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L’œuvre de Vladimir Nabokov au regard de la culture et de l’art allemands

Survivances de l’expressionnisme

de Alexia Gassin (Auteur)
©2016 Thèses 385 Pages

Résumé

Jusqu’à présent, les études nabokoviennes ont tendance à ignorer l’influence de la culture allemande sur l’œuvre de Vladimir Nabokov. Ce faisant, elles se conforment aux propos de l’écrivain qui a fréquemment déclaré que, malgré ses quinze années passées en Allemagne (1922–1937), il a toujours évité tout contact avec la langue et l’univers allemands. Pourtant, bien que l’émigration russe à Berlin vive en vase clos, les frontières entre les mondes russe et allemand ne sont pas si étanches, ce qui apparaît nettement dans les fréquentes allusions littéraires de l’écrivain à des œuvres de littérature, de cinéma et de peinture allemandes.
Le présent ouvrage a donc pour objectif de lire l’œuvre de Nabokov dans le contexte de l’art allemand de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, notamment de l’esthétique expressionniste et de trois de ses grands thèmes majeurs, à savoir l’altération du psychisme humain, l’ambivalence de la figure féminine et la représentation de la grande ville. Il vise ainsi à proposer une nouvelle interprétation des œuvres russes de Nabokov, à reconstruire le contexte culturel berlinois (cinéma et peinture) dans lequel ces dernières furent créées et à montrer que l’écrivain n’était pas si hermétique à la culture allemande qu’il voulait bien le laisser entendre.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Conventions linguistiques
  • Introduction
  • Première partie : Le psychisme comme pouvoir manipulateur
  • Chapitre 1. La force de l’hypnose
  • I. La poupée désarticulée
  • II. La volonté d’uniformisation des hommes
  • Chapitre 2. L’échappée par le rêve
  • I. La création d’un univers d’outre-tombe
  • II. L’immersion dans un rêve
  • Deuxième partie : La figure féminine et sa dualité fatale
  • Chapitre 1. Le simulacre de femme fatale
  • I. Les représentations démoniaques
  • II. Les reflets érotiques
  • III. La prostituée mondaine
  • Chapitre 2. Le fantasme de la femme-enfant
  • I. Les équivoques originelles
  • II. L’amour théâtralisé
  • III. Les relations filiales interdites
  • Troisième partie : La grande ville, entre paradis et enfer
  • Chapitre 1. La conception d’une topographie originale
  • I. La signification multiple des visites touristiques
  • II. Les lieux d’harmonie
  • Chapitre 2. Les transports diaboliques
  • I. Le métropolitain infernal
  • II. Le tramway en mouvement
  • III. La fureur du train suburbain
  • Chapitre 3. La tentation des vitrines
  • I. La face cachée des devantures
  • II. Les dangers de la lumière artificielle
  • Chapitre 4. L’enchantement des lieux de divertissement
  • I. Le charme illusoire des cabarets et Variétés
  • II. L’âme du folklore russe
  • III. La noirceur de la taverne
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Iconographie
  • Filmographie
  • Series index

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Conventions linguistiques

Le système de transcription utilisé dans notre ouvrage est le système international de translittération des caractères cyrilliques ISO / R9 : 1968 :

Illustration

Ce système est utilisé pour le corps de notre texte, plus précisément pour les titres d’œuvres et d’ouvrages russes, les noms des personnages russes fictifs ou réels et certains termes russes donnant lieu à une définition. Les notices bibliographiques présentes dans les notes de bas de page et dans la bibliographie de fin de thèse ne sont pas transcrites et restent en caractère cyrilliques.

Lorsqu’ils sont évoqués pour la première fois, les titres des ouvrages étrangers sont d’abord indiqués dans leur langue d’origine, puis sont traduits entre parenthèses en français. Dès leur deuxième mention, ces titres sont désignés uniquement en langue originale.

Afin de rester fidèle aux versions originales des textes (russes, allemands, anglais), les citations étrangères apparaissent dans le corps du texte. Leur traduction est notée à leur suite entre parenthèses, sans renvoi à une note de bas de page si elle est effectuée par nos soins.

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Introduction

À la toute fin des années 1910, Berlin, qui connaît ses années d’or, est le principal centre culturel, artistique et intellectuel allemand, voire même européen, et ce malgré les conséquences de la guerre.

C’est dans ce contexte qu’arrivent les premiers émigrés russes au lendemain de la Révolution de 19171. La capitale allemande devient dès lors en 1921 la première « véritable capitale de l’émigration »2 avant d’être délaissée en 1924 pour Paris et Prague suite à la grande inflation touchant l’Allemagne. Berlin joue un rôle essentiel dans l’émigration russe bien qu’elle incarne l’idée de souffrance pour les nouveaux exilés : « Der Schmerz über die Vergeblichkeit russischer Existenz in Berlin und, tiefer, bohrender, der Schmerz über die Unausweichlichkeit der russischen Zerreißung »3 (« La souffrance à propos de l’inutilité de l’existence russe à Berlin et, plus profonde, plus poignante, la souffrance au sujet de l’inéluctabilité du déchirement russe »).

Comme le note l’historien Karl Schlögel, Berlin a toujours été un théâtre important des relations russo-allemandes, avant, pendant et après la Première Guerre mondiale, une situation qui se prolongera même au-delà du conflit 1939-1945. Les contacts antérieurs entre les deux peuples nous permettent de distinguer trois grandes raisons expliquant pourquoi les Russes ont choisi de s’installer à Berlin.

En premier lieu, des relations économiques ont toujours existé entre Berlin et les deux grandes villes russes de Saint-Pétersbourg et Moscou, un fait attesté par l’aménagement d’une infrastructure et d’une logistique destinées aux déplacements professionnels des entrepreneurs et aux voyages des hommes politiques et de l’intelligentsia4. Berlin, « eine Stadt des déjà vu »5 (« une ville du déjà vu »), n’est donc pas une inconnue pour ← 11 | 12 → tous ces Russes qui y ont souvent séjourné6 et pour lesquels le visa est par conséquent plus facile à obtenir. En outre, le travail des historiens insiste sur l’idée que les Russes ont choisi Berlin pour son attrait économique. En effet, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne est plongée dans une grande détresse économique et politique qui s’explique surtout par l’importance de la dette allemande qui n’a cessé de croître sous le règne de l’Empereur Guillaume II, le poids du conflit et de ses conséquences, telles les réparations considérables que l’Allemagne est tenue de verser aux alliés. Pourtant, la crise économique et l’inflation permettent aux émigrés russes détenteurs de liquidités et de métaux précieux de profiter d’échanges avantageux et de transactions lucratives7 et, de là, d’une vie peu chère et de bonnes conditions financières et matérielles.

En second lieu, le milieu artistique russe de l’émigration est attiré par l’ouverture culturelle de la capitale ainsi que par toutes les nouvelles tendances berlinoises qui lui permettent de participer à la création de revues esthétiques et à l’inauguration d’expositions auxquelles travaille par exemple en 1922 l’artiste d’avant-garde russe El Lisickij pour le groupe G, constitué de Lázló Moholy-Nagy, Theo van Doesburg, Ludwig Mies van der Rohe, Hans Richter et Hans Arp. Cet intérêt pour la culture allemande était déjà présent dans les années 1910, l’exemple le plus remarquable étant l’expressionnisme dont le rayonnement a été très important en Russie et auquel ont contribué des Russes déjà établis en Allemagne, notamment Vasilij V. Kandinskij, Aleksej G. Javlenskij et Marianna V. Verëfkina.

