France, dans les Contes et nouvelles en vers, ne semble pas très éloignée (Rolland).

La représentation des femmes dans les nouvelles, entre philogynie et misogynie

Les évolutions des discours de destination de la nouvelle, on le voit, reflètent des transformations qui affectent en profondeur les sociétés d’Ancien Régime, et qui renseignent, de manière plus ou moins directe, sur le statut, le pouvoir ou la liberté des femmes. Mais le regard porté sur les femmes se manifeste aussi dans le texte même des nouvelles. Les femmes agissent en tant que protagonistes dans des situations variées, et sont jugées au nom de valeurs morales qui nourrissent un discours plus général sur le genre féminin. Elles sont aussi parfois mises en scène dans les narrations-cadres qui structurent les collections, et peuvent prendre un relief particulier en tant que conteuses et « meneuses de jeu » : on peut songer aux personnages de Pampinea ou de Fiammetta dans le Decameron, à Oisille ou à Parlamente dans L’Heptaméron, qui s’imposent chacune au lecteur avec une persona bien définie.

En explorant les enjeux philosophiques, politiques, idéologiques de la représentation des genres, les contributions ici réunies se sont intéressées au discours implicite ou explicite tenu sur les femmes, et aux positions philogynes ou misogynes qui s’y expriment, dans un contexte culturel marqué, notamment en France, par la Querelle des Femmes, qui prendra au xvie siècle une actualité nouvelle avec la « Querelle des amies ». La place des femmes dans le mariage, leur rapport à la sexualité, à l’amour ou à la liberté de parole, sont autant de questions qui sont abordées dans les récits ou dans leurs commentaires, et qui participent d’un enseignement parfois explicitement adressé aux lectrices.

La tradition philogyne de la nouvelle initiée par Boccace trouve ainsi des déclinaisons diverses dans le temps et l’espace, parfois jusqu’à s’inverser en une prise de position franchement misogyne. Comme le montre la contribution de Teresa Nocita, le Decameron de Boccace, grand modèle de célébration de la femme, comprend lui-même des éléments misogynes dont l’histoire ambigüe de la veuve et de l’étudiant (VIII 7), qui reflète déjà la pensée de Boccace sur la relation homme-femme exprimée plus tard dans le Corbaccio. La lecture comparée des deux textes confirme les attitudes contrastées de l’auteur à l’égard des femmes. Même dans l’histoire de la femme de Bernabò (Decameron II 9), qui met en scène un modèle féminin positif (Robin), il est difficile de définir de manière univoque le point de vue de Boccace sur le genre féminin ; la « fluidité » de l’image de la femme apparaît encore plus clairement dans l’adaptation de ce récit par Christine de Pizan et dans sa réécriture dans l’édition des Cent nouvelles par Antoine Vérard (Robin). Dans l’Italie du milieu du xvie siècle, les Cene composées par Antonfrancesco Grazzini offrent à leur tour un cas d’étude intéressant (Figorilli). Dans ce recueil, on peut constater l’interaction entre un cadre philogyne, représenté par une « brigade » dirigée par une femme, et des récits essentiellement masculins, construits sur la reprise du schéma de la beffa. Des tensions similaires peuvent être observées dans un recueil plus tardif, Lo Cunto de li cunti composé par Giovan Battista Basile au siècle suivant (Di Maro). L’analyse des personnages féminins dans la cornice atteste une nouvelle fois le rôle important des femmes dans la structure narrative, mais révèle aussi l’ambiguïté du regard porté sur elles par un auteur qui semble ici hésiter entre philogynie et misogynie. L’ambivalence recoupe une autre opposition, entre deux sphères culturelles, populaire et lettrée, dans lesquelles puise alternativement l’auteur.

C’est dans une tradition différente que s’inscrit le conte allemand La quête du couple heureux de Heinrich Kaufringer, composé au xve siècle, et qui reprend une matière déjà ancienne, pourtant promise à une longue fortune : celui de la pénitence d’une femme infidèle, contrainte de boire dans le crâne de son amant mort (Del Duca). La postérité du texte illustre le succès du double thème qu’il traite (la quête du bonheur matrimonial et l’infidélité des femmes), tout en révélant une tendance à inscrire l’action des femmes dans la sphère du couple et du mariage. Derrière sa misogynie apparente, le texte révèle pourtant des éléments subversifs qui conduisent, plus qu’à un dogmatisme univoque, à un questionnement des idéaux du mariage chrétien.

