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L’obsession du mur

Politique de militarisation des frontières en Israël et aux États-Unis

de Damien Simonneau (Auteur)
©2020 Monographies 422 Pages

Résumé

A l’image du mur de Trump ou du renforcement des frontières européennes, de plus en plus d’États militarisent leurs frontières au moyen de murs à l’efficacité discutable. Pour expliquer cette obsession globale, il est utile de revenir sur les controverses qui banalisent ces outils militaires à partir de deux matrices de la sécurité frontalière contemporaine, à savoir la « barrière de sécurité » israélienne en Cisjordanie et la « barrière frontalière » états-unienne à la frontière mexicaine. Les murs s’inscrivent dans un spectacle politique, destiné aux citoyens emmurés, et joué par des acteurs conservateurs, sécuritaires et xénophobes. Ces acteurs problématisent les mobilités, développent une expertise sécuritaire, et attaquent l’État pour mieux le forcer à agir. Fondé sur deux enquêtes en immersion auprès d’eux, ce livre entend dépasser la thèse des murs comme signe du déclin de la souveraineté étatique dans le monde globalisé pour mieux souligner comment la répétition de ces spectacles renforce le militarisme des sociétés au détriment d’autres approches humanitaires, juridiques ou économiques des mobilités.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Liste des sigles fréquemment utilisés
  • INTRODUCTION : LES MURS FRONTALIERS SOUS L’ANGLE DU SPECTACLE
  • Le nouvel emmurement du monde
  • Deux murs emblématiques et banalisés
  • Des murs à l’efficacité discutable et aux conséquences mortifères
  • Expliquer les murs par le haut et par le bas : une revue de littérature
  • Le spectacle du mur par les controverses et intrigues des acteurs pro-barrière
  • Plan de l’ouvrage
  • Chapitre 1: Comparer les murs par les mobilisations pro- « barrière » Boîte à outils théoriques et méthodologiques
  • I- Enjeu premier : les étapes de la mise en comparaison
  • 1. Les étapes de la mise en comparaison
  • 2. Neutralisations sémantiques
  • 3. Le raisonnement comparatiste : vers les opérations politiques pro-barrière
  • II- Enjeu second : enquêter sur les entreprises de mouvements sociaux pro-barrière
  • 1. Générer des données : étude de cas et pratiques ethnographiques
  • 2. Conditions « asymétriques » et « difficiles » d’enquête
  • 3. Interprétation et comparaison des données
  • III- Enjeu troisième : le cadre théorique
  • 1. Les théorisations de la sécuritisation et le point aveugle du rapport au(x) public(s)
  • 2. La construction des problèmes publics et l’apport du « procès en publicisation »
  • PREMIÈRE PARTIE: DES MOBILITÉS PROBLÉMATIQUES
  • Chapitre 2 : Malaises aux confins
  • I- Angoisses aux confins : la peur de l’« infiltré »
  • 1. En Arizona : le fantasme du « spill-over »
  • 2. Au milieu de la « suture » entre Israéliens et Palestiniens
  • II- Quand le citoyen défend le territoire : l’entreprenariat pro-barrière
  • 1. Entre suprématie blanche et cyber-sécurité : les vigilantes de l’Arizona
  • 2. L’entreprenariat pro-barrière israélien : le malaise démographique
  • III- De l’enjeu local à l’enjeu national : les élus pro-barrière
  • 1. Les républicains pro-barrière de l’Arizona
  • a. Gail Griffin, relais des ranchers
  • b. Al Melvin, la restauration de l’ordre public
  • c. Steve Smith : « le pays ne va pas dans le bon sens »
  • d. Russ Jones : la sécurité et le commerce
  • 2. Israël : ambigüité sur la séparation
  • a. Haïm Ramon, le pro-barrière de la première heure
  • b. Avshalom Vilan, la solution à deux États
  • c. Ilan Shalgi : la barrière pour exister comme parti centriste
  • Chapitre 3 : Mise en récit de la nécessité d’une barrière
  • I- Modalités différentes de coalisation pro-barrière
  • 1- En Arizona : la cause pro-barrière institutionnalisée
  • 2- Israël : une coalition éphémère issue de la société civile
  • II- Deux répertoires analogues de demande de barrière
  • 1- Le registre sécuritaire : la protection du citoyen et la restauration de l’ordre public
  • 2- Le registre identitaire : l’identité nationale menacée
  • a. Interprétations pro-barrière des évolutions démographiques
  • b. La barrière pour défendre les racines anglo-saxonnes des États-Unis
  • c. La barrière pour défendre la majorité juive israélienne
  • 3. Le registre politique : le rapport de force avec l’État
  • a. Arizona : défier le pouvoir fédéral
  • b. Contestation des choix de défense par la société civile israélienne
  • III- Mises en récit analogues : une barrière pour contrer des mobilités
  • 1. Build the border fence
  • 2. En Israël : « la barrière de séparation est la seule issue possible »
  • DEUXIÈME PARTIE : GÉRER LES MOBILITÉS PAR LE MILITAIRE
  • Chapitre 4 : Barrière et militarisme
  • I- La barrière en héritage
  • 1. Petite histoire des barrages militaires
  • 2. Israël : les précédents gaziote et libanais
  • 3. États-Unis : le rêve blindé californien
  • II- La « barrière » : un outil marginal ?
  • 1. Offensive versus défensive contre le terrorisme palestinien
  • 2. Obstacles physiques en Arizona à l’heure du contrôle à distance
  • III- La barrière : le rapport de force militaire
  • 1. Militarismes états-uniens et israéliens
  • 2. Le colonialisme pionnier ou le rapport militarisé à l’indigène
  • Chapitre 5 : Controverses autour des « barrières »
  • I- Des experts très politiques
  • 1. En Israël, le militaire au secours des activistes
  • 2. En Arizona, les shérifs à la rescousse
  • 3. Des experts pro-barrière épris de politique
  • II- Pro-barrière et anti-mur
  • 1. Israël : résister au mur pour s’opposer à l’occupation
  • 2. En Arizona : résistances écologistes, amérindiennes et humanitaires
  • III- Controverses autour des modalités de sécurisation
  • 1. En Israël : « séparation politique » contre « séparation sécuritaire »
  • 2. Les colons et la détermination du tracé
  • 3. En Arizona : une coalition économique pour sécuriser les flux commerciaux
  • TROISIÈME PARTIE : LA DIFFUSION ET LA MISE EN SCÈNE DE L’ENJEU FRONTALIER
  • Chapitre 6 : Les actions pro-barrière
  • I- Ressources et organisations des campagnes pro-barrière
  • 1. Arizona : de fortes ressources politiques
  • 2. En Israël : du militantisme de rue à la reconnaissance politique
  • II- Comparaison des répertoires d’action pro-barrière
  • 1. Les actions directes sur les décideurs
  • a. Le lobbying pro-barrière
  • b. Les actions légales et juridiques
  • 2. Les actions indirectes sur les décideurs
  • a. Les actions symboliques
  • b. Les prises de positions publiques
  • III- Les alliés de la cause pro-barrière
  • 1. Israël : le soutien du monde économique
  • 2. États-Unis : l’encastrement dans le mouvement anti-immigrant
  • Chapitre 7 : Les procès des pro-barrière à leurs gouvernements
  • I- Les arènes parlementaires
  • 1. Israël : une Knesset marginalisée
  • 2. Arizona : l’État-barrière de l’Union
  • II- Les Arènes judiciaires
  • 1. La barrière à l’ère de l’activisme du judiciaire
  • a. Israël : la Cour suprême entre activisme et retenue
  • b. États-Unis : activisme partisan du judicaire
  • c. Les « cause lawyers » pro-barrière
  • 2. Israël : Gader Le Haïm : des cause lawyers pro-barrière
  • 3. États-Unis : le judiciaire au secours des pro-barrière
  • III- Les arènes médiatiques
  • 1. Biais des médias israéliens et états-uniens
  • a. Le discours de « la menace latino » aux États-Unis
  • b. En Israël, « effacer le sentiment de culpabilité » sur l’occupation
  • 2. À la recherche de la médiatisation : co-construction des évènements et discours pro-barrière
  • a. Curiosité et bienveillance des médias israéliens envers les pro-barrière
  • b. Fox News et la « barrière »
  • CONCLUSION : MURS, LA FACE MILITARISTE DE NOS SOCIÉTÉS
  • Le spectacle du mur décortiqué en trois opérations
  • 1. Une porosité des confins problématique
  • 2. Barrières et militarismes
  • 3. Actions de mises en scène des enjeux de sécurité
  • Modéliser les fabriques de l’emmurement : vers le Mur européen
  • Le paysage militariste de nos sociétés
  • Liste des enquêtés
  • 1- Terrain israélien937 (février-mai 2012)
  • 2- Terrain arizonien, septembre 2012 – avril 2013
  • Cartes
  • Repères chronologiques
  • Chronologie de la politique de la barrière israélienne en Cisjordanie (1995–2013)
  • Chronologie de la politique de la barrière états-unienne à la frontière mexicaine (1978–2018)
  • Bibliographie indicative
  • Index
  • Titres de la collection