Par ailleurs, Berlin présente également de grandes commodités en matière d’impression et de publication de livres et de journaux russes, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, « cyrillic type was readily available in a number of publishing firms »8 (« les caractères cyrilliques étaient faciles à trouver dans plusieurs maisons d’édition »). Ensuite, « the cost of paper and typesetting was relatively low »9 (« le prix du papier et de la composition était relativement bas »). Enfin, les Allemands s’intéressent beaucoup à la littérature russe, dont la référence principale demeure à l’époque Fëdor M. Dostoevskij, et accueillent donc avec enthousiasme toute nouvelle composition russe, originale ou traduite10. Ces facilités d’impression permettent aux émigrés russes d’ouvrir de très ← 12 | 13 → nombreuses librairies et maisons d’édition, notamment Gršebin, Èfron, Neva, Èpoha, Petropolis, Gelikon, Slova et Kniga, et de publier plus de livres (manuels scolaires, œuvres classiques et contemporaines) qu’en Russie. À cela s’ajoute la création de nombreux journaux correspondant au clivage politique russe qui reflète les anciennes orientations comme les nouvelles tendances : Socialističeskij vestnik (en russe) et le Mitteilungsblatt der Russischen Sozial-Demokratie (en allemand) de la faction menchevique du Rossijskaja social-demokratičeskaja rabočaja partija (RSDRP) (Parti ouvrier social-démocrate de Russie), Golos Rossii et Dni du Partija socialistov-revoljucionerov (PSR) (Parti socialiste révolutionnaire), Rul’ du Konstitucionno-demokratičeskaja partija (Parti constitutionnel démocratique) et Nakanune du parti Smena Veh (Le changement d’orientation) pour le nouvel ordre soviétique.

Pour finir, Schlögel relève une explication psychologique : l’Allemagne se trouvant proche de la Russie d’un point de vue géographique, les Russes optent pour l’Allemagne afin de ne pas trop s’éloigner de leur patrie, espérant y revenir un jour, « sobald die bedrohlichen Umstände verschwunden sind »11 (« dès que les circonstances menaçantes auront disparu »).

Ces premières remarques nous permettent de noter une proximité russo-allemande dans les domaines économique et culturel avant-guerre ainsi qu’une continuité de leurs relations jusque dans le Berlin des années 1920. Il est pourtant habituel de dire que les émigrés russes installés dans la capitale allemande y vivaient en autarcie et refusaient de se mélanger aux Allemands dans la mesure où ils s’étaient regroupés dans une partie de la ville et avaient créé une sorte de petit État russe à propos duquel les spécialistes ont coutume de parler avec humour :

Das sicherste Indiz für die Existenz einer kompakten und intensiven Lebenswelt sind nicht selten Anekdoten und Witze, Klatsch und Vorurteile. In den Witzblätter der Berliner Zeitungen der frühen zwanziger Jahre finden wir den Deutschen, der auf dem Kurfürstendamm fast verzweifelt, weil er nur russisch sprechende Passanten antrifft ; da gibt es das Ladenschild, das ausnahmsweise einmal verkündet : Hier wird deutsch gesprochen. Der Kurfürstendamm wird Nepsky-Prospekt genannt, zur Erinnerung an die Petersburger Prachtstrasse Newsky Prospekt und den Nepp der Reichshauptstadt. Charlottenburg heisst Charlottengrad und Berlin manchmal Berlinograd12 (Les anecdotes et les plaisanteries, les commérages et les ← 13 | 14 → préjugés constituent souvent l’indice le plus sûr de l’existence d’un univers de vie compact et intensif. Dans les pages de plaisanteries des journaux berlinois du début des années 1920, nous trouvons un Allemand presque désespéré sur le Kurfürstendamm parce qu’il ne rencontre que des passants parlant russe ; il y a là l’enseigne de la boutique, qui d’une façon exceptionnelle annonce : Ici on parle allemand. Le Kurfürstendamm est nommé la perspective Nepsky, en souvenir de l’avenue d’honneur perspective Nevskij et de la NEP de la capitale de l’empire. Charlottenbourg s’appelle Charlottengrad et Berlin est de temps en temps appelé Berlinograd).

Une fois arrivés à Berlin, les émigrés emménagent à l’Ouest de la capitale, c’est-à-dire dans les quartiers de Schöneberg, Wilmersdorf, Charlottenbourg et du Tiergarten. Les limites du Berlin russe se situent alors entre la Kantstrasse, la Nollendorfplatz, la Prager Platz et la Bayerischer Platz. Ce choix de l’Ouest berlinois s’explique par le fait que cette partie de la ville représente le cœur des salons de la haute finance, des cercles politiques, de la presse et des mouvements artistiques et incarne ainsi la vie trépidante de la capitale. Il s’agit également de quartiers familiers aux Russes d’avant-guerre13. Au contraire, les Soviétiques occupent deux autres quartiers de la ville : d’un côté, le Berlin rouge (appelé aussi Sovdepien) situé sur l’avenue Unter den Linden, la place Bülow (nommée aujourd’hui place Rosa Luxemburg), fréquenté par les diplomates soviétiques et les communistes, dans le quartier Mitte et au tout début de l’est de la ville ; de l’autre, la haute société du Komintern établie dans et aux alentours des prisons de Moabit (Mitte) et Plötzensee (Charlottenbourg). Ce découpage reflète la dynamique même de la capitale où deux Berlin se mettent en place : le cœur culturel historique et traditionnel du Mitte avec son opéra, son théâtre de répertoire et ses musées et le centre nouveau et moderne de l’Ouest avec ses très nombreux divertissements qu’adopteront autant la bohème berlinoise se formant autour des cafés du jardin zoologique de Charlottenbourg que les émigrés russes pendant leur exil.

Ces considérations d’ordre géographique nous permettent de constater que les émigrés russes, en choisissant la partie animée de la capitale, n’ont finalement pas l’intention de s’éloigner du peuple allemand et de vivre en vase clos, mais cherchent plutôt à se mêler à la vie culturelle et nocturne de Berlin où évoluent les intellectuels allemands depuis plusieurs années déjà. L’impression d’autonomie donnée par la communauté russe en exil atteste bien plus de son besoin de survivre dans une ville étrangère que d’une hostilité quelconque à l’égard des Allemands. Nous pouvons en effet considérer que c’est l’entraide qui est à l’origine de la création d’un microcosme russe à l’intérieur de la capitale, reposant pour l’essentiel sur la fondation de très nombreuses associations professionnelles, culturelles ← 14 | 15 → et sociales russes destinées à soutenir les nouveaux venus. Qui plus est, les émigrés russes ouvrent des cafés, restaurants, salons de thé, clubs de nuit et cabarets, les commerces russes se concentrant alors sur la consommation de masse (mode, tabac, produits de luxe, gastronomie, artisanats d’art et photographie) pour contrer l’inflation galopante de 1923 ainsi que sur l’exotisme de leur culture.