La question du mariage est aussi centrale dans la tradition de la nouvelle du Siècle d’Or, même si c’est ici souvent le point de vue féminin qui domine. Si l’on compare les représentations de la maladie dans le Decameron de Boccace et dans la littérature espagnole du xviie siècle (Colón Calderón), on constate une attention importante prêtée aux maladies des femmes. Le traitement littéraire de ces maladies se nourrit du discours médical contemporain. La maladie devient alors une variante de la mélancolie féminine, et sert à dénoncer les pièges de l’amour et du mariage. Elle invite pourtant aussi les femmes à se soustraire au déterminisme de leur sexe, en trouvant dans la philosophie stoïcienne les outils d’un bonheur plus universel (Maria de Zayas).

L’histoire de la nouvelle en Europe reflète ainsi l’évolution des rapports de force entre les genres masculin et féminin, et révèle des changements qui s’opèrent dans les normes sociales, dans les formes du pouvoir exercé sur les femmes et dans les attentes des lecteurs et des lectrices sur ces questions. Les textes analysés manifestent surtout la complexité des relations entre les hommes et les femmes, dont ils révèlent, par une écriture souvent toute en nuances, les ambiguïtés et les contradictions. La forme même de la nouvelle ou du récit bref, en montrant des hommes et des femmes en action, paraît ainsi particulièrement apte à dépasser les stéréotypes simplistes, et à explorer les multiples facettes de la misogynie et de la philogynie dans la littérature. Elle conduit à interroger les liens entre le genre et les autres marqueurs d’identité sociale, tels que le rang, la naissance ou la sexualité, dans le devenir des individus, et souligne ainsi l’interconnexion des différentes formes d’oppression, d’exclusion ou de privilège dans les sociétés européennes du Moyen Âge et de la Renaissance.

Pourquoi et comment lire ? Prescriptions auctoriales et libertés de lecture

Si la nouvelle peut se concevoir comme un genre « pour femmes », c’est donc en raison d’un dispositif de signification complexe, qui articule le discours péritextuel des auteurs, éditeurs ou compilateurs, avec les nouvelles elles-mêmes et les récits-cadres qui mettent en scène la transmission des récits. C’est ensemble que ces différents types de discours définissent le rôle des femmes dans la société et qu’ils programment la réception des textes, en indiquant les modes de lecture autorisés et en explicitant les critères qui peuvent justifier ou interdire la participation des femmes au cercle des lecteurs.

Le premier critère d’acceptabilité des nouvelles pour un lectorat féminin est leur « honnêteté », c’est-à-dire l’absence de contenus érotiques trop explicites (Bisconti). Ce critère est déjà au centre de la défense de la nouvelle chez Boccace, et se trouvera mis en avant par de nombreux auteurs par la suite, soit pour interdire la lecture par des femmes, soit pour l’autoriser, en arguant de l’honnêteté du recueil. Les 1 protestations d’honnêteté prennent pourtant facilement un tour ambigu ou ironique : si Boccace se contente de dérouter ses lecteurs et lectrices par une pirouette rhétorique qui leur renvoie la responsabilité morale de la lecture12, les prologues d’un Bonaventure des Périers (Bertrand, Amazan) ou d’un La Fontaine (Rolland) vont bien plus loin dans le détournement parodique du topos de bienséance, puisqu’ils invitent lecteurs et lectrices à un jeu de connivence où l’ambiguïté devient elle-même un jeu de séduction (Rolland).

Sans doute cet impératif d’honnêteté, à la frontière de l’aptum et de l’exigence morale, explique-t-il aussi l’affinité particulière entre les nouvelles adressées aux femmes et l’affirmation d’un contenu didactique, voire édifiant. Un véritable partage s’effectue entre lecteurs et lectrices dans le Violier des Histoires romaines : les femmes liront le recueil pour leur enseignement moral, les hommes pour les faits historiques qu’il contient (Zanin). Dans le Courtisan de Baldesar Castiglione, Donatella Bisconti décèle, de même, un double usage possible du texte, à destination de deux publics différents : alors que le dialogue s’adresse d’abord à des hommes, et ne fait pas de place réelle à la voix des femmes dans les développements théoriques, les récits enchâssés ont souvent un contenu édifiant, qui laisse supposer un lectorat potentiellement féminin.

Comme on le voit, c’est sous l’œil inquisiteur des hommes et dans les limites d’une bienséance imposée par eux que les femmes accèdent au plaisir de la lecture, un accès toujours contrôlé et limité, comme le met si plaisamment en scène Bonaventure des Périers dans la « Première nouvelle en forme de préambule » à travers la figure du grand frère indiquant à sa jeune sœur les nouvelles qu’elle est autorisée à lire13 (Bertrand, Amazan). Pourtant, une affinité particulière semble aussi prédisposer les femmes aux lectures qui thématisent l’amour : Boccace ne cesse de l’affirmer, et les épîtres dédicatoires des recueils français des années 1540-1550, des Contes amoureux de Jeanne Flore aux Comptes du monde adventureux, adressées à des femmes tout en mettant en avant la matière amoureuse des nouvelles, semblent le confirmer.