Liste des sigles fréquemment utilisés

ABP

American border patrol

ACLU

American Civil Liberties Union

ALENA

Accord de libre-échange nord-américain

ASI

American Shield Initiative

ASU

Arizona State University

AZBR

AriZona Border Recon

BP

Border Patrol

CBP

Customs and Border Protection

CIJ

Cour Internationale de Justice

CIS

Center for Immigration Reform

CIS

Citizenship and Immigration Services

CPS

Conseil pour la paix et la sécurité

CRFJ

Centre de recherche français de Jérusalem

DACA

Deferred Actions for Childhood Arrivals

DHS

Department of Homeland Security

DREAMers

Development Relief and Education of Alien Minors Act

FAIR

Federation for American Immigration Reform

FBI

Federal Bureau of Investigation

GAO

Government Accountability Office

ICE

Immigration and Customs Enforcement

IDF

Israeli Defense Forces

IIRIRA

Illegal Immigration Reform and Immigration Responsibility Act

INS

Immigration and Naturalization Service

IRCA

Immigration Reform and Control Act

ISIS

Integrated Surveillance Intelligence System←15 | 16→

JBSAC

Joint Border Security Advisory Committee

MALDEF

Mexican American Legal Defense and Education Fund

NACTS

North American Center for Transborder Studies

NAFTA

North American Free Trade Agreement

NILC

National Immigration Law Center

OCHA-OpT

Office for the Coordination of Humanitarian Affairs in Occupied Palestinian Territory

OLP

Organisation de libération de la Palestine

PAC

Political Action Committee

PCBS

Palestinian Central Bureau of Statistics

PoE

Ports of Entry

SB 1070

Senate Bill 1070

SBI

Secure Border Initiative

SPLC

Southern Poverty Law Center

INTRODUCTION : LES MURS FRONTALIERS SOUS L’ANGLE DU SPECTACLE

« We will build a great wall along the southern border and Mexico will pay for the wall », Donald Trump, 20161.

« If the migrant flow does not stop, we don’t rule out physical barriers on the frontier as an extreme remedy », Mateo Salvini, 20192.

« The idea [to build the barrier] is populist and intended to serve political objectives »,

Ariel Sharon, 20023.

Le nouvel emmurement du monde

Trente ans après la chute de l’emblématique « mur de Berlin », environ 70 « murs4 » sont érigés dans le monde, dont la moitié l’ont été dans les années 20105. États-Unis, Israël, Hongrie, Arabie Saoudite, Espagne, Grèce, Inde, Bulgarie… Murer les frontières semble devenu une politique banale pour de nombreux États. Ce phénomène global est couramment désigné comme « la multiplication des murs de séparation ». Il correspond au fait que de plus en plus d’États militarisent leurs zones frontalières. Ils y construisent des infrastructures de surveillance et de contrôle, y déploient leurs policiers ou leurs militaires, y font adopter des législations autorisant l’arrestation, l’expulsion, la détention d’individus ←17 | 18→mobiles jugés « indésirables ». Depuis 2015, ce phénomène s’est diffusé à l’intérieur d’espaces intégrés économiquement comme l’espace de libre circulation qu’est l’espace Schengen ou encore l’Amérique du Nord. Parmi ces différents murs contemporains, deux États ont fait de cette politique d’emmurement frontalier une constante de leur vie politique et désormais un paramètre de leurs relations avec leurs voisins. Depuis les années 1990, les États-Unis et Israël font ainsi office à bien des égards de matrices pour des militarisations plus récentes. L’obsession d’un Donald Trump à ériger son « mur » ou encore l’échange de pratiques de sécurité frontalière et de contrôle de populations par Israël l’illustrent aujourd’hui. Dès lors, comment appréhender la banalisation du recours à cet emmurement au XXIe siècle ? Ces murs sont-ils le signe d’une « réaction » à l’augmentation des risques et des mobilités internationales, ou d’une escalade militaire entre États voisins ou bien, comme le suggérait Ariel Sharon l’architecte de la séparation israélo-palestinienne, une idée « populiste » destinée à marquer des points politiquement ? Répondre à ces questions et proposer une lecture de ce phénomène d’emmurement est tout l’objet de cet ouvrage. Il se propose pour cela de revenir sur la fabrique des murs israéliens au début des années 2000 et états-uniens au début des années 2010 afin d’éclairer pourquoi la construction de murs obsède tant de dirigeants étatiques et de sociétés contemporaines.