Au vu de toutes ces observations, il semble donc bien que la vie en autarcie reprochée à la communauté russe s’explique plus par le besoin de subsister dans des conditions précaires et de préserver son identité, perdue et symbolisée par le passeport Nansen, au lendemain d’une histoire difficile, que par la volonté de vivre à l’écart de la société allemande. De fait, les Russes sont amenés à rencontrer cette dernière très régulièrement lors de soirées culturelles14 organisées, entre autres, dans les salons du comte Harry von Kessler, des écrivains Helene von Nostitz, Marie von Bunsen et Mechtilde Lichnowsky, du musicien Alfred Mendelsohn, du marchand d’art Paul Cassirer et de l’actrice Tilla Durieux, du directeur de la maison d’édition Ullstein Georg Bernhard et des rédacteurs en chef Theodor Wolff et Iosif V. Gessen ou encore par l’ambassade de Russie soviétique. Ces réceptions, qui sont l’occasion de parler de thèmes très divers en accord avec les intérêts culturels des années 1920 reflétant l’atmosphère d’une certaine période, attestent des échanges intellectuels entre les Russes et les Allemands qui se retrouvent également lors de vernissages, d’anniversaires, de premières ou de bals de charité organisés par les Russes qui impressionnent la communauté allemande à un point tel que celle-ci se montre prête à aider les émigrés russes tous solidaires15.

Les seconds intermédiaires permettant aux émigrés russes et aux Allemands de se retrouver lors de soirées communes sont les journaux de l’époque. Ainsi, outre l’évocation de l’actualité survenue en Russie soviétique, les quotidiens russes informent les émigrés des derniers événements artistiques allemands dans les domaines de la musique, du théâtre et du cinéma. Tel est le cas de la rubrique V Berline (À Berlin) du journal Rul’, dirigé par Vladimir D. Nabokov, Avgust I. Kaminka et Gessen. Inversement, même si les journaux allemands, tel le Vossische Zeitung, ne s’étendent pas longuement sur le quotidien russe, ils n’en abordent pas moins les événements de politique extérieure ainsi que la vie culturelle russe susceptibles d’intéresser les Berlinois en matière d’arts et de spectacles.

Enfin, le cinéma, l’art novateur des années 1920, devient la scène d’échanges entre l’Allemagne et la Russie, tant au niveau des acteurs, des maisons de production (Prometheus et Mežrapom’film, UFA et ← 15 | 16 → Ciné-Alliance, Westi) que du contenu des films. Ainsi, de nombreux émigrés russes travaillent comme figurants dans les productions allemandes qui ont également recours à des acteurs russes célèbres. Par exemple, Robert Wiene emploie essentiellement des Russes dans ses films Raskolnikow (Raskolnikov) (1923), Die Macht der Finsternis (Le Pouvoir des ténèbres) (1923) et I.N.R.I. (1923). Il choisit même à plusieurs reprises l’acteur Grigorij M. Hmara pour interpréter le rôle principal et travaille avec le décorateur réputé Andrej Andreev. Quant à Ivan I. Mozžuhin, il est engagé pour les films Manolescu (1929) de Viktor Turžanskij avec Brigitte Helm et Der weiße Teufel (Le Diable blanc) (1929-1930) d’Aleksandr A. Volkov avec Lil Dagover. La plupart des films allemands portant sur la Russie mettent en image des complots, des histoires d’agents secrets ou des romans classiques russes comme Brat’ja Karamazovy (Les Frères Karamazov) de Dostoevskij, Pikovaja dama (La Dame de pique) d’Aleksandr S. Puškin ou Taras Bul’ba de Nikolaj V. Gogol’. Ces différents motifs permettent de créer « das russische Genre als Subgenre des Melodrams, der Gesellschaftskomödie oder des Agentenfilms »16 (« le genre russe en tant que sous-genre du mélodrame, de la comédie de société ou du film d’espionnage »). Les émigrés russes produisent également des films dans lesquels ils mettent le thème russe en avant mais excluent tout motif révolutionnaire, devant « den stereotypen Vorstellung des Ausländers anpassen, weil sie sonst nicht als Russisches wahr- und aufgenommen worden wären »17 (« s’adapter à la conception stéréotypée des étrangers car, sinon, ils n’auraient été ni remarqués ni reçus).

Vladimir V. Nabokov fait partie de cette grande colonie russe dont il évoque l’atmosphère, à l’instar des auteurs russes Andrej Bely, Viktor B. Šklovskij et Il’ja G. Èrenburg. Il apparaît néanmoins comme l’écrivain le plus à même de décrire son époque, connaissant très bien la capitale, non seulement parce qu’il y a passé quinze années de sa vie (1922-1937), mais aussi parce qu’il a déménagé plusieurs fois et travaillé à différents endroits. En outre, il se distingue des autres auteurs dans le regard particulièrement esthétique qu’il pose et apporte sur Berlin et dans sa façon de déchiffrer la culture berlinoise.

Au lendemain de son exil forcé, la famille de Nabokov quitte l’Angleterre pour s’installer à Berlin pendant que le jeune homme reste à Cambridge avec son frère Sergej pour terminer ses études de littérature. ← 16 | 17 → Nabokov passe cependant ses vacances semestrielles à Berlin18 où il découvre peu à peu la vie berlinoise qu’il avait entraperçue en 1910-1911, accompagné de son précepteur Filip Zelenskij, à un moment où l’Allemagne représentait encore dans son esprit le pays des poètes, des écrivains, des philosophes, des musiciens ainsi que des grands entomologistes19. Après avoir obtenu son diplôme, Nabokov s’établit lui aussi à Berlin le 21 juin 1922. Même s’il la connaît déjà de vue, la capitale allemande ne lui est cependant pas encore familière : des vacances ne ressemblent en rien à l’installation d’un émigré dans une ville étrangère qui doit devenir sa maison. L’absence de patrie se reflète dans l’obtention en juin 1924 du passeport Nansen20, la pièce d’identité traumatisant les émigrés sans patrie que Nabokov décrit ainsi dans son autobiographie Speak, Memory (Autres rivages) :

The League of Nations equipped émigrés who had lost their Russian citizenship with a so-called ‘Nansen’ passport, a very inferior document of a sickly green hue. Its holder was little better than a criminal on parole and had to go through most hideous ordeals every time he wished to travel from one country to another21 (La Société des Nations munissait les émigrés qui avaient perdu leur qualité de citoyen russe d’un passeport dit Nansen, document très inférieur, d’une nuance vert livide. Son titulaire était un peu mieux qu’un criminel libre sur parole et devait passer par d’odieuses ordalies chaque fois qu’il voulait voyager d’un pays dans un autre22).

Privé de son pays, l’émigré doit apprendre à vivre sans lui ou plutôt à le rejoindre autrement. C’est ainsi que Nabokov retrouve sa patrie dans son imagination et la composition de ses œuvres. La littérature devient alors sa nouvelle nation qu’il construit à l’intérieur même de la ville de Berlin, mêlant le passé pétersbourgeois au présent berlinois. La capitale allemande ← 17 | 18 → se transforme alors en théâtre de la vie russe d’hier et d’aujourd’hui, celle de l’enfance de la campagne de Vyra et celle des années 1920.

C’est dans la capitale allemande qu’il vit les évènements majeurs de sa vie, dont le plus grave reste la mort de son père, assassiné au Philharmonique de Kreuzberg par Sergej V. Taborickij lors de l’attentat contre le cadet Pavel N. Miljukov le 28 mars 1922. Cette tragédie choque aussi bien la communauté russe que la société allemande. Ainsi, les journaux tels Rul’ et le Vossische Zeitung relatent le déroulement des faits, les enquêtes de police et font part à leurs lecteurs de l’enterrement du grand homme au cimetière russe de Tegel23, saluant l’activité de l’homme politique mais aussi l’ami, l’homme lui-même. Abasourdi par la nouvelle, Nabokov, après avoir sombré dans une espèce d’état second, rend hommage à son père dans le poème Pasha (Pâques)24, publié le 15 avril 1922 dans le journal Rul’.