De nombreuses tensions et contradictions traversent ainsi les discours d’adresse des recueils de nouvelles en Europe, et l’on peut se demander si le brouillage des pistes n’invite pas à dépasser une opposition entre hommes et femmes partiellement caduque, face à des enjeux qui concernent en réalité l’homme dans son universalité (Bertrand) : la recherche spirituelle dans le cas de L’Heptaméron, par exemple, transcende la « guerre des sexes »14, tout comme la profession de foi épicurienne de Bonaventure des Périers déplace ironiquement les enjeux de la Querelle des femmes (Bertrand). L’« aiguillage » des lecteurs selon leur genre, hommes ou femmes, se révèle bien souvent un leurre : les recueils explicitement destinés à des femmes s’adressent en réalité à des hommes. Les arguments avancés pour départager les lectorats – moralité, bienséance, matière amoureuse – fonctionnent bien souvent à contre-emploi.

Femmes conteuses, femmes autrices, femmes inspiratrices

Une question cruciale pour évaluer le discours tenu sur les femmes est celle de la plume, masculine ou féminine, à l’origine des textes. Certes, les femmes sont largement sous-représentées parmi les auteurs des nouvelles : Marguerite de Navarre (Krawczyk) et Maria de Zayas (Colón Calderón) font figure d’exceptions, et Jeanne Flore (Amazan) est le nom de plume d’un compilateur dont on ignore le genre.

Malgré ce constat de départ, il était pourtant indispensable pour notre enquête de s’intéresser au rôle et à la posture des femmes conteuses et des femmes autrices dans les textes. Quelles particularités se dégagent de l’ethos des autrices et conteuses ? Peut-on considérer la nouvelle comme un genre où les femmes trouveraient plus facilement leur place que dans d’autres écrits et dans ce cas, en vertu de quels traits génériques ? On peut envisager, entre autres, la thématique amoureuse, la dimension didactique, la prétendue bassesse ou futilité du sermo brevis.

Le lien entre les autrices, historiquement identifiées ou non, et les conteuses mises en scène dans les narrations-cadres est également à examiner dans cette perspective : les conteuses peuvent-elles être considérées comme des doubles des autrices (tel pourrait être le cas de Parlamente dans L’Heptaméron) ? S’agit-il de personnages de fiction mis à distance par un auteur masculin (comme dans le Decameron ou les Évangiles des Quenouilles) ?

Le corpus de textes présenté par Elisabetta Bartoli et Donatella Manzoli fournit un point de départ particulièrement intéressant à cette enquête : la littérature médiolatine est une source d’inspiration importante pour les récits en langue vernaculaire, et les recherches menées dans le cadre du projet MedioEvA, présenté par les deux chercheuses, visent un recensement exhaustif des femmes autrices de langue latine au Moyen Âge. Le projet a déjà permis d’identifier trois cents autrices. Parmi les écrits recensés, on note que le genre du sermo brevis est absent, comme s’il ne pouvait être, du moins dans la perception médiévale des genres latins, l’apanage des femmes.

Les femmes jouent, en revanche, un rôle important en qualité de source d’inspiration, comme en témoignent les annotations que Boccace a laissées dans ses livres (Piacentini). Ces notes manuscrites révèlent un vif intérêt pour des figures féminines particulières, qu’elles soient issues de la Bible, de l’histoire antique, médiévale, ou contemporaine à l’auteur. Boccace livre alors des réflexions sur les femmes ou sur des sujets essentiels, comme celui du choix d’une épouse.

