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Les Espaces du Livre / Spaces of the Book

Supports et acteurs de la création texte/image (XXe–XXIe siècles) / Materials and Agents of the Text/Image Creation (20th–21th Centuries)

by Isabelle Chol (Volume editor) Jean Khalfa (Volume editor)
©2015 Edited Collection XII, 264 Pages
Series: European Connections, Volume 37

Summary

L’étonnante diversité des possibilités esthétiques offertes par le livre comme support matériel de la fin du XIXe siècle aux expérimentations les plus contemporaines, est au cœur de la réflexion proposée dans ce livre. La page, le feuillet et le livre, l’écran aussi, débordent le cadre du codex et du livre relié (livre en éventail, leporello, recueil d’affiches, livre dressé, livre sculpté, livre éclaté, livre numérique, etc.), par l’hétérogénéité de leurs matières, de leurs formes et de leurs formats. Ils deviennent des supports actifs dans le processus de conception et de réception de l’œuvre. Observer les processus de composition et de diffusion des œuvres dans leurs singularités matérielles, tel est l’objet de ce livre. Cette recherche engage à prendre la mesure du rôle des différents acteurs dans la conception du livre, non plus seulement l’écrivain et l’artiste mais aussi le typographe, le relieur, l’éditeur ou le galeriste, chaque acteur pouvant lui-même être polyvalent. La porosité des frontières entre les activités, les métiers, engendre naturellement la porosité entre les genres littéraires et artistiques.
The heart of the reflection in this book is the diversity of aesthetic possibilities of the book as material support, from the late nineteenth century to contemporary experiments. The page, the sheet and the book go well beyond the codex and the bound book, in the heterogeneity of their materials, forms and formats (fans, leporellos, poster collections, upright books, book sculptures, exploded books, electronic books, etc.): they are active supports in the design and reception process. This book observes the process of composition and distribution of works in their material singularities, including the role of the different stakeholders in the design of the book, not only the writer and the artist but also the typographer, bookbinder, publisher or gallery owner, each playing a multiplicity of roles. Such porous borders between roles and crafts generate porosity between the literary and artistic genres.

Table Of Contents

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Remerciements / Acknowledgements
  • Liste des illustrations / List of illustrations
  • Introduction
  • PART I L’Espace dans le livre / Space in the Book
  • When the reader wanders through the house-book: From Goncourt’s La Maison d’un artiste (1881) to Danielewski’s House of Leaves (2000)
  • Liberature: Literature in the space of the book
  • Jean Dubuffet et la réinvention du livre d’artiste
  • Livre ou album, la bande dessinée contemporaine comme nouvel espace de création texte / image
  • PART II Matières du livre / Matters of the Book
  • Paratextual elements and typographic techniques: The evolution of visual culture in Italian middlebrow literature
  • La double page de poésie chez Lorand Gaspar : du support papier au « fond »
  • Indian Ink: Francesco Clemente, Allen Ginsberg and the Kalakshetra Press
  • Faire un livre avec une seule feuille de papier : Georges Fall et la collection « Le musée de poche » (1955–1967)
  • Espaces de création entre le livre et la revue : Jean Lorrain et Jérôme Doucet à la Revue illustrée
  • Le cédérom Machines à écrire, hybride entre le livre d’art en papier et le livre numérique ?
  • PART III Le Livre dans l’espace / The Book in Space
  • Livres en morceaux ou livres-rhizome
  • Penser le poème par le livre : La Nuit posée là d’Antoine Émaz et Anik Vinay (Atelier des Grames)
  • Pierre Lecuire : penser le Livre dans et hors le livre
  • « Un X d’entre les livres », ou comment sortir du livre : le gigantexte X-Libris de Michèle Métail
  • Dialogues du livre et de la performance dans la poésie élémentaire de Julien Blaine
  • livre vs texte ?
  • Liste des contributeurs / List of contributors
  • Titres de la collection

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MARIANNE JAKOBI

Jean Dubuffet et la réinvention du livre d’artiste

Il vous appartient justement, éditeur d’ouvrages de luxe illustrés, de redresser cet état de choses et faire des livres où les images ne jouent plus un piètre rôle d’enluminures mais constituent une œuvre aussi méditée, aussi inventée aussi capitale que l’œuvre littéraire à laquelle elle est liée1.