C’est également à Berlin, peu après sa rupture avec sa fiancée Svetlana R. Zivert, que Nabokov rencontre sa future épouse, Vera E. Slonim, lors du bal de bienfaisance organisé par l’Union des invalides de guerre russe le 8 mai 1923. Il se marie avec elle le 15 avril 1925 à la mairie de Wilmersdorf. De leur union naît leur fils unique Dmitrij le 10 mai 1934 à l’Hôpital de Schöneberg.

Nabokov devient donc peu à peu un habitant de Berlin, un citadin pour qui la capitale allemande n’a plus de secret. Il se déplace dans les rues de Berlin, déménageant à dix reprises : rue Eger, rue de Sachs, rue Luther, rue Trautenaus, rue Luitpold, rue Motz, rue de Passau, de nouveau rue Luitpold, rue de Westphalie et rue Nestor25, passant alors alternativement dans les quartiers de Grunewald, Wilmersdorf, Schöneberg et Halensee, situés à l’ouest de Berlin. Ces changements successifs représentent bien plus que de simples déménagements : ils symbolisent l’essence même de l’émigré russe, condamné à vivre en transit, à ne jouer qu’un rôle de passager sur un territoire urbain dont la topographie suit le dynamisme ← 18 | 19 → de la vie littéraire de l’écrivain. Les logements de Nabokov se situent au cœur du milieu intellectuel russe et allemand, à peine à quelques arrêts de tramway ou de métro des salons susmentionnés. Dans ces mêmes quartiers se trouvent les clubs littéraires (Cafés Landgraf26 et Leon27), les salles de réunion (salle Schubert28, Flugverband29, salle Guttermann30), les maisons d’édition (Slovo31, Gamajun32, Grani33 et Petropolis34) ainsi que les cabarets (Sinjaja ptica – L’Oiseau bleu35 et Karusel’ – Carrousel36), fréquentés aussi bien par les Russes que par les Allemands.

En outre, de par ces diverses activités, Nabokov est amené à se rendre hors de Berlin-Ouest, fréquentant la Bibliothèque nationale, l’Institut allemand d’entomologie37, le Musée de la criminologie38 pour ses recherches, au Tribunal de police pour ses papiers ou le parc zoologique avec son fils. L’ensemble de ces promenades ou déplacements, professionnels et personnels, fait de Nabokov un expert de la ville, qui connaît tous les recoins de la capitale allemande et les décrit dans ses œuvres, ainsi qu’un cosmopolite qui se plaît à évoluer aux confins des milieux internationaux, allemand et russe – même s’il s’en défend.

En flânant dans les rues de Berlin, Nabokov rencontre de nouveaux visages ou d’anciens amis et développe des amitiés et des intérêts plus ou moins forts. Aidé par son père et les soirées organisées par ce dernier dans la rue Eger, il évolue au sein de l’intelligentsia qui regroupe autant des hommes politiques (Miljukov et Gessen) que des acteurs du Moskovskij hudožestvennyj akademičeskij teatr (MHAT) (Théâtre d’art de Moscou), tels que Konstantin S. Stanislavskij, Ol’ga V. Gzovskaja, Elena A. Polevitckaja et Ol’ga K. Knipper-Čehova39.

Dans les différents salons fréquentés par les Nabokov, le jeune Vladimir fait non seulement son entrée dans l’élite intellectuelle mais aussi ses premiers pas d’écrivain, et ce dès le 7 janvier 1921, avec la parution ← 19 | 20 → du récit Nežit’ (Le Lutin) dans le journal Rul’40, sous le pseudonyme de Vladimir Sirin, soutenu et encouragé par les amis proches de son père, dont Saša Černij et Gessen. Le poète satirique et directeur littéraire de la revue d’art Žar-Ptica (1921-1925), Černij, concourt ainsi au développement des talents littéraires de Sirin dont il corrige les poèmes et qu’il conseille sur les maisons d’édition susceptibles de publier ses écrits. Il en donne également une critique très positive dans le journal Rul’ en janvier 1922. Avec l’aide du père de Nabokov, il choisit même dès 1921 les cent vingt-huit poèmes du jeune auteur qu’il publiera dans sa maison d’édition Grani en 1923 sous le titre de Gornij put’ (La Route de montagne). Nabokov rendra hommage à son ami et conseiller le 20 septembre 1932 lors d’une soirée à Schöneberg, organisée à sa mémoire ainsi qu’en l’honneur du poète Maksimilian A. Vološin, que Nabokov avait rencontré à Yalta pendant son exil en Crimée et qui lui avait inspiré en 1918 le cycle de ses neuf poèmes, intitulé Angely (Anges).

L’homme politique et rédacteur Gessen contribue aussi au succès de Sirin par les conseils qu’il lui prodigue au sujet de Nikolka Persik, sa traduction du roman Colas Breugnon de Romain Rolland, par l’organisation de soirées destinées à la lecture des œuvres du jeune écrivain et par la publication de certains de ses poèmes et nouvelles dans son quotidien Rul’, et ce alors même que Nabokov étudie encore à Cambridge. Il le soutient ainsi dans ses débuts littéraires et l’aide à gérer ses difficultés financières.

En côtoyant l’univers journalistique et politique de son père et de Gessen, Nabokov fait la connaissance d’autres membres du journal Rul’, tels que Julij I. Ajhenval’d, pouvant être considéré comme l’un des meilleurs critiques de son temps et l’un des tout premiers juges des poèmes de Sirin dont il admire le talent et qu’il encourage à publier à chaque nouveau manuscrit. L’ensemble des collaborateurs de Rul’ est un soutien moral et financier pour le jeune Vladimir, qu’il s’agisse de lui donner de l’argent (Kaminka) ou de vanter son œuvre (Savelij G. Šerman)41.

Nabokov sait aussi se faire des amis en-dehors du cercle paternel en participant à des soirées littéraires organisées par le Klub pisatelej (Club des écrivains), la Bratstvo Kruglogo Stola (Confrérie de la Table ronde) (opposé au Dom iskusstv – Maison des arts), l’Union des étudiants nationalistes russes, les Amis de la culture russe ou toute autre association fondée par les émigrés russes à Berlin. Ces lectures sur un sujet choisi en fonction des événements littéraires (décès d’écrivains et de poètes, anniversaires commémoratifs, hommages à la Russie et à ses grands auteurs) sont le moyen d’échanger sur des personnages significatifs de l’histoire littéraire mondiale comme Aleksander A. Blok, Puškin, Dostoevskij, Lord Byron ou ← 20 | 21 → encore Johann Wolfgang von Goethe. En outre, en se liant d’amitié avec les membres du cercle Bratstvo Kruglogo Stola, rebaptisé Kružok Ajhenval’d (Cercle Aïkhenvald) à la mort de ce dernier en décembre 1928, Nabokov développe sa carrière d’écrivain, collaborant à des scénarios avec son ami Ivan S. Lukaš ou encore Sergej Gornij. Il se projette ainsi sur le devant de la scène de l’émigration russe, prenant une part de plus en plus croissante dans la vie littéraire russe et allemande.