L’écriture et les discours savants peuvent-ils être du ressort des femmes ? C’est aussi la question que pose, avec une acuité particulière, le recueil anonyme des Évangiles des Quenouilles analysé par Veronica Grecu. Si ce recueil original, qui met en scène une assemblée de fileuses durant six veillées nocturnes, échangeant des propos divers, apporte une réponse ambigüe à cette question – les femmes discourent, mais le prologue met en garde contre le savoir « fragile » des femmes – la posture auctoriale de Marguerite de Navarre répond implicitement par l’affirmative. Comme dans l’assemblée des fileuses, version parodique de la lieta brigata du Decameron, L’Heptaméron met en scène des femmes qui discutent et qui raisonnent. Mais derrière les figures fictives que sont Parlamente, Oisille, Longarine ou Emarsuite, se dessine cette fois un projet auctorial ambitieux (Krawczyk) : celui de proposer un modèle de civilité pour la cour et l’aristocratie françaises, associant spontanéité, raffinement et bienveillance mutuelle. On se souvient que le Courtisan de Castiglione, l’un des modèles incontestés de L’Heptaméron, ne réservait aux femmes que le statut d’inspiratrices et de Muses muettes des hommes (Bisconti). Le recueil de Marguerite de Navarre peut alors se lire comme une réponse de la bergère au berger : non seulement les femmes sont ici à l’origine du projet social que représente le protocole de vie inventé à Sarrance, mais l’œuvre entière est de la plume d’une femme. « Au jeu nous sommes tous esgaulx »15, affirmait Marguerite de Navarre par la voix d’Hircan. L’« égalité » entre conteurs et conteuses, loin d’être atteinte dans l’ensemble de la production narrative européenne, se réalise au moins provisoirement dans la sphère utopique de ce livre. Dans L’Heptaméron, les femmes racontent, écoutent et réfléchissent, et dictent même en partie leur loi morale aux hommes (Krawczyk). En cela, le relais tendu par le Decameron de Boccace est bel et bien saisi.

C’est donc une réflexion ouverte et pluridisciplinaire que propose le présent volume, croisant des approches aussi diverses que l’histoire du livre, l’histoire des idées, l’histoire sociale et la poétique des genres littéraires. Notre objectif a été d’explorer les enjeux et les significations d’une empreinte féminine dans les recueils de nouvelles européens, perceptible dans les dédicaces, les noms d’autrices, les narrations-cadres et les thèmes des récits. Si notre enquête révèle souvent un décalage entre les intentions affichées des auteurs, qui réservent généralement une place de choix aux femmes dans la destination de leurs textes, et les indices matériels de la circulation et de la possession des livres, où le rôle des femmes est plus discret, elle confirme pleinement l’importance des femmes dans la portée, le sens, et les enjeux thématiques des recueils. Entre philogynie et misogynie, les auteurs et autrices de nouvelles commentent le rôle et la place des femmes dans la société. Ils les montrent en action, dans la sphère privée et publique, et définissent le périmètre de leur liberté de parole et de lecture. La nouvelle et ses avatars génériques sont des formes privilégiées pour penser la place des femmes dans les sociétés d’Ancien Régime, et comme l’un des champs de batailles littéraires où s’est jouée, pendant des siècles, la Querelle des Femmes. Elle est aussi l’une des voies empruntées plus ponctuellement par les femmes pour s’emparer de leur propre cause, et pour définir, en tant qu’autrices, leur place dans le jeu social.

Si notre enquête appelle de toute évidence des prolongements, notamment dans le domaine de la réception matérielle des textes, elle met d’ores et déjà en évidence l’impact des femmes dans la formation des traditions littéraires et des savoirs. Elle illustre surtout la complexité des rapports entre les genres, hommes et femmes, dans la construction des sociétés européennes.16

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Résumé des informations

Pages
396
Année de publication
2025
ISBN (PDF)
9782875749420
ISBN (ePUB)
9782875749437
ISBN (Broché)
9782875749413
DOI
10.3726/b22471
Langue
français
Date de parution
2025 (Novembre)
Mots clés
Nouvelle Femme Moyen Âge Renaissance Âge Classique Première Modernité Boccace Decameron narration brève réception lectorat public Marguerite de Navarre Castiglione Giovan Battista Basile Heinrich Kaufringer
Publié
Bruxelles, Berlin, Chennai, Lausanne, New York, Oxford, 2025. 396 p., 2 ill. n/b, 1 tabl.
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Notes biographiques

Teresa Nocita (Éditeur de volume) Nora Viet (Éditeur de volume) Enrica Zanin (Éditeur de volume)

Teresa Nocita est maîtresse de conférences en Philologie Italienne à l’Université de L’Aquila. Ses recherches portent sur la tradition de l’oeuvre de Boccace, en particulier sur le manuscrit autographe du Decameron, et sur la production littéraire en prose et en poésie au Moyen Âge italien (typologie des manuscrits, mise en page du texte, rapport entre oralité et écriture, performance et théâtre). Nora Viet est maîtresse de conférences en langue et littérature françaises à l’Université Clermont Auvergne. Ses recherches portent sur la réception française de Boccace aux XVe et XVIe siècles, sur la poétique des genres narratifs brefs (nouvelle, facétie, fable) et sur la circulation des textes narratifs dans l’espace littéraire européen. Enrica Zanin est maîtresse de conférences en littérature comparée à l’Université de Strasbourg. Ses recherches portent sur les relations entre éthique et littérature dans l’Europe de la Renaissance.

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Titre: La nouvelle, un genre au féminin ?