Certes, la multiplication de ces obstacles contemporains aux mobilités le long des frontières convoque la mémoire des murs, séquelles des conflits gelés de la guerre froide : entre les deux Corées depuis 1953, au Cachemire entre Inde et Pakistan depuis 1948, à Chypre entre Grecs et Turcs depuis 1974 ou encore au Sahara Occidental depuis les années 1980 avec le « mur des sables » marocain. Les murs contemporains nous poussent également à tourner notre regard vers les vestiges des murs antiques contre les « invasions barbares » que furent la grande muraille de Chine ou le mur d’Hadrien6. En Europe, la multiplication des obstacles physiques aux frontières rappelle les blindages et drames propres à la guerre froide, à son Rideau de fer et à l’emblématique Mur de Berlin érigé le 17 août 1961. Le Mur de Berlin devait empêcher la ←18 | 19→fuite d’est-Allemands vers l’ouest7. La raison officielle était pourtant de construire un « mur de protection antifasciste », emblème de la souveraineté de la République Démocratique d’Allemagne (RDA) qui en deviendra pris dans une logique d’enfermement de sa population, « le pays du mur ». Le Mur consista d’abord en un bricolage d’obstacles et de parpaings avant d’être modernisé à plusieurs reprises au point qu’en 1983, la RDA imaginait son projet de « mur 2000 », une frontière qui se voulait parfaite, équipée de technologies de pointe pour l’époque. Bien qu’il soit la vitrine de la RDA, il devient encombrant pour les réformes de M. Gorbatchev. Subrepticement, le 9 novembre 1989, les traversées sont autorisées : le Mur et l’enfermement de la RDA s’arrêtent d’un coup.

En comparaison, les murs contemporains s’opposent plutôt à l’entrée de personnes mobiles qu’à marquer des lignes de cessez-le-feu ou d’empêcher des individus de quitter un territoire. Ils diffèrent les uns des autres de par le statut des territoires sur lesquels ils sont érigés. La décision américaine de murer sa frontière reconnue avec le Mexique n’a pas le même statut que celle israélienne d’ériger un mur en Cisjordanie occupée, jugé « illégal » selon le droit international par exemple. Les murs se différencient aussi de par leurs coûts et leurs sophistications. Donald Trump exige près de six milliards de dollars pour son projet de mur technologisé. Rien à voir avec les barbelés érigés à la frontière entre le Botswana et le Zimbabwe en 2005. Les raisons officielles pour les construire varient également : ici c’est la lutte contre le terrorisme (en Israël mais aussi en Inde), là contre la contrebande de drogues (aux États-Unis), là contre les épidémies véhiculées par les troupeaux (au Botswana), là-bas contre l’immigration qualifiée d’« illégale » (en Hongrie, États-Unis). Certes, une des fonctions des murs contemporains réside dans le contrôle des mobilités et le tri des individus en fonction du régime de permis/visas en place. Néanmoins, il n’assure pas l’étanchéité du territoire aux mobilités et à la contrebande. Autrement dit : le mur génère les tactiques de contournement, les prises de risques et les morts pour les personnes en migration. Ils sont mortifères et largement impuissants à entraver durablement les migrations ne faisant que les déplacer. Au-delà de la défense du territoire, le recours aux murs remplit également en démocratie une fonction de théâtralité politique pour rassurer des citoyens ←19 | 20→dits « angoissés » par la migration. Ce spectacle sert autant à mettre en scène le contrôle des « illégaux8 » que de prétexte pour des acteurs politiques et sociaux afin de marquer des points face à leurs adversaires politiques et pousser leur agenda sécuritaire, professionnel, électoraliste ou xénophobe. Les composants de ces militarisations sont similaires, ainsi que les récits officiels de justification. Il s’agirait de contrôler et de trier à la limite territoriale une population mobile et perçue comme dangereuse. Malgré la persistance dans le temps et la répétition de la formulation de ce désir de « barrière », l’efficacité des militarisations à entraver les entrées non autorisées est contestable. La fonction stratégique de ces barrières est bien à chercher ailleurs. Ces barrières servent tout autant à animer un spectacle politique à destination des citoyens qu’à contrôler des mobilités. C’est notamment sur cet aspect-là de l’emmurement que porte la démonstration de cet ouvrage en regardant de plus près les fabriques du mur israéliennes et états-uniennes.

Israël a érigé en Cisjordanie à partir de l’été 2002 une « barrière de sécurité ». Les États-Unis ont progressivement militarisé leur zone frontalière avec le Mexique depuis les années 1980 au moyen de « barrière frontalière ». Ces deux politiques dites de défense ont pour point commun de susciter des mobilisations infra-étatiques (en Israël depuis 2001, en Californie dans les années 1990, en Arizona depuis les années 2000). Ces mobilisations pour le mur constituent notre point d’entrée dans ces politiques de défense. Cette entrée par le bas permet d’aborder les représentations, les actions et les pratiques de sécurité légitimant le recours aux murs, et plus largement, d’éclairer la banalisation politique et sociétale du recours aux « barrières » dans ces deux régimes politiques. En abordant ce spectacle du mur à la lumière de la sociologie politique de l’international, des études frontalières et des études critiques de sécurité, l’ouvrage décrit donc les acteurs, les sens politiques et les différents actes de ce spectacle de la militarisation des frontières. Le territoire marqué par la barrière devient le lieu d’une performance publique destinée à rassurer les citoyens israéliens et états-uniens et à se positionner politiquement sur des enjeux propres aux sociétés qui s’emmurent. Murer la frontière correspond à des pratiques sociales et politiques saisissables, ancrées dans ←20 | 21→des spécificités nationales et culturelles9. Le territoire muré permet de réaffirmer le lien entre l’idée de frontière et une communauté politique10 et ainsi de susciter chez le citoyen des réflexes de territorialité, de sécurité, d’identité, d’émotions, de mémoire et de nationalisme, et ce dans des contextes géopolitiques distincts. Le mur vise à ancrer l’idée chez tout un chacun que l’espace étatique est une unité limitée et exclusive.