Penser la question des relations entre le livre illustré2 et le livre d’artiste3 permet de réévaluer le rôle des acteurs participant à la réalisation et à la diffusion du livre : l’auteur du texte et des images, l’éditeur4, l’imprimeur, ← 43 | 44 → le galeriste, le conservateur ou le curateur. Pour reconstituer la part de chacun de ces acteurs dans le processus de création d’un livre, Jean Dubuffet (1901–1985) constitue un cas exemplaire. En illustrant des textes d’écrivains proches de la Nouvelle NRF et de Jean Paulhan (1884–1968), Dubuffet commence par se consacrer à des ouvrages de luxe produits chez le célèbre éditeur et imprimeur Fernand Mourlot (1895–1988), avant de devenir à la fois auteur, éditeur et imprimeur et d’inventer un nouveau genre de livres. En prenant appui sur cette périodisation et en décomposant les différents moments entre l’idée et le livre final, on peut interroger la métamorphose du livre illustré en livre d’artiste dans l’immédiat après-guerre.

Dans cette perspective, l’approche génétique qui explore systématiquement les archives de l’œuvre permet de réinterpréter le sens que Dubuffet donnait à la création de ses livres. Née du structuralisme, la génétique des textes telle qu’elle est théorisée à l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (ITEM) est une discipline qui renouvelle la connaissance des œuvres littéraires à la lumière des manuscrits de travail des écrivains en focalisant l’analyse de l’œuvre vers sa genèse, en déplaçant le regard de la structure vers le processus. Dans le cas des livres de Dubuffet, sur quels documents s’appuyer pour opérer cette nouvelle lecture ? Quelles sont les traces conservées par l’artiste de son travail d’auteur, d’illustrateur, d’éditeur et d’imprimeur ? Comment s’articulent ces pratiques ? Selon quels processus l’artiste s’empare-t-il des matériaux insolites liés à l’Art Brut pour révolutionner le livre illustré en redéfinissant les liens esthétiques entre le texte et l’image ? ← 44 | 45 →

Le temps de l’image dans l’espace du livre illustré

À partir des acquis en génétique des textes et en génétique des arts5, il s’agit de tenter de reconstituer l’histoire de l’émergence de l’image en remontant la chaîne du temps dans La Métromanie ou les dessous de la Capitale6. L’étude des processus d’écriture et des processus d’élaboration des images et de leurs variantes graphiques, permet d’interroger la genèse d’une publication différée par un jeu d’emboîtement. Des gouaches en 1943 entraînent la rédaction d’un texte par Paulhan en 1945 puis un projet de livre, et une nouvelle série de dessins par Dubuffet qui aboutit finalement à une édition par les auteurs en 1950.

Afin de retracer la genèse de ce livre illustré de Dubuffet, il convient d’en reconstituer les étapes de la fabrication en inventoriant les différentes traces écrites qui permettent d’en restituer les processus et la successivité, depuis les toutes premières recherches qui précèdent l’émergence du livre à l’état naissant, jusqu’aux éventuelles transformations qui affectent sa formulation de l’édition publiée. L’efficacité des catégories de périodes (anthume / posthume), de stades (avant-textuel / textuel) et de phases (pré-rédactionnelle, rédactionnelle, pré-éditoriale, éditoriale) sera interrogée à partir d’un tableau à double entrée conçu par Pierre-Marc de Biasi7. Transposé à la question de l’image, cette approche se donne comme projet ← 45 | 46 → de retrouver et d’interpréter les traces de la création en partant du moment initial de son apparition, en passant par les métamorphoses qui ont pu le transformer, parfois de façon radicale, jusqu’à sa forme définitive ou son état présent.

La première étape d’élaboration de l’image peut être confrontée avec la phase pré-rédactionnelle qui désigne un moment liminaire de recherche d’idées et d’orientations susceptible de correspondre à différents processus. Le processus est dit exploratoire lorsque le peintre cherche activement les formes d’expressions, les idées les plus adéquates au projet par des enquêtes plus ou moins approfondies, des lectures, des conversations. Dans le cas de La Métromanie ou les dessous de la Capitale, une série de gouaches consacrées au métro est à l’origine du projet : il s’agit d’un cas d’antériorité, c’est-à-dire d’anticipation de la réalisation du livre par l’image.