Au regard de ces éléments concernant la biographie berlinoise de Nabokov, nous pouvons voir que la vie de l’émigré russe et homme de lettres s’inscrit pleinement dans l’univers intellectuel et artistique des années 1920, ancré dans le temps, l’espace et la société russo-allemande de l’époque, et ce même si l’écrivain a toujours montré son hostilité pour la capitale allemande et ses habitants. Cette aversion provient sans aucun doute du fait que, en tant qu’émigré, il est sans arrêt confronté à de nombreux logeuses et logeurs mesquins et aux fonctionnaires des différentes administrations, surtout ceux de la Police. Ces Allemands sont pour lui représentatifs de ce qu’il appelle la pošlost’ qu’il définit comme suit dans ses Lectures on Russian Literature (Littérature 2) : « A philistine is a full-grown person whose interests are of a material and commonplace nature, and whose mentality is formed of the stock ideas and conventional ideals of his or her group and time » (« Un philistin est un adulte dont les ambitions sont de nature matérialiste et ordinaire, et dont la mentalité épouse les idées toutes faites et les idéaux conformistes de son milieu et de son temps »).42. La conception de l’auteur se rapproche d’ailleurs de celle de nombreux Allemands qui qualifient les Berlinois par le terme de Großschnauze, une expression familière provenant du dialecte berlinois, appelé Berliner Schnauze, et désignant une grande gueule, un frimeur et un donneur de leçons grossier, bruyant et arrogant. Le terme revêt un caractère ambivalent dans la mesure où il apparaît positif pour les Berlinois qui se considèrent comme des personnes possédant un vif sens de la répartie, un humour piquant et un esprit créatif. Au contraire, pour les Allemands issus d’autres régions, le terme connote une langue allemande incorrecte appartenant aux classes inférieures43.

Nabokov essaie pourtant de s’adapter à sa nouvelle vie à Berlin et d’y trouver sa place ainsi que celle de la Russie qu’il rejoindra dans son imagination. Malgré tout, il s’obstine à exclure la langue allemande de son quotidien. « I do not know German »44 (« Je ne parle pas allemand »), ← 21 | 22 → affirme-t-il au journaliste James Mossman en 1969 lors d’une interview pour la station de radio BBC-2. Il convient néanmoins de relativiser ses propos et de prêter attention à la théorie de l’écrivain et traducteur allemand Dieter E. Zimmer selon laquelle :

Sprachkenntnisse sind natürlich etwas Relatives. In Russland hatte Nabokov nicht nur deutsche Schmetterlingsbücher absorbiert, auch in der Petersburger Tenischew-Schule hatte Deutsch zwei Jahre lang auf seinem Stundenplan gestanden, bis es zu Beginn des Ersten Weltkrieges gestrichen wurde. Für die knappen Zwecke des Berliner Alltags, wenn er Schinken bestellte oder Zigaretten kaufte, mag sein Deutsch sogar recht flüssig gewesen sein. Er selber verstand unter Sprachbeherrschung jedoch etwas anderes45 (les connaissances en matière de langue sont bien évidemment quelque chose de relatif. En Russie, Nabokov n’avait pas seulement ingurgité des livres allemands sur les papillons ; pendant deux ans, à l’École Tenišev de Saint-Pétersbourg, l’allemand avait aussi figuré sur son emploi du temps jusqu’à ce qu’il soit rayé au début de la Première Guerre mondiale. Pour les petits besoins de la vie quotidienne berlinoise, lorsqu’il commandait du jambon ou achetait des cigarettes, son allemand avait même sans doute été très fluide. Cependant, par maîtrise de la langue, il entendait pour lui-même quelque chose d’autre).

Ce point de vue se trouve confirmé par les paroles de Nabokov lui-même lors d’un entretien avec Kurt Hoffman pour la Bayerischer Rundfunk en 1971 : « The civilities exchanged with [his] successive landlords or landladies and the routine necessities of shopping : Ich möchte etwas Schinken »46 (« Les civilités échangées avec [ses] logeurs et logeuses successifs et les nécessités liées au quotidien des achats : Je voudrais un peu de jambon ») ainsi que « since [his] early boyhood [he] ha[s] been tackling a multitude of German butterfly books with the aid of a dictionary »47 (« dès [sa] petite enfance, [ il] avai[t] examiné de nombreux ouvrages allemands d’entomologie à l’aide d’un dictionnaire ») indiquent que son allemand peut être considéré comme fluide même s’il n’atteint pas la perfection à laquelle tend l’auteur. En effet, la lecture de livres à vocation scientifique et l’emploi d’une préposition telle que « etwas » témoignent d’une langue un tant soit peu maîtrisée. En outre, Nabokov est connu pour ses traductions en russe du prologue de Faust de Goethe48 et de plusieurs poèmes de Heinrich Heine49. ← 22 | 23 →

Par ailleurs, force est de constater l’omniprésence de Berlin dans l’œuvre européenne de l’écrivain, ce que ce dernier reconnaît lui-même :

My next seven novels were also written in Berlin and all of them had, entirely or in part, a Berlin background. This is the German contribution to the atmosphere and production of all my eight Russian novels written in Berlin50 (Mes sept romans suivants furent aussi écrits à Berlin et tous étaient construits, en totalité ou en partie, sur fond berlinois. C’est la contribution allemande à l’atmosphère et à la production de l’ensemble de mes huit romans russes écrits à Berlin).

Son indifférence pour la capitale allemande n’est donc pas si évidente et semble plus relever du caractère mystificateur de l’auteur51.

L’ensemble de ces constats nous amène à présenter dans notre ouvrage quelques-unes des affinités qu’entretient la poétique des œuvres russes de Nabokov, composées pour la plupart lors de ses quinze années passées à Berlin, avec une partie de la culture et de l’art allemands des années 1920. Il ne s’agit donc pas d’étudier tous les mouvements artistiques et littéraires de l’époque, le sujet se révélant trop large, mais de nous focaliser sur les survivances de l’expressionnisme allemand, considéré comme le mouvement esthétique majeur du début du XXe siècle de par sa naissance dans les années 1900 et de sa renaissance au lendemain de la Première Guerre mondiale52, et ce pour deux raisons :

Einmal war es einer der bemerkenswerten Züge des deutschen Expressionismus, im Gegensatz zu jeder Avantgardebewegung vor dem Zweiten Weltkrieg, dass seine Stilmerkmale weithin anerkannt wurden. Er bot, was andere derartige Bewegungen im allgemeinen nicht tun, einen Rahmen, innerhalb dessen auch zweit- oder drittrangige Schriftsteller und Maler fruchtbar arbeiten konnten ; die Distanz zwischen Führern und Geführten war nicht so groß wie in anderen Fällen (obwohl man hier einwenden kann, dies komme daher, dass selbst die besten Expressionisten nicht hervorragend waren). Zum zweiten, und als Folge hiervon, schien er das ganze kulturelle Leben der Weimarer Republik in einer Weise zu durchdringen, für die es nirgends sonst eine Parallele gab53 (Au contraire des autres mouvements d’avant-garde d’avant la Seconde Guerre mondiale, le fait que ses caractéristiques stylistiques soient en grande partie reconnues était déjà l’un des traits remarquables de l’expressionnisme allemand. ← 23 | 24 → Il proposait un cadre à l’intérieur duquel les écrivains et les peintres de second ou de troisième ordre pouvaient travailler, ce que les autres mouvements de ce genre ne faisaient pas en général ; la distance entre les leaders et les suiveurs n’était pas aussi grande que dans d’autres cas (bien que l’on puisse faire ici une objection, cela viendrait du fait que les meilleurs expressionnistes eux-mêmes n’étaient pas supérieurs). Deuxièmement, et comme conséquence de ce fait, il semblait d’une certaine façon pénétrer toute la vie culturelle de la République de Weimar pour laquelle il n’y avait eu jamais nulle part de parallèle).