Pour étayer cela, l’analyse proposée entre dans deux fabriques politiques de « mur » grâce à une enquête inédite auprès des mouvements sociaux les exigeant de leurs gouvernements. En 2012–2013, nous avons enquêté auprès d’un ensemble d’acteurs israéliens mobilisés entre 2001 et 2005 pour une « barrière de sécurité » entre Israéliens et Palestiniens de Cisjordanie, ainsi qu’au sein d’un réseau d’acteurs favorables à la construction d’une « barrière frontalière » de l’Arizona, actif entre 2010 et 2013. En Arizona donc, des parlementaires républicains ont regroupé début avril 2010 l’ensemble des acteurs favorables à une militarisation accrue des confins de cet État au sein d’un comité parlementaire, le Joint Border Security Advisory Committee (JBSAC). La palette des acteurs impliqués est large : parlementaires, shérifs, directeurs d’administrations de l’Arizona, mais aussi associations de ranchers, chambres de commerces frontalières, groupes de miliciens patrouillant le désert et membres de la mouvance Tea Party. Ce comité est un forum, un espace de confrontation entre acteurs impliqués dans la sécurité frontalière. Les contestataires de la militarisation de la frontière en sont exclus, mais il est un lieu où se débat et se construit la légitimation des mesures de sécurité frontalière entre tenants de la fermeture ou de la fluidification de la frontière. Il représente en cela un microcosme de ce qui se trame à l’échelle nationale. En mai 2011, le comité lance une initiative de levée de fonds intitulée Build the Border Fence. En particulier, il consacre un outil de sécurisation, la « barrière frontalière », comme clef dans le processus de militarisation. ←21 | 22→L’initiative Build the border fence est lancée via un site internet dédié11, hébergé par l’État d’Arizona. Y est formalisé un récit causal pro-barrière, que nous disséquerons chapitre trois. En Israël, c’est dans un contexte d’une transition entre une séparation négociée avec les Palestiniens vers une séparation militaire imposée unilatéralement que des associations, des initiatives et des prises de positions pro-barrière se multiplient à partir de 200112. Des associations comme, entre autres, Gader Le Haïm (en français « la barrière pour la vie ») ou Kav Hatefer Gilo s’emparent de cette revendication. Certaines d’entre elles se regroupent en une coalition nationale sous l’égide du général Uzi Dayan et établissent le Conseil public pour une barrière de sécurité pour Israël (HaMotza HaTzibouri LaGader Habitahon LeIsrael en hébreu). Ensemble, ces mouvements font pression sur le gouvernement Sharon jusqu’en 2004 pour que celui-ci décide de la construction d’une barrière en Cisjordanie puis qu’il la construise sur la totalité du tracé prévu. Cette coalition, mais aussi des professionnels de la sécurité et des élus à la Knesset, ont coordonné les pressions pro-barrière avec les maires et les régions le long de la Ligne verte.

Quel rôle jouent ces mouvements sociaux pro- « barrière » pour cristalliser les débats autour des murs ? Comment contribuent-ils à banaliser ces politiques dans leurs systèmes politiques respectifs ? Selon nous, ces acteurs pro-barrière contribuent à entretenir le consensus sur le rôle du militaire dans la construction et le traitement d’un « problème public » de la mobilité d’étrangers. Ils remplissent dans leurs systèmes politiques trois opérations, et nous les comparons en recourant aux théories de la sécuritisation13, à la sociologie de la construction des problèmes publics et à des outils conceptuels tirés de l’analyse des politiques publiques. Il s’agit de la problématisation des situations de mobilités aux limites territoriales, la transformation des mobilités en enjeux de sécurité traitables par le recours aux outils « barrières » via la mobilisation d’une expertise militaire et policière, et la diffusion du récit pro-barrière dans les systèmes politiques par l’action protestataire contre les gouvernements.

←22 | 23→

Nous reviendrons dans la dernière partie de cette introduction sur la manière d’appréhender le spectacle du territoire muré par des controverses et intrigues de la part d’acteurs pro-barrière, mais avant abordons les caractéristiques de ces deux exemples de murs ainsi que la revue de littérature scientifique permettant d’expliquer le recours aux murs contemporains. Ce propos introductif débouche sur l’annonce de la structuration de l’ouvrage.

Deux murs emblématiques et banalisés

Aux États-Unis et en Israël, deux territoires présentent une militarisation14 dont les éléments architecturaux, les tactiques militaires et les technologies de contrôle sont similaires, à commencer par le recours à ce que l’anglais et l’hébreu nomment tous deux des « barrières ».

Depuis la fin des années 1970, le gouvernement fédéral américain militarise la zone frontalière avec le Mexique. Chronologiquement, trois phases de militarisation peuvent être isolées15. Tout d’abord, les premiers déploiements militaires de la seconde moitié des années 1970 à 1992 correspondent à l’expansion systématique des financements à l’agence fédérale Immigration and Naturalization Service (INS), ce qui contribue à paramilitariser la Patrouille frontalière (Border Patrol). Des premières « barrières » en tôle dans les zones urbaines sont alors installées. Ensuite, sous les mandats de B. Clinton, des opérations « blocus » par le déploiement de gardes frontaliers sont décidées dans le but de dissuader les candidats à la traversée à El Paso en septembre 1993, puis à San Diego en octobre 1994 avant d’être répliquées ailleurs. Des « barrières secondaires » sont également construites. Enfin, la « virtualisation » ←23 | 24→du contrôle frontalier dans les années 2000 est plébiscitée par les administrations Bush puis Obama. La stratégie est alors d’intégrer les différentes technologies de surveillance pour faciliter les interventions des gardes frontaliers à l’image du programme Secure Border Initiative. Parallèlement, le Secure Fence Act adopté par le Congrès le 26 octobre 2006 prévoit d’atteindre « le contrôle opérationnel de la frontière » en complétant la « barrière frontalière » dans les zones rurales. Aujourd’hui, la militarisation de la frontière correspond à un dispositif de sécurité complexe dans lequel la « barrière » n’est qu’un élément au même titre que l’emploi de drones, l’envoi d’agents de la Patrouille frontalière ou l’installation de checkpoints. En 2019, 1052 kilomètres étaient équipés de « barrières » sur une longueur totale de 3144 kilomètres de frontière16. La militarisation de la zone frontalière constitue également un laboratoire pour tester de nouvelles technologies de contrôle, dans une collaboration entre les agences fédérales, le militaire et les industries de défense et de sécurité. Le renforcement de la frontière se poursuit alors même que le nombre de traversées diminue depuis 2005 et que la migration nette entre le Mexique et les États-Unis est négative en 201517. Malgré quelques mois d’augmentation du nombre d’arrivées par la frontière comme en ce début 2019, on est loin des quelques 1 600 000 arrestations à la frontière de l’an 200018. Depuis l’été 2014, les routes migratoires depuis l’Amérique centrale semblent déboucher sur le Texas plutôt que vers le désert de Sonora en Arizona. C’est d’ailleurs ici que de nouvelles « barrières » sont érigées. Le « mur de Trump » promu depuis 2016 n’est donc qu’un moment de surenchère dans une politique de militarisation au long court. Son projet se distingue de ses précédents dans le sens où le « Build the wall » a été un slogan de campagne, porté au plus haut niveau de l’État fédéral états-unien ce qui lui permet de polariser la société et le système partisan (comme le prouve la longueur du shutdown de début ←24 | 25→2019). Trump n’a pas inventé l’idée de murer la frontière, loin de là. Il l’a mis en avant alors qu’elle était déjà bien ancrée au sein du Parti républicain19 par un discours pro-mur et anti-migrant véhément. Revenir sur une mobilisation en faveur d’une militarisation accrue de la frontière avant Trump permet donc de comprendre la prégnance de cette idée dans la société états-unienne et les différents moments de cristallisation des politiques migratoires autour de ce projet de mur.