Une seconde étape permet de distinguer la phase rédactionnelle proprement dite qui se caractérise par un processus de développement et de contraction du texte possibles. Ce sont des approches successives qui permettent d’éliminer des alternatives par un travail de corrections, de modifications, de reformulations et de réécriture. Cette étape est à mettre en relation avec le phénomène d’anticiper la réalisation du livre par l’image, ici les gouaches de Dubuffet réalisées en 1943 qui impressionnent fortement Paulhan. En 1945, ce dernier décide d’écrire un texte intitulé La Métromanie qu’il voulait publier sous la forme d’un petit livre illustré8. Dans leur correspondance, les premières mentions du texte de Paulhan datent du mois d’avril 1945, mais la rédaction d’un texte par Paulhan est mentionnée par le peintre sans pour autant qu’il soit fait allusion à un livre illustré. C’est au mois d’octobre que l’écriture semble achevée à en croire les lettres de ← 46 | 47 → félicitations de Dubuffet9. Dans la correspondance antérieure à 1946, les mentions de publication sur le thème du métro évoquent uniquement les travaux de Dubuffet qu’il souhaitait probablement publier sous forme d’album. Mais l’inertie de Gallimard, qui avait envisagé une publication, le rend furieux et l’amène à récupérer les gouaches10 pour les vendre à Pierre Matisse (1900–1989), son marchand à New York. Simple retard d’édition ou volonté délibérée de Gallimard de ne pas réaliser ce projet ? Lorsqu’il rédige son texte en 1945, Paulhan n’est pas sans savoir que Dubuffet cherche à publier ses gouaches sur le métro11. Mais le texte est publié sans image !

Troisième étape : Dubuffet décide de publier le texte de Paulhan avec une nouvelle série d’images dessinées. Pour réaliser ces dessins, l’artiste s’inspire donc du texte de Paulhan : il s’agit de produire l’image dans l’après-coup. Le rapport entre le texte et l’image – rapport de force symbolique qui se joue entre un écrivain et un dessinateur – et la manière dont Dubuffet s’accapare le texte de Paulhan par des moyens graphiques apportent un autre éclairage sur la genèse de ce livre illustré. Tout d’abord, l’usage d’un stylo lithographique permet l’expression d’un geste graphique spontané conforme aux revendications théoriques de Dubuffet. Il affirme en 1946 dans un texte à valeur de manifeste : « Plus la main de l’artiste sera dans tout l’ouvrage apparente et plus émouvant, plus humain, plus parlant, il ← 47 | 48 → sera12 .» Révéler le travail technique pour permettre au spectateur de ressentir les sensations tactiles des mouvements de la main de l’artiste constitue la pierre angulaire du système de pensée de Dubuffet. Cette implication du geste corporel rappelle certaines expériences phénoménologiques et existentialistes de l’œuvre d’art où le dessin est un moyen de retrouver une spontanéité originelle, alors perçue comme exempte de toute influence culturelle. Pour Dubuffet l’attention accordée aux sensations physiques participe d’un combat contre la culture, les institutions et les intellectuels qui s’accompagne d’une collection de travaux de marginaux et malades mentaux qu’il propulse sur la scène artistique ; il donne à cette collection une assise théorique : c’est l’invention de l’Art Brut13. Spontanéité, hasard, refus des conventions caractérisent les œuvres de la collection de l’Art Brut et celles de Dubuffet lui-même. Ensuite, l’aspect spontané obtenu par la calligraphie laisse penser qu’il s’agit d’un geste immédiat sans travail préparatoire. C’est en tout cas ce que laisse croire Dubuffet, en ne conservant pas les différentes étapes de ses compositions sur pierre. Pourtant, à la même période, des artistes comme Picasso prenaient soin de distinguer les états différents d’une lithographie. On peut ainsi suivre les états successifs de la genèse de chaque œuvre lithographiée : Le Taureau (décembre 1945–janvier 1946) comprend onze étapes toutes répertoriées avant d’aboutir à la lithographie finale. Contrairement à Picasso, Dubuffet ne conserve donc aucune trace de la genèse de son travail lithographique et l’on est en mesure de se demander s’il ne détruit pas volontairement cette phase génétique pour donner à la postérité, grâce au catalogue raisonné établi de son vivant, l’image d’un geste spontané.

La quatrième étape correspond à la phase éditoriale qui aboutit au livre publié en 1949. Le texte et les dessins sont à la fois étroitement mêlés et nettement distincts : quinze dessins sont présentés seuls en pleine page, trente-deux pages sont réservées au texte et quarante-quatre à la fois au texte ← 48 | 49 → et aux dessins. Mais le texte paulhanien sembe jouer un rôle structurant dans la genèse du geste graphique de Dubuffet. Cinq intertitres composent le texte : « Petites joies de la campagne », « La plage », « Les déplacements », « Faune du métro », « Histoire du voleur et du volant ». Avec les dessins, Dubuffet impose un rythme plus rapide par des images des moments successifs de découverte du métro ; il met en scène la vie quotidienne d’un parisien sous l’Occupation dans ce qu’elle a en apparence de plus banal, de plus ambigu et peut-être de plus magique. Les jeux de tension entre les images et les mots calligraphiés, l’imbrication, des variations du corps des caractères et de l’emplacement des mots sur la page méritent que l’on s’y attarde. Tantôt le texte se déroule de manière frontale comme une légende, tantôt il est intégré aux formes dessinées. La mise en page révèle une recherche graphique rendue possible par la connaissance approfondie du texte de Paulhan. L’artiste dessinateur joue de l’attente du lecteur par l’effet de retard entre la lecture du texte et la vision de l’image. Ainsi page soixante-cinq, certains mots s’imposent en raison de la taille de leurs caractères : « tapin », « flot de dentelle » et par un phénomène d’analogie, l’œil du lecteur construisant le sens va immédiatement chercher du regard une élégante péripatéticienne. Mais sa quête est vaine. Il ne trouve point la figure recherchée et, déçu, tourne la page : une « jeune panthère » souriante lui fait face !