En effet, lors de l’établissement de la République de Weimar, le déclin de la peinture et de la littérature expressionnistes est déjà amorcé. Pourtant, le glas de l’époque expressionniste n’a pas encore sonné dans la mesure où le théâtre et plus encore le cinéma prennent la relève et où les œuvres des artistes expressionnistes donnent lieu à des expositions temporaires ou permanentes, le courant de la Nouvelle Objectivité54 ne s’en trouvant encore qu’à ses prémices. Par ailleurs, il est essentiel de noter ici que l’expressionnisme apparaît comme un concept complexe du point de vue de la détermination de ses principes. Dans L’Expressionnisme comme révolte. Contribution à l’étude de la vie artistique sous la République de Weimar, l’historien d’art Jean-Michel Palmier consacre ainsi un chapitre entier de son ouvrage aux problèmes de définition du courant expressionniste. Les raisons de cette complexité résident dans le fait que le mouvement artistique ne connaît pas de véritable école, à la différence d’autres courants artistiques, et que ses représentants affichent des divergences de style évidentes, surtout à leurs débuts, dans quelque domaine que ce soit, chaque artiste ou écrivain développant son style propre. De ce fait, il est également difficile de déterminer des limites temporelles du mouvement expressionniste, ce que souligne Palmier dans le passage suivant :

On voit donc toutes les difficultés que ne peut éviter l’historien qui tenterait d’écrire l’histoire de ce mouvement. Ce qui est indéniable, c’est que l’Expressionnisme est principalement lié à un pays, l’Allemagne, une époque, la génération de 1914, une catégorie sociale, la jeunesse allemande bourgeoise des grandes villes. En l’espace d’une décennie l’Expressionnisme va se développer et marquer tous les arts en Allemagne. Mais il est aussi certain qu’avant le déferlement de l’Expressionnisme, d’autres œuvres l’annonçaient – Van Gogh, Munch au moins dans la peinture, Strindberg et Wedekind dans le théâtre, Holz, Dehmel, Zur Linde dans la poésie, et qu’après son agonie, ← 24 | 25 → d’autres œuvres – de Dada à la Nouvelle Objectivité en passant par tout le cinéma des années 30 – en garderont la marque55.

Au premier abord, cette étude peut donc sembler assez étonnante dans la mesure où, premièrement, Nabokov disait n’apprécier ni Berlin ni sa culture, et où, deuxièmement, l’écrivain n’a jamais vraiment évoqué l’expressionnisme allemand de manière directe. Par exemple, lorsqu’il écrit dans la préface de la version anglaise de son roman Otčajanie (La Méprise), « I do not know German and have never read the Impressionists–whoever they are »56 (« je ne connais pas l’allemand ni n’ai lu les impressionnistes – quels qu’ils soient »57), le spécialiste Gleb Struve estime que l’auteur a substitué le terme d’impressionnistes à celui d’expressionnistes58, « [which] is probably deliberate and rather typical of Nabokov’s manner »59 (« [ce qui] est probablement délibéré et caractéristique de la manière d’être de Nabokov »). Ainsi, de la même façon qu’il avait procédé lors de l’expression de son opinion sur l’Allemagne et Berlin, Nabokov utilise une nouvelle fois des propos trompeurs sur l’expressionnisme, cherchant ainsi à dissimuler l’idée que la culture allemande du début du XXe siècle ait pu inspirer la poétique de son œuvre. Malgré tout, son biographe Andrew Field considère l’écrivain comme « the sole Russian Expressionist writer »60 (« le seul écrivain russe expressionniste »).

Par ailleurs, l’intérêt de notre étude réside dans le fait que ce sujet a très peu été traité par les chercheurs qui ne lui ont consacré qu’un paragraphe, un article ou un chapitre de leurs ouvrages. Ainsi, en ce qui concerne les questions d’ordre général sur l’expressionnisme, John B. Foster a examiné la question de la modernité dans les œuvres de Nabokov dans son article Nabokov and Modernism (2005). La littérature expressionniste a seulement été étudiée de manière ponctuelle, en particulier par Andrew Field dans la biographie de Nabokov VN. The Life and Art of Vladimir Nabokov (1987) où il est question de l’influence de Leonhard Frank61. Il en est de même dans l’article de Don B. Johnson, intitulé A Possible Anti-Source for Ada, or, ← 25 | 26 → Did Nabokov Read German Novels ?62. Finalement, c’est surtout le cinéma qui a été abordé, ce que nous pouvons voir dans les ouvrages Nabokov’s Dark Cinema (1974) d’Alfred Appel, The Nickel Was for the Movies. Film in the novel from Pirandello to Puig (1995) de Gavriel Moses, Èšafot v hrustal’nom dvorce. O russkih romanah Vladimira Nabokova (1998) de Nora Buhks, Nabokov at the Movies. Film Perspectives in Fiction (2003) de Barbara Wyllie ainsi que les articles Look at Valdemar ! (A Beautiful Corpse Revived) (1995) de Jeff Edmunds, Les métamorphoses du corps : de Camera Obscura à Laughter in the Dark de Vladimir Nabokov (1995) de Christine Raguet-Bouvart, Roman « Otčajanie » Vl. Nabokova i nemoj nemeckij kinematograf (2000) de Laura Schlotthauer, Les fantômes de l’opéra dans les romans de Nabokov (2000) de Nora Buhks (où la spécialiste traite également de l’opéra expressionniste), Nabokov and Cinema (2005) de Barbara Wyllie, « Čuvstvo fil’ma ». Zametki o kinematografičeskom kontekste v literature russkogo zarubež’ja 1920-1930-h godov (2006) de Rašit M. Jangirov. Enfin, Gavriel Shapiro s’est intéressé à la peinture expressionniste chez Nabokov dans son ouvrage The Sublime Artist’s Studio. Nabokov and Painting (2009).

Après examen de cet état de la recherche, nous avons résolu de montrer comment l’œuvre de l’écrivain s’inscrit dans les mouvements artistiques européens, notamment l’esthétique allemande expressionniste, impliquant sa naissance et ses prolongements, et d’étudier essentiellement les procédés de construction des œuvres référentielles de l’écrivain par le biais de techniques issues de la peinture et du cinéma. Le choix de ces deux domaines repose sur la déclaration de Nabokov qui disait penser en images63 et sur le fort intérêt de l’écrivain pour les arts visuels64.

Tout d’abord, en ce qui concerne la peinture, nous pouvons voir qu’elle est un procédé récurrent des œuvres de Nabokov, d’autant plus que celui-ci a très tôt été préparé à devenir peintre par le biais d’une éducation artistique inculquée par ses trois mentors successifs, à savoir Henry Cummings de 1907-1908, Stepan P. Jaremič de 1910 à 1912 et l’un des représentants du groupe Mir Iskusstva (Le Monde de l’Art), Mstislav V. Dobužinskij, de 1912 à 1914, une période de sa vie évoquée en détail dans son autobiographie Speak, Memory. Par ailleurs, à l’adolescence, le jeune Vladimir souhaitait embrasser une carrière de peintre qu’il évoque lors d’une interview pour la BBC Television en juillet 1962 : « I think I was born a painter –really !– and up to my fourteenth year, perhaps, I used to spend most of the day drawing and painting and I was supposed ← 26 | 27 → to become a painter in due time »65 (« Je pense que je suis né peintre – vraiment ! – et jusqu’à ma quatorzième année, peut-être, j’avais l’habitude de passer la plupart de ma journée à dessiner et j’étais supposé devenir peintre en temps voulu »). Selon Gavriel Shapiro, Nabokov désirait surtout se spécialiser dans la représentation du paysage66.