Aux États-Unis, le processus de militarisation est porté aussi bien par les administrations républicaines que démocrates successives. Dans la période post-11 septembre, la militarisation s’inscrit dans la stratégie de sanctuarisation du territoire national où prévaut une mentalité d’endiguement20. Les démocrates sous Obama se sont moulés dans le legs doctrinaire du Homeland Security des années G.W. Bush discutant surtout des modalités de sécurité frontalière mais sans en remettre en cause les fondements21. Il est donc possible de parler d’un consensus politique sur la militarisation de la zone frontalière avec le Mexique. Parallèlement à l’accentuation de la militarisation, aucune réforme des lois migratoires n’a pu être adoptée depuis 1996 au Congrès fédéral22. Tous les projets de lois en la matière accordent surtout une large part d’enforcement au détriment de mesures de régularisations ou de création de visas23. Des sondages menés par Gallup estimaient malgré une baisse de l’adhésion à la militarisation depuis 2011 qu’une majorité d’Américains assuraient que la sécurité frontalière était « extrêmement importante ». Cette adhésion était en 2014 plus forte chez les sympathisants ←25 | 26→républicains que démocrates24. Aujourd’hui, l’opposition à son projet de « mur » prédomine à 60 % par rapport à d’autres mesures comme une régularisation des migrants non autorisés et le recrutement d’agents de la Patrouille frontalière supplémentaire. Il n’en demeure pas moins que l’enjeu de militariser la frontière clive toujours selon les lignes partisanes (démocrate/républicain), 78 % des interrogés en 2018 estimant que l’immigration était un des trois enjeux politiques les plus cruciaux du moment25.

Dans un contexte géopolitique tout autre, le gouvernement israélien militarise depuis l’été 2002 une zone entre la Ligne verte26 et le tracé de la « barrière de sécurité » (en hébreu gader ha bitahon). Dans les campagnes, la zone militarisée se compose d’une clôture grillagée équipée de capteurs électroniques et de système de détection, accolée à une route de patrouille mais aussi de tours équipées de caméras et de radars. Dans les zones densément peuplées comme autour de Jérusalem, la clôture grillagée est remplacée par un mur en béton. Cette barrière a été érigée en même temps que des tunnels, routes, portes agricoles, et checkpoints pour contrôler les déplacements vers les zones d’habitations israéliennes. L’emplacement de cette barrière est controversé. Son tracé s’éloigne en six endroits de la Ligne verte et place de facto du côté israélien des blocs importants de colonies israéliennes en Cisjordanie. Sa longueur totale diffère entre 701 et 790 kilomètres. Sur un site27 dédié à la « barrière », le ministère de la Défense expliquait en 2003 que le recours à la « barrière » visait à maîtriser : « les attaques terroristes incluant des tirs, des charges explosives, des véhicules piégés et des attentats suicides ; la contrebande d’armes et d’explosifs vers Israël ; les actes violents et terroristes par l’assimilation dans la population arabe locale ». Mais, se focaliser sur la barrière c’est là encore oublier qu’elle est le corollaire du checkpoint, et qu’elle s’inscrit dans un ←26 | 27→dispositif de contrôle et de tri des individus, et non dans la seule stratégie anti-terroriste. Avant tout, la barrière consacre aux yeux des Israéliens le paradigme de la séparation d’avec les Palestiniens, alors que pour les Palestiniens elle n’est qu’un élément supplémentaire lié à l’occupation. La barrière s’inscrit dans le prolongement d’une politique de séparation qui durant les années 1990 se voulait alors autant sécuritaire face au terrorisme que politique avec la création de l’Autorité palestinienne et la perspective de l’établissement d’une entité autonome palestinienne. La période post-Oslo a vu la posture sécuritaire l’emporter pour les Israéliens face à la violence des groupes armés palestiniens et au traumatisme collectif des attentats-suicides, particulièrement meurtriers au printemps 2002. Aujourd’hui, les interactions entre Israéliens et Palestiniens sont limitées malgré l’interpénétration des populations sur le terrain via l’accentuation de la colonisation israélienne de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. La séparation s’apparente à une mise à distance d’un « autre » pensé comme dangereux28, d’un mécanisme de gestion des frictions dans un contexte de proximité des espaces de vie. La barrière est au cœur d’un système d’exclusion d’une population située pourtant à l’intérieur d’un espace contrôlé militairement par Israël. Chronologiquement, l’idée de la militarisation de la « zone de suture » remonte au gouvernement Rabin (1992–1995)29. Le projet de « barrière » en Cisjordanie a ensuite été mis sur l’agenda sécuritaire des gouvernements de Benyamin Netanyahu (1996–1999), puis d’Ehoud Barak (1999–2001) sans réelle traduction sur le terrain30. Il faut attendre l’arrivée au pouvoir d’Ariel Sharon en 2001 pour que ce projet abandonné puisse se matérialiser. C’est un gouvernement d’union nationale en avril 2002, du bloc de gauche autour du parti travailliste, en passant par le Likoud et les centristes du Shinui, jusqu’à l’extrême droite avec Israel Beïtenou qui décide de militariser ←27 | 28→la « zone de suture » autour d’une « barrière » malgré les hésitations initiales du Premier ministre et les débats virulents entre les membres du gouvernement31. En Israël, en juin 2002 au moment du lancement des travaux de la première section de la « barrière », un sondage réalisé par Maariv et Market watch estime que 60 % des Israéliens sont pour, 25 % contre32 ; en juin 2004, selon le Peace Index : 78 % soutiennent l’utilité de la « barrière de séparation », 62 % estiment que la « barrière » a augmenté le sentiment de sécurité33. La tendance sondagière serait à l’adhésion sans conteste au projet de « barrière ». Presque vingt ans plus tard, la séparation symbolisée par la barrière est entérinée dans l’esprit des Israéliens et entrave le quotidien des Palestiniens. Le conflit a été repoussé « de l’autre côté », pourtant sous contrôle israélien et sous les coups d’une colonisation de la Cisjordanie qui se poursuit irrémédiablement34. Aux élections d’avril 2019, un des architectes de la destruction des accords d’Oslo, Benjamin Nétanyahou prône auprès de son aile droite, avec l’appui de la Maison Blanche, l’annexion de certaines sections de la Cisjordanie35. Étudier ce moment critique, au tournant du siècle, où la séparation se matérialise en Israël-Palestine permet ainsi d’apprécier les racines historiques, sociétales et politiques du processus de colonisation et de façonnage de la Cisjordanie palestinienne selon les intérêts israéliens qui aujourd’hui apparaît comme allant de soi pour nombre d’acteurs politiques israéliens comme internationaux.