Un autre élément qui renforce l’idée du texte comme genèse graphique réside dans la multiplicité des inscriptions qui sont autant de témoignages de la manière dont l’artiste s’accapare les mots par le biais de la calligraphie. Ces traces d’écritures sont très courantes dans toute l’œuvre de Dubuffet qui affectionne particulièrement l’écriture de la brièveté comme les titres de tableaux inscrits à même la toile ou le papier14. Loin de tout mimétisme avec le texte de Paulhan, Dubuffet n’hésite pas à se servir des mots pour jouer du décalage entre le texte calligraphié et ses inscriptions mises en valeur par un cadre. Ainsi au texte en pleine page de Paulhan : « Une affiche, qui annonce à la gare Saint Lazare une exposition de locomotives », répond une série d’affiches publicitaires dessinées : « Fortifiez vos gencives », « cirage abeille ← 49 | 50 → incomparable », ou encore, « Timor insecticides tue poux lentes ». La mise en abîme du motif des affiches dans celui de la page du livre fonctionne selon un effet de surprise sémantique et formel par rapport à l’annonce du texte narratif. En outre, la présence d’un plan de Paris (planche III, p. 13) illustre la liberté de l’image par rapport au texte et la mise en abîme par un changement d’échelle : l’ensemble de la narration paulhanienne est circonscrite dans un plan. Dubuffet dessinateur s’improvise cartographe. Le spectateur lecteur est convié à une promenade visuelle dans Paris par l’inscription des noms de quartiers schématiques et fantaisistes.

Le processus de genèse du travail calligraphique de Dubuffet peut aussi être envisagé à travers l’actualité de l’époque. À première vue, le dessinateur refuse l’ancrage historique du texte paulhanien. En effet, sur la page qui correspond au texte « C’est aujourd’hui le 20 juin 1945. Les bruits de la dernière guerre s’éteignent dans les journaux », Dubuffet calligraphie : « Auteuil, Austerlitz », « accès au quai, invalides », « passage interdit » (planche IV, pp. 18–19). Quelques pages plus loin, des mots calligraphiés à l’intérieur d’un journal dessiné attirent cependant l’attention : « La Guerre en Indochine », « Conseil de Cabinet ». En 1949, Dubuffet refuse l’actualité du texte de Paulhan, rédigé dans l’immédiat après-guerre, pour évoquer l’histoire qui est contemporaine à son travail calligraphique. C’est à nouveau par un processus de mise en abîme que le dessinateur enchâsse des mots dans une forme prédéfinie sur un support papier, le dessin de la page de journal. L’illusion d’un geste graphique spontané est ici mise à jour par les incessants jeux de décalages entre le texte de Paulhan et les variantes calligraphiques de Dubuffet. Mais quelles sont les variantes graphiques entre les différentes phases d’élaboration de ce livre illustré ?

Details

Pages
XII, 264
Publication Year
2015
ISBN (PDF)
9783035307344
ISBN (MOBI)
9783035396430
ISBN (ePUB)
9783035396447
ISBN (Softcover)
9783034319034
DOI
10.3726/978-3-0353-0734-4
Language
French
Publication date
2015 (July)
Keywords
l'histoire du livre la conception du livre livre numérique eBooks la composition composition XXe/XXIe siècles book design 20th/21st centuries history of the book
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Wien, 2015. XII, 264 p., 19 ill. n/b
Product Safety
Peter Lang Group AG

Biographical notes

Isabelle Chol (Volume editor) Jean Khalfa (Volume editor)

Isabelle Chol est Professeur des Universités et Directrice du Centre de Recherche en Poétique, Histoire Littéraire et Linguistique de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (France). Elle a dirigé le programme «Le Livre : Espace de Création» (LEC) financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Ses travaux portent majoritairement sur les écritures poétiques modernes et contemporaines Jean Khalfa is a Fellow and Senior Lecturer in French Studies at Trinity College Cambridge. He has written widely on the history of philosophy, anthropology, modern literature and aesthetics, in particular the history of the relationship between text and image in livres d’artistes in the twentieth century.

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