Même s’il choisit finalement le métier d’écrivain, Nabokov continue de s’intéresser aux techniques picturales qu’il utilise dans son œuvre littéraire : « His keen sense of visual detail, nuanced perception of color, and vast knowledge of and great interest in the fine arts are all manifest in his belles letters »67 (« Son sens aigu du détail visuel, sa perception nuancée des couleurs et ses vastes connaissances et son grand intérêt des arts plastiques sont tous manifestes dans sa littérature »). Son œuvre est ainsi truffée de références à la peinture, incluant les arts italien, hollandais et allemand antérieurs au XVIIIe siècle, mais aussi les tableaux du XIXe siècle abordés dans l’ouvrage de l’historien d’art allemand Richard Muther (1960-1909), intitulé Geschichte der Malerei im XIX. Jahrhundert (Histoire de la peinture au XIXe siècle) et publié en 1892-1893. Ce livre est d’autant plus important pour Nabokov qu’il a été traduit en russe à partir de 1896 et a fortement influencé l’Âge d’Argent et le groupe d’artistes Mir Iskusstva68 parmi lequel se trouvent, entre autres, Natal’ja S. Gončarova et Mihail F. Larionov. Par ailleurs, dans les romans et nouvelles de l’auteur, nous pouvons distinguer par exemple les noms de Léonard de Vinci dans Kamera obskura (Chambre obscure) et Vesna v Fial’te (Printemps à Fialta), Sebastian del Piombo dans Kamera obskura et Venecianka (La Vénitienne), Raphaël dans Kamera obskura et Venecianka, Rembrandt dans Korol’, dama, valet (Roi, dame, valet), Dar (Le Don) et Poseščenie muzeja (La Visite au musée) ou encore ceux des peintres Ambulants Isaak I. Levitan dans Dar et Valentin A. Serov dans Krasavica (Une Beauté russe). Mais les allusions à la peinture ne s’arrêtent pas à des peintres célèbres puisque Nabokov crée aussi des peintres fictifs, notamment Ardalion dans le roman Otčajanie, Vsevolod Romanov dans Dar ou Aleksej Maksimovič Troščejkin dans la pièce de théâtre Sobytie (L’Événement). Il a également consacré certains de ses poèmes à l’artiste dont Hudožnik (L’Artiste) (1919) et Hudožnik – niščij (L’Artiste indigent) (1923). En combinant la peinture à la littérature, Nabokov semble tendre au but suivant :

I think that what I would welcome at the close of a book of mine is a sensation of its world receding in the distance and stopping somewhere there, suspended ← 27 | 28 → afar like a picture in a picture : The Artist’s Studio by Van Bock69 (Ce que j’aimerais, en finissant un livre de moi, c’est sentir que son univers s’éloigne et s’arrête quelque part, là-bas, suspendu au loin comme un tableau dans un tableau : l’atelier de l’artiste par Van Bock).

Ces différentes constatations nous permettent également de voir que Nabokov s’est inspiré de la peinture allemande et de ses divers courants pour ses œuvres dans lesquelles il mentionne Hans Memling, Albrecht Dürer, Lucas Cranach l’Ancien, Matthäus Merian, Adolph von Menzel et Arnold Böcklin70, et ce même si ces allusions représentent seulement 5 % des références picturales utilisées par l’écrivain dans ses écrits71. Il évoque ainsi plusieurs styles artistiques, tels que la Renaissance, le naturalisme ou encore le symbolisme. Bien que les noms d’artistes n’apparaissent pas explicitement dans ses œuvres, nous pouvons cependant supposer que Nabokov a utilisé la peinture expressionniste dans ses œuvres russes, une hypothèse que Shapiro a également énoncée dans son ouvrage avant de la réfuter simultanément. Le spécialiste pense en effet que l’esthétique expressionniste s’oppose à celle de Nabokov72, ce à quoi il donne trois raisons. Premièrement, l’écrivain est issu d’une famille d’aristocrates73. Deuxièmement, il ne partageait pas les préoccupations sociopolitiques des expressionnistes74, n’ayant pas vécu l’expérience de la guerre, mais celle de la Révolution. Enfin, il s’attachait à représenter les choses laides dans leur beauté, ce dont les expressionnistes étaient apparemment incapables :

The deeply traumatized German Expressionist artists seldom saw beyond their ideological agenda and could rarely find any charm or beauty in the world around them. In this they are a world apart from Nabokov, who has taught several generations of his innumerable readers to recognize and appreciate the sunny sense of Creation, the joy and happiness of imaginative magic75 (Les artistes expressionnistes allemands profondément traumatisés regardaient rarement au-delà de leur programme idéologique et pouvaient rarement trouver un charme ou une beauté quelconque dans le monde qui se trouvait autour d’eux. En cela, ils forment un monde différent de celui de Nabokov qui a appris à plusieurs générations d’innombrables lecteurs à reconnaître et apprécier le sens radieux de la Création, la joie et le bonheur de la magie imaginaire). ← 28 | 29 →

Ces trois arguments pouvant être contestés, nous nous permettrons d’émettre une opinion contraire à celle de Shapiro. Celui-ci s’appuie essentiellement sur les toiles des années 1920 de Georg Grosz et d’Otto Dix sur le thème de la grande ville pour étayer ses propos, alors que ces derniers étaient en train de se tourner vers la Nouvelle Objectivité, née officiellement en 192476. Ces deux peintres, à l’instar de Conrad Felixmüller et Max Beckmann, utilisaient l’art pour illustrer les conséquences de la Première Guerre mondiale, tels le chômage, le crime, l’invalidité et la prostitution croissante. Il nous apparaît donc quelque peu réducteur de ne pas examiner les autres peintres expressionnistes, tout particulièrement Ernst Ludwig Kirchner, August Macke, Ludwig Meidner, leurs œuvres des années 1900 et 1910, les tableaux de Dix et Grosz peints avant l’émergence de la Nouvelle Objectivité ainsi que les autres thèmes picturaux que Nabokov a pu leur emprunter pour proposer une image plus positive de la ville.

Qui plus est, n’ignorant pas la tendance de Nabokov à la mystification, nous préférons prendre du recul vis-à-vis des propos de l’auteur et penser que l’écrivain a sans aucun doute eu connaissance des différentes expositions expressionnistes qui eurent lieu à Berlin dans les années 1920. En effet, même si le mouvement expressionniste a souffert de la Première Guerre mondiale et de ses graves conséquences (de nombreux artistes y ont laissé leur vie ou leur santé psychique), il ne s’en renouvelle pas moins au lendemain du conflit et donne matière à des rétrospections des débuts de la peinture expressionniste ainsi qu’à des expositions présentant de nouvelles toiles. Ces événements étaient entre autres communiqués au public russe par le quotidien Rul’. Ainsi, par exemple, Nabokov a pu être au courant de l’exposition d’Edvard Munch, qui a été invité dès 1906 par les artistes du groupe Die Brücke à exposer avec eux77, à la galerie Cassirer78. Il a pu non seulement être informé de l’exposition donnée à l’occasion des dix ans de la galerie Der Sturm, où étaient entre autres présentées des œuvres de Kandinskij, Macke et Lyonel Feininger79 en 1921, mais également de l’exposition consacrée à Emil Nolde à la galerie Heller80 en 1924 ou de ← 29 | 30 → l’Exposition de Printemps organisée par l’Académie des Beaux-arts où il était possible de voir en 1924 des tableaux de Karl Schmidt-Rottluff, de Beckmann, de Max Pechstein, Dix et Oskar Kokoschka81 qui expose également en 1927 à la galerie Kasper82. Il a pu savoir que Felixmüller présentait ses toiles lors de l’exposition de la Sécession83 en 1924 tandis que Pechstein exposait au salon artistique Friedmann84 en 1925, à l’Académie des Beaux-Arts en 192885 et 193186 et lors de l’exposition portant sur le portrait féminin87 en 1931. Il a aussi pu lire les nombreux articles sur les scandales provoqués par les artistes Dix et Grosz88.