L’adhésion au blindage du territoire semble moins consensuelle aux États-Unis qu’en Israël, mais elle reste un sujet dominant d’après ces tendances de sondages. Les voix discordantes à la militarisation existent mais elles sont marginales. Au niveau des sociétés civiles, les projets de militarisation sont en effet dénoncés et ceux qui les dénoncent contribuent par leur expression publique à alimenter des controverses ←28 | 29→sociétales autour de la nécessité de la militarisation36. Le consensus politique et sociétal en faveur de la militarisation domine donc dans ces deux systèmes politiques. Certes, il n’existe pas d’accord entre les acteurs politiques sur les modalités de sécurisation des confins, mais l’idée de poursuivre la militarisation du territoire est actée et constitue la structure de sens commune. Tant aux États-Unis qu’en Israël, le recours aux murs est donc banalisé depuis au moins deux décennies. L’idée d’entraver l’accès au territoire national des Palestiniens et des Mexicains et Centroaméricains de cette façon est une constante de la vie politique de ces deux États. Dès lors, comment expliquer une telle banalisation sur la nécessité de militariser les confins et d’empêcher militairement des populations de se déplacer ? La fascination pour le mur est d’autant plus paradoxale que ces politiques génèrent des conséquences humanitaires, environnementales, ou sur les relations internationales majeures. De plus, l’efficacité militaire de ces dispositifs de sécurité est questionnable.

Des murs à l’efficacité discutable et aux conséquences mortifères

D’une part, les politiques de militarisation des confins vont à l’encontre des libertés publiques37 en ce qu’elles peuvent entraver les droits des citoyens résidant dans les confins. D’autre part, vécu sur le registre de l’humiliation38, la « barrière » a des conséquences humanitaires et de violations des droits de l’homme des Palestiniens et migrants mexicains et centroaméricains. En Cisjordanie, la construction de la « barrière de sécurité » s’ajoute à d’autres mécanismes de limitations de déplacement ←29 | 30→installés depuis la première Intifada39 (1987–1993). La « barrière » empêche les fermiers palestiniens d’accéder à leurs terres sans permis sur lesquelles elle est construite. L’arbitraire et l’aléatoire sont la règle en ce qui a trait au passage des checkpoints et au déplacement des Palestiniens en général. Ces restrictions imposées ont un impact économique important : le chômage augmente dans les Territoires ; le transport de biens a fortement diminué car les temps de déplacement sont devenus incertains et longs. Au niveau humanitaire également, la « barrière » et les bouclages restreignent l’accès des Palestiniens aux systèmes de santé plus performants en Israël et à Jérusalem-Est. Des rapports d’ONG de défense des droits des Palestiniens se sont fait écho de ces conséquences40. Enfin dans le cas israélien, la « barrière » va à l’encontre du droit international41 (au même titre que la colonisation israélienne de la Cisjordanie) comme le rappelle l’avis consultatif de la Cour Internationale de Justice sur les conséquences juridiques de l’édification du mur du 9 juillet 200442. La « barrière » est donc édifiée sur un territoire occupé et colonisé (ce qui n’est pas le cas aux États-Unis) et est considérée par le droit international comme un nouvel élément d’occupation et d’annexion de facto de terres de Cisjordanie à Israël. Aux États-Unis, le renforcement de la frontière a entraîné l’augmentation de la mortalité durant la traversée à tel point que des ONG de défense des droits de l’homme parlent de « crise humanitaire ». Un rapport de 2009 de l’American Civil Liberties Union (ACLU)43 estime que depuis 1994 et le lancement de l’Operation Gatekeeper qui a modifié les routes de migration depuis les zones urbaines de Californie vers les zones rurales du désert de Sonora en Arizona, 5 600 migrants sont morts en passant la frontière sud-ouest des États-Unis. Une ONG comme Coalicion de Derechos Humanos mesurent chaque ←30 | 31→année entre 150 à 200 corps retrouvés44 dans les comtés frontaliers de Pima et de Santa Cruz45. De plus, aucun agent de CBP n’a été condamné pour les cas de tirs à travers les « barrières » sur des Mexicains, ce qui révèle l’impunité de ces pratiques de contrôle46. Par contre, on assiste à des poursuites judiciaires à l’encontre de citoyens états-uniens qui aident les migrants dans le désert47. Les politiques de militarisation ont donc des conséquences en termes humanitaires, de discrimination de populations et de violations des libertés individuelles.

De plus, l’efficacité en termes militaires de ces déploiements est largement discutable, tant en réponse à la militarisation les mobilités s’adaptent, contournent, se déplacent ou au contraire se sédentarisent en une population « clandestine » sur les territoires israéliens et états-uniens. En Israël, le lien entre « barrière de sécurité » et diminution des attentats caractéristiques de la seconde Intifada (2000–2005) est communément admis. Intuitivement, sa mise en place semble concorder avec la diminution du nombre d’attentats. C’est d’ailleurs la corrélation que professent les autorités israéliennes. Ainsi, le 10 décembre 2003, le ministère de la Défense publie sur son site un document intitulé : « Fence is proving effective48 ». Le document détaille les détours suivis par trois « terroristes » pour contourner la « barrière de sécurité » et entrer en Israël. Le ministère en conclut que les attaques terroristes ont été empêchées grâce à la combinaison du travail des services de renseignements et la dissuasion qu’offrent la « barrière de sécurité » et les forces de sécurité. Puisque la « barrière » a été construite pour empêcher les attentats suicides en Israël, l’efficacité de la « barrière » se mesure à la diminution des attentats, l’efficience du contrôle des entrées vers les zones israéliennes à travers les checkpoints et le sentiment de sécurité retrouvé par les Israéliens par rapport aux années 1990 et de la seconde Intifada. La diminution statistique du nombre d’attentats depuis 2003 ←31 | 32→est donc présentée49 et interprétée comme le résultat de l’avancement de la « barrière de sécurité ». Cette corrélation ne résiste pas à la critique de la nature de ces statistiques50, à la prise en compte d’autres tactiques de lutte contre le terrorisme et à la lente mise en service des quatre sections de la « barrière »51. En effet, fin 2003 au moment du communiqué, seule une portion sur quatre de la « barrière » est opérationnelle. Les autorités israéliennes ont plutôt mené depuis 2002 d’autres opérations pour contenir la violence de la seconde Intifada. La diminution des attentats peut être également imputée à l’Opération Rempart lancée au printemps 2002 où Israël réoccupa la majeure partie des Territoires, imposa des couvre-feux, mit en place des checkpoints volants et de nombreux contrôles limitant les déplacements de la population, mobilisa ses services de renseignements et ses réseaux d’indicateurs ou encore recourra aux opérations d’assassinats ciblés52. Dans une étude quantitative sur l’efficacité des actions militaires offensives (l’Opération Rempart au printemps 2002) comparée à des tactiques défensives (la « barrière de sécurité » depuis juin 2002) contre les attaques palestiniennes, Hillel Frisch conclut que l’offensive était plus efficace que la « barrière53 ». Sa construction depuis fin 2007 traîne en longueur car son financement n’est alors plus considéré comme une priorité54. L’argument de l’efficacité des checkpoints dans leur fonction de tri des Palestiniens peut également être mis en doute puisque les ←32 | 33→kamikazes sont pour certains passés par ces postes de contrôle55. Dans le récit officiel, le rôle de la « barrière » contre le terrorisme est donc surévalué. En réalité en 2014, le constat est que la « barrière » est bel et bien poreuse56.

Aux États-Unis, selon CBP en 2013, « the border is more secure than ever57 » parce que DHS a déployé un nombre record de personnel, de technologie et d’infrastructure à la frontière. Les indicateurs de succès sont, là encore, statistiques : la diminution du nombre d’arrestations d’individus par les gardes frontaliers, l’augmentation des quantités de monnaies, drogues et d’armes saisies ainsi que la diminution des taux de criminalités dans les comtés frontaliers58. Ces statistiques ne sont que des agrégats par secteur de la Border Patrol, non détaillés selon le lieu de saisie ou d’arrestation. Les données les plus développées concernent les arrestations d’« illegal entry of unauthorized migrants ». En 2014, 229 000 personnes ont été arrêtées soit une diminution drastique par rapport au record de 1,6 millions de personnes arrêtées en 2000 et 809 000 en ←33 | 34→2007 avant la crise économique59. Fait statistique nouveau en 2014, le nombre de non-Mexicains arrêtés dépasse le nombre de Mexicains arrêtés (257 000 contre 229 000)60. La tendance ces dernières années est donc à des taux d’arrestations plus bas, même si localement et ponctuellement les chiffres varient61. Les statistiques sont commentées, années après années, pour évaluer l’efficacité des politiques de militarisation de la zone frontalière. Toutefois, elles ne sont pas suffisantes pour isoler l’impact de la militarisation dans l’évolution des migrations et de la contrebande transfrontalière. Tout d’abord, les statistiques sont générées par CBP et commentées par son institution-mère DHS en vase clos et non par une entité tierce. Ainsi lorsque les agrégats d’arrestations de migrants augmentent, les autorités crient au succès prouvant ainsi leur « efforts ». Quand les agrégats diminuent, les autorités crient au succès signe de « dissuasion » efficace de la militarisation62. Ces statistiques reflètent donc plus les pratiques des agences de sécurité et le fait que les lois migratoires soient plus appliquées aujourd’hui qu’il y a vingt ans. De plus, ces variations statistiques ne prennent pas en compte d’autres facteurs influençant les migrations et la contrebande : comme les conditions dangereuses de traversées du désert ou du Rio Grande, ou le boom économique du Mexique63, ou la situation politique dans les États d’Amérique centrale. Ces statistiques doivent aussi être comparées au nombre d’entrées ←34 | 35→« légales » via les Ports of Entry du territoire états-unien : en 2012, CBP dénombre 350 millions de voyageurs internationaux vers les États-Unis contre 365 000 « entrées non autorisées » dans tout le pays, à grande majorité à travers la frontière sud-ouest. CBP est donc régulièrement sous le coup de critiques récurrentes pour élaborer des indicateurs plus précis64. Il apparaît donc pertinent de se demander si la militarisation de la zone frontalière dissuade l’immigration non autorisée ? C’est la question posée par W.A. Cornelius et son équipe dans une enquête qualitative menée en 2004–2005 (donc avant la crise économique) auprès de Mexicains « déportés » au Mexique. Leur conclusion est claire : la militarisation post-1993 est un échec. L’immigration mexicaine aux États-Unis continue d’être influencée par des facteurs économiques et familiaux65. Les décisions de migrations sont nourries par une différence de salaires, des contacts, les frais de traversées, les dangers physiques mais non la militarisation. La deuxième conséquence de la militarisation a été l’augmentation de la population « clandestine » aux États-Unis estimée aujourd’hui à 10,5 millions de personnes66. La troisième conséquence est le développement des réseaux de contrebandes et l’augmentation du prix de la traversée67.

Sur le plan militaire, la « barrière » est donc loin d’être centrale pour contrôler les mobilités, ne serait-ce parce qu’elle peut être contournée de mille manières. Pourtant, un consensus politique et sociétal semble exister pour justifier et exiger les politiques de militarisation. Si ces explications sécuritaires ne tiennent pas la route, c’est sans doute qu’il faut chercher l’explication du recours au mur ailleurs, en se concentrant sur le spectacle politique qui s’y trame.

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Expliquer les murs par le haut et par le bas : une revue de littérature