En outre, l’écrivain a pu contempler les tableaux expressionnistes aux galeries Alfred Flechtheim et Bruno Cassirer, au Kronprinzenpalais (Palais du Prince Héritier), au Museum der Gegenwart (Musée d’art contemporain)89, et ce aussi bien pendant ses années passées à Berlin que lors de son séjour de trois mois dans la capitale allemande en compagnie de son précepteur Zelenskij en 1910. C’est au Kronprinzenpalais par exemple, dans la Galerie der Lebenden (Galerie des Vivants) que plusieurs œuvres expressionnistes furent présentées de manière permanente au public à partir de 1919. D’autres revues artistiques, telles que la revue allemande Der Sturm ou la revue russe Žar-Ptica, ont certainement aussi été consultées par Nabokov90. Nous pouvons également penser que l’auteur a entendu parler du mouvement expressionniste par l’intermédiaire de son troisième professeur de dessin, Dobužinskij qui, comme le note Shapiro, « approved the Expressionist art of some German painters in the beginning ← 30 | 31 → of the twentieth century »91 (« approuvait l’art expressionniste de certains peintres allemands au début du XXe siècle »).

Pour ce qui est du domaine cinématographique, Nabokov déclare qu’il n’est pas cinéaste et refuse de reconnaître la présence d’éléments cinématographiques dans ses œuvres. Pourtant, il est impossible de nier l’omniprésence du cinéma dans son œuvre, ce que démontrent les spécialistes Alfred Appel et Barbara Wyllie dans leurs ouvrages respectifs Nabokov’s Dark Cinema (1974) et Nabokov at the Movies. Film Perspectives in Fiction (2003) et ce que constate Marina Grishakova92 ou encore Laura Schlotthauer93. Ce fait est également souligné par le chercheur Werner Nell, qui analyse la façon dont l’écrivain se sert du cinéma dans ses compositions :

Nabokov nimmt so nicht nur das gegenüber der Literatur neue Medium des Films in seiner Ambivalenz in den Blick ; vielmehr erscheint ihm diese Ambivalenz in zweierlei Hinsicht nützlich : als Gestaltungsmittel der künstlerischen Aussage und Welterfahrung und als Angebot zur reflexiven Erkundung der künstlerischen Phantasie und damit der Kunst selbst94 (Nabokov n’envisage pas seulement le nouveau média du film dans son ambivalence par rapport à la littérature ; cette ambivalence lui apparaît bien plus utile d’un double point de vue : comme moyen de création du message artistique et de l’expérience du monde et comme proposition d’une exploration réfléchie de l’imagination artistique et, avec cela, de l’art même).

L’intérêt de Nabokov pour le cinéma apparaît ainsi dans ses écrits dont le poème Kinematograf (Le Cinématographe) (1928) est un exemple remarquable. En cela, il suit la tradition symboliste russe qui s’intéresse au cinéma et que nous retrouvons dans les poèmes Živaja fotografia (Photographie vivante) (1908) de Georgij I. Čulkov, Kinematograf (Le Cinématographe) (1913) d’Osip È. Mandel’štam et Mirovoj Kinematograf (Le Cinéma mondial) (1918) de Valerij Ja. Brjusov.

Par ailleurs, évoluant dans le milieu du cinéma grâce à certaines de ses amies actrices, il a eu l’occasion de parler avec un réalisateur qui souhaitait ← 31 | 32 → le voir jouer le rôle principal de son prochain film. Cette proposition n’a cependant jamais abouti95. Loin d’être un acteur, Nabokov s’est seulement vu attribuer des rôles de figurant dans les films tournés aux studios de Babelsberg à Potsdam. Par ailleurs, en-dehors de travaux en collaboration, et ce même si aucun de ses projets ne se réalise, l’écrivain cherche, à « compose[r] dans la perspective d’une adaptation cinématographique »96, un phénomène qui se retrouve dans sa pièce de théâtre Sobytie, les nouvelles Mest’ (La Vengeance), Katastrofa (La Catastrophe) mais aussi et surtout dans Kartofel’nyj èl’f (L’Elfe-patate) et les romans Kamera obskura, Otčajanie et Korol’, dama, valet, ce qu’évoque son biographe Brian Boyd :

Milestone envisageait d’adapter l’Elfe-patate pour l’écran […] et voulait faire venir Nabokov à Hollywood pour qu’il lui fournisse d’autres canevas de scénarios. Bertenson transmit les propositions de Milestone à Nabokov […]. Nabokov lui confia le manuscrit de Chambre obscure, mais Bertenson le jugea trop érotique et négatif pour Hollywood. Étant convenu de lui transmettre une synopsis de ses œuvres susceptibles d’être adaptées pour le cinéma, Nabokov lui proposa à la fin de l’année son nouveau roman, La Méprise97.

Quant à la relation de Nabokov au cinéma expressionniste allemand, elle se dégage de l’entretien réalisé en 1970 par Appel, l’ancien étudiant de l’auteur, pour le magazine Novel, où ce dernier interroge Nabokov sur ses connaissances à ce sujet :

The German cinema of the twenties and early thirties produced several masterpieces. Living in Berlin, were you impressed by any of the films of the period ? Do you today feel any sense of affinity with directors such as Fritz Lang and Josef von Sternberg ? The former would have been the ideal director for Despair (1934), the latter, who did The Blue Angel, perfect for Laughter in the Dark and King, Queen, Knave (1928), with its world of decor and decadence. And if only F. W. Murnau, who died in 1931, could have directed The Defense (1930), with Emil Jannings as Luzhin !98 (Le cinéma allemand des années 1920 et du début des années 1930 produisit plusieurs chefs-d’œuvre. Comme vous viviez à Berlin, étiez-vous impressionné par certains de ces films de l’époque ? Ressentez-vous aujourd’hui une quelconque affinité à l’égard de cinéastes tels que Fritz Lang et Josef von Sternberg ? Le premier aurait été le cinéaste idéal pour La Méprise (1934) et le dernier, qui réalisa L’Ange bleu, aurait été parfait pour Chambre obscure et Roi, dame, valet (1928) avec son univers de décoration et de décadence. Et si seulement F.W. Murnau, qui mourut en 1931, pouvait avoir dirigé La Défense Loujine (1930) avec Emil Jannings en Loujine !). ← 32 | 33 →

Résumé des informations

Pages
385
Année
2016
ISBN (PDF)
9783035266191
ISBN (ePUB)
9783035297119
ISBN (MOBI)
9783035297102
ISBN (Broché)
9782875743442
DOI
10.3726/978-3-0352-6619-1
Langue
français
Date de parution
2016 (Avril)
Mots clés
Art allemand Peinture Cinéma Psychanalyse Nabokov, Culture allemande
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 385 p., 1 tabl.

Notes biographiques

Alexia Gassin (Auteur)

Alexia Gassin est docteur en Études slaves (Université Paris-Sorbonne) et professeur certifié d’allemand. Elle est rattachée au Laboratoire « Lettres, Idées, Savoirs » (LIS) de l’Université Paris-Est Créteil. Elle est la codirectrice de l’ouvrage L’effacement selon Nabokov. Lolita versus The Original of Laura, publié aux PUFR en 2014.

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Titre: L’œuvre de Vladimir Nabokov au regard de la culture et de l’art allemands
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