Peu de travaux ont pour objet le mur comme phénomène global et comparer ces politiques de militarisation territoriale soulève de nombreux enjeux méthodologiques. Les géographes sont les premiers à s’être emparés de la thématique, avant tout pour souligner le paradoxe de leur recours dans un monde globalisé pensé comme « sans frontières68 ». Reece Jones69 mène une comparaison par juxtaposition de cas se fondant sur une analyse de discours et d’enquêtes de terrain à la limite Israël/Cisjordanie, à la frontière États-Unis/Mexique, et à la frontière Inde/Bangladesh. Selon lui, ces trois murs sont des produits de la « guerre globale contre le terrorisme » et sont justifiés par la protection contre une figure de l’ennemi « terroriste ». De leurs côtés, les Relations Internationales et la géopolitique sembleraient être les disciplines par excellence pour comprendre les enjeux globaux de la militarisation frontalière. Pourtant, elles ont tardé à offrir des explications au phénomène70. Boatz Atzili71 s’interroge par exemple sur les effets de la norme internationale d’intangibilité des frontières en y intégrant les murs contemporains. Max O. Stephenson et Laura Zanotti72 examinent comment les murs évoluent dans une « société du risque » où les contenants politiques et sociaux sont devenus poreux par l’intensification des flux. L’ouvrage pluridisciplinaire dirigé par Élisabeth Vallet73 explore la perception d’insécurité par les États. Enfin, la philosophie politique et la science politique ont apporté à l’analyse la question du sens politique de l’emmurement et l’emploi ←36 | 37→de notion comme l’identité, la souveraineté ou encore l’asymétrie. Pour expliquer les murs, on évoque souvent la thèse du déclin de la souveraineté étatique74. Le mur réaffirmerait l’ordre souverain des États-nations et restaurerait l’autorité de l’État. Il ressusciterait les mythes de l’autonomie nationale et de la pureté dans le monde globalisé. Il reproduirait la symbolique de la territorialité westphalienne dans un monde caractérisé par le transnational dans lequel l’allégeance à l’État-nation ne serait plus primordiale. Dans une analyse plus structurale du phénomène, Evelyne Ritaine distingue différents types de murs contemporains selon leurs caractères juridiques et politiques. Malgré cette diversité, elle insiste sur leur point commun : leur « fonction de séparation politique inédite et révélatrice des tensions contemporaines dans le contexte de la globalisation75 ». Cette séparation par le mur « crée un nouvel espace public, asymétrique » et à ce titre est un phénomène spécifique, différent des murs du passé. Parmi ces explications générales, les murs s’appréhendent donc plutôt « par le haut », par les décisions étatiques qui les érigent. Sont alors envisagées l’efficacité du contrôle76, la légalité des murs au regard du droit international77, l’impact sur les relations entre les entités séparées78, et surtout les conséquences létales pour les personnes dont les mobilités sont ainsi entravées79.

L’entrée dans la fabrique de ces politiques grâce à une sociologie politique des acteurs pro-barrière, qu’ils soient citoyens, professionnels de la politique ou de la sécurité, organisations, représentations d’intérêts ou élus, permet un double apport à l’analyse des murs contemporains. L’analyse de leurs représentations, de leurs actions et de leurs relations avec les décideurs politiques et militaires permet tout d’abord d’éclairer la fonction de réassurance de citoyens angoissés (autrement dit : pourquoi ces individus croient au mur ?), donc d’entrer dans la performativité ←37 | 38→et la spectacularisation du contrôle et du marquage frontalier80. Des analystes fins de ces deux processus de militarisation81 évoquent, au-delà de l’enjeu de défense du territoire, l’idée d’une fonction de « performance publique », de « théâtre politique ». Les acteurs étatiques et d’autres acteurs impliqués dans le contrôle des confins se mettraient en scène avec pour décor le territoire muré. En cela, ils animent un spectacle politique répété que nous décortiquons. Le deuxième apport d’une comparaison par les mobilisations pro-barrière réside dans l’identification de mécanismes semblables caractéristiques de la fabrique de la militarisation frontalière au-delà des spécificités géopolitiques et nationales. En cela, notre approche s’ancre dans d’autres travaux sur la modélisation des politiques frontalières82 : nous proposerons en conclusion notre modèle pour appréhender au mieux ces politiques de blindage du territoire.

Ainsi, l’analyse proposée du phénomène « mur » correspond à une sociologie politique de l’international. Elle n’envisage pas cet enjeu international qu’est la militarisation des frontières en termes de niveaux d’analyse où l’ « international » serait le niveau supérieur au niveau de l’État et au niveau local (où situer les actions individuelles et le « social »)83. Cette approche aborde l’ « international » via les connections dans lesquels il est continuellement fabriqué. La sociologie politique de l’international propose une « sociologie politique des problèmes » car elle prétend que « la politique est à propos d’un processus de politisation d’une réalité construite comme un problème84 », visant à remettre en ←38 | 39→question une telle division intellectuelle et pratique du monde85. Cette sociologie de l’international se concentre sur les « processus » et les « relations entre acteurs ». Par conséquent, elle met l’accent sur la « chaîne d’interdépendances » entre les acteurs produisant des formes de pouvoirs, dans notre cas, légitimant la militarisation des frontières. Elle étudie les lieux de relations de pouvoir pour les relier aux phénomènes globaux observés soit des « lignes transversales » qui sont constituées de luttes, de dynamiques, de disjonctions à l’intérieur d’univers sociaux, car la politique est pensée comme un processus de problématisation.

En Arizona, les mobilités transfrontalières entre le Mexique et les États-Unis deviennent un problème au tournant des années 2000 suite au déplacement des migrants et à l’intensification de la contrebande de drogues depuis la zone frontalière californienne, militarisée tout au long des années 1990. Malgré la diminution du nombre de traversées dans les années 2010 en Arizona, c’est dans ce contexte qu’il faut situer la mobilisation des acteurs pro-barrière de cet État sur laquelle nous avons enquêté. En Israël, c’est dans un contexte d’une transition entre une séparation négociée avec les Palestiniens vers une séparation militaire imposée unilatéralement que des associations, des initiatives et des prises de positions pro-barrière se multiplient à partir de 2001. Ensemble, ces mouvements font pression sur le gouvernement Sharon jusqu’en 2004 pour que celui-ci décide de la construction d’une barrière. Ces acteurs non étatiques et non décisionnaires ont pour point commun de chercher à légitimer le recours au mur. De plus, ils se positionnent davantage sur des enjeux propres aux sociétés qui décident de s’emmurer que sur ceux des mobilités transfrontalières, en ce sens ils alimentent des controverses classiques aux deux sociétés concernées. Les approcher permet donc de lier renforcement des frontières et enjeux politiques intérieurs. Enfin, en soutenant les projets de mur, ils mènent à bien leur agenda populiste, conservateur, sécuritaire ou xénophobe. Décrypter la construction de cet agenda permet donc d’encastrer la cause de la militarisation des frontières dans d’autres causes peut être difficilement défendables en public (comme le rejet des étrangers par exemple).

Résumé des informations

Pages
422
Année
2020
ISBN (PDF)
9782807614307
ISBN (ePUB)
9782807614314
ISBN (MOBI)
9782807614321
ISBN (Broché)
9782807614291
DOI
10.3726/b17111
Langue
français
Date de parution
2020 (Juin)
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 422 p., 2 ill. en couleurs, 3 ill. n/b.

Notes biographiques

Damien Simonneau (Auteur)

Damien Simonneau est docteur et chercheur en science politique, actuellement à l’Université Saint Louis Bruxelles et associé au Centre Émile Durkheim (Université de Bordeaux). Ses travaux portent sur une comparaison des politiques de sécurité frontalière aux États-Unis, en Israël et en Europe. Il enseigne également les Relations Internationales.

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Titre: L’obsession du mur
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